L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre V

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 47-56).


CHAPITRE V.

LE VOISIN DE CAMPAGNE.


lancelot Gobbo.
Faites attention : je vais soulever les eaux.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Le théâtre de Fairport était ouvert ; mais personne du nom de Lovel n’avait paru sur les planches. Rien non plus dans la conduite ou les habitudes du jeune homme qui le portait n’autorisait les conjectures de M. Oldbuck à cet égard. L’Antiquaire ne manquait pas de demander régulièrement des nouvelles de ce petit théâtre à un vieux barbier qui accommodait les trois seules perruques de la paroisse qui, en dépit des taxes et de la dureté des temps, se soumissent encore à l’opération de la poudre et de la frisure, et divisait ainsi son temps entre les trois pratiques que la mode lui avait laissées. M. Oldbuck, dis-je, s’informait donc régulièrement auprès de ce personnage de ce qui se passait au théâtre, s’attendant chaque jour à entendre parler des débuts de M. Lovel, circonstance dans laquelle le vieux gentilhomme avait résolu de se mettre en dépenses en l’honneur de son jeune ami, et non seulement d’aller au spectacle lui-même, mais encore d’y mener ses femelles. Mais le vieux Job Caxon ne lui apporta aucun renseignement qui pût justifier une démarche aussi décisive que celle de retenir une loge.

Il annonça, au contraire, qu’il y avait un jeune homme à Fairport en ce moment, qui était une énigme pour toute la ville, c’est-à-dire pour toutes les commères qui, n’ayant pas d’affaires personnelles, remplissent leurs loisirs en s’occupant de celles des autres. Il ne recherchait aucune société et semblait plutôt éviter celle que la politesse et la douceur de ses manières, aidées d’un petit degré de curiosité, avaient induit plusieurs personnes à lui offrir. Rien n’était plus régulier et ne ressemblait moins à celui d’un aventurier que son genre de vie, qui était simple, mais si conforme à toutes les convenances, que toutes les personnes qui avaient quelque relation avec lui ne cessaient de s’en louer hautement.

Ces vertus ne sont pas ordinairement celles d’un jeune homme frappé de la folie du théâtre, pensait Oldbuck en lui-même ; et quoique habituellement fort tenace dans ses opinions, il aurait été forcé d’abandonner celle qu’il avait formée dans le cas actuel, sans un passage du rapport de Caxon. « On entendait souvent, disait-il, le jeune gentilhomme se parler à lui-même et gesticuler comme un de ces gens de théâtre. »

Rien cependant, outre cette circonstance, ne vint confirmer la supposition de M. Oldbuck, et chacun se demandait, comme une question très embarrassante à résoudre, ce qu’un jeune homme bien élevé pouvait venir faire à Fairport, où il n’avait ni amis, ni parens, ni emploi d’aucune espèce. Le vin d’Oporto et le whist ne semblaient avoir aucun charme pour lui. Il avait refusé de dîner à la table des volontaires qui venaient d’être incorporés, et évité de se joindre aux réunions de l’un et de l’autre des deux partis qui divisaient alors Fairport comme ils divisaient des endroits plus importans. Il tenait trop peu de l’aristocrate pour faire nombre au club des bleus royaux[1], et il ne tenait pas assez du démocrate pour fraterniser avec une société affiliée de soi-disant amis du peuple que le bourg avait aussi le bonheur de posséder. Il avait les cafés en aversion, et, je suis fâché de l’ajouter, peu de penchant pour la table à thé. Bref, depuis que ce nom était de mode dans les romans, c’est-à-dire depuis long-temps, il n’y avait jamais eu de M. Lovel dont on sût si peu de chose de positif, et, pour achever le portrait, aux négatives duquel on fût obligé d’avoir si souvent recours.

Une de ces négatives néanmoins était importante. Personne ne disait de mal de Lovel ; et s’il en eût existé, il serait promptement devenu public ; car le désir naturel de médire de son prochain n’aurait été combattu, dans ce cas, par aucun sentiment d’intérêt pour un être si insociable. Dans une seule circonstance, il pensa devenir suspect. Comme il faisait souvent usage de son crayon dans ses promenades solitaires, et qu’il avait dessiné plusieurs vues du port dans lesquelles la tour des signaux et même les quatre batteries de canon avaient trouvé leur place, quelques amis zélés du public firent circuler le bruit que ce mystérieux étranger était certainement un espion français. Le shérif alla en conséquence faire ses complimens à M. Lovel ; mais dans l’entrevue qui suivit, il paraît qu’il dissipa entièrement les soupçons du magistrat, puisque, non seulement il ne souffrit pas qu’on le troublât dans sa retraite, mais on répandit même qu’il lui avait envoyé deux invitations à dîner qui avaient reçu l’une et l’autre un refus poli. Le magistrat cependant garda un profond silence sur le genre d’explication qui avait eu lieu entre eux, non seulement en public, mais même avec son substitut, son clerc, sa femme et ses deux filles, qui formaient son conseil privé dans toutes les circonstances officielles.

Tous ces détails ayant été fidèlement rapportés par M. Caxon à son patron de Monkbarns, tendirent beaucoup à élever Lovel dans l’opinion de son ancien compagnon de route. « C’est un garçon modeste et sensé, se dit-il, qui dédaigne de se mêler aux frivolités et aux folies de ces imbéciles de Fairport. Il faut que je lui montre quelque égard ; je veux lui donner à dîner, et j’écrirai à sir Arthur pour l’inviter à venir à Monkbarns ce jour-là. Il faut que je consulte mes femelles. »

En conséquence, après cette consultation, un messager spécial qui n’était autre que Caxon lui-même, reçut ordre de se préparer à partir pour le château de Knockwinnock, avec une lettre adressée à l’honorable sir Arthur, de Knockwinnock, baronnet, et dont voici le contenu :


« Mon cher sir Arthur,

« Mardi 17 du courant, stylo novo, je tiens un symposium[2] cénobitique à Monkbarns, auquel je vous prie d’assister à k heures précises. Si ma belle ennemie, miss Isabelle, peut et veut nous honorer de sa compagnie, mes femelles ne seront que trop fières de l’assistance d’une telle auxiliaire dans la ligue de résistance opposée aux droits de la suprématie ; sinon j’enverrai mes femelles passer la journée au presbytère. J’ai fait une nouvelle connaissance que je désire vous présenter ; c’est un jeune homme qui est doué de plus de bon sens qu’il n’en appartient à ces temps de frivolité, que révèrent ceux d’un âge plus mûr, qui possède quelques notions des classiques, et comme, avec ces qualités, il doit naturellement éprouver du mépris pour les habitans de Fairport, je souhaite lui procurer le plaisir d’une société aussi judicieuse et sensée qu’elle est honorable. »

« Je suis, mon cher sir Arthur, etc. »

« Vole à Knockwinnock avec cette lettre, Caxon, dit le vieux savant en lui remettant sa missive, signala atque sigillata, et rapporte-moi la réponse. Va aussi vite que si le conseil de la ville rassemblé attendait le prévôt, et que le prévôt attendît lui-même sa perruque fraîchement poudrée.

— Ah ! monsieur, répondit le messager avec un profond soupir, il y a long-temps que ces jours sont passés ! Du diable si un prévôt de Fairport a porté une perruque depuis le temps du vieux Jervie ; et il avait une friponne de servante qui la coiffait elle-même avec du suif de chandelle et une boîte à drogue qui, au lieu de poudre, n’était que de la farine. Mais j’ai vu le temps, Monkbarns, où le conseil de la ville de Fairport se serait passé de son clerc, ou de son petit verre d’eau-de-vie, plutôt que de se montrer sans une décente perruque bien poudrée, bien ajustée sur le chef. Hélas ! messieurs, faut-il s’étonner que les communes soient mécontentes et se soulèvent contre la loi, quand on voit les magistrats, les baillis, les doyens et le prévôt lui-même avec des têtes aussi nues que celles de mes têtes à perruque ?

— Et aussi bien meublées au dedans, Caxon. Vraiment vous avez une excellente manière d’envisager les affaires, et je gage que vous avez mis le doigt sur la cause du mécontentement populaire, aussi juste que le prévôt l’aurait pu faire lui-même. Mais dépêchez-vous de partir, Caxon. »

Caxon se mit en route pour Knockwinnock, qui était à trois lieues de là…

Il boitait, mais avait un courage intrépide ;
II n’eût pu rendre enfin sa marche plus rapide.

Tandis qu’il est en chemin, il ne sera pas déplacé de donner quelques renseignemens au lecteur sur le propriétaire du château vers lequel il était député.

Nous avons dit que M. Oldbuck fréquentait peu les gentilshommes du voisinage, à l’exception d’un seul : c’était sir Arthur Wardour, descendant d’une ancienne famille, et possesseur d’une fortune considérable, mais embarrassée. Son père, sir Anthony, zélé jacobite, avait déployé tout l’enthousiasme de ce parti, tant qu’il n’avait fallu que des paroles pour le servir. Personne ne pressait une orange avec un geste plus significatif[3] ; personne ne savait proposer plus adroitement un toast séditieux sans donner prise sur lui aux lois pénales, et surtout personne ne buvait au succès de la cause avec plus d’ardeur et de dévouement. Mais à l’approche de l’armée des montagnards en 1745, il sembla que le zèle du digne baronnet s’était un peu modéré, et au moment même où son énergie pouvait devenir plus importante. Il parlait souvent, à la vérité, de s’armer en faveur des droits de l’Écosse et de Charles Stuart ; mais sa selle de guerre ne pouvait aller qu’à un de ses chevaux, et c’était précisément celui qu’on ne pouvait accoutumer à voir le feu. Peut-être l’honorable propriétaire n’était-il pas éloigné de partager les craintes de ce judicieux quadrupède, et commencait-il à penser qu’une chose aussi redoutée du cheval ne pouvait pas être très sûre pour le cavalier. Quoi qu’il en soit, tandis que sir Anthony Wardour parlait, buvait et restait incertain, le prévôt de Fairport, homme résolu et que nous avons déjà fait connaître comme le père de notre Antiquaire, sortit de son ancien bourg à la tête d’un corps de bourgeois whigs, et au nom de Georges II s’empara du château de Knockwinnock, des quatre chevaux de carrosse, et presque de la personne du propriétaire. Sir Anthony, bientôt après, fut envoyé à Londres en vertu d’un mandat du secrétaire d’État, avec son fils Arthur, alors jeune homme. Mais comme rien n’indiquait un acte de trahison ouverte, le père et le fils furent remis en liberté, et retournèrent à leur château de Knockwinnock pour boire plus que jamais à la santé de la famille exilée, et parler des souffrances qu’ils avaient endurées pour la cause de la famille royale. Ceci dégénéra tellement en habitude chez sir Arthur, que même après la mort de son père, le chapelain non-assermenté avait coutume de prier régulièrement pour la restauration du souverain légitime, la chute de l’usurpateur, et pour voir délivrer la famille de ses ennemis cruels et sanguinaires, quoique assurément toute pensée d’opposition sérieuse à la maison de Hanovre fût depuis long-temps évanouie, et que cette liturgie séditieuse fût plutôt conservée pour la forme que pour l’idée qu’on y attachait. Ceci était tellement vrai, que vers l’année 1770, à l’occasion d’une élection contestée qui eut lieu dans le comté, le digne chevalier prononça[4] les sermens d’abjuration et d’obéissance, afin de servir un candidat auquel il s’intéressait, abandonnant ainsi l’héritier pour la restauration duquel il implorait le ciel toutes les semaines, et reconnaissant l’usurpateur pour le détrônement duquel il ne cessait de prier. Et pour ajouter à ce triste exemple de l’inconséquence humaine, sir Arthur continua de prier en faveur de la maison de Stuart, même après l’extinction de la famille ; et quand, dans son loyalisme tout théorique, il se plaisait à la regarder encore comme vivante, il n’en était pas moins en toute occasion de service réel et de conduite pratique, un sujet zélé et dévoué de George III.

Sous d’autres rapports, sir Arthur Wardour menait la vie de la plupart des gentilshommes des comtés d’Écosse. Il allait à la chasse, à la pêche, donnait et recevait à dîner, suivait les courses de chevaux et les réunions du comté, était lieutenant délégué ou commissaire dans tous les actes publics qui concernaient le comté : mais, en avançant en âge, comme il devint trop nonchalant ou trop lourd pour se livrer aux exercices du dehors, il y suppléa en lisant de temps à autre l’histoire d’Écosse ; et ayant pris par degrés du goût pour les antiquités, quoique ce goût ne fût ni très profond, ni très correct, il se lia avec son voisin M. Oldbuck de Monkbans, et se joignit à ses travaux et à ses recherches.

Il y avait cependant, entre ces deux originaux, des points de différences qui quelquefois amenaient la discorde. Sir Arthur, comme antiquaire, avait une foi sans bornes, et Oldbuck, malgré l’affaire du prœtorium au Kaim de Kinprunes, était beaucoup plus scrupuleux à recevoir de vieilles légendes pour monnaie courante et authentique : sir Arthur se serait cru coupable du crime de lèse-majesté s’il avait douté de l’existence d’un seul individu de ce formidable catalogue des cent quatre rois d’Écosse admis par Boëce, et rendu classique par Buchanan, en vertu duquel Jacques réclamait le gouvernement de son ancien royaume, et dont les portraits grimaçaient encore sur les murs de la galerie d’Holy-Rood. Oldbuck, au contraire, homme pénétrant et soupçonneux, et qui n’avait pas un grand respect pour le droit divin d’hérédité, était enclin à pointiller un peu sur cette liste sacrée, et à soutenir que toute cette suite de postérité de Fergus, qui remplit toutes les pages de l’histoire d’Écosse, avait aussi peu de réalité et de substance que les apparitions lumineuses des descendans de Banquo dans la caverne d’Hécate[5].

Un autre point très délicat était la bonne renommée de la reine Marie, dont le baronnet était le défenseur le plus chevaleresque, tandis que l’écuyer l’attaquait en dépit de sa beauté et de ses infortunes. Quand malheureusement leur conversation tombait sur des temps plus récens, des sujets de discorde se présentaient presque à chaque page de l’histoire. Oldbuck était par principes un ferme presbytérien, tandis que sir Arthur était précisément le contraire. Ils tombaient d’accord, il est vrai, dans leur sentiment d’attachement et d’obéissance envers le roi qui occupe maintenant le trône[6] ; mais c’était leur seul point de réunion. Il y avait donc souvent entre eux des disputes assez vives, dans lesquelles Oldbuck ne pouvait pas toujours contenir son humeur caustique, tandis que le baronnet trouvait, de son côté, que le descendant d’un imprimeur allemand dont les pères avaient recherché la vile société de misérables bourgeois, s’oubliait étrangement et prenait dans la discussion des libertés injustifiables, vu le rang et l’ancienne origine de son antagoniste. Le souvenir de l’ancienne injure faite à son père par celui de M. Oldbuck lorsqu’il vint s’emparer des chevaux, du manoir et de la tour fortifiée, venait se joindre aussi au reste pour enflammer à la fois les joues et les argumens du baronnet ; et M. Oldbuck, qui, sous quelques rapports, regardait son digne ami et compère à peu près comme un sot, finissait souvent par le lui faire entendre un peu plus clairement que la politesse ne l’aurait voulu. Dans des cas semblables, ils se quittaient souvent profondément irrités, et résolus à éviter dorénavant la compagnie l’un de l’autre ;

 
Mais la réflexion venait le lendemain,
Et derechef alors on se tendait la main.

En effet, comme chacun de son côté sentait que l’habitude lui avait rendu nécessaire la société de l’autre, un rapprochement ne tardait pas à avoir lieu. Dans ces occasions, Oldbuck, songeant que l’irritabilité du baronnet ressemblait à celle d’un enfant, montrait la supériorité de son bon sens en faisant les premiers pas vers une réconciliation. Mais il arriva une fois ou deux que l’orgueil aristocratique du chevalier de haute origine prit un essor par trop offensant pour le représentant de l’imprimeur. Alors la rupture entre ces deux originaux eût pu devenir éternelle, sans l’intervention et les bienveillans efforts de la fille du baronnet, miss Isabelle Wardour, laquelle, avec un fils qui servait alors dans l’étranger, était tout ce qui lui restait de sa famille. Elle savait à quel point son père avait besoin de M. Oldbuck pour se distraire, et il était rare qu’elle s’interposât sans effet lorsque la piquante causticité de l’un, ou les airs de supériorité qu’affectait l’autre, avaient rendu sa médiation nécessaire. Sous la douce influence d’Isabelle, son père oubliait les outrages faits à l’honneur de la reine Marie, et M. Oldbuck pardonnait les blasphèmes qui avaient flétri la mémoire du roi Guillaume. Cependant comme, dans ces discussions, Isabelle prenait d’ordinaire en plaisantant le parti de son père, Oldbuck l’appelait habituellement sa belle ennemie, quoiqu’il fît plus de cas d’elle que de toute autre de son sexe, dont, comme nous l’avons déjà vu, il n’était pas l’admirateur.

Il y avait entre ces deux dignes gentilshommes un autre point qui avait alternativement une influence attractive ou répulsive sur leur intimité. Sir Arthur avait toujours besoin d’argent ; M. Oldbuck n’était pas toujours disposé à en prêter. M. Oldbuck, per contra, voulait toujours être remboursé avec exactitude ; sir Arthur n’était pas toujours, ni même souvent préparé à satisfaire ce désir fort raisonnable ; et, dans les arrangemens qui avaient lieu entre gens de penchans si opposés, il survenait de temps en temps de petites contestations. Cependant un esprit d’accord mutuel dominait au total, et ils allaient leur train comme des chiens attachés par couple, non sans peine et sans montrer quelquefois les dents, mais sans en venir à s’arrêter tout court et à se prendre à la gorge.

Une légère brouille telle que celle dont nous venons de parler, provenant d’affaires où de politique, avait divisé les maisons de Knockwinnock et de Monkbarns jusqu’au moment où l’envoyé de cette dernière se présenta pour remplir sa commission. Le baronnet était assis dans un ancien parloir gothique dont les croisées donnaient d’un côté sur le mobile Océan, et de l’autre sur la longue et droite avenue du château : il tournait alternativement les feuillets d’un in-folio, ou jetait un regard ennuyé sur le feuillage d’un vert sombre où se jouaient les rayons du soleil, ou sur la tige lisse et polie des hauts et épais tilleuls dont l’avenue était plantée. Tout-à-coup, ô spectacle agréable ! un objet vivant vient à paraître, et son aspect donne lieu aux questions ordinaires : Qui est-il et que vient-il faire ? Le vieil habit d’un gris blanchâtre, la démarche boiteuse, le chapeau moitié rabattu, moitié retroussé, firent bientôt reconnaître le vieux perruquier délaissé, et ne permirent plus de doute que sur le second point, qui fut lui-même bientôt éclairci par l’entrée d’un domestique dans le parloir, avec une lettre de Monkbarns.

Sir Arthur prit la lettre avec toute l’importance et la dignité convenables.

« Emmenez ce vieillard à la cuisine, et faites-le rafraîchir, » dit la jeune personne qui avait remarqué, d’un œil compatissant, sa tête grise et chauve et son air fatigué.

« M. Oldbuck, mon amour, dit le baronnet après un moment de silence, nous invite à dîner pour mardi 17 du courant. Il me semble réellement avoir oublié que depuis peu il ne s’est pas conduit envers moi avec cette politesse que j’avais droit d’en attendre.

— Mon cher monsieur[7], vous avez tant d’autres avantages sur M. Oldbuck qu’il n’est pas étonnant qu’il en ait quelquefois de l’humeur ; mais je sais qu’il a beaucoup d’estime pour votre personne et votre conversation, et que rien ne lui ferait plus de peine que de vous manquer d’égards réels.

— C’est vrai, Isabelle, et il faut lui accorder quelque indulgence en songeant à sa première origine : il y a encore dans son sang quelque chose de la grossièreté allemande, un reste d’opposition républicaine et révolutionnaire aux rangs et aux privilèges établis. Vous avez pu remarquer qu’il n’a jamais aucun avantage sur moi dans la discussion, à moins qu’il n’ait recours à cette espèce de connaissance chicanière qu’il possède des dates, des noms, et de faits insignifians, et ne se serve de la fatigante et inutile exactitude d’une mémoire qu’il ne doit qu’à sa basse extraction.

— Elle doit pourtant lui servir dans ses recherches historiques, à ce qu’il me semble, monsieur, dit la jeune demoiselle.

— Oui, mais elle lui a fait contracter une manière de discuter aussi tranchante qu’impolie, et rien n’est plus déraisonnable que de le voir attaquer jusqu’à la belle traduction d’Hector Boëce, par Bellenden, que j’ai la satisfaction de posséder, et qui est un in-folio gothique d’une grande valeur ; et cela d’après l’autorité de quelques vieux bouts de parchemin qu’il a arrachés au sort qui les attendait, celui de faire des mesures aux tailleurs. Ensuite, cette habitude d’exactitude minutieuse et fatigante entraîne une façon mercantile de traiter les affaires à laquelle devrait être supérieur un propriétaire de biens territoriaux, dont la famille a traversé deux ou trois générations. Je doute qu’il y ait un commis marchand à Fairport qui sache mieux qu’Oldbuck dresser un compte d’intérêts.

— Mais vous accepterez son invitation, monsieur ?

— Mais… oui ; nous n’avons pas, je crois, d’engagement pour ce jour-là. Quel peut être le jeune homme dont il nous parle ? il fait rarement de nouvelles connaissances, et n’a pas d’autre parent, que je sache.

— C’est probablement quelque parent de son beau-frère, le capitaine Mac Intyre.

— C’est très possible ; oui, nous acceptons. Les Mac Intyre sont d’une très ancienne famille du Nord. Vous pouvez répondre à ce billet affirmativement, Isabelle ; pour moi, je n’ai pas le loisir de décocher du cher monsieur[8]. »

Ayant décidé cette affaire importante, miss Wardour écrivit, « qu’elle présentait à M. Oldbuck les complimens de sir Arthur et les siens, et qu’ils auraient l’honneur de se rendre à son invitation, ajoutant que miss Wardour saisissait cette occasion de recommencer les hostilités avec M. Oldbuck, à cause de sa longue absence de Knockwinnock, où l’on recevait ses visites avec tant de plaisir. » Son billet terminé par ces expressions pacifiques, elle le remit au vieux Caxon, qui, ayant repris haleine et s’étant suffisamment rafraîchi et reposé, retrouva le chemin de la maison de l’Antiquaire.


  1. Club qui était formé de ministériels. a. m.
  2. M. Oldbuck se garderait bien d’employer le mot simple, tel que réunion de convives, par exemple ; il lui préfère un terme plus scientifique. a. m.
  3. On se rappelle que les ennemis du roi Jacques avaient pour chef ou pour appui le prince d’Orange, d’où leur vint le surnom d’orangistes. a. m.
  4. Gulped down, dit le texte, et littéralement avala. a. m.
  5. Ceci fait allusion à une scène de la tragédie de Macbeth. L’histoire d’Écosse n’est un peu claire et précise qu’à partir de ce prince usurpateur, qui virait dans le ixe siècle. Le Fergus dont il est question deux lignes plus haut eût régné environ trois cents ans avant J.-C.
  6. Ceci se rapporte au règne de feu George III. a. m.
  7. Dear sir, dit le texte. En Angleterre il est d’usage dans la haute société qu’un enfant dise monsieur à son père, et madame à sa mère : on trouve cela plus respectueux. a. m.
  8. Dear sirring, dit l’original ; expression intraduisible qui répond à faire du cher monsieur, et qui est employée ici comme verbe actif, par allusion à la coutume de mettre en anglais le mot à « Mon cher monsieur » en tête d’une lettre. a. m.