L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XLI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 405-416).


CHAPITRE XLI.

LE RÉVEIL DES ILLUSIONS.


Ainsi, tandis que la poule dont nous parle la fable était couchée sur ses œufs d’or, le cruel enfant, impatient de la détruire, se glisse près de son nid solitaire, la saisit d’une main avide et barbare, et bientôt de ses visions dorées il ne reste plus qu’un oiseau mourant dont les ailes palpitantes cessent de se débattre, et dont le dernier cri s’est fait entendre.
Les Amours des plantes marines.


Du moment où sir Arthur s’était trouvé possesseur du trésor découvert dans la tombe de Misticot, l’état de son esprit avait semblé tenir plus de l’extase que du sens commun. Sa fille même avait craint sérieusement plus d’une fois qu’il ne perdît la tête ; car, plein de la conviction qu’il avait le moyen de s’assurer la possession de richesses sans bornes, son langage et sa conduite étaient ceux d’un homme qui a trouvé la pierre philosophale. Il parla d’acheter des biens voisins des siens, qui l’auraient conduit d’un bout à l’autre de l’île, comme s’il eût été décidé à ne pouvoir souffrir d’autre voisin que la mer. Il avait écrit à un architecte célèbre, sur le projet qu’il avait de faire reconstruire le château de ses ancêtres sur un plan dont la magnificence aurait rivalisé avec celui de Windsor, et se proposait de faire dessiner le parc d’une manière qui y aurait répondu. Déjà il voyait en imagination ses vestibules remplis d’une foule de valets à livrée, etc. ; car à quoi ne peut aspirer le possesseur de richesses illimitées ? la couronne d’un marquis ou peut-être d’un duc étincelait déjà devant ses yeux. À quels partis sa fille ne pouvait-elle pas prétendre ! une alliance avec le sang royal n’allait même pas au delà de ses espérances ; son fils était déjà général, et quant à lui, il devenait tout ce que les rêveries les plus extravagantes de l’ambition pouvaient lui suggérer.

Dans cette humeur, si quelqu’un essayait de ramener sir Arthur aux réalités de la vie, il répondait à peu près comme le vieux Pistol :

« Peu m’importe le monde et ses vils habitans :
Je parle de l’Afrique et de tous ses présens. »

Le lecteur peut concevoir quel avait été l’étonnement de miss Wardour, quand, au lieu d’être interrogée sur ses rapports avec Lovel, comme elle s’y était attendue après la longue conférence que son père avait eue avec M. Oldbuck, le matin du jour mémorable où le trésor avait été découvert, la conversation de sir Arthur lui montra une imagination échauffée par l’espérance de posséder des richesses inépuisables. Mais elle s’alarma sérieusement quand le lendemain matin son père envoya chercher Dousterswivel, s’enferma avec lui, le consola de son accident, prit son parti, et le dédommagea de sa perte. Tous les soupçons que cet homme lui inspirait depuis long-temps se fortifièrent en le voyant chercher à nourrir les brillantes chimères de son père, et sous divers prétextes à se faire mettre entre les mains tout ce qu’il put du trésor si étrangement échu à sir Arthur.

D’autres symptômes effrayans se succédèrent rapidement les uns aux autres. Chaque courrier apportait des lettres que sir Arthur, après en avoir regardé l’adresse, s’empressait de jeter au feu sans prendre la peine de les ouvrir. Miss Wardour ne pouvait s’empêcher de soupçonner que ces épîtres dont son père semblait, comme par instinct, deviner le contenu, venaient de créanciers pressans. Pendant ce temps, le secours temporaire que lui avait fourni le trésor s’était rapidement écoulé. La plus grande partie en avait été absorbée par la nécessité de payer cette lettre de change de 600 livres sterling qui menaçait sir Arthur d’une ruine immédiate. Une partie du reste avait été donnée à l’adepte, une autre prodiguée en folles dépenses que le pauvre baronnet croyait pleinement autorisées par les espérances à l’accomplissement desquelles il s’imaginait toucher. Une petite partie aussi avait servi à fermer la bouche à ces créanciers impatiens, qui, las de belles promesses, étaient devenus de l’avis d’Harpagon, qu’il fallait qu’elles fussent accompagnées de quelque chose de substantiel. Enfin, les circonstances prouvèrent trop clairement que deux ou trois jours après la découverte, il ne restait plus rien du trésor, et il ne s’offrait aucune perspective d’un nouveau secours pécuniaire. Sir Arthur, naturellement impatient, commença à reprocher derechef à Dousterswivel de manquer à ces promesses qui lui avaient fait espérer que tout son plomb se convertirait en or. Mais le digne gentilhomme avait fait son coup, et ayant assez de pudeur pour ne pas se soucier d’être témoin de la chute de la maison qu’il avait ruinée, il se mit encore en dépense de quelques termes de l’art pour rassurer sir Arthur, et afin qu’il ne se tourmentât pas avant le temps. Il prit ensuite congé de lui en lui promettant qu’il reviendrait le lendemain à Knockwinnock avec des nouvelles qui tireraient complètement et pour jamais sir Arthur de sa détresse. « Car, debuis que ch’étudie ces sortes t’affaires, dit M. Herman Dousterswivel, che n’ai jamais été si brès te l’arcanum, qu’on abbelle le crand mystère te Panchresta, ou Polychresta… Ch’en sais autant que Pelaso te Tarente ou Basilius, et che fous abborterai dans deux ou trois chours le numéro 3 te M. Misbigot ou Mishdigoat, ou che fous bermets te m’appeler un fribon, et te ne plus me regarder te fotre fie. »

L’adepte partit après avoir donné cette assurance, dans l’intention d’en tenir au moins la dernière partie, en ne se représentant jamais devant son patron tant offensé. Sir Arthur resta livré à l’inquiétude et au doute. Les protestations positives de l’adepte avec les mots redoutables de Panchresta, Basilius, et autres, produisaient bien quelque effet sur son esprit, mais il avait été trop souvent trompé par ce jargon pour y donner une confiance absolue, et il se retira le soir à sa bibliothèque dans l’état d’agitation de quelqu’un qui, suspendu sur le bord d’un précipice et sans aucun moyen de s’échapper, sent la pierre sur laquelle il s’appuie se détacher graduellement du reste du rocher, et sur le point de crouler sous ses pieds.

Les rêves de l’espérance s’évanouirent, et il sentit croître en proportion cette angoisse déchirante avec laquelle un homme élevé dans l’opulence et le sentiment de son rang, soutien d’un nom illustre et père de deux enfans qui annonçaient un si bel avenir, peut voir approcher le moment qui va le priver de toute sa splendeur, que l’habitude lui a rendue nécessaire, et le condamner à lutter seul dans le monde contre la pauvreté et le mépris. En proie à cette sinistre perspective, son caractère, altéré par le chagrin de voir sans cesse ses espérances trompées, devint irritable et morose, et ses paroles comme ses actions exprimaient souvent l’insouciance du désespoir. Nous avons déjà vu dans des circonstances précédentes que sir Arthur avait des passions vives et violentes, autant que sous d’autres rapports il était faible de caractère. Il était peu habitué à la contradiction, et si jusqu’alors il avait paru gai et facile, c’est que probablement le cours de sa vie ne lui avait pas offert de contrariétés faites pour rendre son irritabilité habituelle.

Le matin du troisième jour après le départ de Dousterswivel, le domestique posa comme à l’ordinaire sur la table du déjeuner les journaux et les lettres que la poste avait apportés. Miss Wardour s’empara des premiers pour éviter de paraître remarquer la mauvaise humeur continuelle de son père, qui s’était mis dans une violente colère parce que les rôties étaient trop brûlées.

« Je vois ce qu’il en est, dit-il en concluant son discours sur cet important sujet : mes domestiques, après avoir partagé ma fortune, commencent à penser qu’ils ne pourront plus à l’avenir s’enrichir autant à mes dépens ; mais tant que je serai le maître de ces coquins, je ne leur passerai pas la moindre négligence ; je ne souffrirai pas qu’ils se relâchent en rien du respect que j’ai droit d’exiger d’eux.

— Je suis prêt à quitter à l’instant même le service de Votre Honneur, dit le domestique à qui cette faute était reprochée, aussitôt que vous aurez ordonné le paiement de mes gages. »

Sir Arthur tressaillit comme s’il eût été piqué du dard d’un serpent ; il mit la main dans sa poche, en tira tout l’argent qu’elle contenait, mais qui était insuffisant pour satisfaire cet homme. « Avez-vous de l’argent sur vous ? » dit- il à miss Wardour avec un calme affecté, et qui déguisait mal une violente agitation.

Miss Wardour lui donna sa bourse. Il essaya de compter les billets qu’elle contenait, mais il ne put en venir à bout. Après s’être trompé deux fois en comptant la somme, il jeta le tout à sa fille, et lui dit d’une voix sévère : « Payez ce drôle, et qu’il quitte à l’instant ma maison. » En parlant ainsi, il sortit de la salle.

La jeune maîtresse et le domestique restèrent également confondus de la violence et de l’agitation à laquelle il venait de se livrer.

« Je vous assure, madame, dit cet homme, que si j’avais cru être dans mon tort quand sir Arthur m’a réprimandé, je ne me serais pas permis de lui répondre. J’ai été long-temps à son service, il a toujours été un bon maître, et vous, madame, une excellente maîtresse, et je ne voudrais pas que vous me crussiez capable de vous quitter pour une vivacité… Je regrette d’avoir parlé de mes gages, et je conviens que c’était bien mal à moi de le faire dans un moment où sir Arthur avait peut-être quelque chose qui le tourmentait… Il me serait cruel de quitter de cette manière le service de la famille.

— Allez en bas, Robert, lui dit sa maîtresse ; il faut que quelque chose soit arrivé à mon père pour l’irriter : restez en bas, et que ce soit Alick qui réponde à la sonnette. »

Quand le domestique eut quitté la chambre, sir Arthur y entra comme s’il n’eût attendu que son départ. « Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il brusquement en voyant l’argent qui était resté sur la table. Est-ce qu’il n’est pas encore parti ? ne puis-je donc me faire obéir ni comme maître, ni comme père ?

— Il est allé remettre ses comptes à la femme de charge, monsieur… Je ne croyais pas que la chose fût aussi pressée…

— Très pressée, miss Wardour, répondit son père en l’interrompant : ce qui me reste à faire désormais dans la maison de mes pères doit avoir lieu à l’instant, ou jamais… »

Il s’assit ensuite et prit la tasse de thé qui avait été préparée pour lui, différant de l’avaler comme pour retarder en même temps la nécessité d’ouvrir les lettres posées sur la table, et sur lesquelles il jetait de temps en temps un coup d’œil. On eût dit qu’il y voyait un nid de vipères prêtes à s’animer et à s’élancer sur lui.

« Vous apprendrez avec plaisir, dit miss Wardour cherchant à tirer son père des sombres réflexions où il était plongé, vous apprendrez avec plaisir, monsieur, que le brick du lieutenant Taffril est entré sans accident dans la rade de Leith. Je viens d’apprendre qu’on avait eu des craintes sur son sort. Je suis bien aise que nous n’en ayons rien su avant que ces nouvelles fussent contredites.

— Et que me fait à moi Taffril et son brick ?

— Monsieur ! » dit miss Wardour étonnée ; car sir Arthur, dans son état habituel, prenait une espèce d’intérêt de curiosité aux commérages du jour et à toutes les petites nouvelles du pays.

« Je dis, répéta-t-il d’un ton encore plus impatient et plus irrité, que peu m’importe qui est sauvé ou perdu. Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Je ne savais pas que vous fussiez occupé d’autre chose, sir Arthur ; et comme M. Taffril est un brave officier et un compatriote, je pensais que vous seriez bien aise d’apprendre…

— Oh ! je suis très aise, enchanté ; et pour vous enchanter à mon tour, je vais vous communiquer quelques unes de mes bonnes nouvelles. » Alors tirant une lettre, « Peu m’importe, dit-il, laquelle j’ouvrirai ; elles sont toutes sur le même ton. »

Il en brisa le cachet à la hâte, la parcourut, et la jetant à sa fille : « Justement, je ne pouvais, s’écria-t-il, mieux tomber ! ceci prépare bien pour le reste. »

Miss Wardour, dans une silencieuse terreur, prit la lettre. « Lisez-la, lisez-la tout haut, dit son père ; on ne peut l’entendre trop souvent ; cela servira d’ailleurs à vous préparer à d’autres bonnes nouvelles du même genre. »

Elle commença à lire d’une voix entrecoupée : « Mon cher monsieur… »

« Il m’appelle aussi son cher monsieur, cet impudent valet de procureur, qui, il y a un an, n’était pas fait pour s’asseoir à la table de mes domestiques ; bientôt, je présume, il m’appellera son cher chevalier.

« Mon cher monsieur… » reprit miss Wardour ; puis s’interrompant : « Mais, monsieur, dit-elle, je vois que le contenu de cette lettre est peu agréable, et ne fera que vous irriter si je la lis tout haut.

— Si vous voulez bien me permettre d’en agir comme bon me semble, ayez, je vous prie, la bonté de continuer, miss Wardour ; si la chose était inutile, je ne vous donnerais pas cette peine. »

Miss Wardour reprit la lecture de la lettre : « Mon cher monsieur, étant entré en association depuis peu avec M. Gilbert Greenhorn, fils de feu votre correspondant et homme d’affaires, dont j’ai depuis plusieurs années dirigé les affaires comme clerc du parlement, et dont l’étude sera désormais tenue au nom de Greenhorn et de Grinderson (ce que je vous prie de vouloir bien vous rappeler en adressant désormais vos lettres), et ayant, en l’absence de mondit associé Gilbert Greenhorn qui est allé aux courses de Lamberton, pris connaissance de la lettre dont vous l’avez dernièrement honoré, j’ai l’honneur de répondre à ladite lettre… »

« Vous voyez que j’ai là un ami qui a de la méthode, et qui commence par m’exprimer les causes qui m’ont procuré un correspondant aussi distingué et aussi modeste. Continuez, j’ai de la patience. »

En parlant ainsi, il rit de ce rire amer qui est peut-être l’expression la plus redoutable des tourmens auxquels l’esprit est en proie. Craignant également de poursuivre ou de lui désobéir, miss Wardour continua de lire : « Je suis, pour mon compte personnel, et en qualité d’associé, très fâché que nous ne puissions vous être utiles en vous procurant les sommes dont vous parlez, ou en obtenant un sursis dans l’affaire de la créance Goldiebird, ce qui est incompatible avec nos devoirs, étant chargés d’agir comme procureurs fondés et hommes d’affaires dudit Goldiebird, en vertu duquel titre nous avons formé des poursuites contre vous, comme vous devez en être averti par l’assignation que vous aurez reçue, pour la somme de 4750 livres 5 schellings 6 pences 4 deniers sterling, qui, avec les intérêts et frais, seront payés, comme nous le présumons, dans le délai fixé, pour prévenir des inconvéniens plus graves. Je suis en même temps dans la nécessité de vous prévenir que nous serions bien aises de recevoir le paiement de notre compte personnel, montant à 769 livres 10 schellings 6 pences sterling ; mais comme nous tenons entre les mains tous vos papiers, titres et documens en hypothèque, nous ne ferons pas de difficulté de vous accorder un délai raisonnable jusqu’au terme prochain. Je suis pour mon compte, et comme associé, très fâché d’ajouter que les instructions de M. Goldiebird sont de procéder peremptorie et sine mora[1] ; ce dont j’ai le plaisir de vous avertir pour prévenir toute erreur à ce sujet, nous réservant autrement d’agir de concert. Je suis pour mon compte et comme associé, mon cher monsieur, votre humble et obligé serviteur, Gabriel Grinderson, pour Greenhorn et Grinderson. »

« Misérable ingrat ! dit miss Wardour.

— Pas du tout, c’est la règle ordinaire, je suppose ; il aurait manqué quelque chose à ce coup, s’il eût été porté par toute autre main. Les choses ne sont que ce qu’elles doivent être. » Le calme qu’affectait le pauvre baronnet en parlant ainsi était étrangement démenti par le tremblement de ses lèvres et l’égarement de ses yeux. « Mais il y a un post scriptum que je n’avais pas aperçu, voyons donc la fin de cette épître. »

« Il me reste à ajouter, non pour mon compte, mais pour celui de mon associé M. Greenhorn, qu’il pourra s’arranger de votre service d’argenterie, et de vos chevaux bais s’ils sont en bon état, sur une estimation raisonnable et en à-compte sur le paiement de votre mémoire. »

« Que le ciel le confonde ! dit sir Arthur n’étant plus maître de lui à cette preuve de condescendance. Son grand-père ferrait les chevaux de mon père, et cet impudent descendant d’un misérable forgeron voudrait m’escroquer les miens ! Mais je vais lui répondre comme il faut. »

Il s’assit donc, et se mit à écrire avec beaucoup de rapidité, puis s’arrêta et lut tout haut « Monsieur Gilbert Greenhorn, en réponse à deux lettres d’une date récente, j’ai reçu une lettre d’un individu qui dit s’appeler Grinderson, et qui s’annonce comme votre associé. Quand je m’adresse à quelqu’un, je n’ai pas l’habitude qu’on se serve d’un autre pour me répondre. Je crois avoir été utile à votre père, et que vous m’avez toujours trouvé obligeant et poli ; j’ai donc lieu de m’étonner… » — Et pourtant, dit-il en s’arrêtant tout court, pourquoi m’étonnerais-je de ceci et de toute autre chose, et à quoi bon perdre mon temps à écrire à un pareil drôle ? Je ne resterai pas toujours en prison peut-être ; et quand j’en sortirai, la première chose que je ferai sera de rompre les os à ce fat.

— En prison, monsieur ! dit miss Wardour d’une voix éteinte.

— Sans doute en prison, en pouvez-vous douter ? Ou vous ne comprenez pas la belle lettre de M. le procureur, ou vous avez peut-être 1000 et je ne sais combien de 100 livres et de schellings et de sols sterling à me donner pour satisfaire à ladite réclamation, pour parler son langage ?

— Moi, monsieur ! plût au ciel que j’en eusse les moyens ! Mais où est mon frère ? pourquoi ne vient-il pas depuis qu’il est en Écosse ? il aurait pu faire quelque chose pour nous aider.

— Qui ? Reginald ? il est allé, je suppose, avec M. Greenhorn, ou quelque illustre personnage de ce genre, aux courses de Lamberton. Il y a plus d’une semaine que je l’attends. Mais dois-je m’étonner que mes enfans me négligent comme le reste du monde ! Pardon, mon amour, ce n’est pas à vous que je devrais parler ainsi, à vous qui ne m’avez négligé, ni offensé de votre vie ! »

En parlant ainsi il baisa tendrement la joue de sa fille qui lui avait passé les bras autour du cou et le pressait affectueusement ; il se livra à cette consolation qu’apporte toujours au cœur d’un père, quelques chagrins qui puissent l’accabler, la douce conviction qu’il possède toute la tendresse de son enfant.

Miss Wardour profita de ce retour de sensibilité pour essayer d’adoucir et de calmer l’esprit de son père. Elle lui rappela qu’il avait beaucoup d’amis.

« Il fut un temps où j’en avais beaucoup, dit sir Arthur ; mais il y en a dont mes projets extravagans ont lassé l’obligeance. Quelques uns sont hors d’état de me secourir ; les autres n’en ont pas la volonté… Tout est perdu pour moi… Puisse mon imprudence servir de leçon à Reginald !

— Si j’envoyais à Monkbarns, monsieur ? dit sa fille.

— À quoi bon ? Oldbuck ne peut me prêter une telle somme ; et quand il le pourrait il ne le voudrait pas, car il sait que je suis, outre cela, noyé de dettes ; et il ne ferait que m’accabler de ses maximes misanthropiques et de ses citations latines.

— Mais M. Oldbuck a du bon sens et de la pénétration ; d’ailleurs il a été élevé dans les affaires, et je suis sûre qu’il a toujours aimé notre famille.

— Oui, je le crois… À quelle passe nous en sommes réduits, pour qu’un Wardour se trouve avoir besoin de l’amitié d’un Oldbuck ! Mais puisque les choses en sont venues aux extrémités dont nous sommes en ce moment menacés, vous pouvez, si vous voulez, l’envoyer chercher. Et vous maintenant, mon enfant, allez faire votre promenade habituelle… J’ai l’esprit plus tranquille qu’avant de vous avoir fait cette douloureuse communication. Vous connaissez le pis, et vous savez à quoi nous devons à toute heure et à tout moment nous attendre… Mais allez, je vous prie, vous promener… Je serais bien aise, d’ailleurs, d’être seul quelques instans. »

En quittant l’appartement, le premier soin de miss Wardour fut de profiter de l’espèce de permission qu’elle avait arrachée à son père, en envoyant à Monkbarns le messager qui avait, comme nous l’avons rapporté, rencontré l’Antiquaire et son neveu le long des sables.

Indifférente à la route qu’elle prenait, et la remarquant à peine, elle dirigea ses pas vers la promenade solitaire qu’on appelait la Montagne des ronces. Un ruisseau, qui avait autrefois fourni de l’eau aux fossés du château, descendait le long d’une étroite vallée, dans laquelle le goût de miss Wardour avait fait arranger un sentier déjà indiqué par la nature, et dont la pente douce et facile ne se ressentait en rien de la triste régularité de l’art. Il était en harmonie avec le caractère de ce petit vallon, entouré de bois taillis principalement composés de larix et de coudriers, et entremêlés de différentes espèces d’épines et de ronces. C’était dans ce lieu que s’était passée, entre miss Wardour et Lovel, l’explication dont le vieil Édie Ochiltree avait été témoin. Le cœur disposé à l’attendrissement par les malheurs qui menaçaient son père, miss Wardour se rappela en ce moment chaque parole, chaque raisonnement dont Lovel s’était servi pour plaider la cause de son amour, et ne put s’empêcher de s’avouer que la pensée d’avoir inspiré à un jeune homme de ce mérite une passion si violente et si désintéressée, était bien faite pour flatter son orgueil. Il y avait des gens qui pouvaient traiter de romanesque le sentiment qui lui avait fait abandonner une profession dans laquelle on le disait en position de faire un chemin rapide, pour venir s’enterrer dans un lieu aussi peu attrayant que Fairport, sans autre consolation que d’y méditer sur un amour qui n’était pas partagé ; mais certes, cet excès d’attachement devait paraître bien excusable à celle qui en était l’objet. S’il eût possédé un sort indépendant, tel modique qu’il pût être, ou s’il eût pu prouver qu’il avait des droits incontestables au rang dont il semblait fait pour être l’ornement, elle aurait pu partager son destin ; elle se trouverait maintenant à même d’offrir chez elle, à son père, un asile dans son malheur. Ces pensées, si favorables à l’amant absent, se succédaient alternativement dans son esprit, et sa mémoire lui retraçait chacune de ses expressions, chacun de ses gestes, de ses regards, avec une exactitude qui prouvait qu’en rejetant ses vœux elle avait plus écouté son devoir que son penchant. Isabelle rêvait donc tour à tour sur ce sujet et sur les chagrins de son père, lorsque, dans un endroit où le sentier suivait le détour d’un petit tertre couvert de broussailles, elle se trouva tout-à-coup en face de la vieille robe bleue.

D’un air qui semblait indiquer qu’il avait quelque chose d’important et de mystérieux à lui communiquer, Édie ôta son chapeau, et s’avançant avec précaution, il dit d’un ton qui montrait la crainte d’être entendu : « Je désirais beaucoup rencontrer Votre Seigneurie ; car vous savez que je n’ose pas venir au château, à cause de Dousterswivel.

— En effet, dit miss Wardour jetant quelque chose dans le chapeau du mendiant, j’ai appris que vous aviez fait une action très folle, sinon très coupable, et cela m’a fait une véritable peine.

— Eh bon Dieu ! ma bonne lady, le monde est plein de fous ; comment le vieil Édie, lui seul, serait-il toujours sage ?… Et quant au mal que je lui ai fait, que ceux qui connaissent Dousterswivel prononcent s’il en a eu plus qu’il n’en mérite.

— Cela peut être vrai, Édie, dit miss Wardour, mais vous n’en avez pas moins eu grand tort.

— Je ne le nie pas : mais je n’ai pas le temps de discuter là-dessus aujourd’hui, c’est de vous que je veux parler : savez-vous ce qui menace la maison de Knockwinnock ?

— De Grands malheurs, je le crains, Édie, dit miss Wardour ; mais je suis étonnée qu’ils soient déjà aussi publics.

— Publics ! comment en serait-il autrement ?… Sweepclean sera ici aujourd’hui avec toute sa bande ; je le sais d’un de ses confrères qui est averti de le joindre, et ils ne tarderont pas à se mettre en besogne. Quand ils passent quelque part, il ne faut pas demander ce qui reste après eux ; ils vous tondent les gens au vif.

— Je sais que ce fatal moment doit arriver ; mais êtes-vous sûr, Édie, qu’il soit si proche ?

— Ce que je vous dis n’est que trop vrai, milady ; mais ne vous laissez pas abattre… Il y a maintenant un Dieu qui veille sur nous, comme il y veillait pendant cette nuit effrayante, entre la pointe de Bally-Burgh et le sommet d’Halket. Croyez-vous que celui qui a repoussé les eaux ne puisse pas vous protéger contre la colère des hommes, quand même ils viendront armés de toute l’autorité humaine ?

— C’est, hélas ! notre seul espoir.

— Vous ne savez pas ce qui peut arriver. C’est au moment où la nuit est le plus sombre que l’aube du jour va paraître. Si j’avais un bon cheval, et la force de le monter, je crois que je trouverais moyen de vous aller chercher du secours. J’avais compté monter sur l’impériale de la diligence la royale Charlotte ; mais il paraît qu’elle vient de verser à Kittlebrig. Il y avait un jeune gentilhomme sur le siège, à qui il a plu de conduire, et il a plu à Tom Sang, qui devait avoir plus de bon sens, de le laisser faire, si bien qu’il n’a jamais pu tourner l’angle du pont ; il a coupé trop court, et a brisé la voiture comme je briserais un verre. Il est bien heureux que je ne sois pas monté dessus. Je suis donc venu, espérant à peine réussir, voir si vouliez m’y envoyer.

— Mais, Édie, où voulez-vous aller ? dit la jeune lady.

— À Tannonburgh, ma bonne lady (c’était la première poste après Fairpoit, mais beaucoup plus près de Knockwinnock), et cela sans délai ; c’est pour vos propres affaires.

— Nos affaires, Édie ; hélas ! je rends justice à vos bonnes intentions, mais…

— Il n’y a pas de mais, lady ; il faut que j’y aille, dit le persévérant mendiant.

— Mais que voulez-vous faire à Tannonburgh, et comment pouvez-vous y être utile aux affaires de mon père ?

— Sur ma foi, ma bonne lady, dit le vieux pauvre, c’est un petit secret confié à la tête grise du vieil Édie, et sur lequel il ne faut pas le questionner ; certainement, si j’ai risqué de bon cœur ma vie pour vous sauver la nuit de la tempête, vous ne pouvez me croire capable de vouloir augmenter vos peines dans un pareil jour de détresse.

— Eh bien donc, Édie, suivez-moi, et je vais tâcher de vous envoyer à Tannonburgh.

— Hâtez-vous alors, hâtez-vous, ma bonne lady, pour l’amour du ciel ; » et il continua de l’exhorter à se presser, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le château.


  1. Péremptoirement et sans retard. a. m.