L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XVIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 178-189).


CHAPITRE XVIII.

UN CONTE ALLEMAND.


Semblable au griffon qui d’une course aisée traverse le désert, franchit les montagnes, les vallées et les torrens, à la poursuite de l’Arimaspe qui déroba le fruit d’or confié à sa garde vigilante ; avec la même ardeur le démon…
Milton. Le paradis perdu.


Lorsque la collation fut terminée, sir Arthur reprit le sujet des mystères de la baguette divinatoire dont il s’entretenait auparavant avec Dousterswivel. « Mon ami M. Oldbuck, dit le baronnet, sera maintenant disposé, monsieur Dousterswivel, à écouter avec plus d’attention l’histoire que vous avez rapportée des découvertes faites dernièrement en Allemagne par les membres de votre association.

— Ah ! sir Arthur, ce n’être pas une chose dont il faille parler défant ces messieurs ; car c’est le manque de crédulité, de ce que vous appelez foi, qui gâte les pelles entrebrises.

— Au moins, ma fille nous lira la narration que lui a fournie l’histoire de Martin Waldeck.

— Ah ! c’être une très féritable histoire ; mais miss Wardour a tant d’esprit et de malice, qu’elle lui a tonné tout l’air t’un roman. Non, sur ma barole d’honnête homme, Wieland et Goëthe n’auraient bas fait mieux.

— À parler franchement, monsieur Dousterswivel, répondit la demoiselle, le merveilleux dans cette légende l’emportait tant sur le probable, qu’il était impossible à un amateur du royaume des fées, comme moi, de ne pas y ajouter quelques traits pour la rendre parfaite dans ce genre. Mais la voici ; et si vous n’êtes pas disposés à quitter cet ombrage que la chaleur du jour ne soit un peu calmée, et que vous promettiez votre indulgence à ma mauvaise composition, peut-être sir Arthur ou M. Oldbuck voudra-t-il se charger de la lire.

— Non pas moi, dit sir Arthur ; je n’ai jamais aimé à lire tout haut.

— Ni moi non plus, dit Oldbuck, car j’ai oublié mes lunettes ; mais voilà Lovel qui a de bons yeux et une bonne poitrine, car je sais que M. Blattergowl ne lit jamais rien, de crainte qu’on ne suppose qu’il ne lise aussi ses sermons. »

La tâche de lecteur fut donc imposée à Lovel, qui reçut avec un peu d’agitation, des mains de miss Wardour, le manuscrit qu’elle lui remit elle-même avec quelque embarras, et qui était tracé par cette main dont il enviait la possession comme le bien le plus précieux que le monde pût lui offrir ; mais forcé de contenir son émotion, il jeta un moment les yeux sur le cahier comme pour se familiariser avec les caractères, se recueillit, et lut à la compagnie le conte suivant :

les aventures de martin waldeck[1].

C’est dans la solitude de la forêt de Hartz, en Allemagne, et surtout dans les montagnes appelées Blockberg ou plutôt Brockenberg, qu’on place ordinairement la scène des apparitions, des contes de sorciers et de démons. Les occupations des habitans, qui sont la plupart ouvriers mineurs ou bûcherons, sont d’un genre qui semble les rendre plus accessibles à la superstition, et les phénomènes de la nature dont ils sont quelquefois témoins dans l’exercice de leur métier solitaire ou souterrain, sont souvent attribués par eux à l’intervention des esprits ou au pouvoir de la magie. Parmi les contes divers répandus dans ce pays sauvage, il y en a un auquel il est particulièrement attaché, et qui suppose que le Hartz a son démon tutélaire qui s’y montre sous la forme d’un homme des bois d’une stature gigantesque, la tête aussi bien que la taille ceinte de feuilles de chêne, et portant à la main un pin déraciné. Il est certain que plusieurs personnes affirment avoir vu une figure répondant à cette description traversant à grandes enjambées, et dans une ligne parallèle à leur propre route, le sommet opposé de la montagne dont elles se trouvaient séparées par une vallée étroite ; et le fait de cette apparition est si généralement admis, que l’incrédulité moderne n’a trouvé d’autre ressource que de l’attribuer à une illusion d’optique[2].

En des temps plus anciens, le démon entretenait avec les habitans des relations plus fréquentes ; et, suivant les traditions de Hartz, il avait coutume de se mêler des affaires des mortels, avec le caprice attribué à ces démons nés de la terre, quelquefois pour leur bien, quelquefois pour leur mal. Mais on avait remarqué que même ses dons devenaient, avec le temps, funestes à ceux qui les avaient reçus ; et c’était une chose commune que les pasteurs, dans le zèle de leur sollicitude pour leurs troupeaux, composassent des sermons dont le refrain tendait toujours à les avertir de se préserver de toute relation directe ou indirecte avec le démon de Hartz. Les aventures de Martin Waldeck ont été souvent citées par les vieillards à la jeunesse imprévoyante, quand ils l’entendaient se moquer d’un danger qui lui paraissait imaginaire.

Un capucin voyageur s’était emparé de la chaire de l’humble église couverte de chaume d’un petit hameau appelé Morgenbrodt, situé dans le district de Hartz. Là, il déclamait contre la perversité des habitans, leurs liaisons avec des démons, des sorcières et des fées, et surtout avec l’esprit de la forêt de Hartz. La doctrine de Luther commençait déjà à se répandre parmi les paysans, car cet événement est placé sous le règne de Charles-Quint, et ils se moquaient du zèle avec lequel le vénérable moine insistait sur ce sujet. Par degrés sa violence augmenta en voyant leur obstination, et leur obstination s’accrut de sa violence. Les habitans n’aimaient pas à entendre comparer un démon familier et paisible qui fréquentait le Brockenberg depuis tant de siècles, à Belphégor, Astaroth, et Belzébuth lui-même, et à le voir condamné sans merci à l’éternité de l’enfer. La crainte que l’esprit ne cherchât à se venger d’eux pour avoir écouté des discours semblables, vint se joindre encore à l’intérêt national qu’il inspirait. Un moine voyageur, se disaient-ils, qui aujourd’hui est ici, et n’y sera plus demain, peut dire ce qui lui plaît ; mais c’est nous, habitans anciens et sédentaires du pays, qui restons exposés à la merci du démon offensé, et qui devons payer pour tous. Dans l’irritation que ces réflexions occasionnèrent, les paysans, après les injures, en vinrent aux coups de pierres ; et après avoir presque lapidé le pauvre prêtre, ils le chassèrent de la paroisse, afin qu’il allât prêcher ailleurs contre les démons. Trois jeunes gens qui avaient été présens dans cette occasion et y avaient même pris part, s’en retournaient dans leur cabane, où ils s’adonnaient à la pénible et vile occupation de faire du charbon pour le service des forges. En chemin la conversation tomba naturellement sur le démon de Hartz et sur les sermons du capucin. Max et George Waldeck, les deux frères aînés, tout en convenant que les paroles du moine avaient été indiscrètes et dignes de blâme, comme portant un jugement téméraire sur la nature du démon et le séjour qu’il habitait, soutenaient pourtant qu’il était dangereux d’accepter ses dons ou d’entretenir aucune relation avec lui. Il était puissant, il est vrai, mais fantasque et capricieux, et ceux qui avaient eu des rapports avec lui avaient rarement fait une bonne fin. C’était lui qui avait donné au brave chevalier Ecbert de Rabeuwald ce fameux cheval noir qui l’avait rendu vainqueur de tous les champions au tournoi de Bremen ; mais ce même coursier ne s’était-il pas précipité avec son cavalier dans un abîme si terrible et si profond, que l’homme ni le cheval n’avaient jamais reparu depuis ? Si la dame Gertrude en avait obtenu un merveilleux secret pour faire venir le beurre, n’avait-elle pas fini par être brûlée comme sorcière, par le grand-juge criminel de l’électorat, pour s’être servie de ce don ? À ces exemples ils en joignirent encore d’autres des malheurs et de la fatalité qui avaient fini par suivre les bienfaits apparens du démon de Hartz. Mais ils eurent beau dire, rien de tout cela ne produisit d’impression sur l’esprit de Martin Waldeck, leur plus jeune frère.

Martin était jeune, impétueux et téméraire ; il excellait dans tous les exercices qui distinguent un montagnard, et les dangers qui les accompagnent l’avaient rendu brave et intrépide. Il rit de la timidité de ses frères. « Ne me contez pas de pareilles sottises, dit-il, le démon est un bon démon ; il vit parmi nous comme s’il était un de nos paysans ; il fréquente les rochers solitaires et les cavernes des montagnes, comme un pâtre et comme un chasseur ; et celui qui se plaît dans la forêt de Hartz et au milieu de ses sites sauvages, ne peut pas être indifférent au sort des robustes enfans du sol. Mais quand le démon serait aussi malicieux que vous le dites, comment acquerrait-il du pouvoir sur les mortels qui se bornent à accepter ses dons sans s’engager à se soumettre à ses volontés ? Quand vous portez votre charbon au fourneau, l’argent qui vous est payé par le blasphémateur Blaise, ce vieux réprouvé d’intendant, n’est-il pas aussi bon que si vous le receviez des mains du pasteur lui-même ? Ce ne sont donc pas les présens du démon qui peuvent devenir dangereux, mais l’usage que vous en faites. Et s’il venait m’apparaître en ce moment et m’indiquer une mine d’or ou d’argent, je commencerais à fouiller avant même qu’il eût tourné le dos, et je me regarderais toujours comme sous la protection d’un être bien plus grand que lui, tant que je ferais un bon emploi des richesses qu’il me ferait découvrir.

À ceci le frère aîné répondait « qu’un bien mal acquis était presque toujours mal dépensé ; » tandis que le présomptueux Martin ne craignait pas d’affirmer « que tous les trésors de Hartz n’apporteraient pas le plus petit changement dans ses habitudes, ses mœurs et son caractère. »

Le frère de Martin le pria de ne pas parler si hardiment de ce sujet, et réussit quoique avec peine à l’en détourner en appelant son attention sur la prochaine chasse au sanglier. Cette conversation les mena jusqu’auprès de leur cabane, qui n’était qu’une misérable hutte située sur le bord d’une vallée étroite, pittoresque et sauvage, dans les gorges du Brockenberg. Ils soulagèrent leur sœur de l’opération pénible de carboniser le bois, qui demande une attention constante, et se partagèrent entre eux le soin de la surveiller pendant la nuit, les deux autres devant dormir pendant qu’un d’eux resterait debout, suivant leur coutume ordinaire.

Max Waldeck, l’aîné, veilla pendant les deux premières heures, et fut fort alarmé en remarquant, sur le bord opposé de la vallée, un grand feu entouré de plusieurs figures qui paraissaient tourner autour avec des gestes effrayans. Max eut d’abord envie d’appeler ses deux frères ; mais songeant au caractère entreprenant du plus jeune, et regardant comme impossible d’appeler l’autre sans aussi réveiller Martin ; imaginant aussi que ce qu’il voyait pouvait être une illusion du démon, et la conséquence des expressions hardies employées par Martin dans la soirée précédente, il jugea qu’il valait mieux se mettre sous la sauve-garde des prières que la peur lui permit de murmurer, et continua de regarder avec une terreur curieuse cette étrange et effrayante apparition. Après avoir brillé pendant quelque temps, les feux s’éteignirent par degrés et firent place à l’obscurité, et le reste du temps que Max passa à veiller ne fut troublé que par le souvenir de son effroi.

George prit ensuite la place de Max qui alla se coucher, et l’apparition du grand feu flamboyant sur le côté opposé de la vallée se présenta également à ses yeux. De même qu’auparavant, il était entouré de figures dont les formes opaques se dessinant aux regards du spectateur, sur la flamme rougeâtre du feu, agissaient et gesticulaient autour, comme si elles se fussent occupées de quelque cérémonie mystique. George, quoique aussi prudent que son frère, était d’un caractère plus hardi. Il résolut d’examiner de plus près l’objet de son étonnement, et ayant en conséquence traversé la petite rivière qui séparait les deux côtés de la vallée, il gravit le bord opposé, et approcha, à la distance du vol d’une flèche, du feu qui brûlait avec autant de vivacité que lorsqu’il lui avait d’abord apparu.

Ceux qui l’entouraient ressemblaient à ces fantômes que nous présente un rêve effrayant, et il se confirma dans l’idée qu’il avait d’abord conçue que ce n’étaient pas des êtres appartenant à l’espèce humaine. Au milieu de ces formes surnaturelles et bizarres, George Waldeck remarqua celle d’un géant tout couvert de poils, tenant à la main un sapin déraciné avec lequel il semblait de temps en temps attiser le feu flamboyant, et n’ayant d’autre vêtement qu’une guirlande de feuilles de chêne autour de la ceinture et de la tête. George sentit le cœur lui manquer en reconnaissant en lui l’apparition bien connue du démon de Hartz, telle qu’il l’avait souvent entendu décrire par le vieux prêtre et les chasseurs qui avaient vu sa forme gigantesque traverser la montagne. Il fit un mouvement pour fuir, mais la réflexion lui vint, et se reprochant sa lâcheté, il récita intérieurement le verset du psaume : Que tous les bons anges louent le Seigneur ! que dans ce pays on regarde comme un puissant exorcisme ; puis il se retourna encore une fois vers le lieu où il avait vu le feu, mais tout avait disparu.

La pâle lune éclairait alors seule le bord de la vallée, et lorsque George, d’un pas tremblant, le front couvert de sueur et ses cheveux dressés sous le bonnet de charbonnier qui le couvrait, arriva à l’endroit où le feu quelques momens auparavant avait été visible, et qui était distingué par un chêne renversé, il n’y put trouver aucun vestige du spectacle qui venait de lui apparaître. La mousse et les fleurs sauvages étaient dans toute leur fraîcheur, et les branches de l’arbre qui un moment auparavant lui avaient paru enveloppées dans des tourbillons de flammes et de fumée, étaient humides de la rosée de la nuit.

George retourna dans sa cabane en frissonnant de crainte, et, de même que son frère aîné, résolut de ne rien dire de ce qu’il avait vu, de peur d’exciter dans Martin cette curiosité téméraire qu’il regardait comme frisant l’impiété.

C’était ensuite le tour de Martin de veiller. Le coq de la famille avait déjà donné le premier signal, et la nuit était presque écoulée. En examinant l’état du fourneau où l’on déposait le bois pour être carbonisé, il fut surpris de voir que le feu n’y avait pas été bien entretenu ; car dans son excursion, et l’agitation qui en avait été la suite, George avait oublié le principal objet qui le faisait veiller. La première pensée de Martin fut d’appeler ses deux frères endormis ; mais remarquant que leur sommeil était plus fort et plus profond que de coutume, il respecta leur repos, et se mit à charger le fourneau sans avoir recours à leur aide. Le bois qu’il y entassa était apparemment humide, car le feu parut plutôt s’éteindre que se rallumer. Martin alla ensuite chercher quelques fagots à une pile de bois qui avait été soigneusement coupé et séché pour cet usage ; mais à son retour il retrouva le feu complètement éteint. C’était là un accident sérieux, et qui les menaçait de la perte de plus d’un jour de travail. Inquiet et tourmenté, le pauvre garçon voulut battre le briquet pour rallumer le feu, mais l’amadou était mouillé, et tous ses efforts furent sans succès. Il allait donc se décider à appeler ses frères, car les circonstances devenaient pressantes, quand, à travers les croisées et les crevasses de leur chétive chaumière, il aperçut des jets de lumière, et fut frappé de la même apparition qui avait successivement alarmé ses deux frères pendant leur garde nocturne. Sa première idée fut que les Muhlerhaussers[3], avec lesquels ils étaient en rivalité de métier et avaient déjà eu plusieurs querelles, pouvaient être venus de nuit empiéter sur leurs limites, afin de piller leur bois. Il résolut donc d’éveiller ses frères, et de se venger de leur audace. Mais un moment de réflexion, et l’examen qu’il fit des gestes et des manières de ceux qui lui paraissaient ainsi travailler au milieu du feu, eurent bientôt dissipé cette pensée, et quoique assez incrédule sur de tels sujets, il conclut que ce qu’il voyait était un phénomène hors des lois de la nature. « Que ce soient des hommes ou des démons, dit l’intrépide bûcheron, que je vois se livrer là-bas à ces cérémonies et à ces gestes bizarres, je vais aller leur demander une lumière pour allumer mon feu. » En même temps il abandonna le projet d’éveiller ses frères, car on croyait généralement qu’il fallait être seul pour entreprendre des aventures du genre de celle qu’il était sur le point de tenter. Il craignait aussi que la timidité scrupuleuse de ses frères ne s’opposât à la poursuite de l’examen qu’il avait résolu de faire ; ainsi donc, détachant sa pique du mur, l’intrépide Martin Waldeck partit tout seul pour cette entreprise.

Avec le même bonheur que son frère George, mais animé d’un courage bien supérieur, Martin traversa le torrent, gravit la montagne, et s’approcha assez près de l’assemblée des esprits pour pouvoir reconnaître dans la figure principale les attributs du démon de Hartz. Pour la première fois de sa vie, un frisson parcourut ses veines ; mais en se rappelant qu’il avait défié, et même désiré de loin la circonstance qui se présentait alors, il sentit se fortifier son courage, et l’orgueil suppléant à la fermeté qui pouvait lui manquer, il s’avança avec assez de résolution vers le feu ; les figures qui l’environnaient lui paraissaient de plus en plus sauvages, fantastiques et surnaturelles, à mesure qu’il s’en approchait. Il fut accueilli par des éclats de rire rauques et bizarres qui parurent plus effrayans à ses oreilles étourdies que la réunion des sons les plus funestes et les plus lugubres qu’on pût imaginer. « Qui es-tu ? dit le géant en s’efforçant de donner à ses traits farouches et disproportionnés une sorte de gravité, tandis qu’ils étaient agités par les grimaces d’un rire qu’il cherchait en vain à réprimer.

— Martin Waldeck le bûcheron, répondit l’intrépide jeune homme. Et vous, qui êtes-vous ?

— Le roi de la forêt et de la mine, répondit le spectre. Et qui te donne l’audace de venir troubler mes mystères ?

— Je suis venu chercher une lumière pour allumer mon feu, » répondit Martin hardiment ; et puis sans s’intimider il demanda à son tour : « Quels mystères sont ceux que vous célébrez ici ?

— Nous célébrons, répondit le démon complaisant, les noces d’Hermès avec le dragon noir. Mais prends le feu que tu es venu chercher, et pars : nul mortel ne peut nous regarder long-temps et vivre. »

Le paysan enfonça la pointe de sa pique au milieu d’une large bûche enflammée qu’il souleva avec quelque peine, et avec laquelle il reprit son chemin vers la cabane ; les éclats de rire recommencèrent derrière lui avec une triple violence, et retentirent bien loin dans l’étroite vallée. Tout étonné qu’il fût de ce qu’il venait de voir, le premier soin de Martin en arrivant fut d’arranger au milieu de son bois le feu qu’il portait, de manière à rallumer le plus promptement possible son fourneau ; mais après bien des efforts, et après avoir vainement employé les secours du soufflet et des pincettes, le tison qu’il avait apporté du feu du démon s’éteignit entièrement sans avoir pu faire prendre le reste. Il se retourna, et vit les flammes continuer à briller sur la montagne, quoique les figures qui avaient gesticulé autour eussent disparu. Comme il pensa que le spectre s’était moqué de lui, il s’abandonna à la témérité naturelle à son caractère, et résolut de pousser l’aventure jusqu’au bout ; il reprit sa route vers l’endroit où était le feu, dont, sans aucune opposition de la part du démon, il rapporta de la même manière un morceau de bois embrasé, mais qui ne réussit pas mieux à allumer son feu que le précédent. L’impunité ayant mis le comble à son audace, il se détermina à faire une troisième tentative, et à approcher du feu comme les autres fois ; mais comme il s’en retournait après avoir pris un nouveau morceau de braise, il entendit la voix rauque et bizarre qui l’avait d’abord interrogé prononcer ces mots : « Garde-toi de revenir ici une quatrième fois. »

N’ayant pas mieux réussi à rallumer son feu cette fois que les autres, Martin renonça à cette inutile entreprise, et se jeta sur son lit de feuilles, résolu à remettre au lendemain matin la communication de cette aventure à ses frères. Il fut tiré du sommeil lourd où l’avaient jeté la fatigue du corps et l’agitation d’esprit qu’il avait éprouvées, par de violentes exclamations de surprise et de joie. Ses frères, étonnés de trouver le feu éteint en se levant, s’étaient mis à arranger le bois de manière à le renouveler, et avaient trouvé dans les cendres trois grosses masses de métal que leur savoir en ce genre (car les paysans de Hartz sont presque tous des minéralogistes praticiens) leur avait fait reconnaître pour de l’or pur.

Leur joie fut un peu troublée quand ils apprirent de Martin de quelle manière lui était venu ce trésor, d’autant plus que leur propre expérience de la nuit ne leur permettait pas de concevoir le moindre doute sur son récit ; mais ils n’eurent pas la force de résister à la tentation de partager les richesses de leur frère. Se mettant donc à la tête de la maison, Martin Waldeck acheta des terres et des bois, éleva un château, obtint des lettres de noblesse, et, à l’indignation de l’ancienne aristocratie du pays, fut investi de tous les privilèges d’une illustre naissance. Son courage dans les guerres publiques, aussi bien que dans les querelles particulières, et le nombre de dépendans qu’il payait autour de sa personne, le soutinrent quelque temps contre le ressentiment et la haine qu’avaient excités son élévation subite et l’arrogance de ses manières.

L’exemple de Martin Waldeck vint alors se joindre à beaucoup d’autres pour prouver qu’il n’existe pas d’homme qui puisse prévoir l’effet qu’une prospérité inattendue aura sur son caractère. Ses mauvais penchans naturels, que la pauvreté avait contenus et réprimés, se développèrent sous l’influence fatale de la tentation, et les moyens de s’y livrer produisirent les plus tristes résultats. Comme il est rare qu’on ne s’enfonce pas de plus en plus dans le mal, une passion criminelle en amena une autre. Le démon de l’avarice évoqua celui de l’orgueil, et cet orgueil ne pouvait se soutenir que par l’oppression et la cruauté. Le caractère de Waldeck, toujours hardi et entreprenant, mais devenu arrogant et cruel par la prospérité, le rendit bientôt odieux non seulement aux nobles, mais encore aux rangs inférieurs, qui virent avec un double ressentiment les droits oppressifs de la noblesse de l’Empire exercés d’une manière aussi absolue par un homme sorti de la lie du peuple ; son aventure, quoique soigneusement cachée, commença aussi à s’ébruiter, et le clergé ne fut pas lent à désigner et à couvrir de honte, comme un sorcier et un complice des démons, celui qui, après avoir acquis d’une telle manière un si immense trésor, n’avait pas cherché à en sanctifier l’acquisition en en consacrant une partie considérable aux besoins de l’Église. Entouré d’ennemis publics et privés, environné de mille haines et menacé de l’excommunication de l’Église, Martin Waldeck, ou plutôt, comme on l’appelait alors, le baron Von Waldeck, regretta plus d’une fois avec amertume les travaux et les délassemens de son obscure pauvreté. Cependant au milieu de tant d’écueils son courage ne l’abandonna pas, et sembla plutôt augmenter en proportion que ces dangers s’accumulaient autour de lui. Mais un accident vint accélérer sa ruine.

Une proclamation du duc de Brunswick alors régnant avait invité à un tournoi solennel tous les nobles allemands d’une naissance honorable et sans tache, et Martin Waldeck, armé avec magnificence et accompagné de ses deux frères et d’une suite nombreuse et brillante, eut l’insolence de paraître parmi les chevaliers de la province, et de demander la permission d’entrer en lice. Ceci fut regardé comme mettant le comble à son audace. Mille voix s’écrièrent à la fois : « Nous ne voulons pas de charbonnier dans nos jeux de chevalerie ! » Irrité jusqu’à la frénésie, Martin tira son épée, et renversa le héraut qui, pour obéir au cri général, s’était opposé à son entrée. Un millier d’épées sortirent du fourreau pour venger un crime qui, dans ces temps, ne pouvait être surpassé que par le sacrilège ou le régicide. Waldeck, après s’être défendu comme un lion, fut saisi, jugé, et condamné sur l’heure, par les juges de la lice, au châtiment décrété contre celui qui a violé la paix de son souverain et attenté à la personne sacrée d’un héraut d’armes, c’est-à-dire à avoir la main droite coupée, à être honteusement privé des honneurs de la noblesse, dont il se montrait indigne, et chassé de la ville. Après avoir été dépouillé de ses armes et avoir subi la mutilation imposée par la rigoureuse sentence, cette malheureuse victime de l’ambition fut abandonnée à la populace qui, le traitant alternativement de tyran et de magicien, le suivit avec des cris et des menaces qui finirent par des actes de violence. Ses frères (car son cortège s’était dispersé par la fuite) ne réussirent à l’arracher des mains de cette multitude furieuse, que lorsque, rassasiée de cruauté, elle l’eut laissé à moitié mort par suite de la perte de son sang et des coups qu’il avait reçus. Mais la barbarie ingénieuse de ses ennemis ne leur permit pas de se servir d’autre moyen de transport pour l’enlever, que d’une charrette à charbon, semblable à celle dont il avait anciennement fait usage, et dans laquelle ses frères le déposèrent sur une botte de paille, espérant à peine arriver avec lui dans un lieu de refuge, avant que la mort vînt mettre un terme à ses souffrances.

Lorsque les Waldeck, qui poursuivirent leur route de cette déplorable manière, furent près des limites de leur pays natal, ils aperçurent dans un chemin creux, entre deux montagnes, une figure qui s’avançait vers eux, et qui d’abord leur parut celle d’un homme âgé. Mais à mesure qu’ils approchaient, ses membres et sa taille s’agrandirent, son bâton de pèlerin se changea en un sapin déraciné, et la figure gigantesque du démon de Hartz leur apparut encore, avec toutes ses terreurs. Quand il se trouva en face de la charrette sur laquelle gisait le misérable Waldeck, ses traits monstrueux se détendirent, et laissèrent éclater un rire infernal, peignant à la fois le mépris et une inexprimable malignité, tandis qu’il adressait cette question au patient : « Comment te trouves-tu du feu que mes bûches ont allumé ? » La faculté de se mouvoir suspendue par l’effroi qui glaçait ses frères, sembla se ranimer dans Martin avec l’énergie de son courage. Il se souleva sur la charrette, et menaçant le spectre de son poing fermé avec violence lui jeta un regard plein de haine, et qui semblait le défier encore. Le démon disparut comme de coutume, en faisant entendre les rauques éclats de son effroyable rire, et laissa Waldeck épuisé du dernier effort de la nature expirante.

Ses frères, terrifiés, dirigèrent la charrette vers les tours d’un couvent qui s’élevait au milieu d’un bois de sapins, auprès de la route. Ils furent charitablement accueillis par un capucin aux pieds nus, à la longue barbe, et Martin ne survécut que le temps nécessaire pour achever la première confession qu’il eût faite depuis l’époque de son élévation soudaine, et pour recevoir l’absolution de ce même prêtre que trois ans auparavant, jour pour jour, il avait aidé à chasser du hameau de Morgenbrodt. On supposa que ces trois années d’une prospérité précaire avaient un rapport mystérieux avec le nombre des visites qu’il avait faites au feu du spectre sur la montagne.

Le corps de Martin Waldeck fut enterré dans le couvent où il expira, et au sein duquel ses frères, ayant pris l’habit de l’ordre, vécurent et moururent dans l’accomplissement d’actes de dévotion et de charité. Ses terres, sur lesquelles personne ne réclama aucun droit, restèrent incultes jusqu’à ce qu’elles retournassent au domaine de l’empereur ; et les ruines du château auquel Waldeck avait donné son nom, sont encore évitées par les mineurs et les bûcherons, comme le repaire des esprits malins. Ainsi les aventures de Martin Waldeck étaient destinées à fournir un nouvel exemple des malheurs qui accompagnent toujours le mauvais emploi des biens trop rapidement acquis.


  1. Le fond de cette histoire est tiré de l’allemand, quoique l’auteur ne puisse se rappeler en ce moment dans laquelle des différentes collections de légendes populaires en cette langue se trouve l’original. a. m.
  2. L’ombre de la personne qui voit le fantôme étant réfléchie sur un nuage de brouillard, comme les tableaux de la lanterne magique sur un drap blanc, produit, à ce qu’on suppose, l’apparition. a. m.
  3. Muhlerhaussers, mot formé de muhle, moulin, et hauss, maison. a. m.