L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 201-211).


CHAPITRE XX.

LE DUEL.


Si dans une telle occasion vous manquez à l’honneur, il vous faut renoncer à le servir jamais, il faut dire adieu au noble métier des armes, et le nom glorieux de soldat vous est arraché, comme la couronne de laurier mutilée par la foudre tombe du front qui fut indigne de la porter.
La douce Querelle..


Le lendemain de bonne heure un gentilhomme se présenta chez M. Lovel, qui était levé et prêt à le recevoir. C’était un officier, ami du capitaine Mac Intyre, et alors à Fairport en service de recrutement. Lovel et lui se connaissaient légèrement. « Je présume, monsieur, dit M. Lesley (c’était le nom de cet officier), que vous devinez pour quel motif je viens vous déranger si matin.

— Vous venez sans doute de la part du capitaine Mac Intyre ?

— Précisément : il se tient offensé de la manière dont vous refusâtes hier de répondre à certaines questions qu’il se croyait avoir le droit de faire à un gentilhomme qu’il trouvait aussi intimement lié avec sa famille.

— Oserai-je vous demander si vous, monsieur Lesley, auriez été disposé à satisfaire à des demandes faites d’une manière aussi brusque et aussi hautaine ?

— Peut-être non ; et c’est parce que je connais la chaleur de mon ami Mac Intyre en de telles occasions, que je désire vivement servir ici de conciliateur… D’après les manières nobles et distinguées de monsieur Lovel, chacun doit ardemment souhaiter de le voir repousser tous les soupçons que la malveillance peut faire planer sur une situation qui reste enveloppée dans le mystère ; s’il veut me permettre, par voie d’arrangement amical, de communiquer au capitaine Mac Intyre son véritable nom, car nous avons lieu de conclure que celui de Lovel est supposé…

— Je vous demande pardon, monsieur ; mais je ne puis admettre cette conclusion.

— Ou du moins, poursuivit Lesley, que ce n’est pas celui que monsieur Lovel a porté de tout temps. Si monsieur Lovel veut bien expliquer cette circonstance, ce que, dans mon opinion, il devrait faite par rapport à lui-même, je réponds d’arranger à l’amiable cette désagréable affaire.

— C’est-à-dire, monsieur Lesley, que si je veux bien répondre à des questions que personne n’a le droit de me faire, et qui me sont maintenant adressées, sous peine d’encourir le ressentiment du capitaine Mac Intyre en refusant d’y répondre, le capitaine Mac Intyre voudra bien condescendre à s’en tenir satisfait. Monsieur Lesley, je n’ai qu’un mot à vous dire à ce sujet : je n’ai aucun doute que mon secret, dans le cas où j’en aurais un, ne pût être en toute sûreté confié à votre honneur, mais je ne me crois obligé de céder à la curiosité de personne. Le capitaine Mac Intyre m’a rencontré dans une société qui était par elle-même une garantie suffisante pour tout le monde, et qui devait l’être surtout pour lui, que j’étais un gentilhomme. Il n’a, dans mon opinion, aucun droit d’aller plus loin, ou de s’enquérir de la naissance, du rang et des affaires d’un étranger qui, sans rechercher une liaison particulière avec lui ou avec les siens, se trouve dîner par hasard avec son oncle, ou se promener avec la même société que sa sœur.

— Dans ce cas, le capitaine Mac Intyre me charge de vous informer que vous devez renoncer désormais à faire des visites à Monkbarns, et abandonner toute relation avec miss Mac Intyre comme lui étant désagréable.

— Très certainement, répondit Lovel, j’irai faire visite à M. Oldbuck quand cela me conviendra, sans aucun égard pour les menaces de son neveu et pour son mécontentement. Quant à la jeune demoiselle, j’ai trop de respect pour elle, quoique rien ne puisse être plus léger que notre connaissance, pour vouloir mêler son nom à une discussion de ce genre.

— Puisque telle est votre résolution, monsieur, reprit Lesley, le capitaine Mac Intyre attend de M. Lovel, à moins qu’il ne veuille s’exposer à passer pour un homme d’un caractère fort équivoque, qu’il lui accorde la faveur d’une entrevue, ce soir à sept heures, au buisson d’épines, dans la petite vallée qui est auprès des ruines de Saint-Ruth.

— Vous pouvez l’assurer que je m’y rendrai. Il n’y a qu’une difficulté : il faut que je trouve un ami qui m’y accompagne ; et où en chercher un dans un délai aussi court, moi qui ne connais personne à Fairport ? Cependant je serai sur les lieux ; le capitaine Mac Intyre peut être certain de cela. »

Lesley avait pris son chapeau et s’était avancé jusqu’à la porte de l’appartement, quand, tout-à-coup, et comme touché de la situation particulière de Lovel, il se retourna, et lui dit : « Monsieur Lovel, il y a quelque chose de si singulier dans tout ceci, que je ne puis m’empêcher de revenir sur ce sujet : vous devez vous-même sentir, en ce moment, l’inconvénient de garder un semblable incognito. Quoique je sois bien convaincu que vous n’avez pour cela que des motifs dont la cause ne peut être déshonorante, cependant ce mystère, dans une situation aussi délicate, met obstacle à ce que vous vous procuriez facilement l’assistance d’un ami. Permettez-moi d’ajouter même que bien des gens verront, dans la conduite de Mac Intyre, une espèce de don-quichottisme à se mesurer avec un homme dont le caractère et la situation restent enveloppés d’une telle obscurité.

— Je vous comprends, monsieur, répondit Lovel ; et quoiqu’il y ait dans vos paroles des choses faites pour paraître dures, je ne m’en offenserai pas pourtant, parce que je crois que vos intentions sont bonnes ; mais, à mon avis, celui à qui la société dans laquelle il vit ne peut reprocher aucune action peu honorable, et qui s’est constamment conduit comme un gentilhomme, a le droit d’en réclamer les privilèges. Quant à un second, je me flatte que je trouverai bien quelqu’un qui voudra m’en servir ; et s’il a dans ce genre moins d’expérience que je ne pourrais lui en désirer, je suis certain de ne pas en souffrir, puisque c’est vous, monsieur, qui servez de témoin à mon adversaire.

— Votre opinion ne serait pas erronée ; mais je désire moi-même partager le poids d’une pareille responsabilité avec quelqu’un qui soit capable de me seconder. Le brick du lieutenant Taffril est entré hier dans le port ; lui-même est en ce moment dans la ville, où il loge chez le vieux Caxon. Il vous est, je crois, aussi connu que moi ; et par la raison que je n’aurais pas hésité à vous rendre un pareil service, si je ne me fusse trouvé engagé d’un autre côté, je suis convaincu que vous l’y trouverez disposé à votre première demande…

— Ainsi donc, au buisson d’épines, monsieur Lesley, à sept heures du soir. Quelles sont les armes ? le pistolet, je présume.

— Précisément ; Mac Intyre a choisi l’heure à laquelle il lui sera le plus facile de s’échapper de Monkbarns : il était ce matin chez moi à cinq heures, afin de pouvoir être de retour avant le lever de son oncle. Bonjour, monsieur Lovel. » Et Lesley quitta l’appartement.

Lovel était aussi brave qu’un homme peut l’être ; mais il n’y en a aucun qui puisse envisager une catastrophe semblable à celle qui s’approchait, sans être agité d’un sentiment de terreur et de doute. Dans quelques heures, il pouvait avoir à répondre, en un autre monde, d’une action que son jugement, plus calme, lui disait être injustifiable aux yeux de la religion ; ou peut-être, errant comme Caïn, le sang d’un frère retomberait-il sur sa tête ? Tout ceci pouvait être évité par un seul mot ! Mais l’orgueil lui disait que prononcer ce mot maintenant serait attribué à un motif qui le flétrirait encore plus que les motifs les plus injurieux qu’on pût donner à son silence. Tout le monde, miss Wardour elle-même, le regarderait alors comme un lâche et un homme sans cœur, auquel la crainte de se mesurer avec le capitaine Mac Intyre avait arraché une explication qu’il avait refusée aux représentations calmes et polies de M. Lesley. D’ailleurs, la conduite insolente de Mac Intyre à son égard, les prétentions qu’il paraissait avoir sur miss Wardour, et l’arrogance, l’impolitesse et l’extrême injustice de ses questions envers un étranger, semblaient l’autoriser entièrement à repousser un interrogatoire aussi cavalier. Enfin, il forma la résolution qu’on pouvait attendre d’un homme aussi jeune, c’est-à-dire d’étouffer la voix de la froide raison pour n’écouter que celle de l’orgueil offensé. Ce fut dans ce dessein qu’il se rendit chez le lieutenant Taffril.

Le lieutenant le reçut avec la politesse d’un homme du monde et la franchise d’un marin, et n’écouta pas sans surprise les détails dont il fit précéder sa demande de lui servir de second dans sa rencontre avec le capitaine Mac Intyre. Quand il eut fini, Taffril se leva, et faisant deux ou trois tours dans l’appartement, il lui dit : « Voilà une affaire bien singulière, vraiment.

— Je sens, monsieur Taffril, le peu de droit que j’ai au service que je vous demande ; mais l’urgence de ma position ne me permet guère le choix.

— Permettez-moi de vous faire une seule question, dit le marin : Y a-t-il rien dont vous ayez à rougir dans les circonstances que vous avez refusé de communiquer ?

— Non, sur mon honneur, il n’y a rien que je ne puisse, dans très peu de temps, publier à la face du monde.

— J’espère que ce mystère ne provient d’aucune mauvaise honte sur l’obscurité de vos parens, ou peut-être de vos liaisons ?

— Non, sur ma parole.

— J’aurais peu de compassion pour cette faiblesse, et on ne peut réellement pas m’en supposer beaucoup, à moi dont on serait assez embarrassé de trouver l’origine, sinon que je suis descendu du grand mât, et qui vais bientôt, je pense, former une union dont le monde ne manquera pas de blâmer la bassesse, quoique j’épouse une jeune fille très intéressante, et à laquelle je suis attaché depuis ma tendre jeunesse lorsque nous demeurions porte à porte, et que j’étais loin de prévoir avec quel bonheur j’avancerais dans le service de mer.

— Je vous assure, monsieur Taffril, que, quel que fût le rang de mes parens, je ne songerais jamais à le cacher par un sentiment aussi étroit. Mais ma situation est telle dans ce moment, que des devoirs de convenance ne me permettent pas de m’expliquer au sujet de ma famille.

— C’est assez, répondit l’honnête marin ; donnez-moi votre main, je vous servirai de mon mieux dans cette affaire, quoiqu’elle soit assez désagréable pourtant ; mais qu’importe ? Après la patrie, nous devons tout à l’honneur. Vous êtes un garçon de cœur ; et j’avoue que M. Hector Mac Intyre, avec sa longue généalogie et ses airs de hauteur, m’a tout l’air d’un impertinent. Son père était comme moi un officier de fortune. Lui-même, qu’est-il de plus ? Il tient tout des bontés de son oncle : la seule différence qu’il y ait entre nous, c’est que l’un cherche la fortune par terre, et l’autre par mer, ce qui revient, je crois, à peu près au même.

— Absolument, répondit Lovel.

— Eh bien donc, dit son nouvel allié, nous dînerons ensemble et nous conviendrons de tous nos arrangemens. J’espère que vous connaissez le maniement de l’arme ?

— Non pas précisément, reprit Lovel.

— J’en suis fâché, car on dit que Mac Intyre est un bon tireur.

— J’en suis fâché aussi et pour lui et pour moi. Il faut que je tâche alors, pour ma propre défense, de viser de mon mieux.

— Et moi, je vais avertir notre aide-chirurgien qu’il se rende à l’endroit indiqué ; c’est un bon garçon, et habile à réparer le dommage causé par une balle : je préviendrai aussi Lesley qu’il sera là tout prêt à la disposition des deux parties en cas d’accident. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

— J’ai peu de chose à vous demander, dit Lovel ; ce petit paquet contient la clef de mon secrétaire, qui renferme mes papiers secrets. Il y a une lettre dans le secrétaire (ici sa voix trahit le gonflement involontaire de son cœur) que je vous demande comme une grâce de vouloir bien remettre vous-même…

— Je vous entends, dit le marin ; non, mon ami, ne rougissez pas de cela : une larme donnée au souvenir d’un tendre attachement, fût-ce même au moment d’une action, ne déshonore pas un homme sensible. Croyez-moi, quelles que soient vos injonctions, Daniel Taffril les respectera comme les dernières volontés d’un frère mourant. Mais quelles sottises ! Allons, il faut s’occuper de tout mettre en état pour le combat, et vous dînerez avec moi et mon petit chirurgien aux Armes de Grœme, de l’autre côté de la rue, à quatre heures.

— Je le veux bien, dit Lovel.

— C’est convenu, dit Taffril ; et ils se séparèrent, l’affaire ainsi réglée.

C’était une belle soirée d’été, et l’ombre du solitaire buisson d’épines s’étendait insensiblement sur la verte pelouse de l’étroite vallée bordée par les bois qui entouraient l’abbaye de Saint-Ruth.

Lovel et le lieutenant Taffril, accompagnés du chirurgien, se rendirent sur le pré avec des intentions bien opposées au caractère calme, touchant et paisible que respiraient l’heure et le lieu. Les moutons qui, pendant la chaleur brûlante du jour, s’étaient retirés dans les cavités que leur offraient les rochers où sont les racines des vieux arbres dépouillés, s’étaient alors répandus sur la surface de la montagne pour prendre le repas du soir, s’appelant l’un l’autre par ce bêlement plaintif qui anime le paysage, et y répand en même temps une empreinte de solitude. Taffril et Lovel arrivèrent engagés dans une conversation sérieuse. Dans la crainte que leurs chevaux ne les fissent découvrir, ils les avaient renvoyés à la ville par le domestique du lieutenant. Leurs antagonistes n’étaient pas encore arrivés ; mais, en s’approchant du terrain, ils virent, assis sur les racines du vieux buisson d’épines, une figure aussi vigoureuse dans son déclin que les branches noueuses et couvertes de mousse qui ombrageaient sa tête. C’était le vieil Ochiltree. « Ceci est assez embarrassant, dit Lovel ; comment nous délivrerons-nous de ce vieux bonhomme ?

— Ici, père Édie, lui cria Taffril, qui connaissait le mendiant depuis long-temps. Voici une demi-couronne, il faut que vous alliez aux Quatre Fers à cheval, la petite auberge que vous connaissez là-bas ; vous demanderez si un domestique en livrée bleue et jaune n’y est pas arrivé ; s’il n’y est pas encore, vous l’attendrez, et vous lui direz que nous rejoindrons son maître dans à peu près une heure. Dans tous les cas, restez à l’auberge jusqu’à ce que nous revenions. Allons, allons, partez, levez l’ancre.

— Je vous remercie de votre aumône, dit Ochiltree mettant l’argent dans sa poche ; mais je vous prie de m’excuser, monsieur Taffril ; je ne puis faire votre commission en ce moment.

— Et pourquoi cela, bonhomme ? qui vous en empêche ?

— J’aurais un mot à dire au jeune M. Lovel.

— À moi ? demanda Lovel ; que voulez-vous me dire ? voyons, parlez, et soyez bref. »

Le mendiant, l’ayant conduit quelques pas à l’écart, lui dit : « Devez-vous quelque chose au laird de Monkbarns ?

— Si je lui dois ! Non vraiment. Pourquoi cela ? qui a pu vous le faire croire ?

— Il faut que vous sachiez que j’ai été aujourd’hui chez le shérif, car, Dieu merci, j’erre de tous côtés comme une âme en peine ; et qui ai-je vu arriver là tout affairé en chaise de poste, si ce n’est Monkbarns lui-même ; et l’on sait que cela n’est pas pour peu de chose que Son Honneur prendra une chaise de poste deux jours de suite.

— Eh bien, qu’est-ce que tout cela me fait ?

— Oh ! vous allez l’entendre. Eh bien donc, Monkbarns s’est enfermé avec le shérif, quoique les autres pauvres gens soient restés à la porte : vous ne doutez pas de cela ; ces gentilshommes sont toujours si polis les uns pour les autres !

— Pour l’amour de Dieu, mon vieil ami…

— Pourquoi ne m’envoyez-vous pas tout de suite au diable, monsieur Lovel ? cela vaudrait mieux que de prononcer le nom de Dieu avec une telle impatience.

— Mais j’ai ici une affaire pressante avec le lieutenant Taffril.

— Bon, bon ! il n’y a pas de temps de perdu, dit le mendiant ; je puis prendre quelque liberté avec M. Daniel Taffril ; j’ai travaillé plus d’une fois pour lui ; car j’ai fait le métier de menuisier aussi bien que celui de chaudronnier.

— Vous êtes fou, Édie, ou vous voulez que je le devienne.

— Ni l’un ni l’autre, reprit Édie changeant soudain son accent traînant de mendiant contre un ton bref et décidé. Le shérif avait envoyé cherché son clerc, qui est un garçon qui a la langue un peu trop longue, et j’ai découvert qu’il faisait dresser un mandat d’arrêt contre vous. J’avais cru que c’était une saisie pour dettes, car tout le monde sait que le laird n’aime à laisser personne fouiller dans sa poche. Mais je n’ai plus qu’à me taire ; car j’aperçois là-bas le jeune Mac Intyre et M. Lesley, et je devine à présent que l’intention de Monkbarns était meilleure que celle qui vous amène ici en ce moment. »

Les antagonistes s’approchèrent alors, et se saluèrent avec la froide civilité convenable en cette circonstance. « Que fait ici ce vieux pauvre ? dit Mac Intyre.

— Je suis un vieux pauvre, répondit Édie ; mais je suis aussi un vieux soldat de votre père, et j’ai servi avec lui dans le 42e.

— Que vous ayez servi où il vous plaira, cela ne vous autorise pas à venir nous troubler ici, dit Mac Intyre ; laissez-nous donc, ou… » et il leva sa canne pour effrayer le vieillard, quoique sans aucune idée de le frapper. Mais le courage d’Ochiltree s’irrita de cette insulte : « À bas votre baguette, capitaine Mac Intyre ; je suis un vieux soldat, comme je vous l’ai déjà dit, et j’en supporterais beaucoup du fils de votre père, mais je ne m’en laisserai pas toucher, tant que mon bâton ferré me défendra.

— Allons, allons, j’ai eu tort, j’en conviens, dit Mac Intyre ; prenez cette couronne, et passez votre chemin. Eh bien, que voulez-vous encore ? »

Le vieillard se redressa de manière à déployer sa taille dans tout son avantage ; et malgré ses habits qui, toutefois, ressemblaient plus à ceux d’un pèlerin qu’à ceux d’un mendiant ordinaire, chacun, à sa grandeur peu commune, à l’énergie de sa voix et de ses gestes, l’eût pris pour un voyageur des saints lieux, ou pour un ermite prédicateur donnant des conseils spirituels aux jeunes gens qui l’entouraient, plutôt que pour un objet de leur charité. Ses paroles étaient à la vérité aussi simples que ses habits, mais aussi hardies, aussi énergiques que son maintien était fier et imposant. « Que venez-vous faire ici, jeunes gens ? dit-il en s’adressant à ses auditeurs surpris ; venez-vous au milieu des plus beaux ouvrages de Dieu pour manquer à ses lois ? Avez-vous quitté les ouvrages des hommes, leurs villes et leurs maisons, qui ne sont comme eux que boue et que poussière, pour venir sur ces montagnes paisibles, à côté de ces eaux tranquilles qui dureront tant que le monde sera monde, et cela pour vous détruire l’un l’autre et vous arracher une vie dont le terme est déjà assez court suivant les lois de la nature, et dont vous aurez à rendre un long et terrible compte ? mes enfans ! n’avez-vous pas des pères, des frères, des sœurs qui vous ont soignés, des mères qui ont tant souffert en vous mettant au monde, et des amis qui vous considèrent comme une partie de leur chair et de leurs os ? et voulez-vous les priver ainsi de leurs fils, de leurs frères et de leurs amis ? Hélas ! c’est un triste combat que celui où le vainqueur est le plus malheureux ! Pensez-y, mes enfans. Je ne suis qu’un pauvre homme, mais je suis aussi un vieillard ; et mes cheveux gris, et surtout la sincère conviction qui dicte mes paroles, doivent, je crois, leur donner vingt fois plus de force que le poids de ma pauvreté ne peut leur en ôter. Retournez chez vous, rentrez dans vos logis comme de bons enfans. Les Français un de ces jours vont venir nous attaquer[1] ; vous ne manquerez pas de combats alors ; et peut-être le vieil Édie se trahira-t-il lui-même après vous, s’il peut trouver un fossé propice pour y reposer avec son fusil ; et il peut vivre encore assez long-temps pour vous dire lequel des deux sait mieux se battre quand il s’agit d’une bonne cause. »

Il y avait dans le ton intrépide et indépendant du vieillard, dans l’énergie de ses sentimens et dans sa mâle et grossière éloquence, quelque chose qui produisit son effet sur les jeunes gens, surtout sur les seconds, dont l’orgueil ne se trouvait pas intéressé à ce que la dispute eût une fin sanglante, et qui, au contraire, épiaient le moment d’offrir une conciliation.

« Sur mon honneur, monsieur Lesley, dit Taffril, le vieil Édie a parlé comme un oracle ; nos amis présens étaient hier fort irrités et par conséquent fort déraisonnables. Je crois que, d’un côté comme de l’autre, le mot de ralliement devrait être oubli et pardon, que nous devrions tous nous serrer la main, tirer en l’air ces armes maudites, et revenir souper ensemble aux Armes de Grœme.

— Je suis sincèrement de cet avis, dit Lesley ; car au milieu de beaucoup de chaleur et d’irritation de part et d’autre, j’avoue que je suis incapable de découvrir aucun motif raisonnable de se battre.

— Messieurs, dit froidement Mac Intyre, c’était d’avance qu’il fallait peser tout cela. Dans mon opinion, des personnes qui, après avoir poussé une affaire aussi loin, se sépareraient ensuite sans l’avoir terminée, pourraient aller souper fort gaiement aux Armes de Grœme, mais se relèveraient le lendemain avec une réputation aussi déchirée que les habits de notre ami l’orateur qui est venu nous étaler une éloquence dont nous nous serions fort bien passés. Je parle ici pour moi, je me vois contraint de vous prier d’en finir sans délai.

— Et comme je n’en ai jamais non plus désiré aucun, dit Lovel, je prierai ces messieurs de vouloir bien régler les préliminaires aussi promptement que possible.

— Enfans ! enfans ! » s’écria le vieil Ochiltree ; mais voyant qu’on ne l’écoutait plus : « Insensés ! devrais-je dire ; mais que votre sang retombe sur vos têtes ! »

Le vieillard se retira alors du terrain, qui fut mesuré par les seconds, tandis qu’il continuait de se parler à lui-même et de murmurer avec une sombre indignation, mêlée cependant d’un vif sentiment d’inquiétude et de pénible curiosité. Sans s’occuper davantage de sa présence ou de sa réprimande, Lesley et le lieutenant firent les arrangemens nécessaires au duel, et il fut convenu que les deux parties tireraient au même moment où Lesley laisserait tomber son mouchoir.

Le fatal signal fut donné, et les deux coups partirent presque en même temps. La balle du capitaine Mac Intyre effleura le côté de son adversaire, mais ne lui tira pas de sang ; celle de Lovel fut plus fidèle au but. Mac Intyre chancela et tomba ; mais se relevant sur son bras, sa première exclamation fut : « Ce n’est rien, ce n’est rien ; donnez-nous les autres pistolets. » Cependant il ajouta un moment après, d’une voix plus faible : « Je crois que j’en ai assez ; et, ce qu’il y a de pire, je crains de n’avoir que ce que je mérite. Monsieur Lovel, ou quel que soit votre nom, fuyez, sauvez-vous… ; soyez tous témoins que c’est moi qui ai provoqué cette affaire. » Puis se soulevant encore sur son bras, il ajouta : « Lovel, donnez-moi la main ; je suis convaincu que vous êtes un gentilhomme : pardonnez-moi mon impertinence comme je vous pardonne ma mort… Ma pauvre sœur ! »

Le chirurgien arriva pour jouer son rôle dans cette tragédie ; Lovel restait immobile à contempler le mal dont il était la cause active, quoique involontaire, avec des yeux troublés et égarés. Il fut tiré de sa stupeur par le mendiant. « Pourquoi restez-vous là à regarder vos œuvres ? ce qui est ordonné doit s’accomplir ; ce qui est fait ne peut plus se réparer. Mais fuyez, si vous voulez sauver votre jeune tête d’une mort honteuse. Je vois venir là-bas des hommes qui arrivent trop tard pour vous séparer, mais, hélas ! assez et trop tôt pour vous entraîner en prison.

— Il a raison ! il a raison ! s’écria Taffril ; il ne faut pas vous exposer à suivre la grande route ; enfoncez-vous dans les bois jusqu’à la nuit ; mon brick sera sous voiles alors, et à trois heures du matin, si la marée nous sert, j’enverrai une barque vous attendre au Mussel-Crag. Mais partez, partez, pour l’amour de Dieu.

— Ah ! oui, fuyez, fuyez, répéta le blessé, dont la voix était entrecoupée de mouvemens convulsifs.

— Venez avec moi, dit le mendiant en l’entraînant presque par force ; le conseil du lieutenant est le meilleur. Je vous mènerai dans un endroit où vous pourriez rester caché, quand même ils mettraient des limiers à votre poursuite.

— Allez, allez, dit le lieutenant ; rester ici est une véritable démence.

— C’en était une plus grande d’y venir, dit Lovel en lui prenant la main ; mais adieu. » Et il suivit Ochiltree dans les profondeurs des bois.


  1. On voit que le temps où cet ouvrage fut composé se rapporte à celui de la descente projetée par Napoléon. a. m.