L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXVII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 280-290).


CHAPITRE XXVII.

LE MESSAGE MYSTÉRIEUX.


Il y a beaucoup de grands qui donneraient la moitié de leurs biens pour connaître la manière et avoir l’honneur de mendier dans le grand genre.
Le Buisson du mendiant.


Le vieil Édie se leva avec l’alouette, et son premier soin fut de s’informer de Steenie et du portefeuille. Le jeune pêcheur avait été contraint d’accompagner son père avant le jour, afin de profiter de la marée ; mais il avait promis qu’aussitôt son retour, le portefeuille, avec son contenu soigneusement enveloppé dans un morceau de toile à voile, serait remis par lui à Ringan Aikwood pour être rendu à Dousterswivel, son propriétaire.

La ménagère avait préparé le repas du matin pour la famille, et chargeant son panier de poisson sur ses épaules, elle marcha d’un pas ferme vers Fairport. Les enfans étaient à jouer auprès de la porte, car il faisait beau temps et soleil. La vieille grand’mère, assise de nouveau sur sa chaise d’osier auprès du feu, avait repris son éternel fuseau, entièrement impassible aux cris et aux pleurs des enfans, ainsi qu’aux criailleries de la mère, qui avaient précédé la dispersion de la famille. Édie avait arrangé ses différens sacs, et se préparait à commencer de nouveau ses tournées, suivant l’usage de sa vie vagabonde ; mais avant de partir il s’avança, comme il pensa que la civilité le voulait, pour prendre congé de la vieille matrone.

« Je vous souhaite le bonjour, commère, et plus d’un encore avec celui-ci ; je reviendrai vers la fin de la moisson, et j’espère vous trouver alors saine et bien portante.

— Priez pour que vous me trouviez dans la paix de la tombe, dit la vieille femme d’une voix creuse et sépulcrale, mais sans que ses traits indiquassent la moindre agitation.

— Vous êtes vieille, commère, et je suis vieux aussi, mais il nous faut attendre la volonté du Tout-Puissant ; il ne nous oubliera pas à notre tour.

— Il n’oubliera pas nos actions non plus, dit la vieille femme ; l’esprit répondra des erreurs de la chair.

— Ce n’est que trop vrai ; et je puis m’appliquer cette parole plus que tout autre, moi qui mène une vie errante et désordonnée. Mais vous, vous avez été toujours une honnête femme ; nous sommes tous pécheurs, mais sûrement vous ne l’avez pas été de manière à désespérer.

— Le poids eût pu être plus lourd ; mais tel qu’il est, oui, tel qu’il est encore, il n’en faudrait pas tant pour submerger le plus superbe brick qui soit jamais sorti de la rade de Fairport. Quelqu’un ne m’a-t-il pas dit, du moins l’impression en est restée dans mon esprit, mais les vieilles gens ont souvent la tête faible ; quelqu’un ne m’a-t-il pas dit que Joscelinde, comtesse de Glenallan, avait quitté ce monde ?

— Qui l’a dit a parlé vrai, répondit le vieil Édie ; elle a été enterrée hier à Saint-Ruth ; et moi, comme un vieux fou, je me suis enfui en voyant les torches et les cavaliers.

— Telle a été leur coutume depuis la mort du grand comte qui fut tué à Harlaw : ils l’ont fait pour montrer qu’ils dédaignaient de mourir et d’être enterrés comme les autres hommes. Les femmes de la maison de Glenallan ne pleurent pas sur leurs maris, ni les sœurs sur leurs frères. Mais est-il vrai qu’elle soit enfin appelée à rendre ses derniers comptes ?

— Aussi vrai que vous et moi le serons un jour, répondit Édie.

— Alors donc je soulagerai mon esprit du poids qui l’accable, quoi qu’il en puisse arriver. »

Elle prononça ces mots avec plus de vivacité qu’elle ne parlait ordinairement, et les accompagna d’un geste de la main comme si elle rejetait quelque chose loin d’elle. Elle se leva alors, et déployant sa taille qui jadis avait été majestueuse et qui le paraissait encore quoique courbée par l’âge et les infirmités, elle se tint devant le vieillard, offrant l’image d’une momie qui, animée par un esprit surnaturel, vient d’éprouver une résurrection temporaire. Ses yeux d’un bleu clair erraient çà et là, comme si tantôt elle eût oublié et tantôt se fût rappelé ce que sa main sèche et ridée cherchait à trouver parmi divers objets au fond d’une ample poche, suivant la mode ancienne : à la fin elle en tira une petite boîte de paille, et l’ouvrant, elle y prit une bague précieuse dans laquelle était enchâssée une mèche de cheveux de deux couleurs, les uns noirs, les autres d’un brun clair, entrelacés ensemble et entourés de diamans d’une valeur considérable.

« Bonhomme, dit-elle à Ochiltree, si vous voulez mériter la miséricorde divine, allez porter ce message de ma part au château de Glenallan, et demandez à parler au comte.

— Le comte de Glenallan, commère ! quelle apparence qu’il reçoive un pauvre vagabond comme moi, lui qui ne veut voir aucun des gentilshommes du pays ?

— Allez toujours, et essayez ; vous lui direz qu’Elspeth de Craigburnsfoot (il se souviendra mieux de moi par ce nom) demande à le voir avant d’être délivrée de son long pèlerinage, et qu’elle lui envoie cette bague en témoignage de l’affaire dont elle voudrait lui parler. »

Ochiltree regarda la bague et admira sa valeur apparente ; puis la replaçant soigneusement dans la boîte qu’il enveloppa d’un vieux mouchoir déchiré, il mit le paquet dans son sein.

« Eh bien, bonne mère, dit-il, je ferai votre commission, ou il n’y aura pas de ma faute ; mais sûrement jamais présent si précieux ne fut envoyé à un comte de la part d’une vieille femme de pêcheur, et par l’entremise d’un vieux mendiant comme moi. »

Après cette réflexion, Édie prit son bâton ferré, mit son chapeau à larges bords, et partit pour sa destination ; la vieille femme resta quelque temps debout dans une attitude immobile, les yeux tournés vers la porte par laquelle son messager venait de sortir. Peu à peu l’apparence de vivacité que cette conversation avait excitée en elle abandonna ses traits ; elle retomba sur son siège accoutumé, et reprit son fuseau et sa quenouille avec son air habituel d’apathie.

Cependant Édie Ochiltree avançait dans son voyage. La distance jusqu’à Glenallan était de dix milles, et le vieux soldat en mit environ douze à accomplir cette marche avec la curiosité naturelle aux habitudes oisives de son état et à l’activité de son imagination. Il se tourmenta tout le long du chemin pour deviner quel pouvait être le but du mystérieux message dont il était chargé, et quel rapport l’orgueilleux, le riche et puissant comte de Glenallan pouvait avoir avec les crimes ou le repentir d’une vieille femme presque en enfance, dont le rang dans la société était fort peu supérieur à celui de son messager. Il essaya de se rappeler tout ce qu’il avait jamais su ou entendu dire de la famille Glenallan, et après l’avoir fait, il n’en fut pas plus habile à former aucune conjecture sur ce sujet. Il savait que les grands biens et les riches domaines de cette ancienne et puissante famille étaient dévolus à la comtesse qui venait de mourir, et qui avait hérité de la manière la plus remarquable du caractère sévère, hautain et inflexible, qui avait distingué la maison de Glenallan depuis qu’elle avait commencé à figurer dans les annales de l’Écosse. Comme le reste de ses ancêtres, elle était restée attachée avec zèle à la foi catholique romaine, et avait épousé un gentilhomme anglais de la même communion et d’une grande fortune, qui n’avait survécu que deux ans à ce mariage. La comtesse s’était donc trouvée fort jeune avec l’administration absolue des grands biens de ses deux fils. L’aîné, lord Geraldin, qui devait succéder au titre et à la fortune de Glenallan, avait été totalement dépendant de sa mère tant qu’elle vécut. Le second, à sa majorité, prit le nom et les armes de son père, et se mit en possession de ses domaines, suivant les conditions du contrat de mariage de la comtesse. À compter de cette époque, il avait presque toujours habité l’Angleterre, et n’avait fait à sa mère et à son frère que des visites fort rares et fort courtes, dont il finit même par se dispenser tout-à-fait, en conséquence de sa conversion à la religion réformée.

Mais avant même d’avoir aussi mortellement offensé sa mère, la résidence de Glenallan n’offrait que peu de charmes à un jeune homme aussi vif et aussi gai qu’Édouard Geraldin Neville, quoique l’austérité et la tristesse de cette retraite semblassent mieux convenir aux habitudes mélancoliques et au caractère froid et réservé de son frère aîné. Lord Geraldin, à son entrée dans la vie, était un jeune homme dont les talens donnaient les plus belles espérances ; ceux qui l’avaient connu lors de ses voyages avaient conçu la plus haute opinion de sa carrière future. Mais d’aussi brillans présages viennent souvent à s’obscurcir d’une manière étrange. Le jeune lord retourna en Écosse, et après avoir vécu environ un an dans la société de sa mère au château de Glenallan, il parut avoir adopté toute l’austérité et la sombre mélancolie de son caractère. Exclu des fonctions publiques par la religion qu’il professait, et, par son propre choix, de toute autre distraction moins sérieuse, lord Geraldin vivait dans la plus profonde retraite. Sa société ordinaire se composait d’un ecclésiastique de sa communion qui venait de temps en temps au château ; et très rarement, c’est-à-dire à des jours marqués de grandes fêtes, on y recevait en cérémonie une ou deux familles qui professaient aussi la religion catholique. Là se bornait le cercle de leurs relations, d’où leurs voisins hérétiques étaient entièrement exclus. Les catholiques même qu’on recevait à Glenallan dans les grandes occasions dont on vient de parler, ne voyaient rien au delà du faste et de la pompe déployés dans ces repas d’apparat, et ils en revenaient toujours également frappés des manières imposantes et sévères de la comtesse, et du sombre abattement qui ne cessait un moment d’obscurcir les traits de son fils. La mort de sa mère venait de le mettre en possession de sa fortune et de son titre, et l’on se demandait déjà parmi ses voisins si sa gaîté renaîtrait avec son indépendance ; mais ceux qui avaient eu occasion de pénétrer quelquefois dans l’intérieur de la famille, répandirent le bruit que la constitution du comte était minée par les austérités religieuses, et que probablement il ne tarderait pas à suivre sa mère au tombeau. Cet événement semblait d’autant plus probable, que son frère était mort d’une maladie de langueur qui, dans les dernières années de sa vie, avait affecté également ses facultés physiques et morales ; de sorte que les généalogistes cherchaient déjà dans leurs registres afin d’y découvrir l’héritier de cette malheureuse famille, tandis que les gens d’affaires parlaient avec une satisfaction prématurée, de la probabilité d’un procès au sujet de la succession Glenallan.

En approchant de la façade du château de Glenallan, ancien édifice d’une grande étendue et dont la partie la plus moderne était attribuée aux dessins du célèbre Inigo Jones, Édie Ochiltree commença à réfléchir de quelle manière il lui serait plus facile d’être admis pour remplir son message ; et après avoir été quelque temps indécis, il résolut enfin d’envoyer au comte le bijou dont il était chargé par un de ses domestiques. Dans ce dessein, il s’arrêta à une chaumière où il se procura les moyens de renfermer la bague dans un petit paquet cacheté, avec cette adresse : Pour être remis à Son Honneur le comte de Glenallan. Cependant, sachant que des missives de ce genre remises à la porte des grandes maisons par des gens de son espèce, ne vont pas toujours à leur adresse, Édie résolut, en vieux soldat, de reconnaître le terrain avant de commencer son attaque. En approchant de la loge du portier, il vit au nombre des pauvres qui étaient rangés devant, et dont quelques uns étaient des indigens du voisinage, et d’autres des mendians vagabonds de sa classe, qu’il allait y avoir une distribution générale d’aumônes.

« Une bonne action, se dit Édie, ne va jamais sans récompense. Il est possible que je reçoive ici quelque bonne aumône, que j’aurais manquée si je ne m’étais chargé de la commission de cette vieille femme. »

En conséquence, il alla se ranger en ligne avec la troupe déguenillée, cherchant autant que possible à se placer un des premiers, distinction qu’il croyait due tant à sa robe bleue et à sa plaque, qu’à son âge et à son expérience ; mais il s’aperçut bientôt qu’il y avait dans cette assemblée un autre principe de préséance dont il ne s’était pas douté.

« Avez-vous droit à la triple part, l’ami, pour vous pousser si hardiment en avant ? je ne le croirais pas pourtant, car il n’y a pas de catholiques qui portent cette plaque-là.

— Non, non, je ne suis pas un romain, dit Édie.

— Alors, allez vous ranger avec ceux de la double, ou de la simple ration, c’est-à-dire avec les épiscopaux, ou les presbytériens, qui sont là derrière : c’est une honte de voir un hérétique avec une barbe assez longue pour faire honneur à un ermite. »

Ainsi rejeté de la société des mendians catholiques, ou qui du moins se disaient tels, Ochiltree fut prendre place au milieu des pauvres de la communion de l’église d’Angleterre, auxquels le noble donataire accordait une double portion dans ses charités. Mais jamais il n’arriva à un pauvre non-conformiste d’être plus rudement rejeté par une assemblée de la haute église, même lorsque cette matière était agitée avec le plus de fureur du temps de la bonne reine Anne.

« Regardez-le donc avec sa plaque, dirent-ils ; il entend tous les ans, le jour anniversaire de la naissance du roi, un sermon prêché par un des ministres presbytériens de la cour, et il voudrait se faire passer pour un enfant de l’église épiscopale ! Non, non, nous y mettrons bon ordre. »

Édie, repoussé également par Rome et par l’épiscopat, fut donc obligé d’aller se mettre, à l’abri de la risée de ses confrères, parmi le petit groupe de presbytériens qui avaient dédaigné de cacher leurs opinions religieuses pour l’intérêt d’une augmentation d’aumône, ou qui peut-être savaient qu’une pareille tromperie n’aurait pas manqué d’être découverte.

Les mêmes distinctions furent observées dans la manière dont on distribua les aumônes, qui consistaient en une portion de pain, de bœuf, et en une pièce de monnaie pour chaque individu des trois classes. L’aumônier ecclésiastique, d’un extérieur grave et sévère, surveillait lui-même la distribution faite aux mendians catholiques, faisant à chacun une ou deux questions en lui remettant sa portion, et recommandant aux prières de tous l’âme de Joscelinde, comtesse de Glenallan, et mère de leur bienfaiteur. Le portier, distingué par sa haute canne à tête d’argent et par sa longue robe noire bordée d’un galon de même couleur, qu’il avait revêtue, conformément au deuil général de la famille, distribuait les aumônes parmi les épiscopaux ; et les enfans moins favorisés de l’église presbytérienne recevaient les leurs des mains d’un vieux domestique.

Comme ce dernier était en discussion avec le portier, son nom, qui fut prononcé par hasard, frappa Ochiltree, et réveilla en lui d’anciens souvenirs. Le reste de la troupe s’était retiré, quand ce domestique, s’approchant de l’endroit où Édie s’arrêtait encore, lui dit avec l’accent très prononcé du comté d’Aberdeen : « Que fait là le vieux bonhomme, et pourquoi ne s’en va-t-il pas à présent qu’il a reçu de la viande et de l’argent ?

— Francis Macraw, répondit Ochiltree, avez-vous oublié Fontenoy ? Gardez vos rangs ; en avant, marche !

— Oh ! oh ! s’écria Francis avec l’exclamation de surprise familière aux pays du nord, personne ne peut avoir dit ainsi ces mots-là que mon vieux chef de file Édie Ochiltree ; mais je suis fâché de vous retrouver dans un si misérable état, mon brave.

— Pas si misérable que vous pensez, Francis ; mais je ne voudrais pas quitter ce lieu sans causer un peu avec vous, car je ne sais si je vous reverrai de sitôt ; vos gens, dit-on, ne font guère d’accueil aux protestans ; c’est ce qui fait que je ne suis jamais venu par ici.

— Bah, bah ! reprit Francis, laissez dire les gens[1] et venez-vous-en avec moi, je vous donnerai quelque chose de mieux qu’un os de bœuf. »

Ayant ensuite dit un mot à l’oreille du portier (sans doute pour lui demander son agrément), et attendant que l’aumônier fût rentré dans la maison, ce qu’il fit d’un pas lent et solennel, Francis Macraw introduisit son vieux camarade dans la cour du château de Glenallan, dont le sombre portail était surmonté d’un large écusson où se trouvaient mêlés, comme de coutume, avec les ornemens de blason, signes fastueux de l’orgueil humain, les emblèmes funèbres du néant de la vie. La cotte d’armes héréditaire de la comtesse, avec ses nombreux quartiers disposés eu losanges et entourés des écussons de ses ancêtres paternels et maternels, était semée et entremêlée de faux, de sabliers, de crânes et de tous les autres symboles de cette mort qui nivelle tous les rangs. Faisant traverser à son ami la grande cour pavée, aussi rapidement que possible, Macraw le conduisit par une porte de côté dans un petit appartement, auprès de la salle des domestiques, dont il avait l’usage exclusif en raison de son service particulier auprès de la personne de lord Glenallan. Se procurer de la viande froide de diverses espèces, de la bière forte, et même un verre de cordial, n’était pas une chose difficile pour un personnage aussi important que Francis, et auquel le sentiment de sa dignité n’avait pas fait oublier l’adroite prévoyance de son pays qui recommande d’être en bonne intelligence avec le sommelier. Notre envoyé mendiant but de l’ale, et causa long-temps des histoires de l’ancien temps, jusqu’à ce que, la conversation venant à languir, il résolut d’entamer le sujet de son ambassade, qui pendant quelques momens s’était presque effacé de sa mémoire.

Il dit qu’il avait une pétition à présenter au comte, car il jugea prudent de ne pas parler de la bague, ne sachant pas, comme il l’avoua ensuite, jusqu’à quel point les mœurs d’un simple soldat avaient pu ne pas se corrompre dans le service d’une grande maison.

« Oh ! bien oui, dit Francis, le comte ne veut recevoir aucune pétition ; mais je puis la remettre à l’aumônier.

— Mais elle a rapport à quelque secret que le lord aimera mieux sans doute connaître tout seul.

— C’est justement la raison pour laquelle l’aumônier sera bien aise de l’apprendre le premier.

— Mais je ne suis venu ici que dans le but de la remettre, Francis ; et il faut réellement que vous m’aidiez un peu à sortir de cet embarras.

— Et ainsi ferai-je au mieux de mon pouvoir, répondit l’Écossais du nord ; d’ailleurs, si diables qu’ils soient, ils ne peuvent que me renvoyer, et je pensais justement à demander mon congé et à m’en retourner finir mes jours à Inverary. »

Dans cette généreuse résolution de servir son ami à tous périls, et d’autant plus qu’il n’y en avait aucun qui pût l’inquiéter beaucoup, Francis Macraw quitta l’appartement. Il ne revint que longtemps après, et en rentrant ses manières indiquaient la surprise et l’agitation.

« Je ne sais, dit-il, si vous êtes bien Édie Olchitree, de la compagnie de Carry, dans le 42e, ou si c’est le diable qui a pris votre ressemblance.

— Et d’où vient que vous parlez ainsi ? demanda le mendiant surpris.

— Parce que vous avez jeté milord dans un trouble et dans une surprise où de ma vie je n’ai jamais vu d’homme ; mais il vous verra, j’ai gagné cela du moins. Il a été pendant quelques minutes comme un homme hors de lui-même, et j’ai cru même qu’il allait s’évanouir, et quand il est revenu à lui, il m’a demandé qui avait apporté le paquet ;… et que croyez-vous que je lui aie répondu ?

— Que c’était un vieux soldat, répondit Édie, c’est ce qui sonne le mieux à la porte d’un gentilhomme ; à celle d’un fermier, il faut mieux dire que vous êtes un vieux chaudronnier, si vous ne voulez obtenir qu’un gîte, car il y a à parier que la ménagère aura toujours quelque raccommodage à vous faire faire.

— Mais je n’ai dit ni l’un ni l’autre, repris Francis, car milord ne s’en serait guère soucié ;… il fait plus de cas de ceux qui peuvent raccommoder nos consciences. Ainsi je lui ai donc dit que le papier avait été apporté par un vieillard à longue barbe blanche ; que ce pouvait être un frère capucin, autant que j’en pouvais juger, car il était vêtu comme un vieux pèlerin : de sorte qu’il vous enverra chercher aussitôt qu’il sera assez remis pour vous parler. »

« Je voudrais être quitte de cette affaire, pensa Édie en lui-même ; il y a bien des gens qui prétendent que le comte n’a pas la tête très saine ; et qui peut dire s’il ne sera pas offensé que j’aie osé me mêler de cela ? »

Mais la retraite devint bientôt impossible ; un coup de sonnette se fit entendre d’une partie éloignée du château, et Macraw dit d’une voix étouffée, comme s’il se fût déjà retrouvé en présence de son maître : « Voilà la sonnette de milord ; suivez-moi, et marchez légèrement et sans bruit. »

Édie suivit son guide, qui marchait comme s’il eût craint d’être entendu, et qui lui fit traverser un long passage et monter un arrière-escalier qui les conduisit aux appartemens de la famille. Ils étaient d’une vaste étendue, et meublés avec un faste qui indiquait l’ancienne importance et la splendeur de cette maison. Mais tous les ornemens en appartenaient à une époque très éloignée, et on aurait pu se croire au milieu des salons d’un seigneur écossais avant la réunion des deux couronnes. La dernière comtesse, tant par un mépris hautain du temps où elle vivait, que par un sentiment de respect orgueilleux envers sa famille, n’avait pas voulu permettre qu’on changeât rien à l’ameublement de Glenallan, tant qu’elle y avait résidé. La partie la plus magnifique de ses ornemens était une collection précieuse de tableaux des meilleurs maîtres, dont les cadres massifs étaient un peu ternis par le temps, et attestaient aussi les goûts sombres des propriétaires. Il y avait en outre quelques beaux portraits de famille, peints par Van-Dyck et d’autres maîtres célèbres. Mais ce qui dominait dans la collection, c’étaient les saints et les martyrs du Dominiquin, de Velasquez et de Murillo, et autres sujets du même genre, qu’on avait choisis de préférence à des paysages ou à des compositions historiques. La manière dont ces sujets effrayans et quelquefois même hideux étaient représentés, se trouvait en parfaite harmonie avec la sombre tristesse des appartements ; et cette circonstance ne laissa pas de frapper le vieillard tandis qu’il les traversait sous l’escorte de son ancien camarade. Il allait exprimer quelque sentiment de ce genre, lorsque Francis, lui imposant silence par un signe et ouvrant une porte située au bout de la longue galerie de tableaux, l’introduisit dans une petite antichambre tendue de noir. Là ils trouvèrent l’aumônier, dont l’oreille était appliquée sur une porte opposée à celle par laquelle ils venaient d’entrer, dans l’attitude de quelqu’un qui écoute avec attention et qui craint pourtant d’être surpris dans cette situation.

Le vieux domestique et le prêtre tressaillirent lorsqu’ils s’aperçurent réciproquement, mais l’aumônier se remettant le premier, et s’avançant vers Macraw, dit à voix basse, mais avec un ton d’autorité : « Comment osez-vous approcher de l’appartement de Sa Grâce sans frapper ? Quel est cet étranger qui vous accompagne ? que vient-il faire ici ? Retirez-vous dans la galarie, et attendez que j’aille vous y parler.

— Il nous est impossible d’obéir en ce moment à Votre Révérence, dit Macraw en élevant la voix de manière à être entendu de la chambre voisine (car il sentait que le prêtre ne soutiendrait pas cette discussion si près de l’oreille de son patron) ; la sonnette de M. le comte vient de m’appeler. «

À peine eut-il prononcé ces mots, qu’elle retentit de nouveau avec plus de violence que la première fois, et l’ecclésiastique, voyant que toute autre explication était impossible, leva le doigt vers Macraw avec une expression menaçante, et quitta l’appartement.

« Je vous l’avais bien dit, murmura tout bas à l’oreille d’Édie l’homme d’Aberdeen ; » puis il se hâta d’ouvrir la porte auprès de laquelle il avait surpris le chapelain en faction.


  1. Le texte dit : Let that flee atick in the wall ;When the dict is dry, it will rub out ; deux proverbes écossais qui signifient, le premier : « Laissez la mouche s’attacher à la muraille ; » et le second : « Quand la boue est sèche, elle s’en va en la frottant. » Le premier de ces proverbes répond à ceci : « Ne parlez point de cela. » a. m.