L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXXIV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 340-350).


CHAPITRE XXXIV.

RENCONTRE DE DEUX ANCIENNES CONNAISSANCES.


Les nerfs roidis et glacés de cette main sans vie ont encore un rapport secret avec le cœur palpitant de son père, de même que le membre qu’on a tranché et enseveli dans la terre, conserve, nous dit-on, une mystérieuse communication avec le tronc mutilé auquel il appartint, et dont les muscles s’agitent encore dans son incomplète existence.
Vieille comédie.


L’Antiquaire, comme nous en avons informé le lecteur à la fin du trente-et-unième chapitre, s’était débarrassé de la compagnie du digne M. Blattergowl, quoique celui-ci lui eût offert de le régaler du meilleur discours qu’il eût jamais entendu faire dans la cour des dîmes[1] par l’avocat chargé de défendre les intérêts de l’Église dans l’affaire mémorable de la paroisse de Gatharem. Mais notre vieux gentilhomme, résistant à cette tentation, préféra prendre, tout seul, un sentier écarté qui le conduisit à la chaumière de Mucklebackit. Quand il arriva devant, il vit un homme occupé à travailler, et qui semblait réparer une barque fort endommagée, amenée sur la plage ; il s’approcha de lui, et fut surpris en voyant que c’était Mucklebackit lui-même. « Je suis bien aise, dit-il d’un ton d’intérêt, je suis bien aise, Saunders, que vous vous soyez senti capable de faire cet effort.

— Et que voulez-vous que je fasse, répondit brusquement le pêcheur, à moins que je ne veuille voir mourir de faim quatre enfans, parce que j’en ai un qui s’est noyé ? C’est bon pour vous autres gentilshommes de rester à la maison avec le mouchoir sur vos yeux quand vous perdez un parent ; mais il faut que des gens comme nous se remettent tout de suite au travail, quand les battemens de nos cœurs seraient aussi violens que les coups de ce marteau. »

Sans s’occuper davantage d’Oldbuck, il continua son travail, et l’Antiquaire, qui se plaisait à observer la nature sous l’influence des passions les plus propres à l’agiter, se tint auprès de lui, attentif et silencieux comme s’il eût suivi les progrès de son ouvrage. Il remarqua plus d’une fois sur les traits rudes de cet homme un mouvement causé par la force de l’habitude, comme s’il se fût préparé à accompagner le bruit de la scie et du marteau par l’air populaire qu’il avait coutume de chanter ou de siffler ; mais avant que le son s’en fût échappé on voyait, au mouvement de ses lèvres et de sa poitrine, que la cause qui l’empêchait de continuer venait tout-à-coup s’offrir à son esprit. À la fin, après avoir raccommodé une ouverture considérable, et sur le point d’en reboucher une autre, ses sensations parurent ne plus lui laisser la faculté de donner à son travail le degré d’attention qu’il demandait. Le morceau de bois qu’il devait clouer se trouva d’abord trop long ; ensuite il le scia trop court, et enfin en choisit un autre qui ne convenait pas mieux à cet usage. À la fin, le jetant avec colère et essuyant de sa main tremblante ses yeux troublés par les larmes : « Il y a une malédiction, dit-il, sur moi ou sur cette vieille chienne de barque, que j’ai halée et maniée sur terre et sur mer, et que j’ai réparée et reclouée pendant tant d’années pour qu’elle finit par noyer mon pauvre Steenie ! qu’elle aille à tous les diables. Il lança son marteau contre la barque, comme si elle eût été la cause volontaire de son malheur ; puis, revenant à lui, il ajouta : « Et pourquoi en voudrais-je à cette barque qui n’a ni âme ni raison ? Hélas ! je n’en ai guère plus moi-même ! Ce n’est qu’un assemblage de vieilles planches pourries clouées ensemble, et mû par le vent et la mer ; et moi je suis un pauvre diable battu par la tempête sur mer et sur terre, au point d’en être devenu presque aussi insensible qu’elle. Il faut qu’elle soit raccommodée cependant pour la marée du matin ; c’est une chose de nécessité. »

En parlant ainsi, il alla ramasser ses outils, et essayait de se remettre à l’ouvrage, quand Oldbuck, le prenant par le bras avec bonté, lui dit : « Allons, allons, Saunders, il ne faut pas que vous travailliez aujourd’hui ; j’enverrai le charpentier Shavengs pour qu’il raccommode la barque, et il mettra sur mon compte cette journée d’ouvrage ; vous feriez mieux aussi de ne pas sortir demain, et de rester à consoler votre famille, dans l’affliction où elle est. Mon jardinier vous apportera de Monkbarns des légumes et de la farine.

— Je vous remercie, Monkbarns, répondit le pauvre pêcheur. Je suis un homme franc et grossier, qui ne sait pas faire de belles phrases. J’aurais peut-être pu apprendre de ma mère, il y a longtemps, des manières plus polies, mais je n’ai jamais vu ce qu’elle avait gagné à en savoir plus que moi. Cependant, je vous remercie, vous dis-je. Je vous ai toujours trouvé bon et obligeant pour vos voisins, quoique l’on dise que vous êtes très regardant ; et à cette époque où l’on voulait soulever les pauvres gens contre les riches, j’ai souvent dit qu’aucun homme ne s’aviserait de toucher à un seul cheveu de Monkbarns, tant que Steenie et moi aurions la force de remuer un doigt ; et Steenie en disait autant. Allez, Monkbarns, quand vous le conduisîtes au tombeau, et mille grâces vous soient rendues pour l’honneur que vous nous avez fait, vous vîtes couvrir de terre le corps d’un honnête garçon qui vous aimait bien, quoiqu’il ne sût pas faire de grandes phrases non plus. »

Oldbuck, vaincu dans son orgueilleuse affectation de cynisme, ne se serait guère soucié qu’il se trouvât là quelqu’un pour lui citer ses maximes favorites de philosophie stoïque. De grosses larmes tombaient rapidement de ses yeux, tandis qu’il exhortait le père, qui s’était attendri de nouveau au souvenir des sentimens honnêtes et généreux de son fils, à ne pas s’abandonner à un inutile chagrin, et qu’il le conduisait par le bras vers son humble habitation où une nouvelle scène attendait notre Antiquaire.

La première personne qu’il aperçut en entrant fut lord Glenallan.

Leurs visages exprimèrent une surprise mutuelle lorsqu’ils se saluèrent l’un l’autre, Oldbuck avec une froide réserve, le comte avec quelque embarras.

« C’est milord Glenallan, je crois, dit Oldbuck.

— Lui-même, quoique bien changé depuis le temps où il a connu monsieur Oldbuck.

— Mon intention, dit l’Antiquaire, n’est pas de déranger Votre Seigneurie ; je venais voir seulement cette malheureuse famille.

— Et vous avez rencontré quelqu’un, monsieur, qui a plus de droits encore à votre compassion.

— Ma compassion ? lord Glenallan ne peut avoir besoin de ma compassion ; et si la chose était possible, je ne pense pas même qu’il la demandât.

— Nos relations précédentes,… dit le comte.

— Sont d’une date si ancienne, milord, eurent une si courte durée, et furent accompagnées de circonstances d’une nature si pénible, que nous pouvons, je crois, nous dispenser de les renouveler. »

En parlant ainsi, l’Antiquaire lui tourna le dos et sortit de la cabane, mais lord Glenallan le suivit ; et sans se laisser rebuter par un bonjour très bref, il lui demanda de lui accorder quelques momens de conversation et le secours de ses conseils sur une affaire très importante.

« Votre Seigneurie trouvera des gens plus capables que moi de vous conseiller, milord, et qui regarderont comme un honneur que vous les consultiez. Quant à moi, je suis un homme retiré des affaires et du monde, et je ne me soucie guère de ce qui peut retracer à ma mémoire les événemens passés de mon inutile vie. Et pardonnez-moi d’ajouter que c’est avec un sentiment de peine particulier que je reviens sur cette époque où j’agis comme un insensé, et Votre Seigneurie comme…. » Il s’arrêta tout court.

« Comme un scélérat, voudriez-vous dire ? car tel j’ai dû vous paraître.

— Milord, milord, je n’ai nul désir d’entendre votre confession, dit l’Antiquaire.

— Mais, monsieur, si je puis vous prouver que je suis plus victime que coupable, que j’ai été plus malheureux qu’aucun terme ne peut jamais l’exprimer, et qu’à ce moment encore un tombeau est le seul lieu de repos que je puisse envisager, vous ne refuserez plus la confidence que, regardant votre présence dans ce moment critique comme un avis du ciel, je persiste à vous supplier de recevoir.

— Assurément, milord ; d’après ces paroles je ne me refuserai plus à prolonger cette entrevue extraordinaire.

— Je dois donc vous retracer les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrâmes, il y a plus de vingt ans, au château de Knockwinnock, et je n’ai pas besoin de vous rappeler une jeune dame qui était alors auprès de cette famille.

— L’infortunée miss Neville, milord ? je ne l’ai point oubliée. Elle vous inspirait des sentimens bien différens de ceux que j’avais toujours portés à son sexe. Sa douceur, sa docilité, le plaisir qu’elle prenait aux études que je lui indiquais, m’avaient attaché à elle plus qu’il ne convenait à mon âge, qui n’était pourtant pas alors très avancé, et à la gravité de mon caractère. Mais je n’ai pas besoin de rappeler à Votre Seigneurie de quelle manière vous vous amusâtes aux dépens du savant maladroit qui, habitué à l’étude et à la retraite, vint se couvrir de ridicule par l’embarras qu’il trouvait à exprimer des sentimens qui étaient si nouveaux pour lui. Je ne doute pas que la jeune demoiselle n’ait pris part à ces railleries : c’est ainsi que font toutes les femmes. Je me suis expliqué du premier abord sur ce qui concerne les vœux que je formais alors, et la manière dont ils furent rejetés, afin de convaincre Votre Seigneurie que toutes ces circonstances sont bien présentes à ma mémoire, et qu’elle puisse entreprendre son récit sans avoir égard, en ce qui me concerne, à aucun vain scrupule de délicatesse.

— Je le ferai, dit lord Glenallan ; mais permettez-moi de vous dire d’abord que vous commettez une injustice envers la mémoire de celle qui fut la plus douce, la plus aimable, comme la plus infortunée des femmes, en supposant qu’elle pût tourner en ridicule l’honorable attachement d’un homme tel que vous. Elle me blâma souvent, monsieur Oldbuck, des plaisanteries que je m’étais permises à vos dépens. Puis-je espérer maintenant que vous me pardonnerez la gaîté railleuse qui vous offensa justement alors ? L’état de mon esprit ne m’a jamais mis depuis dans la nécessité de demander excuse pour les écarts inconsidérés d’une folle gaîté.

— Milord, je vous pardonne de tout mon cœur, dit Oldbuck, et vous deviez savoir que j’ignorais alors, ainsi que tout le monde, que j’étais en rivalité avec Votre Seigneurie. Je croyais miss Neville dans cet état de dépendance auquel devaient lui paraître préférable une fortune suffisante et la main d’un honnête homme. Je voudrais qu’il me fût possible de croire que toutes les vues qui se dirigèrent sur elle furent aussi honorables que les miennes.

— Monsieur Oldbuck, vous jugez sévèrement.

— Et ce n’est pas sans cause, milord, quand, le seul des magistrats de ce pays qui fût sans liaison avec votre puissante famille ou qui n’eût pas la lâcheté de la craindre ; quand, dis-je, je fis quelque enquête sur la manière dont miss Neville était morte. Je vous blesse, milord, mais je dois être franc… J’avoue que j’eus toutes les raisons possibles de croire qu’on avait agi envers elle d’une manière indigne, qu’elle avait été abusée par un mariage feint, ou que les mesures les plus fortes avaient été prises pour étouffer et détruire les preuves d’une union qui aurait été réelle. Je ne puis non plus douter en aucune manière que cette cruauté de Votre Seigneurie, soit qu’elle fût l’effet de sa propre volonté, ou de l’influence de la dernière comtesse, n’ait poussé cette malheureuse jeune dame à l’acte de désespoir qui termina sa vie.

— Les conclusions que vous avez été induit à former ne sont pas justes, monsieur Oldbuck, quoiqu’elles semblent dériver naturellement des circonstances qui y donnèrent lieu. Croyez-moi, je ne vous estimai jamais tant qu’au moment où je redoutais le plus l’activité de vos recherches sur les malheurs de notre famille. Vous vous montrâtes plus digne que moi de miss Neville par le courage avec lequel vous persistâtes à justifier son honneur, même après sa mort. Vos efforts, tout bien intentionnés qu’ils étaient, ne pouvaient que mettre au jour une histoire trop horrible pour être connue, et cette conviction seule me porta à seconder ma malheureuse mère dans son projet de faire disparaître toutes les preuves du mariage légitime qui avait eu lieu entre Éveline et moi. Mais asseyons-nous sur ce banc, car je me sens hors d’état de rester debout plus long-temps, et ayez la bonté d’écouter la découverte extraordinaire que j’ai faite aujourd’hui. »

Ils s’assirent donc, et lord Glenallan raconta brièvement sa fatale histoire, son mariage secret, l’horrible imposture par laquelle sa mère avait voulu rendre impossible une union déjà formée. Il entra dans le détail des artifices de la comtesse, qui, ayant dans les mains tous les documens relatifs à la naissance de miss Neville, n’avait produit que ceux qui se rapportaient à une époque où, pour des raisons de famille, son père avait consenti à faire passer cette jeune personne pour sa fille naturelle, et démontra l’impossibilité où il était de découvrir la fraude que sa mère avait imaginée, et qu’elle avait fait appuyer des sermens solennels de ses deux femmes, Elspeth et Theresa.

« Je quittai le toit paternel, dit-il en terminant, comme un homme poursuivi par les furies de l’enfer. Je voyageai avec une rapidité frénétique sans avoir aucun but. Il ne m’est pas resté le moindre souvenir de ce que je fis et de l’endroit où j’allai, jusqu’au moment où je fus découvert par mon frère. Je ne vous importunerai pas du récit de ma maladie et de mon rétablissement ; je ne m’arrêterai pas non plus sur le moment où, me hasardant, bien long-temps après, de demander ce qu’était devenue l’infortunée qui avait partagé mon malheur, j’appris que son désespoir lui avait fait trouver un remède terrible à tous les maux de la vie. La première circonstance qui me força à réfléchir, fut le bruit qui me parvint de l’enquête que vous faisiez sur cette cruelle affaire, et vous ne pouvez plus vous étonner que, dans la croyance qu’on m’avait donnée, je me sois joint à ma mère et à mon frère dans les moyens qu’ils avaient pris pour arrêter vos recherches. Les renseignemens que je leur donnai sur les circonstances et les témoins de notre mariage secret les mirent à même de déjouer les efforts de votre zèle. L’ecclésiastique et les témoins, qui n’avaient agi dans cette affaire que pour se rendre agréables au puissant héritier de Glenallan, ne pouvaient manquer d’être accessibles à ses promesses et à ses menaces, et on leur fit un sort tel qu’ils n’eurent pas de difficulté à quitter ce pays pour un autre. Quant à moi, monsieur Oldbuck, continua l’infortuné lord, depuis ce moment je n’ai cessé de me considérer comme rayé du nombre des vivans, et n’ayant plus rien à faire avec ce monde. Ma mère employa tous les moyens possibles de me réconcilier avec la vie, même par des insinuations où je ne puis voir maintenant que l’intention de jeter des doutes dans mon esprit sur l’horrible histoire qu’elle-même avait forgée, moyens qui me paraissaient alors des inventions ingénieuses de la tendresse maternelle ; mais je m’interdirai tout reproche, elle n’est plus ; et, comme l’a dit sa misérable complice, elle ne savait pas que le dard était empoisonné, et à quel point il devait s’enfoncer dans mon cœur, quand elle le lança d’abord. Ah ! croyez-moi, monsieur Oldbuck, si durant ces vingt années un être digne de votre pitié s’est traîné sur la face de la terre, c’est moi qui suis ce malheureux. Mes alimens ne m’ont pas nourri, mon sommeil ne m’a pas délassé, mes prières mêmes ne m’offraient pas de consolation. Tout ce qui fortifie l’homme et lui est nécessaire s’est converti pour moi en poison. Les rares et courtes relations que j’étais forcé d’avoir avec les étrangers m’étaient insupportables. Il me semblait que j’apportais la souillure d’un crime contre nature et d’un genre inexprimable, au milieu d’êtres innocens et heureux. Dans d’autres momens, je me livrais à des pensées toutes différentes : j’aurais voulu me plonger dans les périls de la guerre, ou affronter les dangers qu’offrent les voyages dans des climats barbares et lointains, m’enfoncer dans les intrigues de la politique, ou m’ensevelir dans l’austère retraite des monastères de notre religion. Tous ces projets ont alternativement occupé mon imagination, mais chacun eût demandé pour l’exécuter une énergie dont mon âme n’était plus capable, après le coup accablant qui l’avait flétrie. Je végétai comme je pus dans le même lieu, tandis que l’imagination, la sensibilité, le jugement et la santé déclinaient graduellement en moi, de même que dégénère un arbre dont l’écorce a été détruite ; ses fruits tombent d’abord, puis ses rameaux, jusqu’à ce qu’enfin il devienne en tout semblable au tronc déchu et expirant qui est maintenant devant vous. M’accordez-vous maintenant pitié et pardon ?

— Milord, répondit l’Antiquaire fort affecté, ce n’est pas à vous de demander ma pitié, mon pardon, car votre triste histoire explique non seulement tout ce qui m’avait paru dans le temps mystérieux et suspect, mais c’est un récit capable d’arracher à vos plus cruels ennemis, et jamais je ne fus de ce nombre, des larmes de compassion. Permettez-moi cependant de vous demander ce que vous comptez faire, et pourquoi vous m’avez honoré, moi, dont l’opinion a si peu d’importance, de votre confiance dans cette occasion.

— Monsieur Oldbuck, répondit le comte, comme je n’aurais jamais pu prévoir la nature de l’aveu qui m’a été fait aujourd’hui, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’avais pas formé le projet de vous consulter, vous ou tout autre, sur des événemens que je ne pouvais pas même soupçonner ; mais je suis sans amis, sans habitude des affaires, et, par ma longue retraite, également ignorant des lois du pays et des usages de la génération actuelle ; me trouvant donc inopinément plongé dans les affaires que je connais le moins, je saisis, comme un homme qui se noie, le premier appui que je rencontre. C’est vous qui êtes cet appui, monsieur Oldbuck ; je vous ai toujours entendu citer comme un homme plein de sagacité et de prudence, je vous ai connu moi-même un esprit ferme et indépendant, et il y a une circonstance qui doit en quelque sorte nous rapprocher, c’est d’avoir tous deux rendu le même hommage aux vertus de l’infortunée Éveline. C’est vous que j’ai rencontré au moment du besoin, vous qui connaissiez déjà mes malheurs ; c’est donc à vous que je demande consolations, conseils et secours.

— Vous ne les demanderez pas en vain, milord, dit Oldbuck, autant du moins que mes faibles moyens pourront s’étendre, et je me tiens honoré de la préférence, qu’elle ait été déterminée par le choix ou par le hasard. Mais c’est une affaire qui exige une mûre réflexion. Puis-je vous demander quel est en ce moment votre objet principal ?

— De m’assurer du sort de mon enfant, dit le comte, quelles qu’en soient les conséquences, et de rendre justice à l’honneur d’Éveline, que je n’ai laissé soupçonner que pour éviter qu’il ne fût entaché d’une souillure plus horrible à laquelle on m’avait fait croire.

— Et la mémoire de votre mère ?

— En supportera le poids, dit le comte avec un soupir ; ne vaudrait-il pas mieux encore qu’elle fût convaincue d’une imposture, si cela était nécessaire, que de laisser une accusation bien plus criminelle peser sur la tête d’êtres innocens ?

— Alors, notre première démarche doit être, milord, de donner à la déclaration de la vieille Elspeth une forme régulière et authentique.

— Je crains, dit lord Glenallan, que ceci ne soit en ce moment impossible. Elle est elle-même épuisée et d’ailleurs entourée de toute sa famille. Demain peut-être, quand elle sera seule… Et encore je doute, d’après les notions imparfaites qu’elle a du bien et du mal, de pouvoir la décider à parler devant tout autre témoin que moi. Je suis moi-même excessivement fatigué.

— Alors, » dit l’Antiquaire que l’intérêt du moment élevait au dessus de ces considérations de dépense et de dérangement qui avaient d’ordinaire assez de poids sur lui, « je conseillerais, milord, à Votre Seigneurie, au lieu de retourner à Glenallan, aussi fatigué que vous l’êtes, ou de vous voir réduit à la pire alternative de vous mettre dans une mauvaise auberge à Fairport, pour éveiller l’attention de tous les curieux de la ville ; je vous proposerais, dis-je, de devenir mon hôte pour cette nuit à Monkbarns. Demain ces pauvres gens auront repris leurs occupations habituelles, car le chagrin chez eux ne donne pas de relâche au travail, et nous pourrons voir la vieille Elspeth seule, et prendre par écrit sa déclaration. »

Après quelques excuses polies pour le dérangement que pouvait lui causer sa visite, lord Glenallan consentit à accompagner l’Antiquaire, et se soumit patiemment pendant la route à entendre toute l’histoire de John de Girnell dont il n’était jamais arrivé à M. Oldbuck de faire grâce à personne de ceux qui avaient passé le seuil de sa porte.

L’arrivée d’un étranger d’une telle distinction, avec deux chevaux de main et un domestique, lequel portait des fontes de pistolets à l’arçon de sa selle et une couronne de comte placée dessus, excita une commotion générale dans la maison de Monkbarns. Jenny Rintherout, à peine revenue des attaques de nerfs qu’elle avait eues en apprenant le malheur du pauvre Steenie, chassait çà et là les dindons et la volaille, criant et s’égosillant plus fort qu’eux, et finit par en tuer la moitié de trop. Miss Griselda fit beaucoup de sages réflexions sur le coup de tête de son frère qui avait occasionné tant de ravages, en leur amenant soudain un lord papiste. Et elle se risqua à faire transmettre à M. Blattergowl quelques lumières sur le carnage extraordinaire qui avait eu lieu dans la basse-cour, ce qui amena l’honnête ecclésiastique pour s’informer de quelle manière s’était passé le retour de Monkbarns et comment il s’était trouvé des funérailles ; et il arriva dans un moment où l’on était si près de sonner la cloche pour le dîner, que l’Antiquaire ne put faire autrement que de l’inviter à rester et à bénir le repas. Miss Mac Intyre n’était pas de son côté sans quelque curiosité de voir ce puissant comte dont tout le monde avait entendu parler, de même que les sujets d’un calife d’Orient entendent parler de leur maître, et elle éprouvait un degré de timidité à l’idée de se rencontrer avec un personnage des manières insociables et des habitudes austères duquel on racontait tant d’histoires que sa crainte égalait au moins sa curiosité. La vieille femme de charge n’était pas moins ahurie et troublée par les ordres nombreux et contradictoires de sa maîtresse relativement aux conserves, pâtisseries et fruits, à la manière de dresser et de servir le dîner, à la nécessité d’éviter que la sauce blanche tournât à l’huile, et au danger de laisser Junon qui, bien que formellement bannie du parloir, maraudait aux avant-postes et pouvait entrer dans sa cuisine.

Le seul habitant de Monkbarns qui restât entièrement indifférent dans cette grande occasion, était Hector Mac Intyre, qui ne se souciait pas plus d’un comte que d’un bourgeois, et qui ne prenait d’intérêt à cette visite inattendue qu’autant qu’elle pouvait le soustraire au mécontentement que son oncle aurait pu éprouver de ce qu’il ne l’avait pas accompagné aux funérailles, et surtout à ses réflexions satiriques au sujet de son combat singulier, héroïque mais malheureux, avec le phoque ou veau marin.

Oldbuck présenta ces divers membres de sa famille au comte de Glenallan, qui supporta avec une patiente politesse les pesans discours de l’honnête ecclésiastique et les excuses prolongées de miss Griselda Oldbuck, que son frère tenta en vain d’abréger. Avant le diner, le lord demanda la permission de se retirer un moment dans sa chambre. Oldbuck accompagna son hôte à la chambre verte qu’on avait préparée à la hâte pour le recevoir. Il la parcourut des yeux avec un air de tristesse, car elle réveillait dans son esprit des souvenirs pénibles.

« Je crois, fit-il observer enfin, je crois, monsieur Oldbuck, que je me suis déjà trouvé dans cet appartement.

— Oui, milord, répondit Oldbuck, à l’occasion d’une excursion qui fut faite de Knockwinnock ici ; et puisque nous en sommes sur un sujet si triste, vous vous rappellerez peut-être quelle fut la personne dont le goût choisit les vers de Chaucer qui servent de devise à cette tapisserie.

— Je le devine, reprit le comte, sans me le rappeler. Elle l’emportait sur moi par le goût et les connaissances qu’elle possédait en littérature, comme dans tous les avantages qu’elle réunissait d’ailleurs ; et c’est un des décrets les plus incompréhensibles de la Providence qu’une créature si parfaite pour les qualités de l’esprit et du corps ait été enlevée d’une manière si misérable, par suite de son fatal attachement pour un malheureux tel que moi. »

M. Oldbuck n’essaya pas de répondre à cette effusion de la douleur qui ne cessait d’accabler le cœur de son hôte, mais pressant la main de lord Glenallan dans une des siennes, et passant l’autre sur ses épais sourcils comme pour en écarter un nuage qui obscurcissait sa vue, il laissa le comte en liberté de disposer de lui avant le dîner.


  1. The teind-court, dit le texte : teind ou teynd est un mot écossais pour tithe, mot qui veut dire dîme, et qui vient de tenth ou dixième ; et en effet la dîme, comme on le sait, était la dixième partie des récoltes. La cour des dîmes en Écosse sert encore à résoudre certaines questions sacerdotales. a. m.