L’Antisémitisme (Lazare)/V

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CHAPITRE V


L’ANTIJUDAÏSME DU HUITIÈME SIÈCLE À LA RÉFORME


Expansion du christianisme. — Diffusion des Juifs parmi les nations. — Constitution des nationalités. — Le rôle des Juifs dans la Société. — Les Juifs et le commerce. — L’or et les Juifs. — L’amour de l’or et du négoce acquis par les Juifs. — Le Juif colon et émigrant. — L’Église et l’usure. — Naissance du patronat et du salariat. — Transformation de la propriété. — La révolution économique et la recherche de l’or. — L’instinct de la domination. — L’or et l’exclusivisme juif. — Maïmonide et l’obscurantisme. — Salomon de Montpellier. — Ben Adret, Asther ben Yéhiel et Jacob Tibbon. — Le Moré Neboukhim. — Abaissement intellectuel et moral des Juifs. — Le Talmud. — Influence de cet abaissement sur la condition sociale des Juifs. — Transformation de l’antijudaïsme. — Les causes sociales, les causes religieuses, leur combinaison. — Le peuple et les Juifs. — Les Pastoureaux, les Jacques et les Armleder. — Les rois et les Juifs. — Les moines et l’antijudaïsme. — Pierre de Cluny, Jean de Capistrano et Bernardin de Feltre. — L’Église et l’antijudaïsme théologique. — Christianisme et mahométisme. — Les Albigeois, les Hérétiques d’Orléans, les Pasagiens. — Les hérésies et la judaïsation. — Les Hussites. — L’Inquisition. — La bourgeoisie et les Juifs. — La législation ecclésiastique et la législation civile contre les Juifs. — Les controverses et la condamnation du Talmud. — Les vexations. — Les expulsions. — Les massacres. — La situation des Juifs et celle du peuple. — La relativité des souffrances juives. — La Réforme et la Renaissance.


Au huitième siècle, l’Église achève de se constituer. La période des grandes crises doctrinales est close, le dogme s’assied et les hérésies ne le mettront plus en échec jusqu’à la Réforme ; la primauté pontificale s’affirme, l’organisation du clergé est désormais solide, le culte et la liturgie s’unifient, la discipline et le droit canonique se fixent, la propriété ecclésiastique s’accroît, la dîme s’établit, la constitution fédérale de l’Église, — divisée en circonscriptions assez autonomes, — disparaît, le mouvement centralisateur au profit de Rome se dessine. Lorsque les Carolingiens eurent constitué le domaine temporel des papes, ce mouvement aboutit et l’Église latine, fortement hiérarchisée, fut, en peu de temps, relativement, aussi centralisée que jadis l’Empire romain auquel son autorité universelle s’était ainsi substituée. En même temps le christianisme s’étendit encore et conquit les barbares. Les missionnaires anglo-saxons donnèrent l’exemple, depuis saint Boniface et saint Willibrord ; ils furent suivis. L’Évangile fut prêché chez les Alamans et les Frisons, les Saxons et les Scandinaves, les Bohêmes et les Hongrois, les Russes et les Wendes, les Poméraniens et les Prussiens, les Lithuaniens et les Finnois. À la fin du treizième siècle, l’œuvre était accomplie : l’Europe était chrétienne.

A mesure que le christianisme se répandit, les Juifs, à sa suite, s’établirent. Au neuvième siècle ils vinrent de France en Allemagne et de là pénétrèrent en Bohême, en Hongrie et en Pologne, où ils se rencontrèrent avec un autre flot juif, celui qui arrivait par le Caucase, en convertissant sur sa route quelques peuplades tartares. Au douzième siècle, ils s’installèrent en Angleterre et en Belgique, et dans tous les pays, ils fondèrent leurs synagogues, ils organisèrent leurs communautés, à cette heure décisive où les nationalités sortaient du chaos, où les états se formaient et se consolidaient. Ils restèrent en dehors de ces grandes agitations, au milieu desquelles les races conquérantes et conquises s’amalgamaient et se liaient entre elles, et, au sein de ces combinaisons tumultueuses, ils demeurèrent en spectateurs, étrangers et hostiles aux fusions : tel un peuple éternel regardant surgir de nouveaux peuples. Toutefois, leur rôle ne fut pas nul, certes ; ils furent un des ferments actifs de ces sociétés en formation.

En quelques pays, comme en Espagne, leur histoire est à tel point liée à celle de la péninsule, qu’on ne peut sans eux concevoir et apprécier le développement de la nation espagnole. Mais si, par la masse de leurs conversions dans cette contrée, par l’appui que tour à tour ils apportèrent aux différents maîtres qui en détinrent le sol, ils agirent sur sa constitution, ils le firent en cherchant à ramener à eux ceux au milieu desquels ils pénétraient et non en se laissant absorber. Cependant, l’histoire des Marranes espagnols est exceptionnelle. Partout ailleurs, nous allons le voir, les Juifs jouèrent le rôle d’agents économiques ; ils ne créèrent pas un état social, mais ils aidèrent d’une certaine façon à son établissement, et pourtant ils ne purent être traités avec bienveillance au milieu de ces organismes à la formation desquels ils contribuèrent. Il y eut à cela un empêchement capital. Tous les États du Moyen Âge furent pétris par l’Église ; dans leur essence, dans leur être, ils furent pénétrés des idées et des doctrines du catholicisme ; c’est la religion chrétienne qui donna aux multiples peuplades qui s’agrégèrent en nationalité, l’unité qui leur manquait. Or les Juifs, qui représentaient des dogmes contraires, ne pouvaient que s’opposer, soit par leur prosélytisme, soit même par leur seule présence, au mouvement général. Comme c’est l’Église qui mena ce mouvement, c’est de l’Église que partit l’antijudaïsme, théorique et législatif, antijudaïsme que les gouvernements et les peuples partagèrent et que d’autres causes vinrent aggraver. Ces causes, l’état social et religieux et les Juifs eux-mêmes les firent naître ; mais elles restèrent toujours subordonnées à ces raisons essentielles qui peuvent se ramener à l’opposition, déjà séculaire, de l’esprit chrétien et de l’esprit juif, de la religion catholique universelle et internationale si l’on peut dire, et de la religion juive particulariste et étroite. Ce fut au fond, et en tenant compte des changements opérés, la même situation que dans l’antiquité païenne. Par le seul fait qu’ils niaient la divinité du Christ, les Juifs se posaient en ennemis de l’ordre social, puisque cet ordre social était fondé sur le christianisme, de même que jadis, à Rome, ils avaient été, avec les chrétiens eux-mêmes, les ennemis d’un autre ordre social. Au milieu de l’écroulement du vieux monde, au milieu des transformations radicales qui s’étaient produites, ce peuple ubiquiste des Juifs n’avait pas varié ; il avait prétendu garder, comme toujours, ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes et en même temps participer à tous les avantages que conféraient les états à leurs membres ou à leurs sujets. Or tous ces états, très hétérogènes aux débuts, s’homogénéisaient ; ils marchaient vers une unité de plus en plus grande ; ils aspiraient dès le moyen âge à cette centralisation à laquelle ils arrivèrent plus tard. Ils étaient donc amenés à combattre les éléments étrangers, étrangers nationalement et dogmatiquement, soit que ces éléments vinssent du dehors, comme les Arabes, soit qu’ils subsistassent au-dedans comme les Juifs. À ce moment de l’histoire le combat national et le combat confessionnel se confondent. Avec la barbarie persistante du régime féodal, ce combat ne pouvait être qu’atroce, d’autant plus qu’il était instinctif plutôt que rationnel, surtout de la part du peuple, car l’Église ou du moins la papauté et les synodes procédèrent par raisonnement. Étant donnés ces principes généraux, nous allons voir comment ils agirent et de quelle façon ils influèrent sur les manifestations spéciales et particulières de l’antijudaïsme. Pour cela il nous faut parler du rôle commercial et financier des Juifs, de leur action et de leur esprit.

C’est vers la fin du huitième siècle que se développa l’activité des Juifs occidentaux. Protégés en Espagne par les Kalifes, soutenus par Charlemagne qui laissa tomber en désuétude les lois mérovingiennes, ils étendirent leur commerce qui jusqu’alors avait consisté surtout dans la vente des esclaves. Ils étaient d’ailleurs pour cela dans des conditions particulièrement favorables. Leurs communautés étaient en rapports constants, elles étaient unies par le lien religieux qui les rattachait toutes au centre théologique de la Babylonie, dont elles se considérèrent comme dépendantes jusqu’au déclin de l’exilarcat ; ainsi acquirent-elles de très grandes facilités pour le commerce d’exportation dans lequel elles amassèrent des richesses considérables, si nous en croyons les diatribes d’Agobard[1] et plus tard celles de Rigord[2], qui, si elles exagèrent la fortune des Juifs, ne doivent pourtant pas être absolument rejetées comme indignes de créance[3]. Sur cette richesse des Juifs, surtout en France et en Espagne, jusqu’au quatorzième siècle, nous avons d’ailleurs les témoignages des chroniqueurs et ceux des Juifs eux-mêmes, dont plusieurs reprochaient à leurs coreligionnaires de se préoccuper des biens de ce monde beaucoup plus que du culte de Jehovah. « Au lieu de calculer la valeur numérique du nom de Dieu, disait Aboulafia le kabbaliste, les Juifs aiment mieux supputer leurs richesses ».

A mesure qu’on avance on voit, en effet, grandir chez les Juifs cette préoccupation de la richesse, et se concentrer toute leur activité pratique dans un commerce spécial : je veux parler du commerce de l’or. Ici, il est besoin d’insister. On a dit souvent, on répète encore que ce sont les sociétés chrétiennes qui ont contraint les Juifs à cette fonction de prêteur et d’usurier qu’ils ont remplie pendant fort longtemps : c’est là la thèse des philosémites. D’autre part, les antisémites assurent que les Juifs avaient de naturelles et immémoriales dispositions au commerce et à la finance et qu’ils ne firent jamais que suivre leur penchant normal, sans que jamais rien ne leur fût imposé. Il y a dans ces deux assertions une part de vérité et une part d’erreur, ou plutôt il y a lieu de les commenter et surtout de les entendre.

Aux temps de leur prospérité nationale, les Juifs, semblables en cela à tous les autres peuples, possédèrent une classe de riches qui se montra aussi âpre au gain, aussi dure aux humbles que les capitalistes de tous les âges et de toutes les nations. Aussi, les antisémites qui se servent, pour prouver la constante rapacité des Juifs, des textes d’Isaïe et de Jérémie, par exemple, font-ils œuvre naïve et, grâce aux paroles des prophètes, ils ne peuvent que constater, ce qui est puéril, l’existence chez Israël de possesseurs et de pauvres. S’ils examinaient impartialement même les codes et les préceptes judaïques, ils reconnaîtraient que législation et morale recommandaient de ne jamais prélever d’intérêt sur les prêts[4]. À tout prendre même, les Juifs furent, en Palestine, les moins commerçants des sémites, bien inférieurs en cela aux Phéniciens et aux Carthaginois. C’est seulement sous Salomon qu’ils entrèrent en relation avec les autres peuples ; encore, en ce temps-là, c’était une puissante corporation de Phéniciens qui pratiquait le change à Jérusalem. Du reste, la situation géographique de la Palestine ne permettait pas à ses habitants de se livrer à un trafic très étendu et très considérable. Cependant, pendant la première captivité, et au contact des Babyloniens, une classe de commerçants se forma, et c’est à cette classe qu’appartenaient les premiers émigrants juifs, ceux qui établirent leurs colonies en Égypte, en Cyrénaïque et en Asie Mineure. Ils formèrent dans toutes les cités qui les reçurent des communautés actives, puissantes et opulentes, et, lors de la dispersion finale, des groupes importants d’émigrants se joignirent aux groupes primitifs qui facilitèrent leur installation.

Pour expliquer l’attitude des Juifs, il n’est donc pas nécessaire de recourir à une théorie sur le génie aryen et sur le génie sémite. D’ailleurs on connaît la légendaire cupidité romaine et le sens commercial des Grecs. L’usure des feneratores romains n’avait pas de borne, pas plus que leur mauvaise foi ; ils étaient encouragés par la loi très dure au débiteur, digne fille de cette loi des Douze Tables qui reconnaissait au créancier le droit de couper des morceaux de chair sur le corps vivant de l’emprunteur insolvable. À Rome, l’or était le maître absolu, et Juvénal pouvait parler de la « Sanctissima divitiarum majestas »[5]. Quant aux Grecs, ils étaient les plus habiles et les plus hardis des spéculateurs ; rivaux des Phéniciens dans le commerce des esclaves, dans la piraterie, ils connaissaient la pratique de la lettre de change et de l’assurance maritime, et Solon ayant autorisé l’usure, ils ne s’en privaient guère.

Les Juifs, en tant que peuple, ne se distinguèrent en rien des autres peuples, et s’ils furent d’abord une nation de pasteurs et d’agriculteurs ils en arrivèrent, par une évolution toute naturelle, à constituer parmi eux d’autres classes. En s’adonnant au commerce, après leur dispersion, ils suivirent une loi générale qui est applicable à tous les colons. En effet, sauf les cas où il va défricher une terre vierge, l’émigré ne peut être qu’artisan ou négociant, car il n’y a que la nécessité ou l’appât du gain qui le puisse contraindre à quitter le sol natal. Les Juifs donc, en arrivant dans les cités occidentales, n’agirent pas autrement que les Hollandais ou les Anglais fondant leurs comptoirs. Néanmoins, ils en vinrent assez vite à se spécialiser dans ce commerce de l’or qu’on leur a si vivement reproché depuis, et au quatorzième siècle ils sont avant tout une tribu de changeurs et de prêteurs : ils sont devenus les banquiers du monde. C’est eux que l’on charge de créer les banques de prêts populaires, c’est eux qui deviennent les prête-nom des seigneurs et des bourgeois riches, et cela était fatal, étant donné la conception particulière de l’or qu’avait l’Église et les conditions économiques qui dominèrent en Europe à partir du douzième siècle.

Le moyen-âge considéra l’or et l’argent comme des signes ayant une valeur imaginaire, variant au gré du roi qui pouvait, selon sa fantaisie, en ordonner le cours. Cette idée dérivait du droit romain qui refusait de traiter l’argent comme une marchandise. L’Église hérita de ces dogmes financiers, elle les combina avec les prescriptions bibliques qui défendaient le prêt à intérêt, et elle sévit, dès ses origines, contre les chrétiens et même les clercs qui suivaient l’exemple des feneratores lesquels, alors que l’intérêt légal était d’environ 12 %, prêtaient à 24, 48 et même 60 %. Les canons des conciles sont très explicites là-dessus ; ils suivent la doctrine des Pères, de saint Augustin, de saint Chrysostome, de saint Jérôme ; ils interdisent le prêt et sévissent contre ceux, clercs et laïques, qui se livrent aux pratiques usuraires. Leur sévérité n’empêchait pas absolument l’usure, mais elle la modérait, car elle la notait d’infamie. Cependant les conditions sociales étaient telles que l’usure était inévitable et ces conditions, les synodes n’y pouvaient rien changer. Pendant quelques siècles, la féodalité avait dépouillé les communes de leurs biens et avait agrandi ses territoires aux dépens des terres communales ; lorsque le servage disparut, l’esclavage économique se substitua à l’esclavage personnel, une partie de la population paysanne fut obligée au vagabondage, ce qui explique ces bandes de vagabonds, de mendiants et de voleurs qui, au quatorzième siècle, couvrirent les routes de France ; l’autre partie fut soumise au salariat ou vécut comme fermière et tenancière sur le sol qui avait été sien.

En même temps, au douzième et au treizième siècles, le patronat et le salariat se constituèrent, la bourgeoisie se développa, elle s’enrichit, elle conquit des privilèges et des franchises : la puissance capitaliste naquit. Le commerce se transformant, la valeur de l’or augmenta, et la passion pour l’argent grandit avec l’importance que la monnaie acquit.

Donc, d’un côté des riches, de l’autre des paysans n’ayant pas la terre à eux, soumis à la dîme et aux prestations, des ouvriers dominés par les lois capitalistes. Par-dessus tout, des guerres perpétuelles, des révoltes, des maladies et des famines. Que l’année soit mauvaise, que le fisc soit plus dur, que la récolte manque, que la peste arrive, le paysan, le prolétaire, le petit bourgeois sera bien forcé de recourir à l’emprunt. Il faut par conséquent des emprunteurs. Mais l’Église interdit le prêt à intérêt, et le capital ne se résout pas à rester improductif. Or, au moyen âge le capital ne peut être que commerçant ou prêteur, l’argent ne pouvant produire d’une autre façon. Tant que les décisions ecclésiastiques ont une influence, une grande partie des capitalistes chrétiens ne veut pas entrer directement en rébellion contre leur autorité ; aussi se forma-t-il une classe de réprouvés dont la bourgeoisie et la noblesse furent souvent les commanditaires. Elle se composait de Lombards, de Caorsins, auxquels les princes, les seigneurs conféraient des privilèges de prêt à intérêt, recueillant une part des bénéfices qui étaient considérables, puisque les Lombards prêtaient à 10 % par mois ; ou d’étrangers sans scrupules, comme ces émigrés de Toscane établis dans l’Istrie et qui pratiquaient l’usure à tel point que la commune de Trieste suspendit en 1350 toute exécution forcée pendant trois ans. Cela n’empêchait pas les usuriers de terroir, mais je l’ai dit, ceux-là trouvaient les entraves que l’Église mettait à leurs opérations (le concile de Lyon de 1245 voulait que le testament des usuriers soit annulé).

Pour les Juifs, ces entraves n’existaient pas. L’Église n’avait sur eux aucune action morale, elle ne pouvait leur défendre, au nom de la doctrine et du dogme, de pratiquer l’échange et la banque. Les Juifs qui, à cette époque, appartenaient, en majorité, à la catégorie des commerçants et des capitalistes, profitèrent de cette licence et de la situation économique des peuples au milieu desquels ils vivaient. L’autorité ecclésiastique les encouragea dans cette voie plutôt qu’elle ne les retint, et les bourgeois chrétiens les y engagèrent en leur fournissant des capitaux, en se servant d’eux comme d’hommes de paille.

Ainsi une conception religieuse des fonctions du capital et de l’intérêt et un état social s’opposant à cette conception, conduisirent les Juifs du moyen-âge à exercer un métier décrié mais nécessité, et en réalité ils ne furent pas cause des méfaits de l’usure, dont était coupable l’ordre social lui-même. Ce sont donc, en partie, des motifs extérieurs à eux, à leur nature, à leur tempérament, qui les amenèrent à cette situation de prêteurs sur gage, de changeurs et de banquiers, mais il est juste d’ajouter qu’ils y étaient préparés par leur condition même de commerçants, et cette condition ils l’avaient assurément recherchée. S’ils ne cultivèrent pas la terre, s’ils ne furent pas agriculteurs, ce n’est pas qu’ils ne possédèrent pas, comme on l’a dit souvent ; les lois restrictives relatives au droit de propriété des juifs ne vinrent que postérieurement à leur établissement. Ils possédèrent, mais ils firent cultiver leurs domaines par des esclaves, car leur tenace patriotisme leur interdisait de bêcher le sol étranger[6] ; ce patriotisme, l’idée qu’ils attachaient à la sainteté de la patrie palestinienne, l’illusion qu’ils gardaient vivace en eux de la restauration de cette patrie, et cette croyance particulière qui les faisait se considérer comme des exilés qui reverraient un jour la ville sacrée, les poussa plus que tous les autres étrangers et colonisateurs à se livrer au commerce.

Commerçants, ils devaient fatalement devenir des usuriers, étant données les conditions qui leur furent imposées par les codes, et les conditions qu’ils s’imposèrent eux-mêmes. Pour éviter les persécutions, les vexations, ils durent se rendre utiles, nécessaires même, à leurs dominateurs, aux nobles dont ils dépendaient, à l’Église dont ils étaient les vassaux. Or le noble, l’Église — malgré ses anathèmes — avaient besoin d’or : cet or ils le demandaient aux Juifs. L’or, au Moyen Âge, était devenu le grand moteur, le dieu suprême, les alchimistes épuisaient leur vie à la recherche du magistère qui devait le créer, l’idée de sa possession enflammait les esprits, en son nom toutes les cruautés étaient commises, la soif des richesses gagnait toutes les âmes ; plus tard, pour les successeurs de Colomb, pour Cortez et pour Pizarre, la conquête de l’Amérique fut la conquête de l’or. Les Juifs subirent la fascination universelle, celle qu’avaient subie les Templiers, et elle leur fut particulièrement funeste, à cause de leur état d’esprit et de la condition civile qui leur était faite. Pour acquérir quelques maigres privilèges, ou plutôt pour persister, ils se firent les proxénètes de l’or, mais les chrétiens le recherchèrent avec autant d’avidité qu’eux. De plus, menacés perpétuellement par l’expulsion, toujours campés, astreints à être des nomades, les Juifs durent parer aux éventualités redoutables de l’exil. Ils eurent besoin de transformer leur avoir, de façon à le rendre facilement réalisable, de lui donner par conséquent une forme mobilière, aussi furent-ils les plus actifs à développer la valeur argent, à la considérer comme marchandise : d’où le prêt et, pour remédier aux confiscations périodiques et inévitables, l’usure.

La création des ghildes, des corps de métiers, et leur organisation au treizième siècle, contraignirent définitivement les Juifs à l’état où les avaient menés les conditions sociales, générales et spéciales, qu’ils subissaient. Toutes ces corporations furent des corporations religieuses pour ainsi dire, des confréries dans lesquelles n’entraient que ceux qui se prosternaient devant la bannière du Saint patron. Les cérémonies qui présidaient à l’entrée dans ces corps étant des cérémonies chrétiennes, les Juifs ne purent qu’en être exclus : ils le furent : une série de défenses leur interdirent successivement toute industrie et tout commerce, sauf celui du bric-à-brac, et de la friperie. Tous ceux qui échappèrent à cette obligation le firent en vertu de privilèges particuliers qu’ils payèrent le plus souvent fort cher.

Ce n’est pas tout cependant ; d’autres causes plus intimes s’ajoutèrent à celles que je viens d’énumérer, et toutes concoururent à rejeter de plus en plus le Juif en dehors de la société, à l’enfermer dans le ghetto, à l’immobiliser derrière le comptoir où il pesait l’or.

Peuple énergique, vivace, d’un orgueil infini, se considérant comme supérieur aux autres nations, le peuple juif voulut être une puissance. Il avait instinctivement le goût de la domination puisque, par ses origines, par sa religion, par la qualité de race élue qu’il s’était de tout temps attribuée, il se croyait placé au-dessus de tous. Pour exercer cette sorte d’autorité, les Juifs n’eurent pas le choix des moyens. L’or leur donna un pouvoir que toutes les lois politiques et religieuses leur refusaient, et c’était le seul qu’ils pouvaient espérer. Détenteurs de l’or, ils devenaient les maîtres de leurs maîtres, ils les dominaient et c’était aussi l’unique façon de déployer leur énergie, leur activité.

N’auraient-ils pu la manifester d’une autre manière ? Si, et ils le tentèrent, mais là, ils eurent à combattre contre leur propre esprit. Durant de longues années, ils furent des intellectuels, ils s’adonnèrent aux sciences, aux lettres, à la philosophie. Ils furent mathématiciens et astronomes ; ils firent de la médecine et, si l’école de Montpellier ne fut pas créée par eux, ils aidèrent à son développement ; ils traduisirent les œuvres d’Averroès et des Arabes commentateurs d’Aristote ; ils révélèrent la philosophie grecque au monde chrétien et leurs métaphysiciens, Ibn Gabirol et Maïmonide furent parmi les maîtres des scolastiques[7]. Ils furent pendant des années les dépositaires du savoir ; ils tinrent, comme les initiés antiques, le flambeau qu’ils transmirent aux Occidentaux ; ils eurent, avec les Arabes, la part la plus active à la floraison et à l’épanouissement de cette admirable civilisation sémitique, qui surgit en Espagne et dans le Midi de la France, civilisation qui annonça et prépara la Renaissance. Qui les arrêta dans cette marche ? Eux-mêmes.

Pour préserver Israël des pernicieuses influences du dehors — pernicieuses, disait-on, pour l’intégrité de la foi — ses docteurs s’efforcèrent de l’astreindre à l’exclusive étude de la loi[8]. Des efforts en ce sens furent faits dès l’époque des Machabées, au moment où les hellénisants constituaient un grand parti en Palestine. Vaincus d’abord, ou du moins peu écoutés, ceux qu’on appela plus tard les obscurantistes continuèrent leur besogne. Quand, au douzième siècle, l’intolérance et le bigotisme juifs grandirent, quand l’exclusivisme s’accrut, la lutte entre partisans de la science profane et ses adversaires devint plus vive, elle s’exaspéra après la mort de Maïmonide et se dénoua par la victoire des obscurantistes.

Moïse Maïmonide avait dans ses œuvres, et notamment dans le More Neboukhim (Guide des Égarés[9]), tenté de concilier la foi et la science. Aristotélicien convaincu, il avait voulu unir la philosophie péripatéticienne et le mosaïsme, et ses spéculations sur la nature de l’âme, sur son immortalité trouvèrent des défenseurs et des admirateurs ardents, des détracteurs farouches. Ces derniers lui reprochèrent de sacrifier le dogme à la métaphysique et de dédaigner les croyances fondamentales du Judaïsme : la résurrection des corps par exemple. En réalité les Maimonistes, principalement en France et en Espagne, étaient portés à négliger les pratiques rituelles, les cérémonies tatillonnes du culte : hardiment rationalistes, ils expliquaient allégoriquement les miracles bibliques comme avaient fait autrefois les disciples de Philon, et ils échappaient à la tyrannie des prescriptions religieuses. Ils prétendaient participer au mouvement intellectuel de leur temps et se mêler, sans abandonner leurs croyances, à la société au sein de laquelle ils vivaient. Leurs adversaires tenaient pour la pureté d’Israël, pour l’intégrité absolue de son culte, de ses rites et de ses croyances ; ils voyaient dans la philosophie et dans la science les plus funestes ennemis du Judaïsme, et affirmaient que si les Juifs ne se ressaisissaient, s’il ne rejetaient loin d’eux tout ce qui n’était pas la Loi sainte, ils étaient destinés à périr et à se dissoudre parmi les nations. À leur point de vue étroit et fanatique, sans doute n’avaient-ils pas tort, et c’est grâce à eux que les Juifs persistèrent partout comme une tribu étrangère, gardant jalousement ses lois et ses coutumes, résignée à la mort intellectuelle et morale plutôt qu’à la mort physique et naturelle des peuples déchus.

En 1232, le rabbin Salomon de Montpellier lança l’anathème contre tous ceux qui liraient le Moré Neboukhim ou se livreraient aux études scientifiques et philosophiques. Ce fut le signal du combat. Il fut violent de part et d’autres, et on eut recours à toutes les armes. Les rabbins fanatiques en appelèrent au fanatisme des dominicains, ils dénoncèrent le Guide des Égarés et le firent brûler par l’inquisition : ce fut l’œuvre de Salomon de Montpellier et elle marqua la défaite des obscurantistes. Mais cette défaite ne clôtura pas la lutte. À la fin du siècle elle fut reprise par don Astruc de Lunel, soutenu par Salomon ben Adret de Barcelone, contre Jacob Tibbon de Montpellier. À l’instigation d’un docteur allemand, Ascher ben Yehiel, un synode de trente rabbins réuni à Barcelone sous la présidence de Ben Adret, excommunia tous ceux qui avant vingt-cinq ans lisaient d’autres livres que la Bible et le Talmud.

L’excommunication contraire fut prononcée par Jacob Tibbon, qui à la tête de tous les rabbins provençaux, défendit hardiment la science condamnée. Tout fut vain : ces misérables Juifs, que le monde entier tourmentait pour leur foi, persécutèrent leurs coreligionnaires plus âprement, plus durement qu’on ne les avait jamais persécutés. Ceux qu’ils accusaient d’indifférence étaient voués aux pires supplices ; les blasphémateurs avaient la langue coupée ; les femmes juives qui avaient des relations avec des chrétiens étaient condamnées à être défigurées : on leur faisait l’ablation du nez. Malgré cela, les partisans de Tibbon résistèrent ; si, pendant le quatorzième et le quizième siècle, en Espagne, en France et en Italie, la pensée juive ne mourut pas complètement, c’est à eux qu’elle le dut. Encore tous ces hommes, comme Moïse de Narbonne et Lévy de Bagnols, comme Élie de Crète et Alemani, le maître de Pic de la Mirandole, étaient-ils des isolés, ainsi que plus tard Spinoza. Quant à la masse des Juifs, elle était entièrement tombée sous le joug des obscurantistes. Elle était désormais séparée du monde, tout horizon lui était fermé ; elle n’avait plus, pour alimenter son esprit, que les futiles commentaires talmudiques, les discussions oiseuses et médiocres sur la loi ; elle était enserrée et étouffée par les pratiques cérémonielles comme les momies emmaillotées par leurs bandelettes : ses directeurs et ses guides l’avaient enfermée dans le plus étroit, le plus abominable des cachots. De là, un ahurissement effroyable, une affreuse déchéance, un affaissement de l’intellectualisme, une compression des cerveaux que l’on rendit inaptes à concevoir toute idée.

Désormais, le Juif ne pensa plus. Et quel besoin avait-il de penser, puisqu’il avait un code minutieux, précis, œuvre de légistes casuistes, qui pouvait répondre à toutes les questions qu’il était licite de poser ? Car on interdisait au croyant de s’enquérir des problèmes que n’indiquait pas ce code : le Talmud. Dans le Talmud, le Juif trouvait tout prévu ; les sentiments, les émotions, quels qu’ils fussent, étaient marqués ; des prières, des formules toutes faites permettaient de les manifester. Le livre ne laissait place ni à la raison, ni à la liberté, d’autant qu’on en proscrivait presque, en l’enseignant, la partie légendaire et la partie gnomique pour insister sur la législation et le rituel. Par une telle éducation, le Juif ne perdit pas seulement toute spontanéité, toute intellectualité : il vit diminuer et s’affaiblir sa moralité. Les talmudistes tenant compte seulement des actes, actes extérieurs accomplis machinalement, et non d’un but moral, restreignirent d’autant l’âme juive ; et, entre le culte et la religion qu’ils préconisèrent et le système chinois du moulin à prières, il n’y a que la différence qui sépare la complexité de la simplicité. Si, par la tyrannie qu’ils exercèrent sur leur troupeau, ils développèrent chez chacun l’ingéniosité et l’esprit de ruse nécessaires pour échapper au filet qui saisissait impitoyablement, ils accrurent le positivisme naturel des Juifs en leur présentant comme unique idéal un bonheur matériel et personnel, bonheur que l’on pouvait atteindre sur la terre si on savait s’astreindre aux mille lois culturelles. Pour gagner ce bonheur égoïste, le Juif, que les pratiques recommandées délivraient de tout souci, de toute inquiétude, était fatalement conduit à rechercher l’or, car, étant données les conditions sociales qui le régissaient, comme elles régissaient tous les hommes de cette époque, l’or seul pouvait lui procurer les satisfactions que concevait sa cervelle bornée et rétrécie. Ainsi par lui-même et par ceux qui l’entourèrent, par ses lois propres et par celles qui lui furent imposées, par sa nature artificielle et par les circonstances, le Juif fut dirigé vers l’or ; il fut préparé à être le changeur, le prêteur, l’usurier, celui qui capte le métal, d’abord pour les jouissances qu’il peut procurer, puis pour l’unique bonheur de sa possession ; celui qui, avide, saisit l’or, et, avare, l’immobilise. Le Juif devenu tel, l’antijudaïsme se compliqua, les causes sociales se mêlèrent aux causes religieuses, et la combinaison de ces causes explique l’intensité et la gravité des persécutions qu’Israël eut à subir.

En effet, les Lombards et les Caorsins, par exemple, furent en butte à l’animosité populaire ; ils furent haïs et méprisés, mais ils ne furent pas victimes de systématiques persécutions. Que les Juifs détinssent des richesses, on le trouvait abominable, surtout à cause de leur qualité de Juifs. Contre le chrétien qui le spoliait et ne valait d’ailleurs ni plus ni moins que le Juif, le pauvre hère dépouillé ressentait moins de courroux qu’il n’en éprouvait contre le réprouvé israélite, ennemi de Dieu et des hommes. Le déicide, déjà objet d’horreur, étant devenu l’usurier, le collecteur de taxes, l’impitoyable agent du fisc, l’horreur s’aggrava ; elle se compliqua de la haine des pressurés, des opprimés. Les esprits simples ne cherchèrent pas les causes réelles de leur détresse ; ils n’en virent que les causes efficientes. Or, le Juif était la cause efficiente de l’usure ; c’est lui qui, par les gros intérêts qu’il prenait, causait le dénuement, l’âpre et dure misère ; c’était donc sur le Juif que tombaient les inimitiés. Le peuple souffrant ne s’inquiétait guère des responsabilités ; il n’était pas économiste, ni raisonneur ; il constatait qu’une lourde main s’abattait sur lui : cette main était celle du Juif, il se ruait sur le Juif. Il ne se ruait pas que sur lui, et souvent, quand il était à bout de force et de patience, il frappait sur tous les riches indistinctement, tuant Juifs et chrétiens. Les Pastoureaux détruisirent, en Gascogne et dans le Midi de la France, cent vingt communautés juives mais ils ne mirent pas seulement à mal les Juifs : ils envahirent des châteaux, ils exterminèrent les nobles et ceux qui possédaient. Dans le Brabant, les paysans qui assiégèrent Genappe, lieu de résidence des Juifs, n’épargnèrent pas leurs coreligionnaires. De même dans les pays rhénans, lorsque les rois Armleder soulevèrent les Gueux, ils ne traînèrent pas seulement après eux des Judenschlœger[10], mais aussi des tueurs de riches. Seulement, parmi les chrétiens, c’étaient les possesseurs qui subissaient les violences des révoltés, les pauvres étaient épargnés ; parmi les Juifs, on exterminait pauvres et riches indistinctement car ils étaient, avant tout crime, coupables d’être Juifs. À la colère d’être dépouillés par des maudits, et ces maudits étant d’une race étrangère, formant un peuple à part, nulle considération ne retenait plus les spoliés.

Toutefois, les masses maintenues par l’autorité et par les lois, s’attaquaient rarement à la généralité des capitalistes ; il fallait pour les pousser à se rebeller une effrayante accumulation de misères. En ce qui regardait le Juif, leur animosité n’était nullement retenue ; au contraire, elle était encouragée. C’était un dérivatif et, de temps en temps, rois, nobles ou bourgeois offraient à leurs esclaves un holocauste de Juifs. Ce malheureux Juif, durant le moyen âge, est utilisé à deux fins. On se sert de lui comme d’une sangsue, on le laisse gonfler, s’emplir d’or, puis on l’oblige à dégorger, ou, si les haines populaires sont trop exacerbées, on le livre à un supplice profitable aux capitalistes chrétiens qui paient ainsi à ceux qu’ils pressurent un tribut de sang propitiatoire.

De temps en temps, pour donner satisfaction à leurs sujets trop misérables, les rois proscrivaient l’usure juive, ils annulaient les créances, mais le plus souvent ils toléraient les Juifs, les encourageaient, certains d’y trouver un jour profit par la confiscation ou, à la rigueur, en se substituant à eux comme créanciers. Cependant ces mesures n’étaient jamais que temporaires et l’antijudaïsme des gouvernements était purement politique. Ils chassaient les Juifs soit pour refaire leurs finances, soit pour exciter la reconnaissance des petits qu’ils libéraient, en partie, du lourd fardeau de la dette, mais ils les rappelaient tôt, car ils ne savaient pas trouver de meilleurs collecteurs de taxes. Du reste, la législation antijuive, nous l’avons dit, était le plus souvent imposée aux royaumes par l’Église, soit par les moines, soit par les papes et les synodes. Encore le clergé régulier et le clergé séculier agissaient-ils d’après des principes différents.

Les moines s’adressaient au peuple, avec lequel ils étaient en contact perpétuel. Ils prêchaient d’abord contre les déicides, mais ils montraient ces déicides comme des dominateurs, alors qu’ils auraient dû être perpétuellement courbés sous le joug de la chrétienté. Tous ces prédicateurs donnaient corps aux griefs populaires. « Si les Juifs emplissent leurs greniers de fruits, leurs celliers de vivres, leurs sacs d’argent et leurs cassettes d’or, disait Pierre de Cluny[11], ce n’est ni en travaillant la terre, ni en servant à la guerre, ni en pratiquant quelque autre métier utile et honorable, mais c’est en trompant les chrétiens et en achetant à vil prix aux voleurs les objets dont ceux-ci se sont emparés. » Ils surexcitaient les colères qui ne demandaient qu’à se manifester, et dans leurs homélies, dans leurs prêches c’était surtout le côté social qu’ils mettaient en lumière. Ils tonnaient contre la nation « infâme » qui « vit de rapines », et s’ils mêlaient à leurs invectives quelque souci de prosélytisme, ils se présentaient surtout comme des vengeurs, venus pour châtier « l’insolence, l’avarice, la dureté des Juifs ». Aussi étaient-ils écoutés. En Italie Jean de Capistrano, le « Fléau des Hébreux », soulevait les pauvres contre l’usure des Juifs et leur endurcissement ; il poursuivait son œuvre en Allemagne et en Pologne, menant à sa suite des bandes de hères misérables et désespérés qui faisaient expier leurs souffrances aux communautés juives. Bernardin de Feltre suivait son exemple, mais il était hanté d’idées plus pratiques, celle entre autres d’organiser des Monts-de-Piété, pour obvier à la rapacité des prêteurs. Il parcourait l’Italie et le Tyrol, demandant l’expulsion des Hébreux, provoquant des soulèvements et des émeutes, causant le massacre des Juifs de Trente.

Les rois, les nobles et les évêques n’encourageaient pas cette campagne des réguliers. En Allemagne, ils protégeaient les Israélites contre le moine Radulphe ; en Italie ils s’opposaient aux prédications de Bernardin de Feltre qui accusait les princes de s’être laissés acheter par Yehiel de Pise, le plus riche Juif de la péninsule ; en Pologne, le pape Grégoire XI arrêtait la croisade du dominicain Jean de Ryczywol. Les gouvernants avaient tout intérêt à réprimer ces soulèvements partiels, ils savaient par expérience que les bandes de meurt-de-faim, lorsqu’elles avaient égorgé les Juifs, égorgeaient ceux qui, comme eux, détenaient de trop grandes richesses, ceux qui jouissaient d’exorbitants privilèges, ou ceux, seigneurs, comtes ou barons, dont la domination pesait trop sur les épaules des contribuables. Les Pastoureaux, les Jacques, les fidèles des Armleder, plus tard les paysans de Munzer, montrèrent que les détenteurs du pouvoir n’avaient pas tort de craindre : en protégeant jusqu’à un certain point les Juifs, ils se protégeaient eux-mêmes.

Quant à l’Église, elle s’en tenait à l’antijudaïsme théologique et, essentiellement conservatrice, propice aux puissants et aux riches, elle se gardait d’encourager les fureurs du peuple ; je parle de l’Église officielle, l’Église opulente des prébendiers, l’Église unitaire et centralisatrice que des rêves d’universelle domination berçaient, l’Église des synodes, l’Église légiférante et non l’Église des menus prêtres et des moines qui était soulevée par les mêmes colères qui agitaient les humbles. Mais si l’Église intervenait parfois en faveur des Juifs lorsqu’ils étaient en butte aux haines de la foule, elle entretenait cette haine et lui fournissait des aliments en combattant le judaïsme, bien qu’elle ne le combattît pas pour les mêmes motifs.

Fidèle à ses principes, elle poursuivait vainement l’esprit juif sous toutes ses formes. Il lui était impossible de s’en débarrasser, car cet esprit juif avait inspiré ses premiers âges. Elle en était imprégnée comme les sables des plages sont imprégnés du sel marin qui surgit à leur surface, et bien que, dès le deuxième siècle, elle se fût appliquée à repousser ses origines, à écarter loin d’elle tout souvenir de son fondement initial, elle en avait gardé la marque. En cherchant à réaliser sa conception des états chrétiens dirigés et dominés par la papauté, l’Église tendit à réduire tous les éléments antichrétiens ; ainsi, elle inspira la réaction violente de l’Europe contre les Arabes et la lutte des nationalités européennes contre le mahométisme fut une lutte à la fois politique et religieuse.

Mais le danger musulman était un danger extérieur, et les dangers intérieurs qui menaçaient le dogme parurent tout aussi graves à l’Église. À mesure qu’elle devint toute-puissante, qu’elle atteignit son maximum de catholicité, elle supporta plus difficilement l’hérésie ; à partir du huitième siècle la législation contre les hérétiques s’aggrava. Jadis bénigne et se bornant à des peines canoniques, elle en appela désormais aux pouvoirs séculiers, et l’on sévit durement contre les Vaudois, les Albigeois, les Beghards, les Frères apôtres, les Lucifériens. L’inquisition que le pape Innocent III établit au treizième siècle fut le terme de ce mouvement. Désormais un tribunal spécial, ayant auprès de lui l’autorité civile soumise à ses décisions, fut le seul juge, juge impitoyable, de l’hérésie.

Les Juifs ne purent être laissés en dehors de cette législation. On les poursuivit non parce qu’ils étaient Juifs, l’Église voulait conserver les Juifs comme un vivant témoignage de son triomphe, mais parce qu’ils incitaient à la judaïsation, soit directement, soit inconsciemment et par le seul effet de leur existence. Leurs philosophes n’avaient-ils pas poussé des métaphysiciens comme Amaury de Bêne et David de Dinan ? De plus, certains hérétiques n’étaient-ils pas des judaïsants ? Les Pasagiens de la Haute-Italie observaient la loi mosaïque ; l’hérésie d’Orléans était une hérésie juive ; une secte albigeoise affirmait que la doctrine des Juifs était préférable à celle des chrétiens ; les Hussites étaient soutenus par les Juifs ; aussi les dominicains prêchèrent contre les Hussites et les Juifs, et l’Armée impériale qui marchait contre Jean Ziska massacra les Juifs sur sa route.

En Espagne, où les mélanges juifs et chrétiens avaient été considérables, l’Inquisition fut instaurée par Grégoire XI, qui lui donna une constitution, pour surveiller les hérétiques judaïsants, et les Juifs et les Maures qui, quoique non sujets de l’Église, étaient soumis au Saint Office lorsque « par leurs paroles ou leurs écrits, ils engageaient les catholiques à embrasser leur foi ». De plus la papauté rappela aux rois d’Espagne les décisions canoniques, car les fueros, les coutumes castillanes, en se substituant aux lois visigothiques, avaient assuré aux Juifs, aux chrétiens et aux musulmans les mêmes droits.

Toutes ces mesures ecclésiastiques renforcèrent les sentiments anti-juifs des rois et des peuples, elles étaient des causes génératrices, elles entretinrent un état d’esprit spécial qu’accentuèrent pour les rois des motifs politiques, pour les peuples des motifs sociaux. L’antijudaïsme grâce à elles se généralisa, et nulle classe de la société n’en fut exempte, car toutes les classes étaient plus ou moins guidées par l’Église, ou inspirées par ses doctrines ; toutes étaient ou se croyaient lésées par les Juifs. Les nobles étaient offensés par leurs richesses ; les prolétaires, les artisans et les paysans, en un mot le menu peuple, étaient irrités par leurs usures ; quant à la bourgeoisie, à la catégorie des commerçants, des manieurs d’argent, elle se trouvait en rivalité permanente avec les Juifs, et là, la concurrence constante engendrait la haine. Au quatorzième et au quinzième siècles, on voit se dessiner la lutte moderne du capital chrétien contre le capital juif, et le bourgeois catholique regarde d’assez bon œil le massacre des Juifs qui le débarrasse d’un rival souvent heureux.

Ainsi tout concourut à faire du Juif l’universel ennemi, et le seul appui qu’il trouva durant cette terrible période de quelques siècles fut la papauté et l’Église qui, tout en entretenant les colères dont il pâtissait, voulaient garder précieusement ce témoin de l’excellence de la foi chrétienne. Si l’Église conserva les Juifs, ce ne fut pas sans toutefois les morigéner et les punir. C’est elle qui interdit de leur donner des emplois publics, pouvant leur conférer une autorité sur les chrétiens ; c’est elle qui incita les rois à prendre contre eux des mesures restrictives, qui leur imposa des signes distinctifs, la rouelle et le chapeau, qui les enferma dans les ghettos, ces ghettos que souvent les Juifs acceptèrent, et même recherchèrent, dans leur désir de se séparer du monde, de vivre à l’écart, sans se mêler aux nations, pour garder l’intégrité de leurs croyances et de leur race ; si bien qu’en maints endroits, les édits ordonnant aux Juifs de rester confinés dans des quartiers spéciaux ne firent que consacrer un état de choses déjà existant. Mais le principal rôle de l’Église fut de combattre dogmatiquement la religion juive. À cela les controverses si nombreuses pourtant ne suffirent pas ; on fit des lois contre les livres juifs. Déjà Justinien[12] avait interdit dans les synagogues la lecture de la Mischna ; après lui on ne légiféra plus contre le Talmud jusqu’à saint Louis. Après la controverse de Nicolas Donin et de Yehiel de Paris (1240), Grégoire IX ordonna de brûler le Talmud ; cette ordonnance fut réitérée par Innocent IV (1244), par Honorius IV (1286), par Jean XXII (1320) et par l’antipape Benoît XIII (1415). En outre on expurgea les prières juives et on défendit l’érection de nouvelles synagogues.

Les lois civiles commentèrent les décisions ecclésiastiques, elles furent inspirées par elles. Ainsi, par exemple, les lois d’Alphonse X de Castille dans le code des Siete Partidas[13], les dispositions de saint Louis, celles de Philippe IV, celles des empereurs allemands et des rois polonais[14]. On défendit aux Juifs de paraître en public à certains jours, on leur infligea comme au bétail un péage personnel, on leur interdit quelquefois de se marier sans autorisation.

Aux lois s’ajoutèrent les coutumes, coutumes vexatoires comme celle de Toulouse qui soumettait le syndic des Juifs à la colaphisation. La foule les insultait lors de leurs fêtes et de leurs sabbats, elle profanait leurs cimetières ; au sortir des mystères et des représentations de la Passion, elle livrait leurs maisons aux pillages.

Non content de les vexer, de les expulser comme firent Édouard Ier en Angleterre (1287), Philippe IV et Charles VI en France (1306 et 1394), Ferdinand le Catholique en Espagne (1492), on les massacra de toutes parts.

Quand les croisés allaient délivrer le saint Sépulcre, ils se préparaient à la guerre sainte par l’immolation des Juifs ; quand la peste noire ou la faim sévissait, on offrait les Juifs en holocauste à la divinité irritée ; quand les exactions, la misère, la faim, le dénuement affolaient le peuple, il se vengeait sur les Juifs, qui donnaient des victimes expiatoires. « A quoi bon aller combattre les musulmans, criait Pierre de Cluny[15], puisque nous avons les Juifs parmi nous, les Juifs pires que les Sarrazins ? »

Que faire contre l’épidémie, sinon tuer les Juifs qui conspirent avec les lépreux pour empoisonner les fontaines ? Aussi, on les extermine à York, à Londres, en Espagne à l’instigation de saint Vincent Ferrer, en Italie où prêche Jean de Capistrano, en Pologne, en Bohême, en France, en Moravie, en Autriche. On en brûle à Strasbourg, à Mayence, à Troyes ; en Espagne c’est par milliers que les Marranes montent sur le bûcher ; ailleurs on les éventre à coups de fourche et de faux, on les assomme comme des chiens.

Certes, les prophètes qui appelèrent sur Juda, en punition de ses crimes, les redoutables fureurs de leur Dieu ne rêvèrent pas de plus épouvantables malheurs que ceux dont il fut accablé. Quand on lit son martyrologe, tel que le pleura au seizième siècle l’Avignonais Ha Cohen[16], ce martyrologe qui va d’Akiba déchiré par des étrilles de fer, jusqu’aux suppliciés d’Ancône priant dans les flammes, jusqu’aux héros de Vitry qui s’immolèrent eux-mêmes, on se sent saisi d’une pitoyable tristesse. La Vallée des Pleurs, ainsi s’appelle ce livre qui « résonna pour le deuil… » et dont les Larmes du Pasteur de Chambrun, célébrant les huguenots proscrits, n’atteint pas la touchante grandeur. « Je l’ai nommé la « Vallée des Pleurs » dit le vieux chroniqueur, « car il est bien selon ce titre. Quiconque le lira sera haletant, ses paupières ruisselleront, et les mains posées sur les reins il se dira : Jusques à quand, mon Dieu ! »

Quelles fautes pouvaient mériter aussi effroyables châtiments ? Combien poignante devait être l’affliction de ces êtres. En ces heures mauvaises ils se serrèrent les uns contre les autres et se sentirent frères, le lien qui les attachait se noua plus fort. À qui auraient-ils dit leurs plaintes et leurs faibles joies, sinon à eux-mêmes ? De ces communes désolations, de ces sanglots naquit une intense et souffrante fraternité. Le vieux patriotisme juif s’exalta encore. Il leur plut, à ces délaissés, maltraités dans toute l’Europe et qui marchaient la face souillée de crachats, il leur plut de sentir revivre Sion et ses collines perdues, d’évoquer, suprême et douce consolation, les bords aimés du Jourdain et les lacs de Galilée : ils y arrivèrent par une intense solidarité ; au milieu des gémissements et des oppressions ils furent amenés davantage à vivre entre eux, à s’allier étroitement. Ne savaient-ils pas que dans leurs voyages ils trouveraient un sûr abri seulement chez le Juif, que si la maladie les saisissait sur la route, seul un Juif les secourrait fraternellement et que s’ils mouraient loin des leurs, des Juifs seuls les pourraient ensevelir suivant les rites et dire sur leurs corps les coutumières prières ?

Cependant, si l’on veut comprendre exactement la situation des Juifs pendant ces âges sombres, il faut la comparer à celle du peuple qui les entourait. Les persécutions contre les Juifs s’exerceraient aujourd’hui que leur caractère d’exception les rendrait plus douloureuses. Au moyen âge, les prolétaires et les paysans n’étaient pas sensiblement plus heureux ; les Juifs secoués par des convulsions terribles avaient des époques de relative tranquillité, périodes que ne connurent pas les serfs. On prenait des mesures contre eux, mais quelle mesure ne prit-on pas contre les Morisques, les Hussites, les Albigeois, les Pastoureaux, les Jacques ; contre les hérétiques et les misérables. Du onzième à la fin du seizième siècle, d’abominables années se déroulèrent et les Juifs n’en pâtirent pas beaucoup plus que ceux au milieu desquels ils vivaient. Ils en pâtirent pour d’autres causes, et ils en furent impressionnés différemment. Mais à mesure que les mœurs s’adoucirent, des heures plus heureuses naquirent pour eux. Nous allons voir quelles modifications la Réforme et la Renaissance devaient apporter à leur état.


  1. De Insolentia Judoeorum (Patrologie Latine, t. CIV.)
  2. Gesta Philippi Augusti.
  3. Sur la situation des Juifs méridionaux au temps de Philippe le Bel, voir Siméon Luce, Catalogues des documents du Trésor des Chartes (Revue des Études Juives, t. I. no 3.)
  4. « Tu ne prêteras point à intérêt à ton frère, ni argent, ni vivres, ni quoi que ce soit ; tu pourras prêter à intérêt à l’étranger (Nochri) ». Deutéronome, XXIII, 19, 20.
      Nochri veut dire l’étranger de passage ; l’étranger qui réside, c’est le guer.
      « Quand ton frère sera devenu pauvre et qu’il te tendra ses mains tremblantes, tu le soutiendras, même l’étranger (guer) qui demeure dans le pays, afin qu’il vive avec toi. Tu ne tireras de lui ni intérêt, ni usure. » Lévitique, XXV, 35.
      « Jéhovah, qui est-ce qui séjournera dans ton tabernacle ? Celui qui ne prête pas son argent à intérêt ». (Psaume XV, 5). Même à un non Juif, ajoute le commentaire talmudique. (Maccoth, 1. XXIV)
      (Voir encore Exode, XXII, 25. Philon, de Charitate : Josèphe, Antiquit. Jud., 1. IV, chap. VIII ; Selden, 1. VI. chap. IX.
  5. La Sybille hébraïque parle de « la soif exécrable de l’or, de l’amour du gain sordide qui pousse les Latins à la conquête du monde ».
  6. Voir ch. I, p. 18.
  7. Voir S. Munk : Mélanges de philosophie juive et arabe.
  8. Ch. I.
  9. Guide des Égarés (traduction de S. Munk).
  10. Massacreur de Juifs.
  11. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny : Tractatus adversus Judaeorum inveteratam duritiam (Bibl. des Pères Latins, Lyon).
  12. Novelle 146.
  13. Tit. XXIV.
  14. Statut général de Ladyslas Jagellon : art. XIX.
  15. Loc. cit.
  16. Emek-Habbaka, La Vallée des Pleurs, traduction Julien Sée.