L’Antoniade/L’Indien et la Robe-noire

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L’Indien et la Robe-Noire.

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L’Indien


Jeune et noble héritier du zèle apostolique,
Que le seul dévoûment poussa vers l’Amérique ;
Intrépide exilé, Missionnaire ardent,
Que l’espoir du martyre, un jour, en t’arrachant
De la famille en deuil, et du natal rivage,
Attira vers les bois de mon Pays sauvage ;
Que fais-tu dans la ville, apôtre des forêts ?
Que fais-tu si longtemps, consumé de regrets,
Parmi les Blanches-Peaux ?… Lève-toi, Robe-Noire !
Prends ta couverte, et viens dans le Grand territoire,
Au milieu des tribus que ton zèle rêvait,
Quand tu quittas la France et tout ce qui t’aimait !
Lève-toi, Robe-Noire, et remonte le fleuve ;
Traverse les déserts ; et, d’épreuve en épreuve,
Pénètre jusqu’aux lieux qu’habitent les tribus,
Où le Père de Smet imprima ses pieds nus !
 Jeune et noble héritier du zèle apostolique,
Dans ma voix qui te parle, écoute l’Amérique ;
Dans ma voix qui t’exhorte, osant te dire:Viens !
Écoute l’Amérique et tous les Indiens ! —
Que fais-tu dans la ville, apôtre des Sauvages,
Qu’un héroïque amour attira vers ces plages ?
Lève-toi, Robe-Noire, à l’exemple de ceux,
Dont je garde en mon cœur tous les noms glorieux !
Lève-toi, Robe-Noire, aux noms de tant d’apôtres,
Qui vinrent autrefois mourir parmi les nôtres ;
Aux noms de ces héros, ces hardis pionniers,
Que l’Amérique a vus débarquer les premiers !…
 Oh ! lorsqu’un vent du ciel vers tes rives bénies,
Amérique, poussa de saintes colonies ;
Quand les pieux enfants d’Ignace et de François,
Les fils de Dominique, explorèrent tes bois,
Et voguèrent sans voile, en bravant tes orages,
Dans leurs barques d’écorce, au gré des flots sauvages;

Quand ils vinrent, chargés, — non de poudre et de plomb,
Comme les meurtriers qui suivirent Colomb, —
Mais armés de la Croix : Ces conquérants des âmes,
Que tu vis les premiers planter leurs oriflammes,
Et laisser en tous lieux les traces de leurs pas,
Traversant la forêt d’ombrageux catalpas,
Le désert sablonneux et la savane nue, —
Ont-ils jamais manqué, — la nuit étant venue, —
Du repas qu’il fallait à leurs corps épuisés,
Ou d’abris verdoyants, d’antres par toi creusés ?
Ainsi que le renard, qui trouve sa tanière,
La colombe son nid, et l’aigle altier son aire,
N’ont-ils pas rencontré l’asile hospitalier,
Et la source d’eau vive, et le fruit nourricier ?
Hennepin, De Soto, Garnier, Brébeuf et Jogues, —
De tant d’autres suivis dans leurs frêles pirogues, —
Tu les as vus franchir les grands lacs orageux,
Et vaincre le courant des fleuves écumeux !
 Apôtres-pionniers de la bonne nouvelle
Au milieu des périls, n’écoutant que leur zèle,
Dans les vallons fleuris ou sur les verts coteaux,
Quand ils passaient le soir, que leurs pieds étaient beaux !
Que leurs pieds étaient beaux, blessés par les épines,
Sur la neige imprimant des taches purpurines ;
Et que leur sang fécond, en tombant sur ton sein,
A fait germer de lys au soleil du matin !
Oh ! qu’il était fervent l’esprit des Robes-Noires ;
Que leur gloire était pure, entre toutes les gloires !
Qu’ils se sont montrés grands dans leur apostolat,
Et que leur souvenir rayonne encor d’éclat ! —
 Quelles sombres forêts, ou vertes solitudes,
Quels déserts reculés, séjours mornes et rudes,
Par ces Anges de paix n’ont pas été bénis ?
Oh ! qu’ils sont glorieux les tranquilles abris,
Les tertres verdoyants, les sépulcres agrestes,
Les châsses de granit, où reposent leurs restes !
Dans l’exil, embrasés de célestes désirs,
C’étaient-là des héros, c’étaient-là des martyrs !


la robe-noire.


Lorsque j’errais tout seul, dans la paisible enceinte,
Où j’appris les secrets de la Science Sainte ;
Dans la céleste ardeur d’un zèle virginal,
Je vis au loin briller un astre occidental.
 Quand, jeune encore, assis aux bancs du Séminaire,
M’apparut un Évêque, un saint missionnaire,
Un homme apostolique, ayant pour tout manteau,
En venant du désert, sa peau de buffalo ;
Lorsqu’il prit la parole, et, brûlant d’éloquence,

Il me vit, tout ému, l’écouter en silence ;
Lorsqu’il parla surtout des incultes tribus,
Des peuples primitifs, qu’on ne visite plus ;
Lorsqu’il fit un appel à la sainte jeunesse :
Avec quel dévoûment, avec quelle allégresse,
Je m’élançai soudain vers cet homme de Dieu,
Pour me donner à lui, pour le suivre en tout lieu : —
Mais en suivant l’attrait de mon ardeur mystique,
L’élan de mon amour, l’esprit Évangélique :
Mais en suivant cet homme, en traversant les mers,
En rêvant l’Amérique et ses vastes déserts ;
Lorsque j’ai salué les bois du Nouveau Monde,
Dans mon émotion si douce et si profonde ;
Quand sous mes pieds joyeux j’ai senti tressaillir
La terre où pour le Christ j’allais être martyr :
Ah ! je ne venais pas, pour être, au presbytère,
D’un opulent curé l’amovible vicaire ;
Oh ! non, pour vivre ainsi, je n’eusse pas quitté
Et la famille en deuil, et la vieille cité,
L’enceinte où je reçus une double naissance ;
Oh ! non, je n’aurais pas abandonné la France !
Si j’ai fui la patrie, en ma vocation,
C’est pour les Indiens, c’est pour la Mission !
 Apôtres-pionniers, qu’enflammait tant de zèle,
Vous n’aviez, autrefois, que l’informe nacelle,
Pour porter l’Évangile aux lieux les plus lointains ;
Et les rames souvent s’échappaient de vos mains,
Et le sommeil pesait sur vos paupières closes : —
Dans l’Age du progrès, l’Âge des grandes choses,
Pour annoncer au loin l’Évangile de Dieu,
Sur le péni-louak, la pirogue de feu,
De la vapeur tonnante empruntant la vitesse,
J’irai, brûlant d’amour, j’irai plein d’allégresse,
Sur le rapide char, j’irai, dans chaque lieu,
Porter aux Indiens l’Évangile de Dieu !…

  Coursier, que mon zèle réclame,
   Léviathan de feu,
   Œuvre d’un demi-dieu,
  Dont l’ardente vapeur est l’âme,
   Messager de la foi,
   Vole au loin avec moi !

  Monstre, enveloppé d’étincelles,
   Fumant comme un volcan,
   Qui d’un bruit d’ouragan
  Émeus les forêts éternelles,
   Messager de la foi,
   Vole au loin avec moi !


  Des lacs et des fleuves sauvages,
   Ô sublime vainqueur ;
   Calme dominateur
  De l’empire des grands orages,
   Messager de la foi,
   Vole au loin avec moi !

  Coursier, dont la vapeur est l’âme,
   Dans ton magique élan,
   Jusqu’au froid Michigan,
  Coursier, que mon zèle réclame,
   Messager de la foi,
   Au loin emporte-moi !

  Emporte-moi vers les peuplades
   Des bois du Nébraska,
   Des bords de l’Itaska ;
  Au milieu des tribus nomades,
   Messager de la foi,
   Au loin emporte-moi !

  Chauffe, et verse à flots le bitume,
   La résine de pin,
   Sous ton volcan d’airain,
  D’où la vapeur s’échappe et fume ;
   Messager de la foi,
   Au loin emporte-moi !

  J’irai, loin des Pâles-visages,
   Loin des scribes marchands,
   Plus froidement méchants
  Que les Pieds-Noirs et les Osages !
   Messager de la foi,
   Loin d’eux, emporte-moi !

  J’irai, de cabane en cabane,
   Aux Indiens naïfs,
   Aux hommes primitifs,
  J’irai, de savane en savane,
   Au loin, dans chaque lieu,
   Porter la loi de Dieu ;
  Oui, j’irai, dans tous les Villages,
  Évangéliser les Sauvages !


l’indien.


« C’est Dieu qui fit les bois, et l’homme les cités ! »
Viens, loin des Blanches-peaux, loin des cœurs agités :
Soumis, dans leur mollesse, aux plus vils esclavages,
Les sauvages bourgeois nous appellent Sauvages !
Du luxe et de l’argent fiévreux adorateurs,
Ils sont tous corrompus s’ils ne sont corrupteurs !

Ah ! la société, telle qu’on nous l’a faite,
N’est que la barbarie en ses habits de fête, —
État contre-nature, où la première loi,
C’est d’oublier son Dieu, pour ne penser qu’à soi !
Cette société, dont la base est impie,
N’est qu’un foyer d’orgueil et de misanthropie !
De la désunion, c’est l’attristant séjour ;
La haine y prend l’aspect et l’accent de l’amour. —
Ah ! je connais les bois et je connais les villes :
Que les civilisés sont follement serviles !

   Robe-Noire, lève-toi ;
   Prends ton Livre de vie,
   Prends ta couverte, — et suis-moi,
   De prairie en prairie !

Fuis au loin avec moi ; viens prêcher parmi nous ! —
   Des bords de la Sabine,
Je t’accompagnerai jusqu’aux bords du Yazous,
   Avec ma carabine !

Du clair Colorado, qui baigne le Texas,
   Jusqu’au grand Territoire,
Jusqu’au sol Indien, qu’arrose l’Arkansas,
   Viens prêcher, Robe-Noire !

Du Takoutché-Tessé jusqu’au Walla-Walla,
   Où je serai ton guide,
Viens jouir de la paix, qu’on ne trouve que là ;
   Viens, apôtre intrépide !

Sur le péni-louak, que commande Sarpi,
   Aux plus lointains villages,
Des saintes vérités viens égrener l’épi,
   Parmi les bons Sauvages !

Viens ! tu seras le Père aimé des Rouges-peaux !
   Dans les climats de neige,
Viens évangéliser les nomades troupeaux
   De l’héroïque Miége !

Viens porter parmi nous l’Evangile de Dieu,
   Les paroles de vie ;
Viens ! nous aurons pour guide, à toute heure, en tout lieu,
   L’étoile de Marie !…

Adieu, folles cités ! adieu, temples d’argent !
   Salut, grande nature !
Libre dans le désert, oh ! oui, que l’homme est grand ;
   Et que sa vie est pure !