L’Apollonide (livret du drame musical, Leconte de Lisle et Franz Servais)/Texte entier

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Leconte de Lisle et Franz Servais
L’Apollonide
(livret du drame musical)
1899

L’APOLLONIDE
(Iôn)


Drame Musical en 3 Actes et 5 Tableaux
d’après
LECONTE DE LISLE
Musique de
FRANZ SERVAIS
Séparateur
Partition Chant et Piano

Paris, CHOUDENS, Éditeur
30, Boulevard des Capucines
Tous droits d’exécution, de traduction et de reproduction réservés
USA Copyright by CHOUDENS, 1899
Imp. Mergault & Cie, Paris
À la pieuse Mémoire
de ma Mère Vénérée
Hommage de mon Amour
et de ma Reconnaissance
Franz Servais

L’APOLLONIDE
(IÔN)
DRAME MUSICAL
EN TROIS ACTES ET CINQ TABLEAUX
Représenté pour la première fois sur le Théâtre Grand Ducal
de Carlruhe, le 29 Février 1899.
Directeur-Chef d’Orchestre : Mr FÉLIX MOTTL

PERSONNAGES

KRÉOUSA, Reine d’Athènâ 
 soprano dramatique
LA PYTHONISSE 
 contralto
IÔN, Apollonide 
 ténor
XOUTHOS, roi d’Athènâ 
 basse
UN VIEILLARD, serviteur de Kréousa 
 baryton
L’OMBRE D’APOLLÔN 
 Personnage muet


Chœur des femmes de Kréousa, des nymphes Oréades et des Muses,
Chœur des guerriers de Xouthos — Chœur des sacrificateurs et ministres d’Apollôn,
Peuple de Pythô (hommes, femmes et enfants).


La scène se passe à Pythô (Delphes) — Époque mythologique.

ACTE PREMIER
Devant le Temple d’Apollôn
SCÈNE I…… PRÊTRES ET SACRIFICATEURS PYTHIQUES — puis IÔN
LEVER DU SOLEIL
« Voyez le jeune archer, Roi du monde changeant » 
 3
SCÈNE II…… IÔN seul. (STROPHES et CHASSE AUX OISEAUX)
« Pour moi, mêlant le myrthe aux laines violettes » 
 27
SCÈNE III…… LES FEMMES DE LA REINE — puis IÔN
« Que ce bois de lauriers et de myrthes épais » 
 44
SCÈNE IV…… LES MÊMES — KRÉOUSA — puis KRÉOUSA et IÔN seuls
« Mais d’où naissent les pleurs qui coulent de tes yeux ? » 
 55
SCÈNE V…… LES FEMMES — KRÉOUSA et IÔN
« Un bruit strident d’airain arrive jusqu’à nous » 
 74
SCÈNE VI…… LES MÊMES — XOUTHOS et les guerriers — puis les SACRIFICATEURS PYTHIQUES
« Salut, rocher célèbre antre mystérieux » 
 78
SCÈNE VII…… LES MÊMES, sauf XOUTHOS
INVOCATION
« Apollôn ! Apollôn, ne l’as-tu pas aimée » 
 87
SCÈNE VIII…… LES MÊMES — XOUTHOS
GRAND FINALE
« Ô mon fils, mon cher fils, Loxias a parlé » 
 96


ACTE DEUXIÈME
1er  TABLEAU
Les Jardins sacrés
PRÉLUDE 
 137
SCÈNE I…… KRÉOUSA et LE VIEILLARD
« Ô Vieillard, serviteur de l’antique maison
De mes pères »
 
 138
SCÈNE II…… KRÉOUSA seule
« Il va tomber tranché dans son fragile orgueil » 
 166
SCÈNE III…… KRÉOUSA, L’OMBRE D’APOLLÔN — LES FEMMES de la Reine
« Maîtresse, déjà l’ombre est plus haute » 
 181
2d TABLEAU
LE FESTIN
IÔN — PRÊTRES et PRÊTRESSES — SACRIFICATEURS PYTHIQUES — MINISTRES DU DIEU
NYMPHES ORÉADES — LE VIEILLARD — PEUPLE DE PYTHÔ 
 189


ACTE TROISIÈME
1er  TABLEAU
La Tente de la Reine
SCÈNE…… KRÉOUSA et ses FEMMES — puis, dans le lointain LE PEUPLE DE PYTHÔ
« Je dors sans doute et rêve » 
 267
LA FUITE
« INTERLUDE pendant les décors mouvants » 
 292
2d TABLEAU
L’intérieur du Temple de Pythô
(Sanctuaire de Loxias)
SCÈNE I…… KRÉOUSA et ses FEMMES
« Entoure de tes bras l’image tutélaire » 
 298
SCÈNE II…… LES MÊMES — IÔN et les SACRIFICATEURS
« Femmes retirez-vous du sanctuaire » 
 300
SCÈNE III…… LES MÊMES — LA PYTHONISSE
« Arrière, enfant ! laisse l’épée » 
 309
SCÈNE IV…… LA PYTHONISSE, IÔN et KRÉOUSA évanouie
« Quitte Pythô, mon fils, innocent, les mains pures » 
 313
SCÈNE V…… IÔN et KRÉOUSA — puis les FEMMES
GRANDE SCÈNE DE LA RECONNAISSANCE
« Humble corbeille, où j’ai connu la vie amère » 
 320
APOTHÉOSE (LA VILLE D’ATHÈNÂ)
VOIX PROPHÉTIQUES     « Apollonide Iôn ! » 
 349
Séparateur
Pour toute la musique, la mise en scène, le droit de représentation, de traduction, d’exécution publique ou d’arrangement, s’adresser à Mr CHOUDENS, Éditeur-propriétaire pour tous pays
(Baudon)

L’APOLLONIDE


ACTE PREMIER

« IÔN »

Scène I


À gauche, le temple d’Apollôn, auquel on monte par quelques marches. Architecture très primitive, frondaisons dominant le temple. À droite, l’entrée d’un bois de lauriers et de myrthes. Sur le devant de la scène, du même côté, un rocher d’où coule une source vive. Un chemin à travers les rochers. Au fond un horizon immense bordé par une ligne de montagnes.

RIDEAU.

Premières lueurs du jour naissant. (Quelques serviteurs et sacrificateurs du Dieu entrent en scène.)

Le char du soleil apparaît. Apollôn, revêtu d’une armure éclatante conduit un quadrige. Cette vision, fort vague au début et voilée par les brouillards du matin qui se dissipent peu à peu, projette une lumière sans cesse grandissante tandis que les serviteurs et sacrificateurs entrent en scène de tous côtés.

1ER ET 2E CHŒURS DES SACRIFICATEURS

Voyez ! Voyez ! Voyez ! le jeune archer ! le jeune Archer !
Roi du monde changeant ! Voyez ! Voyez !


Beau, fier, chevelu d’or

Voyez ! Voyez !
Beau, fier, chevelu d’or et cuirassé d’argent !
Voyez ! Voyez ! Voyez ! Voyez ! Voyez ! Voyez !

L’apparition s’élève toujours et devient de plus en plus lumineuse.

Du fond de l’ombre antique et des mers refluées,


Pousse son char splendide à travers les nuées !


Le quadrige hennit ! Le quadrige hennit !


l’éclair sort de l’essieu
Voyez ! l’éclair sort de l’essieu
(joyeusement)
Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ !
Et la haute Pythô s’illumine d’un Dieu !


Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ ! Ah !

À ce moment le bouclier d’Apollôn dont l’éclat a toujours été en grandissant s’ouvre et forme le disque étincelant du soleil.
2 CHŒURS RÉUNIS.

Gloire à toi ! Gloire à toi ! Gloire à toi !


Gloire, gloire, gloire à toi !
cher Dieu qui fécondes
Les bois, les fleurs, les moissons blondes,


Et les immensités profondes,
D’où jaillit ton char immortel !

Les portes du temple s’ouvrent ; IÔN vêtu de blanc apparaît sur le seuil du temple resplendissant de lumière ; Il tend les bras vers la lumineuse apparition qui monte… monte toujours.

Gloire à toi ! Gloire à toi ! Gloire à toi !

Gloire à toi ! Gloire à toi !

Les sacrificateurs Pythiques qui se disposaient à monter les marches du temple sont arrêtés par IÔN. Tous ont le regard fixé sur lui.

IÔN, (solennel)

Ô sacrificateurs du divin Latoïde,


Purifiez vos mains dans l’Onde Kastalide.

Allez et sur l’autel encor silencieux,
Brûlez en un feu clair l’encens délicieux.

Les prêtres tendent les bras vers la lumineuse apparition qui, à partir de ce moment, décroît d’intensité et s’efface lentement.

DEUX GROUPES DE PRÊTRES

Protège-nous, archer sublime,

Le chœur de droite se dirige solennellement vers le fond de la scène où il s’arrête. Le second chœur, tout en chantant, sort lentement par le fond de la scène à gauche, derrière le temple.

Et descends sur l’auguste cime, et descends


Où la myrrhe et l’encens parfument ton autel.

Le 2d  chœur est sorti. Le 1er  chœur du fond de la scène.

Protège-nous, archer sublime,


Et descends sur l’auguste cime,

Le premier chœur sort à son tour, lentement en chantant. Peu à peu l’apparition disparaît complètement.

Où la myrrhe et l’encens parfument ton autel.

Un dernier rayon de l’astre tombe sur IÔN resté seul sur le seuil du temple.
IÔN tend les bras et reste en contemplation.


Scène II

IÔN, quitte le seuil du temple et descend les marches.

Une belle lumière matinale éclaire cette scène.

Pour moi, mêlant le myrthe aux laines violettes,


Il détache ses bandelettes.
Je vais suspendre ici les saintes bandelettes
Il les baise religieusement et les suspend à un myrhte.
Joyeusement
Et j’en écarterai les ailes de l’oiseau ;
Car ce temple sacré

avec religiosité, contemplant le temple.

Il jette des regards de joie et d’admiration autour de lui.

Il parcourt joyeusement la scène

IÔN, apercevant un laurier

Ô Laurier des jardins célestes
qu’arrose l’aube aux belles mains,

Il cueille un rameau de laurier et le contemple.

Désir des Dieux et des humains
Charmeur puissant des jours funestes !
des murs, du faîte et du parvis,
dissipe l’impure poussière,


Et laisse éclater la lumière
éblouissante Aux yeux ravis !

Il va déposer pieusement le rameau de laurier sur le seuil du temple,

puis se dirige vers le rocher d’où coule une source vive.

Eaux vives, jamais épuisées,
Qui coulez immortellement
Sur la pente du mont charmant
parmi les lys lourds de rosées !

Il prend une coupe qui se trouve sur le rocher.

Épanchez vos coupes d’azur sur le seuil de l’antre Pythique.

Il puise de l’eau avec la coupe.

Et puisse mon jour fatidique

Il met un genou en terre.

Couler comme vous, chaste et pur !

Se tournant vers le temple il fait une libation. Subitement il s’arrête. Consultant le ciel et l’horizon.

Mais, une ombre soudaine et de confus murmures


Viennent des pics neigeux ou sortent des ramures.

Interrogeant l’horizon avec une attention croissante.

Ce sont les oiseaux, je les vois !
Hors de lui.
Ils passent au ciel clair sur le temple et les bois !


Faisant le geste de chasser les oiseaux avec le bras.
Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ !

Fuis, grand aigle aux fauves prunelles,
Augural messager des Dieux,

qui tiens les foudres éternelles.
Éâ
Fuis, ô Cygne mélodieux !
Dont l’aurore empourpre les ailes !


Et vous, colombes et ramiers,
Retourez aux nids familiers,

Dans les forêts sombres et fraîches.

Il court vers son arc et ses flèches suspendus au temple. L’arc en main il vient précipitamment vers le milieu de la scène.

Éá ! Éá !

Ô doux oiseaux, vous m’êtes chers,
Mais docile au Dieu que je sers,
Je vous percerais de mes flèches !

Il tend vivement son arc.

Éá ! Éá !

Il remonte vers le fond de la scène, l’arc tendu, et disparaît. Dans l’extrême lointain on entend le chœur des sacrificateurs Pythiques qui se purifient dans les eaux saintes.

(IER CHŒUR) SACRIFICATEURS PYTHONIQUES, dans l’extrême lointain

La scène reste vide un moment.

Protège-nous, archer sublime,

Et descends sur l’auguste cime !


Scène III

Les femmes de la Reine entrent en scène par petits groupes. Leurs gestes expriment le ravissement que ce beau lieu leur inspire.
LES FEMMES, (3 groupes)

Que ce bois de lauriers et de myrthes épais
respire, ô chères sœurs, l’innocence et la paix !



L’innocence et la paix !
Et que son ombre est douce… où de fines lumières


glissent par gouttes d’or, des feuilles printanières

Et cette eau qui jaillit du rocher ruisselant,
Qu’elle est pure ! Q’elle est pure !
Qu’elle est pure !

De nouveaux groupes arrivent.

Qu’elle est pure ! Voyez ! ce réseau de guirlandes
qui sur le seuil tombe du fronton blanc.
Ô maison vénérable ! ô pieuses offrandes !

(entre elles et aux autres groupes)

Femmes, ce temple est beau comme ceux d’Athènâ !
Loxias le protège et de ses mains l’orna !

IÔN, (hors de la scène.)

Éâ ! Éâ !

IÔN rentre joyeusement en scène son arc et son carquois à l’épaule ; il se dirige vers le seuil du temple. Subitement apercevant les étrangers, il s’arrête.

LES FEMMES, (1er  et 2e  groupes)

Ô jeune homme debout sur le seuil solitaire

LES FEMMES, (les cinq groupes)

Est-il permis d’entrer au divin sanctuaire !


vous entendrez parler la pâle prophétesse.

LES FEMMES, avec humilité et une soumission respectueuse.

Les femmes se dirigent vers le fond de la scène. IÔN étonné les suit des yeux.

Du fond de la scène.
Voici notre Reine, étranger !

UN DERNIER GROUPE

à IÔN, en allant rejoindre les autres.
Et s’il te plaît ainsi,

IÔN attiré par la curiosité suit les étrangères au fond de la scène.

Tu peux l’interroger !

Premier mouvement d’admiration d’IÔN.

IÔN
IÔN ne perd plus la reine des yeux.

Si j’en crois sa beauté que nulle autre n’égale,


Cette femme sans doute est de race royale !


Scène IV

KRÉOUSA s’avance lentement soutenue par ses femmes, le regard baissé, perdue dans un rêve infini.

IÔN

Mais d’où naissent les pleurs qui coulent de ses yeux ?

Levant subitement les yeux, apercevant le temple d’Apollôn, KRÉOUSA s’échappe des mains de ses femmes et court sur le devant de la scène.

KRÉOUSA

Ô douleurs ! Ô remords ! noirs attentats des Dieux !

IÔN

Pourquoi ce morne ennui sur son visage auguste ?

IÔN

Quel est ton nom ?avec impatience
Quel est ton nom ?Quelle est ta race
Quel est ton nom Quelle est ta race ?avec vénération
Quel est ton nom ? Quelle est ta racerespectée ?

KRÉOUSA, fièrement et sans daigner regarder son interlocuteur.

Je suis Kréousa, Reine et du sang d’Érekhthée.
Et j’habite Athènâ la cité de Pallas

IÔN, avec la plus grande admiration

Ô ville illustre ! Enfant d’un noble père !

KRÉOUSA, atterrée

Hélas ! que me sert, étranger, le sang dont je suis née !
En ai-je moins subi la sombre destinée ?

IÔN, avec avidité

Est-il vrai que le Dieu, le Roi des flots sans frein


D’un seul coup de son trident d’airain,
Dans Makrâ qui s’entrouve ait englouti ton père ?

KRÉOUSA, éclatant et hors d’elle

Makrâ ! ne parle pas de cet impur repaire.

IÔN

C’est un lieu vénérable et d’Apollôn aimé

KRÉOUSA, soumise et comme poursuivie par la fatalité

Dans cet antre fatal que ta bouche a nommé
Un crime fut commis sans y laisser


Un crime fut commis sans y laisser (presque parlé)
Un crime fut commis sans y laisser de trace !

Prostration absolue immobile — le regard fixé vers la terre.

Quelques suivantes de KRÉOUSA traversent lentement la scène, allant déposer des offrandes derrière le temple. IÔN, désireux de rester seul avec la Reine et d’en connaître davantage, congédie du geste les femmes de KRÉOUSA
IÔN, s’approche doucement de KRÉOUSA

Mais quel est ton époux ? Est-il de noble race ?

KRÉOUSA, toujours immobile, sans daigner regarder.

Il se nomme Xouthos, Il sort de Zeus tonnant
Et sur la sainte Attique, il règne maintenant
sans traîner
Ayant conquis pour nous l’île aux vertes olives


Ayant conquis pour nous l’île aux vertes olives
Qu’un orageux détroit sépare de nos rives
(solennel)
Il gravit la montagne et nous venons tous deux
Consulter de Pythô l’oracle hasardeux.

IÔN, (vivement)

Pour vos enfants sans doute, honneur de l’hyménée

KRÉOUSA, toujours même attitude (morose).

Nous n’avons point d’enfants :

IÔN, (vivement)

Nous n’avons point d’enfants : Ô femme infortunée…
Quoi tu n’as point d’enfant !

Quoi tu n’as point d’enfant !

KRÉOUSA, tourne lentement la tête et fixe le temple d’Apollôn.
Quoi tu n’as point d’enfant ! (solennellement)

Quoi tu n’as point d’enfant ! Apollôn le sait bien :

Subitement son regard tourné vers le temple tombe sur le jeune homme qui l’interroge et qu’elle regarde pour la première fois. (avec surprise et avec une curiosité croissante)

Mais toi, cher étranger, quel pays est le tien ?


Que ta mère est heureuse, hélas !

IÔN, (mélancolique)

Que ta mère est heureuse, hélas ! Reine, j’ignore
Mes parents, mon pays…

KRÉOUSA, Mouvement de la Reine.

Mes parents, mon pays… Ô Dieux !
Mes parents, mon pays… Ô Dieux !(à part)
Mes parents, mon pays… Ô Dieux ! Si jeune encore,

(Elle l’observe de plus en plus) (vivement)

Tu n’as jamais connu ta mère ?…

IÔN, (triste)

Tu n’as jamais connu ta mère ?… Non, jamais !
(avec une grande candeur)
Dans les langes de lin où, dit-on, je dormais,
Ce temple m’a reçu comme un oiseau sans ailes
(avec enthousiasme)
Et le Dieu m’a nourri de ses mains immortelles.
Il tend ses mains ravies vers le temple.

KRÉOUSA, (Pathétique, avec une émotion contenue.)

Je sais une autre femme, hélas, qui pleure aussi
L’enfant qu’elle a perdu jadis. Je veux ici


Dans Pythô, demander pour elle… j’ose à peine,
Par pudeur, révéler…

IÔN, (avec autorité)

Par pudeur, révéler… Il faut parler, ô Reine

KRÉOUSA

Cette femme, outrageant Pallas et la vertu
Des vierges…
Des vierges…(solennel)
Des vierges… eut un fils d’Apollôn.

IÔN

Des vierges… eut un fils d’Apollôn. Que dis-tu ?
Une mortelle… un Dieu !

KRÉOUSA

Une mortelle… un Dieu !(avec enthousiasme)
Une mortelle… un Dieu ! Certe Apollôn lui-même !


Que pouvons-nous, hélas, contre un Dieu qui nous aime !
Dans l’antre de Makrâ, cet enfant vit le jour
(gémissant)
Et des bras maternels disparut sans retour.

IÔN, (vivement)

Est-il mort ?

KRÉOUSA, (fixant IÔN)

Est-il mort ? Je ne sais s’il vit. Ô chère image
(tendant ses mains vers IÔN)
Il te ressemblerait… il aurait le même âge.
(IÔN l’arrête du geste)


Scène V

IÔN très ému, tout en ne quittant pas KRÉOUSA des yeux s’éloigne d’elle de quelques pas. La Reine le contemple avec une admiration croissante. Quelques suivantes de KRÉOUSA réapparaissent au fond de la scène à gauche et semblent consulter l’horizon. Une fanfare très lointaine se fait entendre.

FEMMES, quelques voix (du fond de la scène)

Un bruit strident d’airain arrive jusqu’à nous ;

IÔN et surtout KRÉOUSAne voient et n’entendent rien du tout de ce qui se passe. — Tous deux sont plongés dans une contemplation infinie.

Chère Reine, voici Xouthos ton noble époux !


Il vient impatient de l’oracle infaillible
Et le Dieu va parler sur le trépied terrible !


Les guerriers de XOUTHOS commencent à entrer en scène. — Les femmes se dirigent vers leur souveraine. Les femmes éplorées entourent KRÉOUSA et semblent la conjurer de reprendre possession d’elle-même avant l’arrivée de son époux. Trompettes entrant en scène et se tenant au fond de la scène annonçant le Roi. En grande hâte, les femmes de KRÉOUSA lui jettent le manteau royal sur les épaules.


Scène VI

XOUTHOS entre en scène avec toute la majesté souveraine, le regard fixé sur le temple d’Apollôn.

XOUTHOS

Salut, rocher célèbre, antre mystérieux :
Oracle Pythien, cher aux hommes pieux !



(solennel)
Salut ô Loxias ! dans ta haute demeure !

GUERRIERS, levant leurs armes et leur bouclier vers le temple.

Salut ô Loxias ! dans ta haute demeure

XOUTHOS, (se rapprochant de KRÉOUSA)

Femme ! voici le jour et l’heure
Où nous retournerons, heureux et triomphants
Ou privés à jamais d’espérance et d’enfants !


Les ministres et les sacrificateurs pythiques qui étaient allés se purifier dans les eaux saintes rentrent en scène, montent les marches et entrent dans le temple de Pythô. Tout le monde s’incline sur leur passage. — IÔN les a précédés et ouvert les portes. — KRÉOUSA ne l’a pas quitté des yeux.

PRÊTRES

Protège-nous, archer sublime !
Protège-nous, archer sublime !

Et descends sur l’auguste cime,
Et descends
Où la myrrhe et l’encens parfument ton autel !

Dès que le dernier des sacrificateurs est entré, XOUTHOS se rapproche vivement du temple.

XOUTHOS, à IÔN, encore en haut des marches

Jeune homme, mène-nous à ton Dieu redoutable.

IÔN

Que Loxias t’exauce, Étranger vénérable,
Je ne puis t’obéir, il ne m’est point permis
D’abandonner le seuil dont le soin m’est commis.
D’autres sont là, veillant auprès des saintes flammes ;
Mais entre seul… le temple est interdit aux femmes.

IÔN quitte les marches, laissant l’entrée libre à XOUTHOS.

XOUTHOS, prend le rameau de laurier déposé par IÔN sur le seuil et le donne à KRÉOUSA.

Prends ces rameaux de laurier verdoyant,
Reine, et demande au Dieu qu’il nous soit bienveillant !
Il gravit quelques marches puis se retournant
Puissent les destinées
Accorder des enfants à nos vieilles années !

Il monte les derniers degrés, puis s’adressant à ses guerriers qui s’apprêtaient à le suivre :

Pour vous mes compagnons, guerriers de la Hellas
Restez et suppliez Artémis et Pallas !

Il entre dans le temple dont les portes se referment lourdement


Scène VII

Quelques femmes et IÔN brulent des parfums sur un petit trépied que l’on place devant le temple ; les autres suivantes sont derrière la Reine. — Les guerriers occupent tout le fond de la scène.

KRÉOUSA, à genoux, le laurier dans les mains adresse son invocation au Dieu

avec un sentiment profond
Apollôn ! Apollôn !
Apollôn ! Apollôn ! très doux
Apollôn ! Apollôn ! ne l’as-tu pas aimée
Cette vierge tremblante entre tes bras divins.
Qui, mère sans enfants, et d’ennuis consumée


Gémit, Gémit en proie aux noirs chagrins ?
Apollôn ! Apollôn !

Apollôn ! Apollôn ! Elle se relève lentement.

Apollôn ! Apollôn ! Ô Lumière ! Ô Prophète !

Sa prière devient tout intime ; la voix de plus en plus douce et caressante comme si son Dieu était à ses côtés et qu’elle lui rappelât le mystère de leur amour. —

Rends-lui ce fils
Rends-lui ce fils conçu dans un rêve enchanté !

Elle termine cette strophe en pleine extase.
Dont tes célestes yeux doraient la blonde tête.
Reflet charmant de ta beauté

Subitement rappelée à la réalité, elle retombe en prostration complète. Elle retombe à genoux.

Ou du moins si la mort, dans la pâle prairie,


A couché cet enfant sur les funèbres fleurs.

Les bras ouverts et tendus vers le temple.

Parle, parle, afin que sa mère, à cette ombre chérie


sans traîner (entrecoupé)
Élève une humble tombe et la baigne de pleurs,
Sur le doux sol de la patrie !

Elle se traîne à genoux, se traînant et suppliant de plus en plus

Sur le doux sol de la patrie ! Parle ! Parle !

Silence solennel.

La PYTHONISSE, (dans l’intérieur du temple)

Émotion générale. KRÉOUSA toujours àgenoux et affaissée cherche à entendre l’oracle de la Pythonisse que l’on n’entend que très faiblement et très vaguement malgré le mystérieux silence.

Sors… celui que tes yeux… auront


vu le premier sera ton fils !

Au milieu de l’immobilité générale IÔN, seul, se dirige lentement et solennellement vers le temple ; il gravit peu à peu les marches tout en observant la scène. Arrivé en haut des marches, il pousse des deux mains les portes qui s’ouvrent devant lui. XOUTHOS paraît subitement et se dresse à deux pas devant IÔN.

XOUTHOS

Ô mon fils, mon cherfils


Scène VIII

KRÉOUSA et ses femmes se relèvent et reculent précipitamment à droite de la scène. IÔN descend rapidement quelques marches.

XOUTHOS, toujours en haut des marches et les bras tendus vers IÔN

Ô mon fils, mon cher fils ! Loxias a parlé.

IÔN continue à descendre

Viens dans mes bras, enfant si longtemps appelé !

      
                        IÔN
Étranger, que dis-tu ? ta parole est peu sage.
Les Dieux ont-ils troublé tes yeux et ta raison ?
 
                        XOUTHOS
Que je baise tes mains et ton jeune visage.

GUERRIERS

Les Dieux ont-ils troublé tes yeux et ta raison ?Quoi !
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ?
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ? à XOUTHOS
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ? Ton fils ?


KRÉOUSA
               
IÔN
               
XOUTHOS
Son fils ? Son fils ? Mon fils !
FEMMES

Les Dieux ont-ils troublé tes yeux et ta raison ?Quoi !
ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ?
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ? à IÔN
Ce jeune homme est son fils ? Que dit-il ? son fils ?


KRÉOUSA
               
IÔN
               
XOUTHOS
Son fils ? Ton fils ? Ton fils ?
IÔN

Qui te l’a révélé ? Parle

XOUTHOS, avec une conviction religieuse absolue.

Qui te l’a révélé ? Parle C’est la voix sainte
Du Dieu qui t’a nourri dans cette auguste enceinte !


Elle m’a répondu : Sors… celui que tes yeux…
Auront vu le premier… sera ton fils.

KRÉOUSA, hors d’elle.

Auront vu le premier… sera ton fils.Grands Dieux !
À combien de douleurs m’avez-vous condamnée


      
                        KRÉOUSA
Ô mes larmes pleurez le jour où je suis née !
 
                        IÔN
Et ma mère ? sais-tu quelle est ma mère ?
 
                        XOUTHOS
L’oracle de Pythô ne m’a point dit son nom…

IÔN, vivement

Es-tu ma mère, ô Reine, ô fille d’Érekhthée ?
plus vivement avec une impatience croissante.
Es-tu mamère, ô Reine, ô fille d’Érekhthée ?


KRÉOUSA, morne, regardant IÔN avec amertume.

De l’amour d’un fils je suis déshéritée ;
Nous n’avons jamais eu d’enfants. Tu ne m’es rien !


Nous n’avons jamais eu d’enfants.

XOUTHOS, tout entier à la joie

Par Apollôn et Zeus Ouranien,
Voici mon fils l’héritier de ma gloire !

IÔN, hors de lui

Qui suis-je, ô Loxias, et que me faut-il croire ?

Ministres et sacrificateurs pythiques, sortis du temple, du haut des marches.
PRÊTRES & SACRIFICATEURS

avec solennité
À l’ombre de ces murs sacrés,
Toi qui fleurissais plein de grâce,
Beau jeune homme aux cheveux dorés,
Reconnais ton père et ta race !


      
                        KRÉOUSA pathétique
Quels maux égalent ma détresse !
Quels malheurs sont pareils aux miens ?
avec désespoir
Quels maux égalent ma détresse !
 
                        IÔN
Ah ! laisse-moi plutôt jouir obscurément
Des humbles biens goûtés sans trouble et sans tourments
 
                        XOUTHOS à IÔN avec bonté
Sache obéir au Dieu que tu révères !
Un jour nouveau luit sur ton horizon
Après les jeux viennent les temps sévères,
Le fruit mûrit après la floraison
Sache obéir au dieu que tu révères
 
                        SUIVANTES
Réprime ton cœur et retiens tes larmes
Ô chère maîtresse

LE CHŒUR DES GUERRIERS

Le sceptre au poing, les tempes couronnées,
Tu jugeras les foules inclinées

Ou sur ton char aux lourds moyeux d’airain

Chef courageux de la cité guerrière,
Tu pousseras à travers la carrière,

Ton noir quadrige impatient du frein

IÔN, en pleine vision surnaturelle et comme inspiré

Je n’ai jamais versé, fidèle aux saintes règles


Que le sang des corbeaux voraces et des aigles ;
Et l’épée et la lance et les coups furieux


Tu verseras le noble sang des hommes
Et sur ton front croîtra le vert laurier.

IÔN, de plus en plus perdu dans sa contemplation idéale.

Il germe ici plus beau, verdoyant dans l’aurore
Aussi doux qu’une Lyre, il chante au vent sonore
Et la muse divine avec ses belles mains


Ne la pose jamais sur des fronts inhumains

LE CHŒUR DES GUERRIERS, Leur insistance devient plus grande

Notre Pallas, toujours

Devant sa lance glorieuse,
Dispersera les barbares tremblants.

Et tu verras passer dans la tempête
Se rapprochant mystérieusement d’IÔN
Gorgô, le monstre immortel ! Gorgô, le monstre immortel !


Gorgô dont la tête a pour cheveux des reptiles sanglants !

Gorgô ! Gorgô !
(rires)
Gorgô ! Gorgô ! Ah ! ah ! ah !

IÔN

Ah !

comme s’il avait la vision de toute son existence passée.

Ah ! la myrrhe et l’encens

Dans une extase pleine d’admiration, KRÉOUSA ne quitte plus IÔN des yeux.

Ah ! la myrrhe et l’encens Vers les claires nuées
Les roses parfumant les tresses dénouées…
Les songes doux charmeur de mon léger sommeil


Et le chant des oiseaux dans le matin vermeil !

XOUTHOS et les SACRIFICATEURS PYTHIQUES

Au destin sacré qui t’entraîne
Enfant, tu résistes en vain,
Ne sens-tu pas le sang divin
De tes aïeux gonfler ta veine ?

GUERRIERS et SACRIFICATEURS

Laisse là ton arc innocent,
Prends le sceptre resplendissant.
Mets le glaive hors de la gaine !

XOUTHOS, (solennel)

Sur ton front que la vie en fleur parfume encor,
Reçois cette couronne au triple cercle d’or.

IÔN, revenant à la réalité

Il est donc vrai je suis ton fils… moi sans patrie
Et sans nom… Ô mon père !

Mouvement de KRÉOUSA. — Le nom de Père donné à XOUTHOS la rappelle à sa douleur. Iôn s’approche respectueusement de XOUTHOS, et reste incliné devant lui. Le Roi le couronne et le serre dans ses bras. — Les Guerriers les entourent étendant et élevant au dessus d’eux leurs lances et leurs boucliers. Les Prêtres, du haut des marches, bénissent en étendant les mains.

KRÉOUSA, dans un abattement profond.

Et sans nom… Ô mon père ! Et moi, je suis trahie !
Xouthos avait un fils


Xouthos avait un fils avec désespoir
Xouthos avait un fils et j’ai perdu le mien !
en s’éloignant
Triomphe, Ô Dieu cruel Il ne me reste rien !

Elle sort lentement à reculons, regardant le temple… ses femmes l’entourent et la suivent. Elle disparaît par le petit chemin à travers les rochers. Les guerriers relèvent leurs lances et leurs boucliers et l’on se livre tout à la joie.

XOUTHOS

Hâtons-nous, compagnons, fleurs de la sainte Attique,
Couronnés de lauriers et de myrthes joyeux

Portons dans Athènâ la parole Pythique !

GUERRIERS

Portons dans Athènâ la parole Pythique !
Couronnés de lauriers et de myrthes joyeux.

XOUTHOS

Toi, reste cher enfant, que me gardaient les dieux,
En ce jour, le meilleur de ma vie éphémère,
Appelle tout ce peuple au festin solennel.

 
      
                        GUERRIERS
Qu’ils viennent tous, la tempe ceinte
de myrthe et de lys radieux
Et que la joie éclate aux yeux
Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ !
 
                        PRÊTRES SACRIFICATEURS, (ténors)
C’est assez, regagnons nos tentes
Et que nos clameurs éclatantes
Appellent au festin joyeux
le peuple de Pythô la sainte
Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ !
 
                        PRÊTRES SACRIFICATEURS, (basses)
Enfant, suis-nous, bannis l’inquiétude amère
et salue en partant le fatidique autel
Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ ! Éâ !
RIDEAU
Fin du 1er  Acte

ACTE II

« APOLLÔN »

[1ER TABLEAU : Les Jardins sacrés]


Scène I

Le rideau se lève lentement — Bois et rochers à droite et à gauche — Une grande tente fermée occupe tout le fond de la scène — Le jour baisse. — Au lever du rideau, KRÉOUSA abîmée dans une profonde douleur est assisse sur un banc de pierre à droite.

LE VIEILLARD paraît et entre d’un pas assez précipité.

À la vue de la Reine, LE VIEILLARD s’arrête respectueusement au fond de la scène.

Sinistres pensées de KRÉOUSA

KRÉOUSA

Ô vieillard, serviteur de l’antique maison
de mes pères Les Dieux ont troublé ma raison


Et d’un âpre chagrin mon âme est tourmentée !
Viens… approche…
Viens… approche… Entends-moi, sage ami d’Érekhthée
je n’ai plus d’espérance et les Dieux ont rendu


Au père clandestin un fils… longtemps perdu,

LE VIEILLARD

Certes, dans Athènâ la rumeur est venue
Qu’un beau jeune homme né d’une mère inconnue,

KRÉOUSA, (vivement)

Vieillard, mais non le mien !

LE VIEILLARD

Cette joie, ô ma fille, hélas, te fut ravie
De voir ainsi renaître et refleurir ta vie
Nous savons tes douleurs… tu n’as pas eu d’enfant !

KRÉOUSA

Je te le dis, la honte en vain me le défend
Ô cruel souvenir d’une ivresse éphémère


Par le crime d’un Dieu dès longtemps je suis mère !

LE VIEILLARD

Ô fille d’Érekhthée Ô Reine, que dis-tu ?


Non ! ton cœur a gardé l’infaillible vertu.

KRÉOUSA, exaspérée

Tais-toi

LE VIEILLARD, très entrecoupé

Tais-toi Mais, où ce fils a-t-il vu la lumière ?

avec autorité

Quel est ce dieu fatal et sourd à ta prière ?

KRÉOUSA comme perdue dans un rêve immobile

Parle et bien que cruel, Ô Reine, pour tous deux


Confie à mon amour ce secret douloureux !

KRÉOUSA, comme en extase ; évoquant ses souvenirs les plus lointains.

De ses ceintures longtemps closes
L’aube faisait pleuvoir ses roses

Au ciel étincelant et frais
Le vent chantait sur la colline !
Les lys que la rosée incline

Parfumaient d’une odeur divine
L’air léger que je respirais !


J’allais, foulant les herbes douces,
Éveillant l’oiseau dans les mousses
Avec mes rires ingénus !
J’entrelaçais en bandelette


L’hyacinthe et la violette.
Dans l’eau vive qui les reflète,
Je baignais mes pieds blancs et nus.

(solennel)
Et tu vins, Roi des Piérides,
Ceint du fatidique laurier.

KRÉOUSA dans une exaltation de plus en plus grande.

Pareil au chasseur meurtrier.
Qui poursuit les biches timides…

Apollôn ravisseur impur
Tu m’emportas dans l’antre obscur
Suspendue à tes mains splendides !

Violente lutte intérieure de KRÉOUSA au moment de livrer sons secret.
LE VIEILLARD

Ô douleur !

KRÉOUSA, vivement

Et c’est là dans ce funeste lieu
Que j’enfantai ce fils né de l’amour d’un dieu !

KRÉOUSA toute entière au souvenir de son enfant

Il souriait naissant à peine
Qu’il était beau joyeux !
fièrement
La splendeur paternelle éclatait dans ses yeux !


Et j’oubliais ma honte en baisant son visage !

KRÉOUSA au comble du ravissement ; comme si elle revoyait son enfant KRÉOUSA revenant subitement à la réalité

Mais une nuit… dans la grotte sauvage.
il me fut enlevé Par les bêtes des bois
sans doute,
sans doute,avec une douleur profonde
sans doute,Et je l’ai vu pour la dernière fois !

Lentement, elle lève son regard vers le ciel

LE VIEILLARD, se rapprochant humblement de KRÉOUSA.

Le regard de la Reine retombe… Elle semble anéantie ; indifférente à tout ce que dit le vieillard

Par l’immortel et l’homme à la fois outragée,
Reine, rassure-toi car tu seras
Reine, rassure-toi car tu serass’animant peu à peu.
Reine, rassure-toi car tu seras vengée
vivement, s’animant peu à peu.
L’âge a courbé ma tête et rompu ma vigueur,


Mais la neige des ans n’a point glacé mon cœur !
indigné
Quoi ! je verrais d’une âme lâche et vile

Cet étranger siégeant sceptre en main, dans ta ville,
Insulter à ton fils qui n’a point de tombeau
Et mêler à ta race antique un sang nouveau ?

Comme s’il allait se venger du Dieu

(résolument)
J’irai dans cette tente où le festin s’apprête


Et là, d’une main sûre et dévouant ma tête
Il tire une hache de sa ceinture.
J’abattrai…

La Reine l’arrête du geste.

KRÉOUSA, (morne, quasi parlé.)

J’abattrai… Vois l’anneau que Pallas a donné
à mon illustre aïeul, Le sang empoissonné


d’un monstre est contenu dans cet or… Qu’il s’en mêle
une goutte au vin pur dont la coupe étincelle,
Qu’elle effleure sa lèvre et l’éclair dans les cieux
est moins prompt Que la mort qui fermera ses yeux.

KRÉOUSA reste inerte, immobile sans rien voir, ni rien entendre.
Chant, dans l’intérieur de la tente, célébrant le jeune homme retrouvé.

Iô Paiân ! Iô Paiân !

LE VIEILLARD, (ironique)

Voici l’heure fatale où commence la fête…

CHŒUR

Iô Paiân ! Iô Paiân !

Le VIEILLARD

Donne.

CHŒUR

Iô Paiân ! Iô Paiân ! Iô Paiân ! Iô Paiân !

KRÉOUSA en proie à une violente lutte intérieure court vers le fond de la scène les mains levées.

Le VIEILLARD, immobile, la suit des yeux.

Puis, semblant prendre une résolution subite, elle revient auprès du VIEILLARD. Elle détache lentement l’anneau de son bras.

Elle lève les yeux sur le VIEILLARD et d’un mouvement rapide, elle lui remet le poison.

Sa main reste tendue, les yeux fixés sur le VIEILLARD jusqu’à sa complète disparition.

LE VIEILLARD
(humblement soumis, incliné vers la Reine)

Ta volonté, ma fille, sera faite…

Le VIEILLARD se retire à pas lents, toujours regardant la Reine.


Scène II

De légers et sombres nuages emplissent peu à peu la scène.

KRÉOUSA

Il va tomber touché dans son fragile orgueil.


Aussi bien sa fortune insultait à mon deuil

(vivement)
Par les Dieux ! la vengeance est certes légitime
Toute entière au souvenir et à l’amour de son enfant
Ô mon enfant, reçois cette jeune victime
Digne de toi, sans doute, Innocente qu’elle est !

(solennel)
Et qu’un Dieu me foudroie ensuite s’il lui plaît !
La Reine se livre tout entière à la joie de la vengeance.
La scène s’obscurcit continuellement jusqu’à la fin.

Pourtant… ce meurtre est lâche et mon cœur en murmure

(avec effroi)
Il mettra sur mon nom une longue souillure !
Cet éphèbe si beau dans sa jeunesse en fleur
A-t-il causé ma honte et voulu ma douleur ?

Et dès que je l’ai vu sur les marches sacrées
Du temple couronné de ses boucles dorées
L’arc en main souriant dans la lumière et tel
Que m’apparut jadis l’éclatant Immortel

Que m’apparut jadis l’éclatant Immortel
Un invincible attrait ne m’a-t-il point charmée ?
Mon fils ! j’ai cru revoir ta tête bien aimée !


L’émotion de la Reine est arrivée à son comble : la
scène est toute assombrie.

Ah ! que n’est-il ce fils doux et cher à mes yeux.

CHŒUR, (dans la tente)

Iô Paiân !

KRÉOUSA, (hors d’elle, épouvantée)

Iô Paiân ! Qu’ai-je fait ?

CHŒUR

Iô Paiân ! Qu’ai-je fait ? Iô Paiân !

KRÉOUSA

Iô Paiân ! Qu’ai-je fait ? Iô Paiân ! Qu’ai-je fait ?

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? (avec effroi)
Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait ? Le sang prodigieux
de Gorgô Va glacer sa jeune âme trahie

Elle cherche le vieillard

Vieillard ! Vieillard !
Vieillard ! Vieillard !(cri désespéré)
Vieillard ! Vieillard ! Ah ! trop vite obéie !
Enfant ! crains de toucher à l’horrible liqueur.


Courons ! Courons !

Des nuées très épaisses envahissent la scène.

Mes yeux s’obscurcissent ! mon cœur s’éteint

Elle cherche à se frayer un chemin à travers l’obscurité qui l’aveugle

Cher Apollôn

Ses genoux fléchissent. Elle fait d’inutiles efforts pour se relever.

(avec défi)
Je ne veux plus qu’il meure !


Scène III

Un éclair fend les nuages et Apollôn apparaît dans toute sa splendeur ; les nuages sont devenus subitement éclatants comme une mer de feu. KRÉOUSA ravie, émerveillée, se relève lentement. Les femmes de KRÉOUSA entrent en scène.

LES SUIVANTES DE LA REINE, accourues à ses cris et ne voyant rien de la céleste apparition

Maîtresse, déjà l’ombre est plus haute Elle effleure


les sommets qu’un dernier rayon d’or éblouit :

Les astres vont briller dans la divine nuit
Et des souffles glacés tombent du lourd feuillage.


Viens
KRÉOUSA immobile… en extase.

LES SUIVANTES

Viens !

KRÉOUSA

Apollôn !

LES SUIVANTES

Où s’égarent tes yeux ?

KRÉOUSA

Apollôn C’est toi !

LES SUIVANTES

Vers qui tends-tu les bras ?

KRÉOUSA

Apollôn C’est toi ! C’est ta céleste image

Elle tombe pâmée entre les bras de ses femmes consternées.

KRÉOUSA reste comme inanimée, étendue à terre. Ses femmes éplorées l’entourent.

Les femmes relèvent KRÉOUSA.

Les femmes emportent la Reine évanouie. Le Dieu vainqueur, toujours resplendissant, reste seul en scène, immobile comme une statue. Il tourne lentement sur lui-même, s’élevant au-dessus du sol. Il disparaît peu à peu à gauche de la scène entraînant avec lui les nuages.

Ceux-ci peu à peu s’éclaircissent et s’entrouvrent laissant apercevoir l’intérieur de la tente où se donne le festin.

Les nuages se dissipent de plus en plus. L’on entend les chants dans la tente.

CHŒUR

Iô Païân ! Iô Païân !

[2E TABLEAU : Le Festin]

Le festin finit par apparaître dans toute sa splendeur.

À droite et à gauche de vastes tables chargées de mets, de kratères et de coupes d’or et d’argent. — On chante l’hymne à Apollôn « Iô Paiân » tout le monde est incliné respectueusement. — Attitudes religieuses.

CHŒUR

Iô Païân ! Iô Païân !

Iô Iô Paiân ! Iô Paiân !

Iô ! Paiân !

SCÈNE DANSÉE ET MIMÉE.

Trois danseuses représentent à IÔN son prochain départ.

Trois nouvelles danseuses se joignent aux premières et miment à IÔN les regrets que leur inspire son départ — les premières continuent leur pas animé.

Un 3e groupe personnifiant la Gloire vient saluer majestueusement IÔN, les deux groupes continuent leurs pas respectifs

Les deux premiers groupes seuls.

Nouvelle entrée du 3e  groupe la Gloire.

Peu à peu les trois groupes se retirent.

Iô Paiân ! Iô Paiân ! Iô ! Iô ! Iô !


Iô Paiân ! Iô Paián ! Iô Pain !

Entrée joyeuse des NYMPHES ORÉADES vêtues de courtes tuniques vertes, fleurs sauvages dans les cheveux.

Elles s’appellent ; d’autres arrivent ; nouveaux appels.

Elles courent de tous côtés sur la scène.
NYMPHES ORÉADES

La fleur de l’aubépine aux fronts,
Cher jeune homme, nous accourrons
Du sommet des monts solitaires,
Des bois pleins de mystères,

Des bois pleins de mystères,
Où bondissent nos pieds errants !
Du bord des lacs et des torrents
Ou boivent les grands cerfs nocturnes


Qui brament Aux cieux taciturnes !

D’autres nymphes oréades dansantes entrent en scène en courant et agitant des tambourins. Elles appellent les premières qui semblent préoccupées de la mélancolie d’IÔN.

Les premières se retournent expliquant par des signes au second groupe qu’elles ne comprennent rien à la tristesse du jeune homme.
2 CONVIVES À IÔN

D’où viennent ce silence et ce front soucieux ?
Pourquoi cette ombre, Iôn, qui passe dans tes yeux ?
Regrettes-tu ce temple où fleurit ta jeunesse
Songe à ton père, au trône, au peuple qui s’empresse.


IÔN, (comme dans un rêve.)

Les assistants et les nymphes le regardent et cherchent à deviner la cause de sa mélancolie.
Hélas ! le noir essaim des soucis mécontents
Vole, dit-on, autour des trônes éclatants ;

et l’imprécation de l’opprimé qui pleure
Épouvante les rois dans leur riche demeure !
Trois nymphes oréades s’approchent d’IÔN et lui chantent leurs adieux. — les autres nymphes dansantes miment la séparation par des attitudes éplorées.

NYMPHES ORÉADES

Ô bel archer tes légers traits


Sous le feuillage des forêts
Qui frémit et que le matin dore

ne suivront plus dans l’air sonore.
le vol des sauvages ramiers

Et jamais plus par les halliers
que parfume l’odeur des sèves,
vers midi pour charmer tes rêves,
joyeuses nous ne danserons


la fleur de l’aubépine aux fronts.

Elles s’écartent doucement et de la main lui disent des adieux désolés. Une grande partie des nymphes dansantes sortent à reculons envoyant des adieux de la main.

2 CONVIVES À IÔN

Lève ton front pensif et parle,
Ô cher jeune homme, ce Dieu t’aime
il convient que ta bouche le nomme !

IÔN reste impassible, la tête appuyée sur la main. Trois nymphes dansantes s’approchent doucement de lui Elles dansent légèrement, cherchant à attirer son attention. Elles sentent que leurs efforts sont vains et s’interrogent entre elles.

Elles appellent d’autres nymphes dansantes à leurs secours. Elles s’approchent d’un pas léger. Elles semblent demander au jeune homme les causes de sa tristesse.

Elles boudent, voyant l’inutilité de leurs efforts.

Subitement IÔN lève la tête. IÔN semble être en proie à une sombre vision. Le vieillard entre par un des côtés de la scène. (étonnement des nymphes)

IÔN semble de plus en plus poursuivi par sa vision
IÔN, comme parlant à lui-même et très entrecoupé.

Étonnement des assistants.

Tout mon cœur est rempli d’un noir pressentiment.
Je ne sais, mais
Je ne sais, mais violemment
Je ne sais, mais quelqu’un me hait assurément

Les nymphes rentrent en scène joyeusement. Celles qui ont essayé de distraire IÔN vont à leur rencontre. Elles leur disent que leur danse était vaine. Mélancolie des nymphes. Les nouvelles arrivées, enguirlandées de lierre, dansent à leur tour. Étonnement des nymphes voyant IÔN insensible. Elles s’approchent d’IÔN. Elles semblent dire : « Pourquoi ce silence obstiné ? »

Découragées, elles s’apprêtent néanmoins à danser de nouveau Elles dansent mélancoliquement

NYMPHES, désolées

Nourri par Loxias dans la maison divine


où toi même ignorais ta royale origine
Il sied qu’entrelaçant ce lierre à tes cheveux


Tu mêles à nos voix sa louange et tes vœux !

IÔN, interrompant brusquement les danses et les chants.

Daimôn qui protégeas ma vie et mon enfance,

Pardonne ô Loxias ! ce trouble qui t’offense !

Au fond de la scène l’orgie éclate et, peu à peu, devient générale.

NYMPHES & IÔN

Mêlons pour Zeus et Phoibos
Le miel attique, au vin parfumé de Byblos


Et versons, versons à pleins bords leur écume empourprée,
Et versons, versons à pleins bordsÉâ ! Leur écume empourprée,

Et nous, amis, mêlons Pour Zeus, Pallas et Phoïbos
Mêlons le miel attique au vin parfumé de Byblos !
Et versons à pleins bords leur écume empourprée


Et versons, versons à pleins bords, Éâ ! leur écume empourprée,

Éâ ! mêlons, amis ! mêlons Pour Zeus, Pallas et Phoïbos

Au milieu du tumulte général, pendant que l’on remplit les coupes, le VIEILLARD s’est approché sournoisement d’IÔN.
Le VIEILLARD, (à quelques pas d’IÔN)

Ô cher prince, Voici la coupe préparée ;
reçois-la
reçois-la (se rapprochant encore)
reçois-la de ma main, au nom de tes aïeux.

IÔN lève lentement les yeux sur lui

(de plus en plus humble et servile)
Ma chevelure est blanche, enfant, je suis très vieux,
Et je mourrai content si tu daignes permettre
que je serve le fils du Roi Xouthos… mon maître !

IÔN, (avec confiance)

Donne, Il m’est doux, vieillard, d’honorer tes longs jours,
Que Pallas, bienveillante, en prolonge le cours !
(il prend la coupe des mains du Vieillard) (il se lève)
(avec une ferveur croissante il adresse au Dieu ses supplications)

Apaise de mon cœur l’inquiétude amère,
Pendant ce temps l’orgie s’est calmée ; les convives suivent avec intérêt les moindres mouvements d’IÔN. — L’anxiété du Vieillard est à son comble.
Ne m’abandonnepas, ô céleste Immortel !

Ne m’abandonne pas, ô céleste Immortel !
(avec une exaltation de plus en plus grande)
Cher Apollôn, saint temple et fatidique autel,
avec une douceur infinie
Soyez-moi bienveillant
Soyez-moi bienveillant avec une douceur infinie
Soyez-moi bienveillant et rendez-moi ma mère !

LE MIRACLE

Un premier rayon de jour naissant, du fond de la scène, tombe sur IÔN. Le jour s’accentue.

NYMPHES, (voyant le jour naissant)

Iô ! Paiân !
Iô ! Paiân ! Le jour s’accentue.
Iô ! Paiân ! Iô ! Paiân !

IÔN, s’est retourné, et voyant le jour naissant, met subitement un genou en terre comme s’il faisait sa prière au Dieu. — Tout le monde
l’imite. IÔN reste en méditation.

Ô temple, mon berceau, clair feuillage des bois.
Recevez une part de la coupe où je bois.

Il verse à terre le contenu de son verre et reste en prière. Les convives font de même.

Subitement, dans le rayon lumineux du fond de la scène, apparaît lentement un vol de colombes blanches.

Voyant la liqueur répandue, elles viennent boire.

IÔN

Doux oiseaux ! colombes fidèles,


Qui veniez, au matin,

Les colombes se promènent sur la scène, buvant à droite et à gauche.

Qui veniez, au matin, de vos battements d’ailes,
effleurer mon front endormi,


Adieu ! n’espérez pas qu’un temps si cher renaisse,
Ô compagnes de ma jeunesse,
Vous ne verrezplus votre ami !

Une seule colombe a bu la liqueur empoisonnée. Celle-ci empoisonnée traîne l’aile — les autres s’envolent et disparaissent. IÔN et les convives se lèvent subitement.

LES CONVIVES, (quelques voix)

Dieux ! voyez celle-ci l’aile ouverte… Qu’a-t-elle ?
Regardez…
(épouvantés)
Elle a bu cette liqueur mortelle

la colombe meurt

Et ne respire plus
Et ne respire plus Ô terreur ! Trahison !
Trahison détestable ! La coupe est pleine de poison !


IÔN, au comble de l’émotion,

comme s’il était encore en rêve.
Qui de vous a voulu me vouer à la tombe ?
Qui me versa ce vin dont meurt cette colombe ?


QUELQUES CONVIVES

N’est-ce point toi, Vieillard,
N’est-ce point toi, Vieillard, Vieillard, n’est-ce point toi ?
malheureux, réponds !
Oui, oui, nous l’avons tous vu, saisissez-le, c’est lui !

Les nymphes s’enfuient précipitamment. On s’empare du vieillard. Grand tumulte.

Éâ ! Éâ ! Éâ !

LE VIEILLARD comme atterré par ce miracle du Dieu.
LE VIEILLARD, au comble de la stupeur

Un Dieu t’a préservé de la mort !
Soit… je livre au fer
le peu de jours qui me restait à vivre…

IÔN, très ému, impatient

Vieillard, dis-moi, que t’ai-je fait ? que t’ai-je fait ?


s’animant davantage, voyant ses pressentiments réalisés.
Mais quelqu’autre, sans doute a pour ce vil forfait
Armé tes vieilles mains lâchement homicides

Le peuple accourt pour protéger le fils de XOUTHOS. Toute la scène se remplit.

LE VIEILLARD, fièrement

Non ! j’ai voulu venger les vaillants Éreckhtides
sur le fils de Xouthos le tyran !


sur le fils de Xouthos le tyran ! (comme s’il défiait Apollôn)
sur le fils de Xouthos le tyran ! Nul n’a su
ma haine et mon dessein. Moi seul ai tout conçu !

CONVIVES

À mort ! à mort ! à mort !

On se jette sur le vieillard.

À mort ! à mort ! à mort ! Le misérable esclave :
Et qu’on l’entraîne !

Grand tumulte.
3 SACRIFICATEURS

Tout à coup, au bras du vieillard on découvre l’anneau fatal.

Le sang de Gorgô ! Dieux ! l’anneau de la Reine !

Consternation et terreur de la foule

Dieux ! Le sang de Gorgô ! Dieux ! l’anneau de la Reine !

Laissez là ce vieillard, il n’a fait qu’obéir.
C’est Kréousa, ce n’est pas lui qu’il faut punir !

IÔN, hors de lui

vivement
La fille d’Éreckhthée !


CONVIVES

Kréousa !

LES 3 SACRIFICATEURS, à IÔN

À toi cette victime

IÔN, désespéré

Hélas ! mes mains d’enfant puniraient un tel crime…

TOUS LES SACRIFICATEURS PYTHIQUES, à IÔN

Oui ! l’Erynnis qui suit les meurtriers sanglants


Se rit des sceptres d’or et des fronts insolents

CONVIVES

À mort ! À mort !

IÔN

Et les précipitant de leur orgueil superbe


Elle les foule aux pieds comme la fange et l’herbe

3 SACRIFICATEURS, à IÔN

Prends ce glaive… les Dieux au pouvoir surhumain
Ordonnent que son sang soit versé de ta main !

Tout le peuple engageant IÔN à s’emparer du glaive. IÔN au comble de l’émotion et tout hésitant n’ose saisir l’épée…

TOUT LE PEUPLE, à IÔN

À mort ! À mort ! À mort ! À mort ! À mort ! À mort !

TOUT LE PEUPLE, à IÔN

À mort ! À mort ! À mort !

au moment où IÔN va s’emparer du glaive, l’on entend au loin les nymphes

3 NYMPHES ORÉADES

Et jamais plus par les halliers
Que parfume l’odeur des sèves
Vers midi, pour charmer tes rêves,


Joyeuses, nous ne danserons,
La fleur de l’aubépine aux fronts.

À mort ! À mort ! À mort ! À mort !

IÔN saisit le glaive et, suivi de la foule, se précipite vers le fond de la scène.

Le rideau tombe précipitamment.
Fin du 2e  Acte

ACTE III

« KRÉOUSA »

Le rideau se lève lentement

Scène I.

Une petite tente faite avec des peaux de bêtes. KRÉOUSA sommeille sur un lit de repos ; auprès d’elle, ses femmes éplorées. Quelques-unes regardent anxieusement par les ouvertures de la tente.

KRÉOUSA, (s’éveillant)

Je dors… sans doute… et rêve…

se tournant lentement vers ses femmes

Je dors… sans doute… et rêve… Est-il bien vrai, mes yeux,
Femmes, sont-ils ouverts à la clarté des cieux ?
Touchez mes belles mains… parlez… Si je sommeille,


Vos chères voix seront douces à mon oreille.

Elle s’assoupit de nouveau.
KRÉOUSA, se réveillant en sursaut, vivement agitée.

Éveillez-moi ! l’horreur du songe où je gémis
Fuira, si je repose entre vos bras amis.

KRÉOUSA, se réveillant en sursaut, vivement agitée.

Éveillez-moi ! l’horreur du songe où je gémis

QUELQUES FEMMES, cherchant à calmer la Reine, affectueusement

Dernière fleur des Érekthides
Ô Reine, enfant des rois anciens,


Que n’ai-je les ailes rapides
Des grands aigles ouraniens !
Je t’emporterais par les nues
Jusques aux rives inconnues


Où l’homme Où l’homme et les Dieux sont meilleurs ;
Où le temps qui charme nos peines
Te verserait à coupes pleines
le doux oubli de tes douleurs


KRÉOUSA

Mais non ! Non ! ce n’est point un vain songe ; ma honte
Est certaine ; le flot inévitable monte ;


Rien ne peut m’arracher à cet embrassement


Mortel !

CHŒURS, (voix dans le lointain)

À mort ! à mort ! à mort ! à mort !

À mort ! à mort ! à mort ! à mort !

FEMMES DE KRÉOUSA, hors d’elles

Ô Reine…

KRÉOUSA, se levant et tombant à genou.

Ô Daimôn inclément !
Qui me vois malheureuse à tes pieds abattue.
Toi qui m’aimas jadis, c’est ta main qui me tue !


Loxias Apollôn ! Dieu cruel, dieu du jour,
J’ai vécu de ta haine et meurs de ton amour !



LES FEMMES, qui veillaient au fond de la tente, accourent vers KRÉOUSA

Reine, il n’est plus pour toi qu’un refuge suprême,

Cours vers l’inviolable autel,
Que ce Dieu qui te hait te défende lui-même

Que ce Dieu qui te hait te défende lui-même
Et te sauve du coup mortel !

KRÉOUSA, se relève lentement comme transfigurée

Salut, ô beau ciel, ô lumière,
Ô collines de la Hellas !


Et toi qu’abrita la première
Le bouclier d’or de Pallas,
Qui resplendis parmi les hommes


Du nom sacré dont tu te nommes,
Athènâ Athènâ salut ! Je t’aimais,


Berceau des aïeux, ville sainte !


Que les vents te portent ma plainte,

Que les vents te portent ma plainte,
Je t’ai quittée et pour jamais

LES FEMMES DE KRÉOUSA, se précipitent vers la Reine.

Ne désespère point. Hausse la tête et l’âme,
Souviens-toi du sang des aïeux.


PEUPLE, HOMMES, FEMMES et ENFANTS

À mort ! À mort ! À mort !

LES FEMMES DE KRÉOUSA

Et s’il te faut mourir,

PEUPLE

À mort ! À mort ! À mort ! À mort ! À mort ! À mort !

LES FEMMES DE KRÉOUSA

Et s’il te faut mourir, meurs noblement, ô femme,

Elles saisissent la Reine et l’entraînent malgré elle.

En face de l’homme et des dieux !

Décor mouvant — Dès que la Reine et les femmes sont sorties, la tente glisse à gauche —

PEUPLE

À mort ! À mort ! À mort ! À mort !

PEUPLE


À mort ! À mort ! À mort ! À mort !

Le tableau mouvant représente les lieux que doivent parcourir KRÉOUSA et ses femmes — Successivement on voit apparaître les bois, les jardins sacrés, les rochers. KRÉOUSA et ses femmes affolées fuient au milieu des rochers. Peu à peu apparaît, bâti sur le rocher, le temple de Pythô —

Le temple d’Apollôn apparaît dans toute sa majesté. Le décor mouvant s’arrête

[2e TABLEAU : L’intérieur du temple de Pythô]

Le sanctuaire de Loxias. — À gauche, la porte d’entrée. — À droite quelques marches, puis une superbe statue d’or d’Apollôn. — Au gauche, un peu plus au fond, le trépied sacré.

LES FEMMES

Les femmes de KRÉOUSA, épuisées de fatigue, sont, les unes à genoux, les autres étendues par terre.

KRÉOUSA entre lentement, majestueusement, comme hypnotisée par la statue du Dieu.

Entoure de tes bras l’image tutélaire
D’Apollôn le divin archer,
Sans outrager sa gloire
Sans outrager sa gloire Les bras suppliants elle s’avance.
Sans outrager sa gloire et braver sa colère.

Nul ne pourra t’en arracher

Elle gravit les marches, et entoure de ses bras l’image d’Apollôn.


Scène II

LES SACRIFICATEURS, (du dehors)

Femmes retirez-vous du sanctuaire.
Les portes s’ouvrent avec fracas. Entrent les Sacrificateurs et IÔN, le glaive en main.

KRÉOUSA, (à IÔN)

Femmes retirez-vous du sanctuaire. Arrête !
(solennelle)
La sainteté du temple environne ma tête


Loxias me défend contre toi, meurtrier,
Et l’autel que j’embrasse est mon sûr bouclier,
vivement
N’approche pas, va… crains ton Dieu !


SACRIFICATEURS, (à IÔN)

N’approche pas. va… crains ton Dieu ! Parole vaine.
Obéis à ce Dieu qui la condamne !

IÔN, (fièrement)

Obéis à ce Dieu qui la condamne ! Ô Reine !
C’est toi, toi dont l’audace invoque ici son nom,
En méditant ma mort, qui l’as offensé !

KRÉOUSA, (solennelle)

En méditant ma mort, qui l’as offensé ! Non !
Tu n’étais plus à lui,


Tu n’étais plus à lui (avec ironie)
Tu n’étais plus à lui mais à Xouthos ton père.

IÔN, (humblement)

Loxias m’a nourri dans sa maison prospère,
Je suis son fils aussi…

KRÉOUSA, (vivement)

Je suis son fils aussi… Qu’importe ! Tu voulais
Te saisir du pays, du sceptre et du palais


Des aïeux, au mépris de leur race, en outrage
À leur sang.

IÔN, (calme)

À leur sang. Tous ces biens sont mon juste héritage.

Xouthos les a sauvés et conquis.
Xouthos les a sauvés et conquis.(pompeux)
Xouthos les a sauvés et conquis. Il est Roi
D’Athènâ par l’épée et Pallas.

KRÉOUSA, (hors d’elle)

D’Athènâ par l’épée et Pallas. Et par moi !

2es SACRIFICATEURS

C’est trop tarder ! C’est trop tarder !
Il faut que son crime s’expie. Quitte l’autel…

Il faut que son crime s’expie. Quitte l’autel…

KRÉOUSA

Viens donc m’en arracher, impie !
Trouble la majesté terrible de ce lieu ;


Ose souiller de sang l’image de ton dieu !
avec solennité
Je ne quitterai point le sacré sanctuaire
avec ferveur et amour
J’embrasse tes genoux, ô Loxias !
Elle reste prosternée au pied de la statue

IÔN


Je n’ose l’approcher, puisqu’un dieu la défend.
Les suppliants sont chers aux daimones.

1ers SACRIFICATEURS

Les suppliants sont chers aux daimones. Enfant !
Les Juges de Pythô t’ont commis cette épée ;
Cette femme est coupable et doit être frappée.

2es SACRIFICATEURS

Crains, si tu n’obéis, d’irriter l’Immortel !

3es SACRIFICATEURS

Arrachons-la plutôt vivante de l’autel ;

2es SACRIFICATEURS

Traînons-la hors du temple !

1ers SACRIFICATEURS

Traînons-la hors du temple ! Allons !

LES FEMMES

Traînons-la hors du temple ! Allons ! Dieux !


Scène III

KRÉOUSA s’évanouit. Au moment où IÔN et les Sacrificateurs vont porter la main sur KRÉOUSA, la grotte de la PYTHONISSE s’éclaire subitement. KRÉOUSA (cri) La PYTHONISSE s’avance lentement et majestueusement… elle s’arrête ; elle avance de nouveau

LA PYTHONISSE

Traînons-la hors du temple ! Allons ! Dieux ! Arrière !
Enfant ! laisse l’épée ; exauce sa prière


Ne souille point le temple et l’autel respecté !

Sur un geste de la Pythonisse, IÔN se retire respectueusement un peu à l’écart.

Vous, sacrificateurs, obéissez, sortez.

Les Sacrificateurs saisis d’une sainte terreur sortent à reculons.

La PYTHONISSE contemple KRÉOUSA.

Sur un signe de la PYTHONISSE les femmes se retirent.


Scène IV

La PYTHONISSE et IÔN. KRÉOUSA toujours évanouie aux pieds de la statue d’Apollôn.
LA PYTHONISSE

Quitte Pythô, mon fils, innocent, les mains pures
De toute violence et sous d’heureux augures…


Pardonne oublie, et pars vers l’illustre Athènâ…
Reçois cette corbeille où l’on t’abandonna

Les yeux à peine ouverts au jour qui nous éclaire,
où, sur le seuil sacré du temple tutélaire,
Je te trouvai, pleurant dans ton humide berceau,


Faible, charmant et nu comme un petit oiseau !

IÔN

Ô prophétesse !

LA PYTHONISSE

Ô prophétesse ! Alors, te voyant sans défense,

Pour plaire à Loxias, j’élevai ton enfance.
Tu vécus, tu grandis aupres de ses autels…
sombre, mystérieux
Mais sa pensée auguste est cachée aux mortels


Je me tais.

La lumière de la grotte s’assombrit peu à peu.

Je me tais. Cependant, ô mon cher fils, espère
Et cherche avec amour celle qui fut ta mère.

La lumière décroît de plus en plus. La PYTHONISSE disparaît peu à peu.

IÔN

Divinatrice, en qui parle l’esprit d’un dieu,
Je te salue et te révère.

LA PYTHONISSE

Adieu !

Elle disparaît. — La grotte se referme.


Scène V
[Grande scène de la reconnaissance]

IÔN, avec une impatience croissante.

Humble corbeille où j’ai connu la vie amère,
Où j’ai versé mes premiers pleurs,


Ouvrage de ses mains, témoin de ses douleurs,


Ah ! le sais-tu le doux nom de ma mère ?
Récit
Je n’ose dénouer tes fragiles liens…


ce nom, tu l’as gardé peut être ?
Je brûle de l’entendre… et tremble de connaître
ce cher secret que tu contiens.


KRÉOUSA, comme en rêvant et regardant d’un tout autre côté

Vous, que j’avais filés de mes mains, Ô doux langes
Du bien aimé que j’ai conçu,
Gorgô, de son image, ornait votre tissu,

Et ses cheveux formaient vos franges.

IÔN

Que dit-elle, grands Dieux ?

KRÉOUSA

La vision du passé devient de plus en plus claire

Que dit-elle, grands Dieux ? Cher fils Je vois encor,
autour de ton cou rose et frêle,
Luire, collier splendide et parure immortelle,


Deux serpents aux écailles d’or.

IÔN

Les voici… ce sont eux ! Ô surprise ! Ô pensées !


KRÉOUSA, (avec une tendresse infinie)

Puis avec un baiser Je posai doucement
L’olivier de Pallas aux feuilles enlacées


(avec une exaltation croissante)
Ô mon fils, Ô mon fils, Ô mon fils sur ton front charmant.


IÔN

Dieux ! tout mon cœur frémit d’espérance et de joie…
Ma mère !

À ce cri, elle se lève effarée, et se sauve vers le devant de la scène, se croyant poursuivie, comme jadis, par Apollôn. Elle s’arrête tout à coup devant les langes.

KRÉOUSA, (hors d’elle)

Ma mère ! Mon enfant ! Oh! viens que je te voies,

KRÉOUSA et IÔN tombent dans les bras l’un de l’autre et se tiennent étroitement enlacés.

IÔN

Ma mère ! Mon enfant ! Oh ! viens que je te voie,
Que je te serre enfin contre mon cœur charmé !

KRÉOUSA

Et je voulais ta mort, ô mon fils bien aimé !

IÔN

Ô ma mère ! est-ce toi que je presse
Dans mes bras ? parle… dis.

KRÉOUSA, contemplant solennellement IÔN.

Dans mes bras ? parle… dis. Oui ! par mes pleurs d’ivresse,


Par les dieux, par l’Aither vaste et resplendissant
Après tant de longs jours j’ai retrouvé mon sang !
Tu vois ta mère… C’est ta mère qui t’embrasse !


Elle se jette de nouveau dans ses bras.

IÔN

Gloire à toi, cher Dieu je te rends grâce
Ô Protecteur sacré de l’enfant orphelin !


KRÉOUSA

Je ne vieillirai point dans un morne déclin,
Stérile et gémissant sous le toit solitaire ;
(fièrement et joyeuse)
La race a refleuri des enfants de la terre…


(avec une joie et une exaltation croissante)
Éclatez, ô transports de mon cœur triomphant
Apollôn ! Apollôn m’a rendu mon enfant !
Elle contemple IÔN avec admiration.

IÔN, se rapprochant doucement de Kréousa.

Ma mère !

KRÉOUSA

Ma mère !(avec une tendresse infinie)
Ma mère ! Mon enfant !
Ma mère ! Mon enfant !(presque parlé)
Ma mère ! Mon enfant ! Ô ma douce lumière !
Charme et vivant reflet de mon aube première


Qui resplendis dans l’ombre où je me consumais…
Rien… Rien… Rien ne pourra plus nous séparer jamais !

Pendant que Iôn et Kréousa sont perdus dans leur mutuelle extase, des bruits viennent du dehors.

HOMMES

Éâ ! Éâ !

FEMMES, au dehors

Éâ ! Éâ ! Maîtresse !

HOMMES

Éâ ! Éâ ! Maîtresse ! Éâ !

FEMMES

Éâ ! Éâ ! Maîtresse ! Éâ ! Maîtresse !

HOMMES

Éâ ! Éâ ! Maîtresse ! Éâ ! Maîtresse ! Éâ !

IÔN, d’un air distrait, indifférent.

Maîtresse ! Entends ces bruits… ces clameurs confondues.

HOMMES

Éâ ! Éâ !

Entrent les femmes éplorées.
FEMMES

Le roi Xouthos revient ! Ah ! nous sommes perdues !
Malheur à nous, hélas !

KRÉOUSA, triomphante se dressant devant Elles.

Glorifiez les Dieux ! Glorifiez les Dieux !


avec joie
Après les sombres temps voici les temps joyeux :
J’ai retrouvé mon fils !

FEMMES

Que dis-tu, chère Reine ?

KRÉOUSA

Que mon époux le sache et qu’Athènā l’apprenne :
avec bonheur et tendresse
Ce jeune homme est mon fils pleuré longtemps en vain
Et le seul héritier de son aïeul divin !


FEMMES

Lui ?
Lui ?Par qui tu devais mourir, ô destinée !

KRÉOUSA et IÔN

Nos yeux étaient couverts d’une épaisse nuée,

KRÉOUSA


Un Dieu l’a dissipée… Allez… femmes, courez…
Que Pythô retentisse au loin de chants sacrés…


Allez !

Les femmes sortent précipitamment. KRÉOUSA exultante, redescend la scène.

IÔN, se rapprochant

Allez ! Ah ! Que Xouthos aussi se hâte et vienne !
Quelle félicité, Père, sera la tienne !


KRÉOUSA

Xouthos n’est rien pour toi ! Tu n’es pas né de lui !

IÔN

Que dis-tu ?

KRÉOUSA, (sombre et morne).

Que dis-tu ? Le flambeau nuptial n’a pas lui.
Pour l’union fatale… à qui tu dois la vie.
(avec une tendresse infinie)
Toi, dont l’âme naissante, hélas, me fut ravie !

Sache enfin ce secret terrible et… glorieux…
(avec la plus grande solennité)
C’est un plus noble sang, oui ! c’est le sang des Dieux

C’est un plus noble sang, oui ! c’est le sang des Dieux
Qui coule dans ta veine, ô mon enfant que j’aime
Et ton père immortel est Apollôn lui-même !

(Une vapeur légère sort du trépied sacré)

[APOTHÉOSE (LA VILLE D’ATHÈNÂ) VOIX PROPHÉTIQUES.]

De légers nuages descendent. De tous côtés dans l’espace des voix mystérieuses se font entendre.

CHŒUR INVISIBLE

Apollonide Iôn ! Apollonide Iôn ! Apollonide Iôn !

KRÉOUSA entoure lentement IÔN de ses bras. — Tous deux semblent écouter avec admiration.

IÔN

parlé
Vois, mère, le trépied fatidique se dore


D’un étrange rayonnement !

CHŒUR INVISIBLE

Apollonide Iôn ! Apollonide Iôn !

IÔN

Comme une vaste fleur où s’épanche l’aurore
Le temple frémit doucement


CHŒUR

Apollonide Iôn !

IÔN

L’ambroisienne odeur des lys et de la myrrhe

Monte d’un invisible feu.

CHŒUR

Apollonide Iôn !

IÔN

D’où vient cet air subtil et frais que je respire

(peu à peu les nuages ont envahi tout le fond de la scène)

Va-t-il nous apparaître un Dieu.


CHŒUR

Apollonide Iôn !

Les Muses apparaissent dans une nuée éclatante. Ravissement d’IÔN à la vue des Muses.

IÔN

Qu’êtes-vous, ô formes sublimes ?

Spectres ou déesses, Parlez !
Montez-vous des sombres abîmes ?
Venez-vous des cieux étoilés ?

Le feu divin de vos prunelles
Pénètre mon cœur transporté ;

Que vous êtes grandes et belles
Salut, pleines de majesté.



      
                        IÔN
Vois, mère, ô prodige, le mur
Du temple disparaît… dans l’aurore et l’azur,
Emplissant l’horizon de sa splendeur soudaine
Monte aux cieux élargis la cité surhumaine ;
Et la grande Pallas, le front ceint d’un éclair
Dresse sa lance d’or sur les monts et la mer !
 
                        Les MUSES
Enfant, tu vois la fleur magnifique des âges
Qui s’épanouira sur le monde enchanté,
La ville des héros, des chanteurs et des sages,
Le temple éblouissant de la sainte beauté.
Tu donneras ton nom à des races nouvelles,
Et dans un chant divin qui ne doit plus finir

Peu à peu le fond de la scène s’est ouvert et la grande Athènâ, telle qu’elle sera plus tard à l’époque de sa splendeur, apparaît avec les merveilleux monuments de l’antiquité, temples, statue géante de Pallas, port, trirèmes, etc.

VOIX PROPHÉTIQUES

L’Athènâ future apparaît en pleine lumière. IÔN en extase écoute les Voix prophétiques.

Apollonide Iôn ! Apollonide Iôn !

IÔN se retourne et voit la lumineuse apparition.

Apollonide Iôn !nos lèvres immortelles
Diront ta jeune gloire aux siècles à venir


Il s’avance un peu vers le fond de la scène.
Salut rayon tombé de la lumière antique ;

Il revient vers KRÉOUSA.

Aïeul des rois futurs, éphèbe aimé des Dieux !

KRÉOUSA prend son fils par la main et le conduit lentement vers la statue d’Apollôn

Poursuis, enfant sacré, tes destins glorieux


Et délaissant ton nid, loin du rocher pythique,

KRÉOUSA monte les marches, prend la couronne qui se trouve sur la tête d’Apollôn et comme en extase la pose sur la tête de son fils respectueusement incliné.

Jeune aigle envole-toi vers de plus larges cieux !

Le rideau descend lentement.