L’Apostolat

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 538-558).
L’APOSTOLAT[1]

La plus grande misère de l’homme n’est pas la pauvreté, ni la maladie, ni l’hostilité des événemens, ni les déceptions du cœur, ni la mort : c’est le malheur d’ignorer pourquoi il naît, souffre et passe.

Dissiper ce mystère a été le souci universel et passionné des siècles.

La lumière a été demandée aux philosophies et aux religions.

Dès les premiers jours, et partout où les sociétés se formèrent, des foyers furent allumés par la raison humaine au milieu de ces ténèbres. L’Egypte, l’Inde, la Chaldée, la Perse, la Chine, la Grèce, Rome, ouvrirent tour à tour des écoles de sagesse, où l’on essayait d’expliquer la vie. Malgré la différence des races, des lieux et des âges, ces écoles se combattirent moins qu’elles ne se complétèrent[2], et leurs langues diverses redirent la même doctrine.

Des temps si éloignés que nous ne savons rien de leur histoire nous ont transmis leur pensée. Les légers et indestructibles papyrus enfermés dans des cercueils gardent le témoignage que, trente siècles avant notre ère, l’Egypte n’ignorait pas le Dieu incréé et créateur, immatériel et maître de la matière, indivisible et partageant sa providence entre la multitude des êtres et la succession des âges. Elle ne doutait pas de la vie future, séjour de malheur ou de joie pour chaque homme selon ce qu’il aurait fait en ce monde, elle avait préparé contre la faiblesse qui le sollicite au mal les conseils les plus hauts de sagesse et de sainteté. Et, consciente qu’entre le monde des vivans et le monde des morts subsistaient des rapports invisibles, que les mérites des vivans pouvaient racheter les fautes des défunts, elle possédait la foi consolatrice en la communion des saints. Ces croyances de l’Egypte ont le même aspect de solidité simple et de puissance calme que ses monumens. Elles sont étrangères aux incertitudes qui accompagnent les philosophies moins anciennes, comme si, près de l’heure première où il avait été formé par son Créateur, l’homme n’eût pas eu encore le temps de perdre le souvenir.

Les philosophies venues ensuite et moins fortes de quiétude, ont cherché à pénétrer plus à fond le secret de la vérité. Si Dieu est bon et si l’homme est destiné au bonheur, pourquoi les épreuves de la vie présente et l’épreuve suprême, la mort ? L’Egypte ne s’était pas troublée de ce problème. L’Inde le pose et le résout. Ses antiques écoles de sagesse sont unanimes à enseigner une science nouvelle qui est leur conquête : l’homme doit souffrir parce qu’il est un coupable. La foi des Indiens à la métempsycose, leur opinion que les demeures successives de l’être humain sont déterminées par les fautes commises dans des existences antérieures, mêlait d’hypothèses sans valeur l’idée fondamentale d’une chute originelle à expier. Cette expiation, d’après les Brahmanes, s’opérait de soi-même, par la seule vertu des épreuves extérieures que l’être coupable subit. Les philosophes bouddhistes combattent le matérialisme de cette doctrine. Ils disent que la perversité de l’âme ne saurait être effacée par les douleurs du corps ; que la vertu absolutoire des peines n’est pas dans leur amertume, mais dans le consentement du patient à les subir ; que sans cette collaboration de l’âme résignée à reconnaître, à aimer, à appeler la justice de la douleur, la douleur ne lave pas. Ils proclament que la régénération du coupable est le repentir, et la preuve même du repentir l’aveu de la faute : cinq cents ans avant le Christ, ils rendent hommage à l’efficacité de la confession. Mais en même temps la philosophie bouddhiste continue le rêve de la métempsycose et tire de cette erreur des conséquences logiques et désespérées. Elle contemple avec épouvante les vies successives où les êtres passent et repassent, comme les feuilles sèches que le vent d’hiver chasse et ramène dans un mouvement stérile, et les chances innombrables d’imperfections qui, durant le cours de chaque existence, vouent l’homme à une existence plus inférieure et plus dégénérée. Cet avenir est le mal suprême, le bien suprême est d’échapper au risque terrible, et, par suite, de ne plus être[3]. L’anéantissement seul est la sûreté, il est la récompense parfaite des parfaits. Et ce n’est pas payer trop cher des plus héroïques vertus la délivrance d’entrer, par le néant, dans le repos. Cette doctrine n’était qu’une philosophie de désespoir, et, en présentant à l’homme la destruction comme unique bonheur, elle offensait l’instinct le plus profond de la nature, le désir de durer.

La race jaune apporte, à son tour, sa découverte. La raison de Confucius dissipe les rêves malsains de la métempsycose et restaure la croyance des sages Egyptiens. Comme eux, il enseigne que la vie future n’est pas une suite indéfinie d’épreuves nouvelles, mais la stabilité dans la récompense ou le châtiment ; la piété qu’il rétablit en l’honneur des morts, adresse sa vénération à des êtres délivrés des imperfections dans une vie incorruptible. Il accepte des Brahmanes l’idée que l’épreuve terrestre est la rançon d’une faute, des Bouddhistes l’idée que le temps ne saurait à lui seul effacer le mal, mais se refuse à admettre avec eux que le repentir même ait cette puissance. Il voit que le regret n’empêche pas la faute, une fois commise, d’être à jamais ; que les larmes même, souillées par la fange du corps et de l’âme, ne sauraient être offertes en compensation à Dieu ; que si, dans les redoutables balances de la justice divine, le mal peut trouver un contrepoids, ce privilège appartient à une perfection pure de tout mal, donc étrangère à l’homme ; que, par suite, si les remords ont cette puissance absolutoire, ce n’est pas par leur propre vertu, mais par le mérite d’un propitiateur surhumain. Et, comme le philosophe juge le pardon nécessaire au monde, il tient pour nécessaire l’avènement d’un Rédempteur, annonce sa venue et l’espère prochaine.

Le génie grec parle à son tour. Si Dieu offensé par l’homme lui prépare, au lieu du châtiment, le pardon, la récompense, et ne veut se venger qu’en le rendant meilleur, l’adoration et la crainte doivent-ils être les seuls sentimens de l’homme envers Dieu ? Avec Socrate et Platon, la loi d’amour, le Nouveau Testament de la philosophie commence. Ils ne se contentent pas de reconnaître « la divinité immuable, éternelle, suffisant souverainement à elle-même, et communiquant le mouvement et la vie à tout le reste[4]. » Ils ne s’attachent pas à la divinité par prudence et par intérêt, en considération des suites qu’aura pour lui la faveur ou la colère de la divinité. Ils se sentent attirés par l’attrait désintéressé, pur et invincible des perfections qui sont en elle. Ils ont pour bonheur en ce monde de fuir le monde qui empêche de « contempler la beauté divine ; » ils espèrent pour bonheur dans la vie future voir sans fin cette beauté, la comprendre mieux et lui ressembler davantage[5].

Platon peut-être l’emporta sur tous les philosophes, pour avoir défini la sagesse, l’amour de Dieu[6]. Quand l’homme a donné son amour, il a donné ce qui en lui est moins indigne d’être offert en hommage à Dieu. Cet hommage est aussi le plus efficace, car l’attrait pour les perfections divines, quand il est sincère, ne va pas sans efforts pour les imiter. Et, tandis que la crainte de Dieu peut laisser intacte la dépravation de la volonté et, tout en disciplinant les actes, garder vivantes les racines de l’injustice, de l’orgueil, de la volupté, de tous les vices, l’amour suffit à les étouffer[7].

Enfin, au moment où le Christ allait paraître, la sagesse romaine, ajoutant à la philosophie grecque son génie formé pour le gouvernement et sa vocation d’universalité, concluait de l’existence divine à la dépendance humaine, de la sagesse divine à une morale certaine, de l’unité divine à une règle unique pour tous les hommes. Le plus illustre chef de cette école, Cicéron, proclamait la suprématie de la loi divine sur les lois humaines, et en termes dont la netteté n’a jamais été dépassée : « Il n’y aura pas une loi à Rome et une autre à Athènes, une aujourd’hui et une autre demain ; mais la même, éternelle et immuable, régnera sur tous les peuples dans tous les temps, et celui qui a voulu, révélé, promulgué cette loi, Dieu, sera le seul maître commun et le souverain monarque de tous[8]. »

Certes, une raison capable de ces efforts n’est pas impuissante, et, s’il y a à s’étonner, c’est qu’elle ait, par sa seule lumière, tant éclairé du grand inconnu. Mais si la philosophie a donné au genre humain ces témoignages en faveur des vérités qu’il cherche, ils ne suffisent pas.

La philosophie a pour guide unique la raison. Or les systèmes contraires où les écoles parviennent et s’obstinent, prouvent que cette raison est faillible. Et cette évidence de fragilité jette une suspicion même sur les doctrines que cette science consacre par son témoignage unanime. Elles ne sont que des hypothèses qui paraissent vraies à une majorité de savans et de sages. Des probabilités ne suffisent pas à l’humanité quand il s’agit de son sort. Il lui faut des certitudes.

La philosophie est lente. Elle demande à ses adeptes tant d’examens et de recherches qu’ils n’ont pas trop de leur vie pour s’expliquer la vie. Or combien d’hommes ont l’esprit assez puissant pour trouver par leurs propres forces la vérité ? Combien ont leurs jours assez libres pour faire de cette recherche leur unique profession ? Combien disposent assez des événemens pour ne pas accomplir d’actes avant d’avoir déterminé ce que ces actes doivent être ? Au commun des hommes la pénétration manque comme la science pour se livrer à de telles recherches, le travail subalterne de vivre ne laisse aucun loisir pour chercher les lois de la vie, et ils ne sauraient attendre au lendemain pour connaître leur devoir de chaque jour.

La philosophie ne se considère pas comme ayant charge d’enseigner la vérité à tous. Ses adeptes, même dans les plus célèbres écoles, n’ont jamais formé que des sociétés restreintes et fermées. C’est entre eux, c’est pour eux qu’ils ont pensé, uniquement soucieux de flotter dans leur petite arche sur le déluge d’ignorance qui engloutit le reste des créatures. Aucune école ne s’est montrée généreuse de ce qu’elle avait découvert. Les plus anciennes ont voulu garder comme un secret et un monopole le bien qui appartient le plus à tous, la vérité. Les savans d’Egypte cachaient leurs doctrines sous le triple sceau de leurs hiéroglyphes, écriture destinée non à répandre, mais à cacher la pensée. Les Brahmanes s’étaient réservé le droit de lire les Védas, écrits dans une langue morte qu’eux-mêmes avaient peine à comprendre. Les mages de l’Assyrie et de la Perse furent aussi avares de leurs doctrines. La moins occulte, et la plus féconde en disciples fut celle de Confucius, mais encore ne se répandit-elle en Chine que parmi les lettrés. Avec Platon le génie humain avait jeté sa plus haute et sa plus pure flamme, mais il manqua à cette flamme la chaleur de la divine charité. L’amour dû à Dieu n’avait pas appris au philosophe le véritable hommage d’amour que Dieu prescrit et qui est, pour chaque homme, le souci de ses frères. Platon disait : « Connaître le créateur et le père de toutes choses est une entreprise difficile, et, quand on l’a connu, il est impossible de le dire à tous[9]. »

Les siècles ont passé sans effacer le péché originel de la philosophie : dans tous les âges, dans toutes les races, elle est oligarchique. Même en chacune de ces familles si restreintes, chacun rêve de gravir des sommets inaccessibles à ses compagnons, de graver son nom sur la cime de quelque vérité immortelle, et le vœu secret du philosophe serait de dépasser de si haut les autres intelligences, qu’il fût seul à se comprendre. Egoïsme étrange chez les amis de la sagesse, orgueil le plus injustifié des orgueils ! Car si quelque chose était fait pour rendre humble la raison humaine, c’est bien l’impuissance qu’elle avoue de répandre parmi les hommes les vérités découvertes par elle. L’intelligence lui a manqué moins que le cœur : voilà pourquoi elle a été si stérile.


II

Le genre humain ne s’y est pas trompé. Et pas plus que les philosophes ne travaillent pour lui, il n’a espéré en eux. Sûr d’une seule chose, de ne pas s’être créé lui-même, et que toutes ses facultés lui étaient des dons de son créateur, il a considéré que la croyance générale de l’homme à une puissance tutélaire et souveraine était une révélation de la divinité à chaque homme. Dès lors, il était contraire à la raison faite par Dieu même, qu’il eût donné à tous le désir de le connaître et réservé à un petit nombre la faculté de le découvrir. Il était contraire à la justice que l’homme avide de foi en Dieu fût réduit à avoir foi à ces quelques hommes en désaccord les uns avec les autres, et parfois en contradiction avec eux-mêmes. Il était contraire à la sollicitude de l’Etre qui avait donné à l’homme la vie de lui refuser l’intelligence de la vie. La raison, la justice, la miséricorde, exigeaient que chacun tînt de Dieu même la vérité sur Dieu. Seule, cette infaillible autorité pouvait fournir les certitudes absolues, immédiates, permanentes, dont chaque jour et chaque acte ont besoin. Et par cela même que l’homme sentait le besoin de cette révélation, il a été sûr de la posséder. Un acte de foi en la bonté divine a été l’origine de la foi religieuse. Cette croyance en un enseignement donné par Dieu lui-même à sa créature a été la certitude la plus générale des sociétés. Et depuis que le monde est monde, il n’a pas opté entre des philosophies, il a opté entre des religions.

Mais au moment où les familles humaines s’essayèrent à créer un culte, il fut primitif et grossier comme elles, et d’indignes objets surprirent l’hommage de ces simples. Ceux qui cherchèrent Dieu ne connaissaient pas même la terre. Ils affrontaient la nature encore nouvelle sans avoir appris à en dompter les forces, sans avoir eu le temps d’apprendre ses lois. Or, l’ignorance est la grande école d’idolâtrie, parce que pour l’ignorance tout est prodige. La première tentation de l’ignorance devait être de prendre pour Dieu les forces de la nature. L’homme, sentant son impuissance à les dominer, trembla devant elles, et son désir qu’elles lui fussent propices se changea bientôt en prière. Il ne sait pas distinguer, derrière les phénomènes terribles ou bienfaisans qu’il contemple, l’être invisible qui les gouverne, et, au lieu d’adorer Dieu dans ses œuvres, il rend à ces œuvres le culte dû à Dieu. La crainte est le fondement de ce culte.

Quand il crut ainsi s’être protégé contre la nature, l’homme voulut s’armer contre les autres hommes. Après la religion de la peur, vint la religion de l’égoïsme. Menacé par les mêmes passions qui, en lui, s’élevaient contre le repos et les droits de ses semblables, il avait, dans cette lutte qui est la forme la plus constante de ses rapports avec ses semblables, besoin de protecteurs. Son imagination, à force de les chercher, les créa. Comme les enfans savent trouver dans les objets les plus informes une représentation parfaite de tout ce qu’ils ont en tête, l’enfant qu’est l’homme des sociétés rudimentaires, attacha aux fétiches créés par sa fantaisie superstitieuse toutes les puissances dont il avait besoin pour son commerce, ses héritages, ses amours et ses haines, se fit des dieux domestiques, des complices de ses fautes et, au besoin, de ses crimes.

Enfin, comme l’homme est contradiction, en même temps qu’il travaillait à dominer, à tromper, à supprimer ses semblables, il se sentit solidaire d’eux. Les fléaux communs, les guerres étrangères, parfois l’élan d’une piété désintéressée développèrent en lui le besoin de supplications auxquelles pût s’unir un peuple entier. De là un culte public on faveur de dieux, eux aussi imaginaires, mais symboles de sentimens, d’intérêts, d’espoirs collectifs. Ces cultes sont comme un miroir où les races se reconnaissent, une synthèse où leurs passions générales trouvent leur expression religieuse. Ils varient donc selon la place qu’occupent ces peuples dans le temps et sur le sol, selon leurs dangers, leurs besoins, leur caractère. La forme dernière et la plus parfaite de l’idolâtrie fut le culte de l’orgueil national.

L’idolâtrie, sous toutes ces formes, devint l’obstacle à la civilisation du genre humain.

Le commencement de cette civilisation est le dressage de la nature par l’homme, la lutte entre l’intelligence qu’il possède et les énergies qu’elle lui oppose, et la métamorphose des forces hostiles ou perdues en forces dociles et fécondes. Or, pour que l’homme devienne un maître sur son domaine, il faut avant tout qu’il ne doute pas de son droit à diriger les puissances aveugles des élémens, à capter les richesses de la terre, à détruire les animaux nuisibles et à traiter les utiles en serviteurs. Alors il lui reste à lutter contre les révoltes de ces forces, mais, comme il ne se méprend pas sur leur destination à être soumises, il accroît par ses tentatives de les dominer son expérience et étend peu à peu sa souveraineté sur sa demeure. Mais si dans ces élémens, dans ces animaux, dans ces plantes, il adore des dieux, il ne se sent plus le droit de les discipliner à son gré, c’est lui qui doit tout supporter d’eux comme l’esclave du maître : toute tentation de s’en défendre lui devient une impiété ; tout effort pour les détruire un déicide. Sa foi le tient enchaîné aux maux dont il se délivrerait s’il ne se trompait pas sur leur origine, elle perpétue la sauvagerie de la terre et l’impuissance de l’homme. Libres de superstitions, les Egyptiens d’autrefois et les sauvages d’Afrique et d’Amérique auraient fait la chasse aux crocodiles qui pullulent dans leurs fleuves, les Indiens auraient détruit les serpens venimeux qui habitent leurs plaines. Mais transformés en dieux, les sauriens et les reptiles infestent la terre et les eaux, et depuis des siècles, cette idolâtrie condamne chaque année à périr des milliers d’êtres humains. Plus l’homme se crée de dieux dans la nature, plus s’accroît le nombre des choses sur lesquelles il abdique son empire.

En même temps que cette première forme d’idolâtrie le dépossède de son autorité naturelle sur sa demeure, la seconde espèce d’idolâtrie, la crédulité aux influences purement imaginaires et soi-disant protectrices ou ennemies de chaque homme, la religion des divinités domestiques, des amulettes, des maléfices, déprave son âme. Qu’il mette sa foi dans les incantations et les sortilèges familiers aux mages de la Perse, qu’il lise la destinée écrite dans les astres comme les prêtres de Chaldée, qu’il interroge l’oracle de Delphes ou l’aruspice de Rome, qu’il fabrique de ses mains l’objet de ses confiances et de ses terreurs, comme font encore aujourd’hui les fétichistes d’Afrique et d’Océanie, quiconque croit sa destinée dominée par des influences irrésistibles, abandonne le gouvernement de sa propre vie avec le sentiment de sa responsabilité : dans quelque condition qu’il se trouve, son âme est serve. A quoi bon assurer par toute la discipline de sa bonne conduite le succès de ses entreprises, la durée de ses affections, sa richesse, sa gloire, son bonheur, s’il suffit, pour connaître son sort, de consulter un vol de corneilles ou l’appétit des poulets sacrés ? A quoi bon se défendre contre l’habileté de ses adversaires par les lentes contre-mines d’une habileté supérieure, s’il suffit d’opposer à leurs amulettes des amulettes plus puissantes ? Cette croyance que les affaires humaines doivent se résoudre par des interventions surhumaines, que cette intervention peut être obtenue par des rites et des dons, que les dieux sont à vendre, développe en l’homme toutes les folies de l’orgueil dans la prospérité, un fatalisme stupide dans les revers ; elle le fait incrédule aux ressources de son intelligence, de sa volonté, de sa persévérance, elle le fait rebelle au travail qui est la loi même du progrès.

La troisième forme de l’idolâtrie, la foi aux dieux publics et nationaux, détruit un autre élément essentiel de la civilisation, la paix. Créés par chaque peuple et par des peuples divers, d’âge, de caractère et d’ambitions, ils représentent partout ces diversités. Comme chacun de ces peuples les a créés non seulement avec ses craintes, ses désirs, mais avec ses préjugés, il estime ses dieux supérieurs à ceux des autres races, et les dieux étrangers pour les ennemis de sa fortune. Loin d’élever au-dessus des divisions nationales un asile où l’unité du genre humain pût prendre conscience d’elle-même, ces idolâtries effacent l’intelligence d’une société commune, le sentiment de la parenté, elles ne mettent que l’isolement farouche de chaque État sous la garde des dieux. Aucune de ces religions bornées à la race n’est faite pour s’étendre, aucune n’entend être détruite : elles perpétuent l’inégalité, la haine, la guerre entre les peuples.

Si l’on envisage enfin les traits communs de toutes les idolâtries, on reconnaît que par leurs caractères essentiels toutes font obstacle à la civilisation.

La civilisation ne peut avoir pour fondemens le mensonge. Or l’erreur des idolâtries est démontrée par leur multitude même, car Dieu est inséparable de l’unité. La souveraine puissance ne saurait être en même temps accordée à plusieurs : s’ils l’exercent ensemble, elle est divisée entre eux et Dieu a des bornes ; s’ils prétendent la posséder chacun tout entière, c’est Dieu qui est divisé contre lui-même ; s’ils se tiennent en échec, aucun des dieux n’a la toute-puissance ; si l’un d’eux l’emporte sur les autres, celui-là seul a la toute-puissance et ceux qui obéissent ne sont pas dieux.

La civilisation ne peut s’établir sans le secours d’une loi morale. La civilisation a pour but de rendre l’homme plus heureux ; il ne saurait devenir plus heureux qu’en devenant meilleur ; et pour devenir meilleur, il faut que l’homme se sente contraint au devoir douloureux par une autorité infaillible et soit comme élevé par elle au-dessus de lui-même. Comment s’élèverait-il au-dessus de lui-même s’il n’a qu’en lui-même son point d’appui ? Par les religions qu’il crée, il ne cherche qu’à assurer à ses intérêts, à son égoïsme la protection d’un ciel complice. Mais comment des religions faites par l’homme le transformeraient-elles ? Elles ont établi des cérémonies et des légendes, ce qui émeut les sens et l’imagination, facultés humaines ; elles n’ont pas donné de lois à la conscience parce que rendre le bien obligatoire au libre arbitre dépasse les forces de l’homme. Qu’on cherche dans les moins répugnantes des mythologies antiques cette contrainte morale. Sous des formes également divines, la vertu et le vice habitent un panthéon d’indifférence entre le bien et le mal : la sagesse a son culte avec Minerve, le travail avec Vulcain, la fidélité conjugale avec Junon, l’intelligence avec Apollon, mais aussi avec Vénus l’amour libre, la violence avec Mars, le vol avec Mercure. Les mythes qui racontent l’histoire de ces dieux les montrent soumis sans résistance ni remords à toutes les impulsions de leur humanité divinisée, et l’Olympe est l’asile sacré des débauches impunies. Toutes les croyances du paganisme chantent aux passagers de la vie un chant de Sirènes, enseignant à suivre la nature : et, par ce culte, l’humanité célèbre ses noces avec le bonheur terrestre. La douleur immortelle de ceux qui furent et ne sont plus, l’inconsolable deuil que, même dans les champs Elysées, les ombres vertueuses portent de ne plus habiter la terre, achèvent de persuader les vivans qu’il faut, durant l’existence trop courte, cueillir du moins tous les fruits de la vie. Une telle religion détruisait les bases du devoir et les hommes y étaient corrompus par les dieux[10].

La civilisation ne saurait avoir pour gouvernement définitif et garantie suprême la tyrannie. Or, toute idolâtrie étant une œuvre humaine, les hommes assez habiles pour la présenter comme divine, acquièrent sur les peuples un droit surhumain. Et soit que les usurpateurs de cette omnipotence religieuse l’emploient à prendre le pouvoir politique, soit que les maîtres de la force matérielle s’en servent pour se rendre maîtres du pouvoir religieux, la confusion des deux puissances accompagne ou suit l’établissement de toute idolâtrie. Ce fut la règle sans exception du paganisme antique ; elle se perpétue partout où il dure. Il a donc pour conséquence le plus oppressif des despotismes. Ceux qui obéissent n’ont contre les iniquités les plus odieuses nul recours ni en eux-mêmes ni au-dessus d’eux, puisque la même autorité est maîtresse des corps et des âmes. Ceux qui commandent ne connaissent aucun frein, puisqu’ils ont mis Dieu même au service de leurs caprices, de leurs passions, de leurs crimes. Un tel pouvoir, également redoutable pour les peuples et pour les princes, avilit la soumission et corrompt l’autorité.

La civilisation ne doit pas réserver pour quelques privilégiés tous les avantages de la vie et offrir à presque tous les hommes, comme leur seule part de droits, la souffrance du travail, les mépris et la servitude. Or les idolâtries, impuissantes à maintenir les sociétés et les individus en ordre par des lois morales, ont dû assurer cet ordre par l’artifice d’une hiérarchie forte et qui tînt les peuples immobiles. Il est digne de remarque, en effet, que les peuples idolâtres, si divers de croyances, ont reçu la même organisation sociale. Tous les avantages, honneurs, richesses, sont remis à une minorité. Le premier corps de l’État est celui des prêtres, qui sont chargés d’assurer à la hiérarchie sociale un respect sacré et se sont fait dans cette hiérarchie leur place, la meilleure. Pour affermir cette primauté contre les inconstances toujours à redouter de la foule, ils ont donné la seconde place aux guerriers qui, par la force, maintiennent en soumission la plèbe de ceux qui travaillent et produisent, les agriculteurs et les artisans. Enfin, pour que ceux-ci à leur tour aient intérêt au maintien de cette société, elle leur abandonne un pouvoir absolu sur leurs esclaves, choses vivantes, êtres humains à qui sont déniés tous les droits des hommes.

Cette domination du prêtre et du soldat sur le travailleur méprisé et de tous sur l’esclave, est le caractère commun de toutes les sociétés qui, dans le monde antique, ont établi et, dans le moment présent, perpétuent le polythéisme. Cette similitude domine les divergences des superstitions et des rites : elle donne à l’idolâtrie son unité.

Dans l’Egypte, la hiérarchie des castes paraît constituée aussitôt que le culte. Elles sont inégales en dignité, diverses en fonctions, immuables, et la guerre fournit à cette société les esclaves qui, élevant la grandeur surhumaine des tombeaux et des temples, ont fait à l’antique Égypte son immortalité. Les mêmes divisions de classes et la servitude se retrouvent chez les Assyriens, les Mèdes, les Perses. Dans l’Inde, le mal inséparable de la société païenne devint plus audacieux encore. Les castes ne furent pas seulement établies comme la forme nécessaire de l’ordre social ; ce fut un article de foi que Brahma avait fait sortir les Brahmes de sa tête, les guerriers de sa poitrine, les artisans de son ventre, et la différence entre les castes devint d’essence divine. Aussi elle s’est conservée intacte jusqu’à nos jours partout où la religion brahmique a survécu. Et non seulement elle ne laisse espérer au paria aucun adoucissement à ses humiliations terrestres, non seulement, par l’interdiction de tout contact entre les classes pures et la classe vile, elle abandonne celle-ci à la fange, mais elle perpétue jusque dans l’infini des existences futures cette condamnation. Les castes à jamais ont des demeures diverses, et, pour les misérables, le ciel est aussi inhospitalier que la terre.

Cette loi d’inégalité immortelle était une si horrible injustice, que le désir d’y porter remède suscita le Bouddhisme. Bouddha enseigne que les hommes de toutes castes ont droit au respect de tous en ce monde et, après la vie présente, à la récompense suprême, s’ils sont appelés par leurs mérites à l’état le plus parfait, celui de bonze, c’est-à-dire de pénitent. En opposant à la vocation par la race, qui immobilisait dès la naissance et pour jamais chaque homme dans la prison de son origine, la vocation par la vertu, qui apprenait aux uns à ne pas s’enorgueillir et aux autres à ne pas désespérer, il a accompli une œuvre vraiment libératrice, vraiment digne d’une âme religieuse. Mais s’il tempère l’iniquité des castes, il n’a pas osé les détruire, il ne l’abolit qu’en faveur des bonzes, la moins nombreuse des élites. Et malgré qu’à l’école de Bouddha et de Confucius la Chine ait mis dans ses livres, dans sa langue gouvernementale les plus beaux préceptes de morale, bien que ces préceptes aient eu de l’influence sur les actes ; que, malgré de terribles réveils, la cruauté asiatique s’y soit endormie sous une douceur habituelle ; que l’esclavage, tari dans sa source par la rareté des guerres, s’y soit maintenu seulement sous le nom de puissance paternelle et de puissance maritale ; que nulle part peut-être le despotisme des princes n’ait été moins malfaisant, l’immense empire a gardé la marque de toute civilisation idolâtrique : la séparation ne s’est jamais comblée entre une oligarchie accapareuse de tous les avantages et tout le reste des multitudes méprisées. Tout le progrès a été que cette élite, au lieu d’être héréditaire comme dans l’Inde, fut viagère. Au lieu d’appartenir à une caste de nobles, la Chine appartint à une caste de lettrés et tous les droits appartinrent à l’intelligence, mais cette intelligence, indifférente au sort des peuples et méprisante pour la grossièreté des multitudes, ne travailla que pour elle-même. Les lettrés mirent leurs efforts à n’avoir pas la même religion que les ignorans ; ils ont gardé jalousement pour eux la doctrine de Confucius, qu’ils ont corrompue, et, à l’heure présente encore, il leur plaît qu’eux exceptés, quatre cents millions d’hommes égarent et avilissent leur instinct religieux dans des pratiques pleines de superstitions et vides de croyances.

Dira-t-on que, du moins parmi les Grecs, les castes furent ignorées et que régnait l’égalité civique ? Cette démocratie ne fut que la plus étroite des oligarchies, une poignée d’hommes libres qui tint à la chaîne une multitude d’esclaves. Toutes ces républiques n’étaient fondées que sur la servitude. A Athènes, il y avait, disent les historiens contemporains de ce hideux spectacle, quatre cent mille esclaves pour trente mille citoyens[11]. Les Lacédémoniens ne travaillaient que par les mains du peuple ilote, et les massacres réguliers qu’au témoignage de Thucydide ils organisaient par prudence, témoignent combien ces captifs l’emportaient en nombre sur leurs maîtres. Les Thessaliens, mieux pourvus encore de cette richesse humaine, avaient, grâce à la servitude de la nation péneste, tant d’esclaves qu’ils en fournissaient les autres peuples. Nulle part cet état social n’inquiéta la conscience de personne. Nulle part un seul penseur, un seul rêveur pour se demander si un régime où un dixième à peine de l’humanité a ses droits d’homme et refuse ces mêmes droits aux neuf autres dixièmes peut durer. L’idolâtrie a si bien justifié l’égoïsme des privilégiés qu’ils le croient justice. Aristote déclare l’esclavage « conforme à la nature, car le droit de commander et le droit d’obéir, ayant pour objet le salut commun, sont conformes à la nature. Celui qui est dans la société comme l’âme, capable de prévoir et de vouloir, est fait pour commander ; celui qui est seulement, comme le corps, capable d’exécuter, est fait pour la servitude. » Et l’auteur de la Logique ne se demande pas si, précisément, il n’est pas contre la nature que la plus grande partie des hommes soient réduits à n’être que des corps, et si le bien commun n’exigerait pas que les hommes capables de prévoir et de vouloir travaillassent à rendre semblables à eux les autres hommes ? Il ne voit dans l’esclave que « l’outil vivant » de l’homme libre[12].

Enfin, quand Rome, conquérant l’univers, eut emporté parmi les dépouilles et rassemblé dans son Panthéon les dieux de tous les vaincus, cette synthèse de l’idolâtrie fut la dernière et la plus grande leçon. A les comparer, on vit bien que la plupart de ces cultes étaient étrangers au symbolisme savant de l’Egypte, aux songes philosophiques de l’Inde, aux belles formes de la Grèce, que leurs divinités étaient les divinités des superstitions aveugles, des rites barbares et des sacrifices sanglans. Et de leur rapprochement jaillit, plus éclatant que leurs contrastes, leur caractère commun, le mépris de l’homme pour l’homme. Mépris de toutes les races sacerdotales qui, des grands prêtres aux jongleurs, vivaient de la crédulité générale, pour l’inintelligence universelle ; mépris du peuple romain pour toutes les autres races qu’il avait domptées par ses soldats et pillait par ses proconsuls ; mépris des sénateurs pour les plébéiens, des riches pour les pauvres, mépris de César pour l’univers ; et sous cette hiérarchie de dédain, lourd édifice dont chaque assise écrasait l’assise inférieure, la substructure sombre de l’esclavage, l’ergastule colossal où presque toute la race humaine épuise sa vie pour nourrir l’oisiveté de ses maîtres et meurt pour distraire leur cruauté.

Seule échappait à ces vices la religion juive. Loin que son sacerdoce gardât le secret d’une science occulte, le plus grand législateur et historien de cette religion, Moïse, abandonnant les écritures emblématiques, mystérieuses bandelettes, où, comme la plus enveloppée des momies, la vérité restait captive, l’avait délivrée, rendue accessible à tous ; et, à son exemple, les docteurs de la loi la maintenaient publique, soit par la clarté de l’enseignement parlé, soit par la simplicité d’une écriture facile à comprendre et à retenir.

Cette loi enseignait à l’homme des devoirs précis et impérieux. Elle avait fondé la famille sur le respect des parens et la monogamie, prescrit l’inviolabilité de la vie humaine et adouci l’esclavage ; elle avait interdit non seulement le vol, mais la cupidité du bien d’autrui, elle défendait le mensonge.

Cette loi ordonnait au nom d’un maître suprême, unique, éternel, invisible et tout-puissant. L’homme était averti de n’adorer ni les ouvrages de ses mains, ni les fantômes de son imagination, ni les forces de la nature. Pour le mieux préserver de toute idolâtrie, cette religion lui apprenait comment et dans quel ordre le ciel, les eaux, la terre, les plantes, les animaux, avaient été faits de rien. Non moins formelle dans ses enseignemens sur l’homme, elle disait l’unité de l’espèce par la création d’Adam, le premier père ; la première faute, la désobéissance et son châtiment, la vie douloureuse et mortelle qu’Adam a transmise à sa postérité ; la seconde faute, la corruption punie par le déluge, et l’unité de la race continuée dans la survivance d’une seule famille ; la troisième faute, l’orgueil de cette famille devenue multitude, qui, pour s’être réunie dans le travail d’atteindre le ciel, est dispersée par toute la terre, et, pour avoir concerté de s’égaler à Dieu, devient incapable de se comprendre ; enfin la rébellion perpétuée sous toutes les formes et dans tous les âges par le peuple que le Seigneur s’est choisi entre ces peuples, et la dette héréditaire accrue par l’iniquité de chaque génération. Ainsi elle donnait à ses fidèles conscience qu’il fallait, pour compenser ce poids toujours plus lourd d’iniquités, une plénitude de mérites et, pour soustraire l’humanité à la justice, un secours surhumain ; elle montrait nécessaire le Sauveur qu’elle annonçait.

Non seulement elle était sans égale par la hauteur et l’enchaînement de ses leçons : mais des signes extraordinaires venaient attester sa vérité. Elle avait des prophètes ; leurs livres, qui accroissaient le trésor de l’écriture sainte, racontaient leurs visions d’avenir, et à voir s’accomplir les faits annoncés par les morts, chaque génération de vivans se sentait affermie dans sa foi. D’autres preuves, traversant les âges, sont venues attester même au scepticisme du présent siècle l’autorité de la Bible. Certains événemens racontés par elle mêlaient à la vie d’Israël celle d’autres peuples. L’histoire de ces peuples, inconnue jusqu’ici, a été révélée à nos jours, les caractères tracés, il y a des milliers d’années, sur les marbres égyptiens et les briques assyriennes nous sont maintenant intelligibles ; or ils confirment les récits bibliques. Cela établirait seulement l’exactitude de l’écrivain sacré à rapporter ce que son temps pouvait connaître. Mais la Bible dit aussi par quelle succession de travaux divins a été créé l’univers : et le récit de la Genèse est conforme aux récentes découvertes de la science. Or jusqu’à nos jours quel regard avait cherché dans les profondeurs de la terre le secret de sa formation ? Et quel homme avait pu assister à ces œuvres antérieures à l’homme ? Dieu n’avait pour témoin que Dieu. Et si le hasard n’a pu instruire l’ignorance, qui l’a inspirée, sinon celui qui seul savait ?

Ces certitudes de vérité dans les affirmations qui ont été soumises à un contrôle, contiennent la vraisemblance que la Bible n’est pas plus trompeuse dans ses enseignemens sur l’origine de l’homme et sur la révélation du Dieu véritable à toute la famille humaine avant la dispersion des peuples. Et dès lors quelles clartés sur les paganismes et les philosophies ! Les similitudes qu’on s’étonne de trouver entre les idolâtries, la trame identique sous la broderie de leurs fables diverses comme l’imagination, leur croyance universelle à une chute originelle, à un déluge, à un effort des hommes pour escalader le ciel deviennent l’indice de la première et commune croyance. Et de même les philosophies qui s’essaient à démêler un chaos de clartés et de ténèbres se souviennent sans en avoir conscience, quand elles croient inventer. Elles n’ont tiré d’elles-mêmes que leurs erreurs : leur concorde et leur sagesse est un écho lointain de la loi divine qui avait instruit l’homme à l’origine du monde.

Et pourtant, la religion juive elle-même n’a pas tous les signes d’une religion définitive et parfaite. D’abord, elle aussi est nationale. Le peuple juif se considère comme une race privilégiée que Dieu a choisie pour faire avec elle alliance. Il forme une noblesse mystique dont on ne saurait faire partie si l’on n’a dans les veines le sang de ceux qui ont souffert dans le désert, bâti le temple, et entendu s’élever la voix des prophètes. Israël ne reconnaît à aucune race égalité avec lui, ce sentiment est si vif qu’il survivra même chez les Juifs convertis à la mort du Christ, ils refuseront d’admettre les Gentils au bénéfice du salut, et cette avarice orgueilleuse sera un des premiers et des plus constans soucis des apôtres. La religion juive manque d’amour, non seulement pour l’homme, mais pour Dieu. Elle le craint ; elle attend, avant de livrer son cœur, la grande preuve de miséricorde que Dieu a promise, l’envoi d’un Sauveur. Et enfin, à cause de cette espérance, la religion juive ne peut devenir la religion universelle et unique du genre humain. Car, par cette attente même, elle atteste que sa perfection est incomplète et sa destinée provisoire, et, mère qui doit mourir en enfantant le fils, elle porte dans ses prophéties la prescience de sa fin, elle chante dans ses psaumes ses funérailles.


III

C’est alors, quand toutes les philosophies et toutes les religions se sont montrées impuissantes à expliquer la vie et à commander le devoir, que le Christ paraît.

Aussitôt, les deux forces qui depuis le commencement du monde, la raison et la foi, cherchaient isolées leur voie et s’égaraient, s’unissent. Par lui, la foi apparaît fondée sur la raison, et la raison s’élève aux certitudes de la foi. Tout ce que les plus grands penseurs ont soupçonné sur la nature divine, il l’affirme ; tout ce qu’ils ont entrevu sur la destinée humaine est mis au jour. Il attaque à la fois toutes les idolâtries en annonçant une religion qui, si elle est vraie, les convainc toutes de mensonge. Il n’invoque pas en faveur de cette religion les lumières mêlées d’ombre qui guideraient un sage et autoriseraient ses conseils : il ordonne au nom de Dieu, en Dieu, et ne laisse à aucune créature le droit à la désobéissance. De la religion juive, il garde et consacre l’antique doctrine sur l’unité de Dieu, la faute originelle de l’homme et la rédemption. Il rattache à la vérité révélée dès le commencement du monde la vérité qu’il vient compléter et ainsi Dieu est justifié de toute inconstance ; il n’a jamais abandonné à l’erreur sa créature, même coupable, et sa miséricorde, qui s’achève par la loi nouvelle, s’est poursuivie d’âge en âge sans s’interrompre depuis la création. C’est la bonté divine que le Christ vient rendre indubitable au monde. La bonté, bonté telle que son immensité ferait son invraisemblance, a conseillé à Dieu de devenir homme pour instruire les hommes. La bonté resplendit dans toutes les institutions établies par le Christ, dans ces sacremens qui tous sont des secours gratuitement offerts à l’infirmité humaine ; elle trouve son expression parfaite dans l’Eucharistie, qui perpétue la présence du Rédempteur sur la terre, le fait habiter en ces pêcheurs et nourrir leur faiblesse de sa vie. La bonté enfin donne son témoignage suprême sur le Calvaire où le Christ offre à la justice éternelle, en compensation des châtimens mérités par les fautes des hommes, les souffrances imméritées d’une victime sans tache, et par sa mort confirme sa mission.

De sa vie et de sa mort, les enseignemens coulent comme d’un principe. Puisque le plus évident attribut de Dieu est la miséricorde envers l’homme, le devoir le plus impérieux de l’homme est l’amour de Dieu : « Aimez Dieu par-dessus toutes choses. » Puisque Dieu a montré par de si extraordinaires preuves quel prix il attachait à sa créature, combien plus encore cette créature doit-elle devenir respectable à l’homme ! Il faut honorer en elle l’intérêt qu’elle inspire au créateur ; l’amour du prochain devient ainsi l’hommage le plus efficace par lequel l’homme puisse prouver son amour de Dieu : « Aimez votre prochain comme vous-mêmes. »

Par là est condamnée l’inique préférence que chacun se garde au détriment de tous, la plus universelle et la plus vivace des idolâtries. « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fit. » Voilà la règle simple à comprendre, difficile à observer qui interdit non seulement les entreprises sans scrupules sur les biens et les intérêts d’autrui, mais les excès d’autorité, les abus d’influence, les mauvais exemples, les conseils suspects, les moindres scandales, toute complicité, fût-ce celle d’un souffle, dans un dommage causé au prochain. Ces préceptes, qui avaient été à peine indiqués par les plus hautes philosophies comme un conseil, deviennent de devoir strict.

A ceux qui se sentent capables de monter plus haut encore, le Christ indique la voie des parfaits ; servir les autres plus que soi-même, s’oublier. Dans le renoncement jusque-là entrevu par les sages survivait un égoïsme subtil, qui, après avoir discerné la médiocre valeur et l’éclat passager des choses humaines, refusait d’être dupe et se complaisait à se distinguer du vulgaire : ceux qui semblaient le plus détachés de tout n’étaient pas détachés d’eux-mêmes. Le Christ convie ses disciples à de plus entiers sacrifices : il ne leur demande pas de devenir étrangers seulement aux avantages qui ne méritent pas un désir, mais aux biens dignes d’être possédés, aux joies légitimes, de s’en priver pour en devenir généreux, de pousser jusqu’au sacrifice de soi l’amour des autres. C’est à une immolation si contraire à la nature qu’il reconnaît ses véritables disciples : elle est l’imitation la moins imparfaite du rédempteur, elle est l’exemple le plus efficace qui puisse émouvoir les cupidités sans scrupules, et elle est le secret souverain pour rendre la société moins inique, plus douce, plus humaine, car tout ce qui diminue l’égoïsme étend la paix.

Cette fraternité n’est pas enseignée seulement aux doctes, aux riches, aux puissans, mais aux hommes de toutes conditions : elle ne doit pas s’exercer au profit de la minorité qui domine l’ordre social, mais au profit de la multitude qui le soutient. Le Christ sait les plus humbles capables de comprendre ce qu’ils ont intérêt à connaître, et sa sollicitude s’adresse avec prédilection aux ignorans et aux pauvres, parce qu’étant le nombre et l’infortune, ils ont un double droit de préséance.

Des devoirs qui sont prescrits par Dieu ne sauraient être subordonnés à la volonté des plus puissans parmi les hommes. L’autorité du prince, jusque-là maîtresse absolue des peuples, et qui se servait des religions mêmes pour obtenir obéissance au mal, se voit assigner son domaine et ses limites. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Cette réforme enfin n’est pas préparée à une seule nation. L’égoïsme de la race est combattu par le Christ comme l’égoïsme de l’individu. L’orgueil juif, le plus intraitable de tous, et qui croit avoir droit aux préférences de Dieu même, est sans cesse abaissé par le Christ. Les représentans des races méprisées, le Samaritain, la Chananéenne, le centurion deviennent des modèles proposés à l’imitation d’Israël. Par ces leçons est condamnée toute prétention superbe qui tiendrait à diviser les peuples. Les différences de la place qui leur a été assignée dans l’univers, de la couleur que le soleil laisse sur leur peau, de la langue qu’ils parlent, des mœurs qu’ils se transmettent, ne sauraient effacer le caractère commun de créatures faites par un seul auteur, formées des mêmes instincts, éclairées de la même conscience, appelées à la même destinée. Et la marque de Dieu imprimée sur son œuvre et qui est la seule dignité vraie de l’homme, destine le genre humain à pratiquer la même morale, à vivre sous la même loi. Et le Christ indique l’universalité de cette loi par sa dernière parole à ses apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations. »

Le seul énoncé de cette morale était le plus grand espoir de bonheur qui eût jamais lui sur le monde. L’effort, accompli depuis lors pour substituera l’erreur des crédulités, à l’inimitié des races et à l’égoïsme des passions cette morale civilisatrice, est devenu le grand fait de l’histoire. Depuis le Christ jusqu’à l’heure présente, il s’est à travers les siècles continué sans arrêt par l’apostolat.

L’apostolat n’a pas cessé d’avoir une double tâche : répandre la vérité chez les peuples qui ne la connaissent pas encore, la maintenir chez ceux qui l’ont reçue. Les deux œuvres sont solidaires, et c’est la surabondance du christianisme qui se verse des pays chrétiens dans les pays infidèles. Que la charité du zèle ou la pureté de la doctrine diminuent dans les premiers, les autres ne recevront plus la vie morale que d’une source troublée ou tarie. L’histoire de l’apostolat est donc l’histoire de l’Église elle-même.

Un juif a annoncé trois ans une doctrine qu’il nomme la bonne nouvelle dans quelques villes de Judée. Accusé par la puissance sacerdotale, condamné par la puissance politique, il est mort sur une croix aux applaudissemens de la multitude. Ses disciples étaient assez peu nombreux pour tenir avec lui dans sa barque de Génésareth et autour de la table où il prit son dernier repas. Ces douze hommes, parmi lesquels s’est trouvé un traître, étaient par leur pauvreté et par leur ignorance des hommes de rien dans leur propre pays. C’est à eux que le supplicié avant de disparaître a, d’un mot qui enveloppe le monde, légué les nations.

La docilité des apôtres n’est pas moins surprenante que la parole du maître. Dès qu’il les a quittés, ils se dispersent, certains de se rapprocher de lui par les routes de l’obéissance. Et l’impossible conquête est commencée.


ETIENNE LAMY.

  1. Un important ouvrage en six volumes sur l’Histoire des Missions catholiques au XIXe siècle, est en préparation à la librairie Armand Colin. La conclusion sera écrite par M. Ferdinand Brunetière. La préface a été faite par M. Etienne Lamy, sous ce titre : l’Apostolat, nous en donnons les premières pages.
  2. C’est la conclusion manifeste de l’ouvrage de M. Jacques Denis : Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité (2 vol. Auguste Durand, Paris, 1856). L’auteur synthétise toute sa pensée dans ce vers de Lucrèce qui lui sert d’épigraphe :
    « Et quasi cursores vitaï lampada tradunt ».
    « L’homme est un, la vie morale est une, quoiqu’elle soit dans un perpétuel mouvement ; c’est le flambeau que les générations se passent les unes les autres en courant. » Préface.
  3. Çakya-Mouni (600 ans avant J.-C. ) prêche ces « quatre vérités sublimes » : L’immense illusion qu’est en réalité notre existence personnelle : la douleur produite nécessairement par tout désir qui agite la vie humaine ; le nirvana, anéantissement complet de la vie qui en supprime l’illusion et la douleur : enfin le renon. cernent absolu à tout ce qui est de la vie présente ; ce renoncement, dès la vie mortelle, nous achemine insensiblement au nirvana. E. Burnouf. — Introduction à l’histoire du Bouddhisme, p. 252, 375, 808, etc.
  4. Aristote, Du Ciel, liv. I, ch. IX.
  5. Platon, liv. II, V. Lysis, page 219. La beauté divine est le πρῶτον φίλον (prôton philon). Trad. Cousin.
  6. St. Augustin, De Civit. dei, t. VIII, ch. VIII. — Les livres I et II de la République et l’Eutyphron sont consacrés à la condamnation des fables scandaleuses des poètes.
  7. Cf. Histoire des théories morales dans l’antiquité, p. 149, 150 et sqq.
  8. Cicéron, De Republica, I, 3, 16. Cf. op. cit., I. II. p, 16, 17 et sqq.
  9. Platon, Timée, 41, cité par Denis. — Nous renvoyons souvent le lecteur à l’ouvrage de M. Jacques Denis parce que cet ouvrage a été écrit pour montrer « l’influence des anciennes philosophies sur les origines et la formation de la morale chrétienne. » L’auteur « partageant les idées du XVIIIe siècle sur les origines rationalistes de la morale humaine » ne peut être suspect d’avoir écrit pour le besoin de notre cause.
  10. Euripide. Ion., v. 446 à 452.

    σὺ, ϰαὶ Ποσειδῶν, Ζεὺς θ’ ὃς οὐρανοῦ ϰρατεῖ,
    ναοὺς τίνοντες ἀδιϰίας ϰενώσετε.
    Τὰς ἡδονὰς γὰρ τῆς προμηθίας πάρος
    σπεὺδοντες ἀδιϰεῖτ’. Οὐϰέτ’ ἀνθρώπους ϰαϰοὺς
    λέγειν δίϰαιον, εἰ τὰ τῶν θεῶν ϰαϰὰ
    μιμούμεθ’, ἀλλὰ τοὺς διδάσϰοντας τάδε.

    « Neptune, Apollon et toi, roi du ciel, Jupiter, si les hommes vous demandaient compte un jour de vos violences et de vos débauches, la dépouille de vos temples ne suffirait pas à payer votre rançon. Quand d’indignes passions vous dominent, faut-il s’étonner si des mortels y succombent ? Et quand nous imitons vos vices, est-ce nous qui sommes coupables, ou les dieux qui devraient être notre exemple et que nous imitons ? » Edition gréco-latine de Firmin-Didot. Paris. 44.

  11. Athénée, liv. VI, p. 272, ch. Cf. Wallon. Histoire de l’esclavage, 3 vol., 2e édition, 1878. — Il faut remarquer que ces esclaves étaient des prisonniers de guerre, ou des « métèques » (étrangers domiciliés à Athènes au nombre de 45 000) condamnés pour n’avoir pu payer leurs dettes.

    Platon, Lég., 633. C. — Plut., Lyc, 28.

    Plutarque nomme ce jour de fête à Sparte « ϰρυπτεία (krupteia) ». Les ilotes devaient se cacher pour n’être point tués. Quelques philologues allemands déclarent ce récit inadmissible. La « ϰρυπτεία (krupteia) » n’était, d’après eux, qu’une inspection de police accompagnée de manœuvres et de combats simulés. Cf. Ottfried Muller, Doriens, II, p. 41 (Trad. anglaise).

  12. Aristote, La République, liv. I, ch. II, III, IV, V.