L’Appel au Soldat/II

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Félix Juven, Éditeur (p. 55-93).

CHAPITRE II

LES ÉLÉMENTS QUI FERMENTAIENT
AUTOUR DE LA GARE DE LYON

Après l’affaire Schnæbelé, Rœmerspacher et Sturel, qui ne retournaient pas à l’étranger, désirèrent se revoir. Ils n’eurent pas l’idée de se donner rendez-vous à Nancy, à Neufchâteau ou à Nomeny, Paris était le lieu où ils trouvaient des souvenirs et des conditions agréables de vie : leur vrai chez soi. À la fin de mai, ils descendirent au Quartier latin. De très petites choses, qu’ils avaient faites machinalement pendant des années, leur devenaient par cela seul agréables. Et quand, au café Voltaire, le vieux garçon qui leur avait versé leur premier café, en 1882, à vingt et un an, à l’âge où ils débarquaient de province, les reconnut, ils eurent une manière d’émotion.

Physiquement et d’esprit, Sturel n’avait guère changé, toujours droit, mince, avec de beaux yeux et des traits accentués. Rœmerspacher ne gardait aucun air d’adolescence ; un peu lourd de corps, avec une figure d’une magnifique humanité, quoique la mâchoire fût développée, il était vraiment un homme et semblait avoir perdu toute possibilité de dire des bêtises et de parler par entraînement. Ce qu’il exprimait avait un sens précis et toujours conforme à l’ensemble de ses opinions. Sans intention de professer et seulement pour se donner une discipline dans son travail, il allait préparer son agrégation d’histoire. Sturel pensait à se faire inscrire au barreau, et en même temps il marquait son dégoût pour le métier d’avocat.

— Dame ! — répondait Rœmerspacher aux « à quoi bon » de son ami — on peut soutenir que la vie n’a pas de sens, mais c’est une vérité stérile. Je ne partage pas l’admiration que notre Saint-Phlin, dans ses lettres, me marque pour Le Play ; mais je sais une bonne anecdote. En novembre 1879, Le Play faillit mourir, et, parlant des impressions qu’il avait ressenties, il déclara : « Du coup d’œil suprême, je n’ai point vu le néant de la vie humaine ; loin de là, j’en ai constaté l’importance. » L’importance de la vie vue du bord de la fosse ! Cette façon de sentir ne comporte pas les expressions lyriques et désespérées qui donnent aux vues pessimistes une toute-puissante valeur poétique, mais, à l’usage, elle est bien plus féconde…

Il s’interrompit pour dire en souriant :

— Tu me trouves bourgeois ?

— Mais non ! puisque, moi, j’aime Boulanger comme un stimulant !

Les deux jeunes gens, dans cette minute, furent contents l’un de l’autre. Ils retrouvaient ce dont ils étaient privés depuis l’été de 1885 : un vocabulaire commun, et, mieux que cela, une manière analogue d’associer les idées, ce qui permet dans la conversation de sauter trois ou quatre idées intermédiaires. Avec les étrangers les plus intelligents on n’a jamais ce plaisir-là.

— Boulanger, — disait Rœmerspacher, tout plein de sa notion allemande du devenir, — je vois très bien ce que c’est. L’homme de qui la foule française s’est éprise à toutes les époques est fait sur un certain type théâtral, odéonesque : François Ier, Henri IV, La Fayette, tels qu’ils se montrent en public, et, tout au bas, le petit marquis, le maréchal des logis et le commis voyageur. Le héros ingénieux plutôt que la brute, mais avec une légère vulgarité, car nous ne sommes pas un peuple poète, voilà celui qui prévaut dans les salons et les grands cercles, dans les cabarets d’ouvriers ou sur un marché de paysans. L’opinion héréditaire que la France a d’elle-même, le schéma qu’elle trace de son histoire, c’est que l’Europe la craint, ou plus exactement l’admire et l’aime. Et, chez ce peuple de glorieux, il y a un désintéressement tel que nous permettons de nous opprimer à qui nous donne de la gloire. Enfin, dans l’esprit de notre nation, un certain nombre de principes tendent à épuiser leurs conséquences, et, d’abord, le sentiment de l’égalité. Au total, il faut comprendre Boulanger dans l’imagination populaire comme optimiste et vulgaire ; comme un soldat brave et galant, qui nous rend du prestige à l’étranger, un général Revanche ; et, en même temps, comme un serviteur des ambitions et des jalousies démocratiques. Ces personnages que, de temps à autre, au cours de l’histoire, le milieu met en valeur, ne sont qu’un instant du devenir de la nation luttant contre tous les obstacles, pour mieux réaliser son type.

— Je voudrais bien le connaître, disait Sturel.

— Renaudin t’en fournira des anecdotes. Moi, je te donne le fil, et si tu le tiens solidement, tu comprendras Boulanger mieux que s’il s’expliquait lui-même. Ce qui caractérise et actionne les héros populaires, c’est, bien plus que leur volonté propre, l’image que se fait d’eux le peuple.

Rœmerspacher avait raison. Les traits naturels de Boulanger ne comptaient plus ; par la force du désir des masses, il venait de subir une transformation. Aussi, en dépit de sa gentillesse personnelle, mécontentait-il ses inventeurs, les chefs radicaux, par l’image, hors cadre et supérieure au radicalisme, que se composait de lui le public. Il ne pouvait plus disposer pour aucune formule exclusive de la confiance générale qu’il inspirait, et bien qu’il ne proposât expressément rien qui prêtât à la critique, tous les politiques comprenaient que son emploi était de reconstituer l’unité de sentiment.

L’unité de sentiment, en France, c’est un danger pour l’Allemagne ; c’est aussi la négation du parlementarisme. Ces deux puissances, en joignant tous leurs moyens, amalgamèrent la majorité plus que bizarre, suspecte, qui le 17 mai jeta par terre le cabinet Goblet pour atteindre le général populaire ; les Clemenceau, Maret, Pelletan, Barodet, votèrent, contre leur parti, avec les Ferry, Raynal, Spuller, Méline, que l’on rencontrait dans l’opposition pour la première fois depuis dix-sept ans.

Le formidable mouvement qui secoue alors la nation, ses attroupements, sa rumeur, prouvent qu’elle s’accorde toujours avec son favori. Mais quelle mission lui confie-t-elle ?

Voici trois semaines d’un brillant extraordinaire. C’est l’apogée de cette jeune gloire, encore intacte à peu près de politique. De l’Hôtel du Louvre, qu’épient toutes les mouches de l’Elysée inquiet, chaque matin il monte à cheval, traverse les Champs-Elysées vers l’Étoile.

Déjà chevauche à son côté son énigmatique ami, ce comte Dillon, lourd, le regard voilé, à qui l’on attribue une immense fortune. Avenue du Bois, des officiers, à chaque pas, le rejoignent. Et, au retour, jusqu’à l’Étoile, derrière son cheval noir, galopent deux cents uniformes. Parmi eux, dit-on, des hommes de main, énergiques, d’exécution rapide. L’Élysée, qu’épouvante cette force de popularité, se réjouit de cet éclat : Grévy, le vieux légiste, avec ses grisâtres amis, exploite tous ces chatoiements de pronunciamiento sous le jeune soleil de mai. Galliffet le voyant passer allée des Acacia, s’exclame : « Comment ne l’exécrerais-je pas ? Il est ce que j’aurais voulu être. »

À la grande surprise des simples, Rouvier parvient à former un ministère sans Boulanger, et, pour tout dire, contre Boulanger. Que le Général sorte donc de cette atmosphère et fasse ses adieux à Paris. Que ces trois semaines, où il vit les parlementaires, sourds a l’acclamation de la rue, négocier, marchander et le vendre, n’influent pas fâcheusement sur son âme de soldat. Pour que son caractère demeure intact, que ne peut-il s’en aller, au Tonkin, par exemple, où il acquerrait des mérites nouveaux ? Enfin Rouvier lui assigne le commandement du 13e corps à Clermont, et, d’après les journaux, il prendra le train de nuit, le 8 juillet.

Ce jour-là, par grand hasard, Sturel et Rœmerspacher doivent dîner avec leurs anciens camarades, le journaliste Renaudin et l’avocat Suret-Lefort, qui depuis l’exécution de Racadot et la disparition de Mouchefrin, font, avec Saint-Phlin, toute la survie du petit groupe issu de la classe de Bouteiller. Ils ont mis peu de hâte à reprendre des conversations dont ils craignent de n’avoir plus le fil. Un voyage de Saint-Phlin à Paris les a décidés.

Les deux jeunes gens, traversant vers sept heures du soir la place du Carrousel, entendirent une rumeur immense : rue de Rivoli, des milliers de personnes arrêtaient aux cris de : « Vive Boulanger ! » un omnibus ; le conducteur et les voyageurs, debout, leur faisaient écho. Cohue vaste et joyeuse qui attendait devant l’Hôtel du Louvre le départ du Général pour la gare de Lyon. Sturel et Rœmerspacher voyaient pour la première fois une de ces manifestations alors si fréquentes ; l’âme des foules immédiatement les posséda. Du Café de la Régence, où ils avaient rendez-vous à sept heures moins le quart, ils se réjouissaient parce que, de minute en minute, le flot des commis se hâtait après leur journée vers l’hôtel du Général. De loin, ils aperçurent Gallant de Saint-Phlin, qui avait un peu grossi. Il paraissait insensible à cette animation des rues, mais il boutonnait ses gants et regardait sa montre avec inquiétude, car c’était déjà sept heures moins dix. Il s’excusa sur ce retard. Quand il sut la cause de ce tumulte populaire, lui non plus ne put penser à rien d’autre. À sept heures, Suret-Lefort arriva, que, dans le premier moment, Saint-Phlin ne savait plus tutoyer. Mais le jeune avocat, dans sa redingote serrée, avec sa jolie taille, sa voix élégante, fui aussi courtois et s’exprima mieux que son compatriote, qu’il complimenta sur sa propriété et sur les sympathies dont l’entourait le pays de Varennes. Il s’exerçait continuellement à soigner ses attitudes et à dissimuler ses préoccupations ; dans cette minute il pensait : si Boulanger rentre au Ministère, le parti radical prendra une immense importance et je serai député.

— Eh bien ! criait Renaudin à ses amis par-dessus la tête des consommateurs, qu’il bousculait pour arriver, vous la voyez, notre petite manifestation… Papa Grévy comprendra que les Parisiens tiennent à leur Boulange !

Des groupes considérables ne cessaient de traverser la place vers L’Hôtel du Louvre. Il y avait là, en très grand nombre, le petit télégraphiste bleu qui méprise la dépêche au fond de sa sacoche, avec son frère, le petit mitron blanc, qui méprise le vol-au-vent, là-haut, sur sa tête,

— Sans reproche, continuait Renaudin, faut-il que vous soyez provinciaux de choisir un jour ou la vraie fête sera gare de Lyon !… Je vous ai traités en vieux amis, je vous préfère au Général. Est-il encore à son hôtel ? En vingt minutes nous pouvons être fixés. Le train de Clermontpart à huit heures sept. Si, à huit heures moins le quart, sa voiture n’a pas défilé, nous n’aurons qu’à dîner.

Renaudin parlait haut. On l’écoutait. Le garçon, debout, ses bouteilles d’apéritif entre les doigts, se déclara ligueur, ami de Paul Déroulède : — Je suis pour le Général Boulanger et je ne crains pas de le dire. Ce sont les Allemands qui veulent le faire partir de Paris ; eh bien ! il ne partira pas, c’est moi qui vous en donne ma parole. Aujourd’hui, rapport à mon service, je ne vais pas à la gare de Lyon. Mais dimanche, à la revue, personne ne m’empêchera de crier : « A bas Ferron-la-Honte !  »

— Très bien, — dit Renaudin, et il se présenta : — Renaudin… du XIXe Siècle… Ami personnel et défenseur du Général Boulanger.

— Ah ! vous êtes M. Renaudin, Alfred Renaudin, celui qui…

Ils se serrèrent la main, et le brave garçon la tendit aussi à Sturel. Saint-Phlin lui glissa cent sous de pourboire. Plusieurs consommateurs se mêlèrent à la conversation : tous soutenaient le Général. Suret-Lefort, debout sur le trottoir, fit un petit discours très sec et très optimiste :

— Le cabinet imposé par l’Allemagne ne peut pas durer contre l’opinion publique. S’il tombe, c’est le Général Boulanger, nécessaire à la sécurité nationale, qui revient au pouvoir.

Une vingtaine de personnes les suivirent. L’important Renaudin exprima son ennui de ne pas voir de police :

— J’aime les manifestations où les flics assurent l’ordre et barrent les passages. Je les flétris dans mon compte rendu, mais, sans eux, à quoi bon un coupe-file ?

Exactement à sept heures et demie, un immense cri de : « Vive Boulanger ! » féroce, violent, retentit, tandis que toutes les mains agitaient des chapeaux. La voiture du Général sortait de l’Hôtel du Louvre ; elle traversa difficilement le trottoir, et avant qu’elle eût pris son tournant dans la rue un essaim formidable l’arrêta, cramponné au cheval, aux roues. Dix mille personnes entonnèrent le chant fameux :

Il reviendra quand le tambour battra ;
Quand l’étranger m’naç’ra notre frontière,
Il sera là et chacun le suivra :
Pour cortège il aura la Franc’entière !

On entraîne les chevaux à supporter le bruit du canon. Il faut un dressage pour que les hommes ne s’excitent pas trop au bruit des acclamations. Le froid Suret-Lefort en tête, Renaudin, Sturel, Saint-Phlin et Rœmerspacher lui-même foncèrent sur cette foule vers la voiture. Maintenant, on criait : « Partira pas ! Partira pas ! » Une vitre de la voiture s’abaissa. « Le voilà ! Le voilà ! Il est en civil, avec le général Yung », disait Renaudin à Sturel, qui distingua un monsieur blond riant et se penchant pour saluer. Ce fut une vision d’une seconde. Ils devinèrent qu’il parlait, mais ils ne le voyaient plus. Chacun retenait son haleine, et l’on affirma qu’il demandait le passage. La foule s’y fût opposée, mais, plus disciplinés, les hommes du premier rang, des ligueurs, disait-on, firent d’eux-mêmes un couloir vociférant où la voiture se précipite, suivie de trois fiacres pleins d’officiers et d’amis. Comme une débâcle, tout les poursuivit, entraînant les cinq jeunes gens.

— À la gare de Lyon ! dix francs ! — cria Sturel à un cocher.

— Vous nous retrouverez si vous voulez chez Lucas : je vais y dîner avec Saint-Phlin, dit Rœmerspacher.

Sturel, Renaudin, Suret-Lefort, debout, font une conversation fraternelle et cahotée avec leur cocher, qui, dans son enthousiasme boulangiste, abrutit de coups son cheval. Les cris continus qu’ils traversent les excitent à ne pas se laisser distancer par le coupé dont le dos miroite à vingt pas devant eux, comme un gibier précieux qu’ils chassent. Sturel voudrait revoir la figure du Général et, le plus près possible, l’acclamer. C’est aussi le désir du cocher et de ce long peuple au galop. Ils ont suivi la rue de Rivoli et la rue Saint-Denis. À l’avenue Victoria, les premières centaines de coureurs, essoufflés, s’essaiment. D’autres enthousiastes surgissent de toutes parts. Les quais de l’Hôtel-de-Ville et des Célestins, les boulevards Morland et Diderot, grouillent de gestes, retentissent d’acclamations sans une note hostile. Les quatre voitures, comme un train soulève et entraine des menus objets dans un courant d’air, détachent de ces berges humaines tous les impulsifs qui, par leurs frénétiques efforts de jarret, de poitrine et de larynx, dont ils suent, ajoutent encore à la fièvre générale qui les propulse. Deux cents mètres avant la gare, il fallut aller au pas. La volonté de cette manifestation se dégagea : le peuple s’opposait au départ. On commença de dételer ses chevaux. De leur voiture immobilisée, les jeunes gens, découverts, la bouche pleine de cris, suivaient tous ces mouvements, quand soudain, loin derrière eux, ils virent une violente poussée les gagner, les dépasser et prolonger ses remous jusqu’au coupé de Boulanger. En même temps, de tels cris éclataient qu’ils crurent à une charge de police. Une bande d’hommes, à coups de pied, à coups de poing, se frayaient un passage et criaient : « Partira pas… À L’Elysée… À bas Grévy ! »

— Des agents provocateurs ! dit Renaudin à Sturel, qui les allait admirer.

Un petit homme les guidait, vêtu d’un chapeau déformé et d’habits bourgeois, ignoble de misère. Tous trois reconnurent Mouchefrin, le complice de l’assassin Racadot. Protégé par ses poings fermés et ses bras en bouclier, il marchait à grands pas autant que le permettait cette muraille humaine que fendaient ses brutaux compagnons. Ses joues étaient creuses, tout son visage affreusement vieilli, sa bouche grande ouverte.

Suret-Lefort le toucha de sa canne à l’épaule, tandis que Sturel se détournait avec horreur. Mouchefrin se hissa sur le marchepied.

— Combien vous paie-t-on pour faire ce jeu-là ? — lui dirent en même temps Renaudin et Suret-Lefort.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? — répondit-il en termes plus vifs, auxquels il joignit une interjection ordurière.

Il jura de nouveau, lança une salive dans le dos d’un enthousiaste, et se tapant sur la cuisse pour attester sa sincérité (avec une plus haute idée de soi-même, il aurait mis sa main sur son sein gauche) :

— Si Boulanger avait du cœur, on balayerait l’papa Grévy.

Il sentait le vin. Il retomba dans la foule et se remit à crier en s’éloignant. Ses gens, incessamment accrus, bousculaient tout. Déjà ils ouvraient les portières du coupé. Des agents s’élancèrent, délivrèrent le Général, et soutinrent, à dix, sa marche vers la gare… Il y a toujours plaisir à surprendre les divers services de la police qui se contrecarrent.

C’est une impression extraordinaire de voir dans une trompe humaine un homme emporté. En chapeau rond, en pardessus, si simple, et le centre d’un tel ouragan ! La vague immense, l’animal puissant qu’est cette foule se jette avec son frêle héros, de droite et de gauche, par formidables ondulations qui trahissent des poussées de désirs et de craintes, ses défaillances et ses reprises. C’est de la bataille contre un ennemi invisible et indéterminé. Des sentiments obscurs, hérités des ancêtres, des mots que ces combattants ne sauraient définir, mais par où ils se reconnaissent frères, ont créé ce délire, et, comme ils font l’enthousiasme, ils décideraient aussi la haine. Ces mêmes forces du subconscient national qui, sur les pentes de la gare de Lyon, étreignent d’amour un Boulanger, sur le pont de la Concorde s’efforcèrent de noyer M. Jules Ferry. Que des malins ne viennent pas nous parler de camelots à cent sous ! Le beau spectacle ! Que ce soit un homme âgé, réfléchi, avec des fonctions qui pour l’ordinaire intimident : un général ! — et que soudain il soit, comme une paille, soulevé par la brutale familiarité de l’émeute, et qu’elle le prenne au milieu de soi, pour le toucher et le protéger, pour le garder de l’exil : c’est l’image d’une gloire grossière, le pavois d’un chef primitif. Un tel désordre a quelque chose d’animal et de profondément mélancolique, comme des excès mêlés d’impuissance.

Quand Sturel, de sa voiture, eut vu Boulanger et cette belle cohue s’engouffrer dans la gare, il chercha vainement Renaudin et Suret-Lefort. Où s’étaient-ils évaporés ? Il resta quelques instants à jouir de l’émotion que lui commandaient ces torrents humains. Bientôt il en eut des images assez fortes pour susciter toutes les forces de son tempérament. Ébloui qu’un homme eût déchaîné une telle unanimité, le naïf se convainquit de la toute-puissance de cette popularité, et, pour partager ses effusions plutôt que leur dîner, il se fit conduire au restaurant de ses amis. Dans cette minute, il abhorrait la notion du « gentleman » qui croit à des distances de classe. Il était enchanté de la haute idée que son cocher se faisait du Général et que cet homme lui exprimait en termes grossiers pour Jules Ferry. Depuis deux années de voyage et de province, il avait peu vu de Français du peuple. S’il n’avait craint Rœmerspacher, qui malheureusement avait du sens commun, et Saint-Philin, qui a certains jours était capable de se froisser. Sturel aurait retenu ce citoyen à dîner. Quel contentement de retrouver à Paris les plus humbles de ses compatriotes animés de ce goût pour les héros qu’il avait promené en Italie ! Il pensait : « Je voudrais me dévouer an Général et l’aider, lui et ses nobles lieutenants. »

Tout cela, c’est d’un enthousiaste qui a trois mille francs de rente. Mais, avec les sentiments mêlés d’un chien qui court à son maître, d’un vieux soldat quand le drapeau chancelle et d'un pauvre qui voit une pièce d’or, à l’instant où le Général apparut hors de si voiture et, soutenu par des agents, commença de marcher, Renaudin s’était élancé.

Si maigre, famélique, ardent, brutal, et ne s’arrêtant jamais pour pousser des « Vive Boulanger ! » il fut de la première vague, qui se heurta contre les portes de la gare, rapidement refermées sur le précieux voyageur. Sous le choc, elles ne servirent qu’à marquer un temps : une seconde poussée les brisa et la nappe humaine, en deux secondes, s’épandit sur les vastes quais intérieurs.

Boulanger, essoufflé, mais qui, dans cet abri, commençait de reconnaître les cinquante radicaux venus pour le mettre en wagon, parut alors, plutôt qu’un triomphateur, un gibier que rejoint la meute. Ignorant les détours de la gare et l’emplacement du train de Clermont, il resta un instant à tournoyer sur lui-même. À chaque seconde, des centaines d’enthousiastes étaient projetés avec force des étroits boyaux où ils se déchiraient en passant, et, comme un étang rompu, le boulevard se vidait dans la gare de Lyon. Les voyageurs, les brouettes de bagages, les trains en partance, tout, comme de bas récifs quand monte la marée, fut enveloppé, recouvert. Les employés de la gare le guidaient en courant sur la voie, entre les trains. La foule le dépiste ; elle le poursuit, le devance, le cerne. Tous chemins barrés, il se réfugie au hasard dans un compartiment de troisième classe, dont le jeune député Georges Laguerre s’épuise à maintenir des deux mains la portière, jusqu’à ce que des agents le viennent suppléer en chassant du marchepied les trop zélés partisans. Alors la foule, son siège installé, entonne : Il reviendra quand le tambour battra… puis : C’est Boulange ! Boulange ! Boulange ! Cest Boulanger qu’il nous faut… et souvent elle s’interrompt pour jurer à grands cris qu’« il ne partira pas ! »

Chaque fois qu’un Andrieux, un Déroulède, en se nommant, a pu forcer ce blocus et se glisse par la portière qu’on entr’ouvre, la masse, aveuglément, s’écrase, pour saisir l’objet de son amour, le rapporter dans Paris. « Le voilà, le grand ami du peuple, et il détruira les ennemis du peuple ! » L’imagination populaire simplifie les conditions du monde réel : elle suppose que, pour faire son bonheur, il suffit d’un homme de bonne volonté. « Ne sommes-nous pas le nombre ? Affirmons par la violence et la multiplicité de nos acclamations qu’en lui seul est notre confiance ! » Formidable sérénade d’une foule, à la fenêtre d’un wagon, pour un général dont elle aime si fort le caractère français qu’elle le voudrait Espagnol…

Mais quel est celui-là, très grand, décoré, qui se penche par la portière ? Les ligueurs épars l’acclament, le nomment à leurs voisins un peu défiants, qui disent : — Ce grand-là, que veut-il ? — C’est Paul Déroulède, son meilleur ami ! — Silence ! plus haut ! — Il annonce qu’au nom de la Ligue il a remis au Général deux grandes médailles ayant à la face l’une le portrait de Chanzy, l’autre le portrait de Gambetta ; — Gambetta ! Chanzy ! ses modèles ! — Bravo ! Vive Boulanger !

Dans cette crise d’idéalisme, Renaudin s’est glissé jusqu’au wagon et demande à Laguerre la consigne :

— L’Élysée ou Clermont ?

— Le Général partira.

Sur L’autre marchepied, un employé supérieur de la gare :

— Mon Général, si vous voulez sortir dans la cour, je puis faire un chemin.

Il s’irrite :

— Je veux partir, coûte que coûte.

Quelle chaleur sous cette halle où le jour baisse ! Sur les marchepieds, sur les toits des wagons, et puis là-bas, bien loin, la foule, heureuse, s’occupe à chanter la Marseillaise, et dans la pause qui suit « arrose nos sillons ! » on entend régulièrement le cri aigu de Mouchefrin : « À l’Élysée ! » N’osant plus tenter de saisir son prisonnier, elle lui jette ses chants, ses cris, ses gestes violents, elle se jette elle-même vers lui et ne sait par quelle invention prouver l’intensité de son amour. — À la manière de cet humble, mentionné par les hagiographes, qui chaque matin faisait une culbute en l’honneur de la Vierge Marie, un gymnaste, éperdu d’enthousiasme, se hisse par-dessus les têtes le long d’une ferme de fer et, devant la portière du Général, exécute de brillants rétablissements.

Neuf heures ! Depuis une heure le train devrait être parti. La gare pleine de nuit maintenant retentit du long sifflet des convois en souffrance. De main en main, une bouteille de bière et des verres s’en vont vers le Général, qui a demandé à boire. Puis on se bat pour obtenir ces objets consacrés. Un employé a pu s’approcher :

— Mon Général, si vous tenez absolument à partir, il n’y a qu’un moyen : consentez-vous à monter sur une locomotive ?

Du compartiment, quelqu’un se penche :

— Le Général étouffe ; il demande qu’on le laisse descendre et faire quelques pas.

L’intimité est grande entre le héros et sa foule. Tous crient : « À Paris ! » se découvrent, voudraient, à la fois, s’effacer et l’approcher. L’immense tourbillon ! Un cri s’éleva qu’il était par terre. L’anonyme qui venait de tomber bénéficia de cette épouvante. Cette folie cependant, avec des zigzags brutaux, arrivait à la hauteur d’une locomotive qui siffla et s’enveloppa de fumée. Dans ce nuage, le Général. avec l’aide des employés, soudain se dégage et monte auprès du mécanicien. Les quelques centaines de fanatiques qui le serrent assez pour voir, se jettent devant la machine comme aux naseaux d’un cheval. Quelques-uns se couchent sur les rails, mais le monstre les épouvante de sa vapeur précipitée, de ses sifflets et de sa masse qui déjà s’ébranle. Dix mille personnes qui n’ont pas compris la manœuvre reprennent en chœur : « Vive Boulanger ! » Il s’évade de leurs compromettantes amours. Les plus énergiques des idéalistes et des habiles qui composent cette foule ne luttent plus que pour s’accrocher à ce grandiose remorqueur. Leur grappe aventureuse couvre les étroites plates-formes, les marchepieds, tous les espaces ; la lumière du gros fanal de front est demi-voilée par le corps de l’aide de camp Driant, qui l’étreint, et qui dans cette position à faire frémir, se laisse emporter pour ne pas quitter son chef.

C’était neuf heures quarante. À dix heures, le formidable essaim boulangiste qui est venu si étrangement s’abattre en pleine gare de Lyon, privé de ses frelons, consent enfin à se disperser. Blanquistes, ligueurs, simples curieux vont raconter à Paris combien ils étaient enthousiastes, et par leurs récits ils multiplieront encore les enthousiastes.

Deux heures auparavant, tandis que Renaudin se jetait dans le sillage de Boulanger et que Sturel distrait caressait ses chimères, Suret-Lefort avait rejoint dans la foule, sur le bord du trottoir, le grave et blême député Bouteiller, leur ancien maître, pour qui il avait fait la campagne électorale de 1885 à Nancy.

Chacun voit ce que lui commande sa passion. Ce qui frappait le parlementaire dans cette prodigieuse soirée, c’était le grand nombre des très jeunes gens. Et, avec le mépris de l’universitaire pour le traîneur de sabre, il se disait : « Quand depuis sa vingtième année on commande à des hommes, qu’on a eu le privilège de s’entourer d’esclaves plus disciplinés que ceux d’un souverain oriental, qu’on s’est avancé à cheval au milieu des tambours et des trompettes, suivi d’un troupeau de piétons mécanisés, c’est dégoûtant de se prêter au délire d’une telle racaille. » Cette pensée donnait à la physionomie de Bouteiller une expression hautaine et méprisante bien faite pour écarter. Mais Suret-Lefort, avec une complaisance courtisane du ton et de l’attitude :

— Que dites-vous de cette journée, mon cher maître ?

— Est-ce la manifestation d’un républicain ?

Le ton élevé de Bouteiller dans un tel milieu contraria le jeune diplomate. Il proposa de regagner les quartiers du centre.

— Je veux attendre la fin de cette plaisanterie. J’ai entendu crier : « À l’Élysée ! » Je voudrais savoir si c’est le mot d’ordre de la bande. Suret-Lefort obtint qu’ils prissent place à la terrasse d’un café, et, n’étant pas épié, il entra avec plus de liberté dans les idées de Bouteiller : — Pourtant, objectait-il, la popularité de Boulanger est immense chez les petits bourgeois, et les ouvriers. À l’Hôtel du Louvre, sur le parcours et ici, j’ai vu, au bas mot, cent mille manifestants.

Des hourrahs venaient de la gare. Des hommes du peuple passaient et chantaient : « Vive notre brave Boulanger ! L’unanimité des sentiments et le manque de police gardaient à ce tumulte la douceur d’une fête patriotique sans ivrognes.

Bouteiller haussait les épaules :

— Quelle comédie ! S’il avait mis à éviter ce piteux scandale le cinquième des efforts que, depuis huit jours, il dépense à l’organiser, croyez qu’il aurait pris fort tranquillement son train. À l’Hôtel du Louvre et ici, vous avez vu les mêmes marmitons : des figurants qui passent et repassent pour faire nombre.

— Sa voiture allait trop vite pour que des piétons pussent suivre.

Alors Bouteiller, d’un ton de juge d’instruction :

— Dans quelles dispositions êtes-vous donc, que vous comptez, sans en excepter un, tous les amis de M. Boulanger ? Je comprends qu’une presse surchauffée par des moyens inavouables puisse troubler des hommes incapables de démêler le principe de cet agitateur et le principe des républicains. Mais je vous tiens pour un esprit politique. Méfiez-vous d’une popularité qui n’est qu’une aventure. Ceux qui placeraient en lui leur confiance ne contrediraient pas seulement la vérité républicaine, ils s’exposeraient à de cruels mécomptes. Je l’ai vu de près, ce Boulanger : il n’a pas d’étoffe… Si j’étais son ami, je lui conseillerais de se calmer. Qu’il parade sur son beau cheval noir ! mais le pauvre homme ne soupçonne pas ce que c’est de gouverner.

— Tout ce que vous me faites connaître, répondit Suret-Lefort, a pour moi beaucoup d’importance. Je crois bien distinguer que la popularité inexplicable de Boulanger peut faire un danger pour la République : aussi, je vous l’avoue, je ne sais pas blâmer ceux qui veulent le maintenir dans le lit républicain. C’est sans doute à ce sentiment de nous ménager une force qu’obéit M. Clemenceau en venant à la gare de Lyon.

— Il n’est pas venu.

— Je vous demande pardon, il doit être sur le quai. Une personne bien renseignée m’a affirmé qu’il viendrait.

— Il n’est pas venu ! répéta l’autoritaire Bouteiller. Clemenceau possède assez la tradition républicaine pour comprendre que le personnage qui se prête à ces manifestations est gâté : il faut sacrifier le membre qui pourrirait tout.

Le jeune radical, désorienté d’apprendre l’abstention de l’homme fort, déclara :

— Ne croyez pas que je sois disposé à aller contre le sentiment des chefs du parti. Ce me sera toujours une grande joie de combattre à vos côtés… Je dois vous dire que mes amis de la Meuse ont, à plusieurs reprises, entrevu de m’envoyer à la Chambre.

— Eh bien, c’est une idée à suivre. Il faut les voir, plaider pour eux à l’occasion.

— Ah ! si Paris m’appuyait. Vous savez que le préfet peut beaucoup.

— Prévoyez-vous une vacance ?

— Parmi les élus en possession, il y a des nullités que l’on pourrait décider à s’effacer. Leur mort me reporterait bien loin. Ne croyez-vous pas que cette effervescence autour de Boulanger dénonce le désir d’une régénération du monde parlementaire ? Dans la Meuse on est fatigué de certaines figures sans signification ni valeur.

La voix de Suret-Lefort, pressante, coupée, nerveuse, voulait obtenir un engagement, et, à mesure qu’il tardait, s’irritait de l’avoir demandé.

Bouteiller, silencieux, tournait lentement dans doigts, son verre de bière intact. Qu’ils étaient l’un et l’autre peu à leur place dans ce café de faubourg ! L’universitaire gambettiste comprenait le fonds de Suret-Lefort, mais le vocabulaire et les attitudes changent avec les générations, et il était profondément choqué que son interlocuteur cachât si peu ses préoccupations égoïstes et, par exemple ne parlât pas de dévouement à la chose publique.

Le genre d’élévation qu’il avait dans le caractère, ou plutôt dans la manière, lui fit alors commettre une faute. S’il ne pouvait pas donner de satisfaction immédiate ni même de promesse, il aurait dû, avec un tel jeune homme réaliste, s’en expliquer sincèrement. En lui disant : « Les députés auxquels vous voulez vous substituer sont mes amis politiques ; je me déshonorerais sans profit à les desservir, mais je vais vous signaler à l’Intérieur et vous chercher un siège ; venez me dire vos espérances », il l’aurait conquis. Suret-Lefort, en effet, avait encore des parties candides, au point qu’il désirait sincèrement l’amitié d’un homme à succès, c’est-à-dire un patron qui lui fût dévoué. Mais Bouteiller, pour avoir fait le pion pendant dix ans, se refusait à descendre des intérêts généraux aux vues particulières ; même au café, il aimait que les mots s’accordassent avec la religion kantienne ; enfin, il entendait faire le maître et non le confident.

À ce moment où Boulanger s’éloignait vers Clermont, ils virent sur leur trottoir la foule refluer en chantant vers Paris. L’effet était saisissant : là-bas, le tapage, les élans qui manifestent l’inconscient d’un peuple ; ici, les chuchotements de deux hommes, les plus volontaires, qui essayent vainement de masquer leurs pensées.

— Monsieur Suret-Lefort, — dit Bouteiller en se levant, et la main sur l’épaule du jeune homme, — vous avez l’avenir devant vous, un beau talent, de légitimes ambitions, ne gâtez pas tout cela ; agissez toujours de telle manière que vos amis puissent vous garder leurs sympathies.

Furieux d’avoir pris un ton de franchise dont il avait la honte et nul bénéfice, l’avocat sut dissimuler sous un sourire que ses vingt-quatre ans faisaient encore assez gentil, mais il rougit des tempes. Les deux fourbes se serrèrent la main, après avoir échangé deux regards loyaux, l’un d’encouragement amical, l’autre de déférence dévouée. Quand ils se furent séparés, le dépit restitua à Suret-Lefort un élan de sincère jeunesse : il manifesta d’une façon désintéressée. Il cria dans la nuit, avec les autres : « Vive Boulanger ! » Son mécontentement fortifia l’enthousiasme général.

Au travers de cette foule amusée d’avoir manifesté et qui s’écoulait, naïvement fière de sa force factice, Bouteiller s’éloigna à pied.

De taille moyenne, les épaules larges sur la poitrine un peu rentrée, les mains nues, le masque pâle et les yeux assez beaux par leur gravité, il se détachait certainement comme un individu dans ce flot d’êtres amorphes, mais peut-être prenait-il de ce contraste une conscience un peu inhumaine : plus que son port de tête et que sa démarche, sa manière de porter son regard tout droit devant lui sans jamais le distraire sur les passants qu’il frôlait, sur les voitures, sur les maisons, sur tout le mouvement parisien, marquait une pensée dure, esclave de sa logique intérieure et qui ne s’embarrasse pas à remettre en question les vérités qu’elle a décrétées.

Il y a dans Bouteiller de l’aristocrate, en ce qu’il s’attribue le devoir de protéger cette foule contre elle-même, et cette aristocratie se trahit, non point par l’impertinence d’un jeune homme fat de sa personne, mais par l’impériosité d’un jeune contremaître qui vient de surveiller le travail d’un atelier et s’isole des préoccupations de son personnel.

Il jouit de voir nettement l’impuissance de cette foule et de ce roi des halles. « Ah ! que ces bons braillards se fatiguent et que ce pauvre soudard se paye de leurs acclamations ! Chez les uns et chez l’autre, c’est enfantillage de grands naïfs qui manquent encore d’éducation. » Mais bien vite il se reproche ces généralités et craint de tomber dans la rêverie. Alors, pour se ressaisir, après ce divertissement, ce grand travailleur s’impose de fixer son attention sur un point particulier. Et il se met à examiner mentalement la situation parlementaire de la Compagnie de Panama.

Entré à la Chambre grâce au concours de cette célèbre société du canal interocéanique, le député de Nancy en prenait fort à cœur les intérêts. Or, ce même jour, 8 juillet, où le général Boulanger s’embarque pour Clermont, M. Ferdinand de Lesseps demande à la réunion de ses actionnaires l’autorisation d’émettre un septième emprunt. — Son génie de convaincre persuadera cet état-major ; il trouvera 200 millions nouveaux (obligations rapportant 30 francs, offertes à 440 remboursables à 1,000) dans ce public de qui il a déjà obtenu 884,522,591 fr. ; mais ce qui préoccupe Bouteiller dans cette minute et depuis deux ans, c’est que toutes ces victoires partielles du Grand Français demeureront vaines sans une conquête décisive de l’argent, que seule peut permettre une émission de valeurs à lots. Pour cette forme d’emprunt, il faut une loi. Comment la faire voter ? Voilà sur quoi, tout en marchant, il médite.

Son affaire, ce n’est point le problème technique de l’ingénieur, ni même, à proprement dire, le problème financier : il a assumé de résoudre les difficultés parlementaires.

On doit marquer fortement, sous peine de ne rien comprendre à la psychologie d’un Bouteiller, qu’à cette époque, pour son développement intérieur, il a besoin des Lesseps. Ce philosophe surnourri de livres, lassé de la timidité de son monde universitaire, avait exactement ce qu’il faut d’avidité et de naïveté intellectuelles pour se gorger des projets positifs qui flottaient dans le monde de ceux qui s’intitulaient eux-mêmes les « Lessepsistes ». Que le salon du baron de Reinach rassemble les hommes principaux du parti républicain ; que le vieux M. de Lesseps soit merveilleusement courtois et habile, son fils Charles l’esprit le plus clair et le plus net, tous leurs collaborateurs de beaux types d’audace optimiste et de force laborieuse, ce n’est pas ce qui détermine les sympathies de Bouteiller. Par des raisons secrètes à lui-même, mais plus puissantes que des besoins d’argent ou des calculs politiques, il s’oriente sur ces milieux financiers ou industriels comme sur les points où, à cette date, son intelligence et, mieux encore, sa sensibilité trouveront leur nourriture.

Dès son entrée à la Chambre, dans ces conversations professionnelles au cours desquelles des politiques tout neufs citent les plus beaux discours selon leur goût, critiquent un point de l’histoire parlementaire, touchent au fin du fin, à l’aigu du métier, Bouteiller souvent revenait sur une même idée : « Vous avez tort, messieurs, de ne pas voir une conséquence des modifications générales ! Le temps n’est plus où un homme public pouvait être un lettré, un juriste : il faut qu’il soit pénétré de l’esprit commercial, industriel, financier. Séparer de la politique les grandes affaires, c’est méconnaître les nouvelles conditions de la vie. »

Dans cette période où il ne comptait encore que des succès et quand tout conspirait pour lui donner confiance dans les longues et pleines carrières de la vie, ces motifs de métaphysique politique et les nécessités de son alimentation intellectuelle suffisaient par leur accord à le déterminer. Il préférait à son immense acquis livresque les connaissances spéciales qu’il se procurait, par un travail autrement pénible, en dépouillant des rapports et des statistiques, et dans la fréquentation des chefs de service ; il voyait bien que dans un pays où, d’une part, tout le monde rêve d’être fonctionnaire, où, d’autre part, l’argent se substitue aux disciplines morales pour devenir le régulateur des mœurs, de grands entrepreneurs qui peuvent donner des places de quatre mille francs au prolétariat des bacheliers et d’immenses bénéfices aux banquiers et à la presse, offrent un point d’appui au gouvernement. Aussi le même attrait qu’il avait éprouvé pour Gambetta dominateur des foules, à l’orient de sa vie publique, il l’éprouvait, aujourd’hui qu’il étudiait les budgets, pour le Grand Français qui commandait à l’argent et savait par sa force de persuasion obtenir des sommes comparables à un budget d’État.

Ses convictions ainsi établies sur des motifs généraux se doublaient de son intérêt. Pour qu’il les servît et pour lui rendre service, les Lesseps avaient organisé à Bouteiller un journal. Le jeune député estimait en théorie qu’un politique s’affaiblit en écrivant, parce qu’il se trouve entraîné à prendre sur trop de points des positions trop nettes. Mais, si modestes que fussent ses habitudes, il ne se suffisait pas, avec 9,000 francs d’indemnité législative. Un élu, en effet, demeure encore un candidat, et s’il avait supprimé, contre le gré de ses amis électoraux, le Patriote mussipontain, organe républicain de Pont-à-Mousson et de la Seille, il n’avait pu leur refuser de s’intéresser pour de petites sommes dans les deux grandes feuilles républicaines du département : les réunions d’actionnaires fournissent l’occasion de rencontrer l’élite agissante du parti. En octobre 1886, après une année de députation, il avait des dettes. Des traductions de philosophes anglais et allemands, qu’il révisait et signait, lui rapportaient à peine six cents francs l’une, bien qu’il fît prendre une partie de l’édition par le ministère de l’Instruction publique. Homme d’État peut-être, il n’était pas écrivain, et, bien loin de rechercher les députés, tout directeur, de journal pour les imprimer leur demande une subvention. Comme ils devaient faire pour le Télégraphe de Freycinet, pour le Soir de Burdeau, pour la République Française en 1887, et pour le Var Républicain de Jules Roche, les administrateurs de Panama reconstituèrent la Vraie République, qui créa douze mille francs d’appointements et une situation de « directeur politique » à Bouteiller.

Peu lus du grand public, ses articles fournissaient des thèmes à la propagande dans la presse et près des banquiers. Dès la fin de 85, pour obtenir l’autorisation d’émettre des valeurs à lots, il avait conseillé de vastes pétitionnements d’actionnaires, qu’il appuierait à la tribune. Il voyait juste, mais peut-être avec une naïveté de débutant : la Compagnie, en même temps qu’elle organisa cette manifestation spontanée, consentit à Cornélius Herz un forfait de dix millions pour travailler les pouvoirs publics. Est-ce à l’action de cet agent ou bien à l’influence de douze mille signatures qu’il faut attribuer la décision ministérielle du 24 décembre 1883 envoyant un ingénieur de l’État dans l’isthme ? Bouteiller haussa les épaules ! Quel piteux système d’ajourner les responsabilités ! Le gouvernement peut refuser de s’immiscer dans une affaire privée qu’il ne connaît pas, mais, s’il repousse l’emprunt a lots, après le rapport secret de son inspecteur, il déclarera ne pas croire au succès du Panama ; et par l’impossibilité même de porter ce coup à l’épargne française, il s’accule à accorder plus tard ce qu’il refuse d’abord.

Dégoûté de cette indécision, Bouteiller avait aidé à la chute du cabinet Brisson, et vu avec plaisir, le 6 janvier 1886, un ministère Freycinet, où M. Baïhaut obtenait le portefeuille des Travaux publics. Cependant la commission parlementaire, ayant examiné les pétitions des actionnaires, approuvait un rapport de M. Louis Richard, député de la Drôme, — rédigé en sous-main par M. Marius Fontanes, secrétaire général de la Compagnie de Panama, — mais elle lui interdisait de le déposer sur le bureau de la Chambre jusqu’à plus ample information. Ce retard contraria vivement les administrateurs, qui n’avaient plus d’argent. Ils créèrent 362.613 obligations de 500 francs 4 p. 100, émises à 333 francs et dont ils attendaient environ 120 millions. Ils n’osèrent pas tenter une souscription publique et mirent ces titres en vente à la Bourse et aux guichets des établissements de crédit. Ils n’en placèrent que pour 19 millions : de plus en plus se vérifiait que seule une émission à lots attirerait les souscripteurs.

— Êtes-vous en mesure de compter sur la commission ? leur dit Bouteiller. — Nous avons fait le nécessaire. — Et Richard ? — C’est un homme à nous. — Eh bien ! qu’il passe outre !

Ainsi fut fait. Le 17 janvier 1886, le ministre Baïhaut apporta à la Chambre un projet tendant à autoriser l’émission de valeurs à lots et signé de MM. Sarrien, ministre de l’Intérieur et Sadi Carnot, ministre des Finances. Une commission parlementaire entendit les ministres, — MM. de Freycinet et Baïhaut, ardemment favorables ; MM. Sarrien et Carnot, se dérobant, — puis MM. Rousseau et Jacquet, les ingénieurs de l’État, délégués à l’isthme, et les représentants de la Compagnie. Elle demanda aux administrateurs leurs livres. Pouvaient-ils communiquer ? Dans cet instant, sur 660 millions encaissés, 640 étaient mangés ! M. Ferdinand de Lesseps prétendit qu’on voulait l’ajourner et qu’il refusait l’ajournement.

Sur cet échec, Bouteiller dans la Vraie République, fit une magnifique campagne, antiparlementaire en somme, car il condamnait l’attitude inerte de la Chambre et lui prédisait le mécontentement du pays. « Que le Grand Français laisse pérorer à son aise cette Commission parlementaire ! Qu’il marche de l’avant ! Sa résolution hardie interloquera ses adversaires, qui étaient prêts à le combattre dans les couloirs de la Chambre, non devant le tribunal de l’opinion publique ! C’étaient des vantardises effrontées. On encaissa 78.750.000 francs en appelant le dernier quart sur les actions. Le 3 août 1886, en émettant à 450 francs des actions 6 p. 100 remboursables a 1.000 francs, on obtint, au lieu de 225 millions qu’on espérait, 200 millions qui coûtèrent 11 ou 12 millions de frais. C’était le cinquième emprunt : il montait à 884 millions les sommes déjà extraites de l’épargne par M. de Lesseps. On affirmait au public que 100 millions suffiraient, mais il fallait encore plus d’un milliard. – Et voilà pourquoi, à l’instant même où Bouteiller revenant de la gare de Lyon s’absorbe dans les nombreuses pensées que ces difficultés lui suggèrent, M. de Lesseps tente d’arracher à ses actionnaires l’autorisation d’émettre un sixième emprunt.

Cette difficile situation n’ébranle pas Bouteiller. Ni ingénieur ni géographe, cet universitaire ne se charge pas de décider s’il est possible d’établir une route maritime entre le Pacifique et l’Atlantique : il sait qu’un congrès de savants compétents s’est prononcé pour l’affirmative. Il n’est point au col de la Culebra pour constater la difficulté de creuser une tranchée de 70 kilomètres de longueur, avec 22 mètres de largeur dans le fond et 40 mètres à la surface, dans des terres argileuses qui glissent et d’où se lèvent des fièvres mortelles : il sait que les plus puissants entrepreneurs ont accepté cette tâche, et qu’après une période d’écoles (de 1881 à 1884), on est arrivé à acclimater des travailleurs et à créer un outillage. Enfin il n’est pas un homme de Bourse, initié aux intrigues de la Banque ; il ignore par quelles manœuvres les Lesseps parviennent jusqu’aux souscripteurs, quelles exigences montrent les établissements de crédit et le troupeau des maîtres-chanteurs : c’est l’affaire des administrateurs de se soumettre aux conditions, aux méthodes et aux moyens de tout appel à l’argent. Les sympathies qui entourent le baron de Reinach confirment Bouteiller dans son idée, préconçue par gambettisme, que ce personnage est un excellent instrument, et, si le jeune député de Nancy a parfois lieu de soupçonner des gaspillages ou des intrigues fâcheuses, il n’a pas les livres de la Compagnie à sa disposition pour vérifier ses soupçons. Enfin il connaît l’historique de Suez. À chaque fois qu’un incident se produit qui l’inquiète, il l’annule dans son imagination parce qu’il trouve des faits identiques de résistance et d’hostilité dont Lesseps eut à triompher pour réunir la mer Rouge à la Méditerranée. On a dit et imprimé chaque semaine, de 1854 à 1869, que Suez était « la plus grande escroquerie du siècle ». Toutes ces vétilles disparaîtront devant la grandeur du résultat. À un fait d’une telle importance, supérieur aux milliers d’incidents obscurs qui raccompagnent nécessairement, il est heureux de collaborer. Et puisqu’il n’est ni géographe, ni ingénieur, ni financier, mais homme politique, son rôle est de servir l’œuvre lessepsiste dans le gouvernement. Qu’on achète Richard, que Baïhaut touche 375.000 francs, que le Temps, par une publication fragmentée du rapport, serve un complot de spéculateurs, qu’importe ! Dans ses campagnes électorales, Bouteiller a dû tolérer ou ignorer certaines basses besognes utiles à sa cause, de même il ignore, ou plutôt, d’après certains sourires, il tolère que l’on fasse au-dessous de lui le « nécessaire » pour ce grand effort de civilisation où la République augmentera son influence.

En arrivant dans son bureau de la Vraie République, il apprit que l’assemblée des actionnaires venait de donner par acclamation plein pouvoir à M. de Lesseps pour émettre un sixième emprunt, et c’est avec sincérité que, dans un éloquent article, il reprit, une fois de plus, ce soir-là, son éternel thème : « Les plus violents adversaires de Panama ne disent plus que l’œuvre est impossible ; au contraire, ils en parlent, presque à leur insu, comme d’un travail dont le succès est dès a présent certain : ils contestent les dates d’ouverture du canal. ils discutent sur le coût de l’affaire et vont jusqu’à l’évaluer à deux milliards. Si pessimiste que soit ce chiffre de deux milliards, regardons-le en face, et posons-nous cette simple question : S’il était sûr, d’une part, que le Canal coûtera deux milliards, et, d’autre part, que ces deux milliards rapporteront 6 p. 100 au début, faudrait-il encore le traiter de mauvaise affaire ? Si même le produit devait rester, pour les premières années, de 4 p. 100, serait-il sage et honnête d’en détourner l’épargne ? »

Ce chiffre de deux milliards le ramène à son problème propre : le public ne consentira de tels sacrifices que sur l’appât d’une loterie. Ce gouvernement de lâches s’entêtera-t-il à en refuser l’autorisation ?

Cet homme de trente-six ans, heureux jusqu’alors, sourit avec mépris à l’idée qu’il échouerait sur un terrain de sa compétence, tel que le Palais-Bourbon. Et seul dans son cabinet, en attendant que le ministère de l’Intérieur lui communique des nouvelles sur le voyage de Boulanger, il relit, pour en faire un pointage minutieux, la liste des députés… Puis, assuré qu’on peut créer une majorité à la Compagnie, il se prête, pour se délasser, aux grandes idées que lui ont communiquées les Reinach, les Fontanes, les Lesseps : les Lessepsistes.

Elles le passionnent et le font poète. Il voit le moyen de s’assurer le concours permanent du public, des banquiers, de la presse, en France et dans le monde entier, en leur promettant, avec l’achèvement et l’exploitation de Suez et de Panama, tout un plan immense d’affaires… On pourrait choisir par région un certain nombre de projets honnêtes, bien faits pour passionner ; par exemple, le projet Hersent pour l’amélioration de La Basse-Seine, le port de Bordeaux, les travaux de Boulogne, le tunnel de la Manche, l’irrigation dans la vallée du Rhône. M. de Lesseps en prendra le patronage moral, et présidera des manifestations publiques, des conférences, des réceptions. Aux gens d’affaires et aux journalistes, on doit faire entrevoir, au delà du Panama, « La mer intérieure », « le canal de Malacca », dont, sans rien engager, on peut amorcer tout de suite les études. Chacune de ces œuvres, soutenue par une propagande indépendante de Suez et de Panama, s’adressera à son public propre et le tiendra attaché au succès général des Lessepsistes… Les provinces, les grandes villes intéressées et puis les comptoirs d’argent et la presse deviendront pour nous des appuis formidables et sûrs. Nous leur dirons : « Ferdinand de Lesseps et ceux qui lui obéissent se considèrent comme tenus de servir le pays, en prêtant leur concours, moral ou effectif, à l’exécution de grandes œuvres hors de France et en France, pour l’enrichissement et le prestige de la patrie, mais c’est à la condition que La Banque et la Presse demeurent fidèles aux travaux et aux vues du Grand Français. » — Ainsi nous détiendrons une force considérable et, par celle-ci le gouvernement.

Ce vaste plan grisait Bouteiller. Il s’enivrait de ces moyens secrets comme Boulanger, à ce même moment, de sa popularité. Il s’admirait en parvenu. Quand le secrétaire de La rédaction lui annonça, d’après les agences, que le Général continuait sa route sans accident, son orgueil battit son plein, parce qu’il se comparait :

— Cette culotte de peau, se disait-il, cet homme que nous vêtons en rouge, pour l’utiliser dans un certain service, pauvre cervelle qui ne comprend ni les conditions ni les limites de sa force ! C’est nous qui commandons que les trompettes jouent et que les tambours battent, quand il passe, général, devant le front des troupes ! C’est nous qui avons élaboré et popularisé les idées républicaines dont il essaie de s’assurer le bénéfice ! Comment pourrait-il retourner contre nous ces forces qu’il ne comprend même pas ? Que voit-il, par exemple, dans cette Exposition de 1889 qui contribuera à refondre la nation, qui déplacera le plus humble paysan, lui donnera le dégoût de son trou natal, attirera l’univers à Paris et nous enrichira de quelques étrangers des plus éveillés ? J’ai la philosophie de la France Nouvelle : je tiens, en outre, ma combinaison pour élever le niveau matériel, c’est-à-dire moral, de ce peuple qui, sauf quelques inadaptés, met dans nos méthodes politiques toute sa confiance.

Et repensant à la gare de Lyon :

— C’est une crise d’atavisme ! — conclut-il, tout en baillant à large bouche devant ses rédacteurs qu’il traitait comme des animaux machines.

Cependant, à Charenton, la locomotive qui emportait le Général avait stoppé, pour qu’on se reconnût et que, les habits déchirés, le visage et le linge noirs, les mains brûlées, l’officier d’ordonnance, lieutenant Driant, abandonnât sa dangereuse place d’éperon au fanal de front. Autour de Boulanger, sur la plateforme du mécanicien et du chauffeur, se serraient le député Laguerre, Francis Chevassu et un secrétaire du député Michelin ; le tender portait une trentaine de personnes parmi lesquelles Renaudin. À Villeaeuve-Saint-Georges, on s’arrêta. Boulanger se lava chez le chef de gare. Son train le rejoignit, amenant encore des amis. Il évita de se prononcer sur ces adieux populaires :

— Ouf, il faisait chaud ! — répétait-il avec bonne humeur.

Renaudin, impassible comme un aide-de-camp au milieu des boulets, demandait des ordres. Il lui commanda de relever le nom des employés qui l’avaient entouré :

— Je veux leur envoyer un souvenir.

Il serra toutes les mains, invita ceux qu’il connaissait à venir le voir à Clermont. Quand il monta dans son compartiment rempli de fleurs, la gare et tout le train criaient : « Vive Boulanger ! »

Seul maintenant, tandis que le mécanicien s’efforce de vitesse pour regagner le temps perdu, il se repose de cette tempête populaire… Oui, vraiment, il a eu chaud… Mais il n’a pas cédé, il est parti, faisant son devoir de soldat… Tout de même gentils, ces innombrables braves gens, avec leurs visages tendus qui le suppliaient de rester. Et il sourit au souvenir de cet étrange patriote qui faisait de la voltige en son honneur.

Le voici tout de son long couché sur la banquette. La lumière qui tombe du plafond éclaire fortement les deux caractères de sa physionomie : au-dessus de l’arcade sourcilière il a un renflement, une touche vigoureuse qui marque la volonté, et le bas de la figure révèle infiniment de bonté.

Il aime à plaire aux foules. Il a toujours joui, quand on battait aux champs et qu’on lui présentait le drapeau. Les témoignages tumultueux et spontanés de cette soirée ont rajeuni en lui les facultés d’émotion… Ses adversaires, les Rouvier, les Ferron, peuvent prendre le dessus pour un moment, ils ne savent pas parler à la nation. Qu’elle soit appelée à choisir, c’est le vaincu du jour que son immense majorité leur préférera. Pendant qu’ils nouent des intrigues et dressent des embûches, et quand la politique c’est leur métier, il a trouvé le cœur du pays. Il se complaît à deviner la fureur de ces hommes indignes.

Il le sait, sa popularité n’irrite pas seulement ses adversaires, mais certains amis. Sur le quai, tout à l’heure, il n’a vu que des radicaux de second rang. Les chefs se sont abstenus. Il se rappelle certains détails de la veille, au dîner chez Laguerre : les fenêtres ouvertes, on entendait le chuchottement de la foule amassée dans la rue ; un orgue de barbarie se mit à moudre « En revenant de la revue… » ; quel mouvement d’irritation passa sur les figures de Clemenceau et de Pelletan !…

Des défections possibles, des traquenards certains font bouillir le sang d’un soldat. Ce général qui prêcha toujours l’offensive comme la vraie tactique française, brûle de se jeter à l’assaut ; il mènera une rude lutte depuis Clermont-Ferrand.

Quelle lutte ? — contre les opportunistes pour rentrer au ministère de la Guerre.

Il a des vues professionnelles très précises et qui tendent toutes à la préparation de la Revanche : et puis, convaincu de la valeur décisive de l’élément moral dans une armée, il pense avoir beaucoup agi en rassurant les Français sur eux-mêmes et sur leur chef ; mais, très pratique et peu préparé aux spéculations de légiste, il ne porte pas son esprit sur le vice de la Constitution. À cette date, il n’a aucune vue sur la forme du gouvernement. Sans doute, il trouve détestable que le ministre de la Guerre, chef d’un service non politique où la continuité de direction est nécessaire, suive le sort du cabinet, au hasard d’un vote qui ne le vise pas, mais, en somme, il a pu faire du bien avec le système parlementaire, et il s’en accommodera fort loyalement encore, quand il aura brisé l’intrigue de M. Ferry, qui, partisan de l’entente avec l’Allemagne, le sacrifie à Bismarck.

Optimisme incomparable, et sur toutes choses ! Cet heureux militaire partage l’état d’esprit des lecteurs de l’Intransigeant qui croient avoir beaucoup avancé les affaires de leur favori en l’acclamant frénétiquement, quand ses ennemis lui reprochent le crime de popularité. Les foules ne trouvent rien d’extraordinaire à l’idée qu’il va saisir le pouvoir, reprendre Metz et Strasbourg, faire le bonheur des petites gens et donner la gloire à la France. Elles suivent avec attention la marche des affaires publiques dans les journaux pour y découvrir des indices favorables à leurs espérances. Elles supposent les conditions du monde réel tout autres qu’elles ne sont : elles se figurent que, sans argent, sans intrigue, par son noble mérite tout pur, leur grand ami peut revenir de Clermont, confondre ses adversaires et saisir le pouvoir. D’ailleurs, elles ne lui passeraient pas les moyens d’une telle entreprise ; elles veulent qu’il triomphe légalement. Et lui aussi, et, dans ce wagon, il pense, avec une sorte de fatuité inquiétante, qu’il maîtrisera aisément les politiciens, grâce à l’amitié des braves gens dont il emporte l’acclamation dans ses oreilles.

Il ne manque pourtant pas d’une honnête habileté dans le privé : il a dû mettre en valeur ses réels mérites pour arriver général le plus jeune de l’armée ; il a su plaire à Rochefort, se ménager une feuille de grande action, la Lanterne, trouver quelque argent. Mais quel défaut de science politique ! Il n’a certainement pas examiné l’histoire de la troisième République ; il ignore combien sa popularité arrive à point, au moment où se perd la doctrine gambettiste, quand tous les partis parlementaires, à droite, au centre, à gauche, sont privés d’âme et que, la période de lutte contre les systèmes monarchiques étant close, la République a besoin de montrer enfin une autorité de gouvernement. Pourvu qu’il n’aille pas se placer, comme font trop souvent les natures fières, sur le terrain où le veulent attirer ses adversaires ! Que son ambition patiente, et elle accomplira de grandes choses morales. Bonaparte, suspect au Directoire, partit pour l’Égypte.

Les cahots du train lui font perdre le fil de ses idées, et maintenant, avec tous les désirs d’un sous-lieutenant, il pense à Mme de Bonnemains, auprès de qui, depuis sept mois, il trouve ce que le mariage et les aventures lui avaient laissé inconnu.

Quoi ! le triomphateur de la gare de Lyon, se distraire si vite de pensées qui occupent la France et dont il fait le centre ! — Acceptons-le avec ses défauts à la française, et même félicitons-nous qu’il dispose de cette femme. À défaut d’un commandement lointain, qu’il s’absente dans le plaisir ! Qu’elle lui soit un bon divertissement, car de Lui-même il pourrait tout gâter, et seule vaut, pour nécessiter son retour, la fièvre française, dont il est une sécrétion.