L’Appel au Soldat/XIX

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 492-509).

CHAPITRE XIX

« LAISSEZ BÊLER LE MOUTON »

De Saint-Hélier, la route suit en se courbant la baie de Saint-Aubin, où les amazones chevauchent sur le sable et que bordent des maisonnettes fleuries de géraniums. On quitte la mer pour la montagne, et voici des écriteaux qui défendent l’accès des chemins privés de Saint-Brelad’s villa. Sturel, quand son cocher lui désigna dans les verdures un cottage au toit pointu, égayé de majoliques, de balcons et d’annexes fantaisistes, contemplait depuis quelques minutes un grand drapeau tricolore hissé sur un mât blanc, qui associait à cette maison baroque toutes les grandes idées de l’exil.

Cette protestation du soldat qui, chassé par une ingrate patrie, s’enorgueillit des trois couleurs, restitua au jeune pèlerin une sensibilité toute neuve pour les doctrines du parti national. « On ne soulève pas les masses, pour une action durable, sans des principes, se disait-il, et le cri de « Vive Boulanger ! » ne fait l’emploi d’un principe qu’à la condition d’aboutir rapidement à un coup de force. Il fallait oser le soir du 27 janvier. La tâche aujourd’hui, c’est de remédier à l’indigence de la pensée politique en France et de rendre intelligible à tous la nécessité, dans l’état des choses, d’un expédient autoritaire. »

Il sonna, et sur le fronton de la grille, il lisait cette devise : « Il n’est rose sans épine, » quand le Général parut. Toujours de carrure solide et de tenue élégante, coiffé d’un chapeau rond et un gros jonc à la main, il descendait à travers le jardin dont la pente aidait à comprendre ses jambes arquées de cavalier. C’est lui qui ouvrit à Sturel, et sans s’étonner, avec cette voix qui créait immédiatement la familiarité :

— Il fallait me prévenir. Je serais allé vous chercher au bateau. Renvoyez votre voiture : vous dînez avec nous.

Ils remontèrent de quelques pas dans le jardin.

— J’approuve, mon Général, vos paroles si fortes dans votre lettre de congé au Comité national : « Le triomphe, disiez-vous, il faut savoir l’attendre du temps et de la propagande des idées. » Disposez de moi pour cette grande tâche.

Tout de suite, Boulanger accusa ses anciens lieutenants. Sturel déplora « un malentendu passager », mais sous le regard subitement durci de son hôte :

— Mon Général, je ne me charge pas de les défendre. Je vous l’avoue, je garde dans mes yeux tant de scènes magnifiques où je les vis glorifier avec énergie votre cause ; cependant, je n’ai rien à cœur que votre popularité et le salut national.

Boulanger mit amicalement sa main sur l’épaule de Sturel :

— J’étais tranquille, je savais pouvoir compter sur vous comme vous pouvez compter sur moi. Ah ! si l’on avait composé tout le parti d’hommes nouveaux !

Et avec sa belle mémoire dont il tirait vanité :

— Pourquoi votre ami Saint-Phlin ne m’écrit-il plus ?… Quand vous êtes arrivé, j’allais faire les cent pas sur la plage ; nous y serons bien pour causer.

Sous la véranda, un instant, sans doute pour prévenir Mme de Bonnemains, il abandonna Sturel. Une forêt de roses grimpaient aux piliers, aux balustrades. Dans leur parfum, dans ce silence, en face de ce jardin soigné qui glissait jusqu’à la mer, le jeune homme se rappela l’Hôtel du Louvre, la rue Dumont-d’Urville, Londres et même la Pomme d’Or, qu’emplissaient des images plus vulgaires, mais où l’on sentait l’excitation d’un peuple. Cette retraite le gênait, comme une alcôve d’amoureux et plutôt comme une chambre de mort où nous entête l’entassement des gerbes et des couronnes.

À cinquante mètres de la villa, ils se promenèrent sur un long sable désert que séchaient le soleil et la brise. Sturel rappela dans quelle condition, à Londres, il avait par discipline accepté une candidature. Il était entré au Parlement pour seconder et ratifier l’acte qu’on attendait du Général. Cet espoir évanoui, pourquoi demeurerait-il un jour de plus dans un poste où il dégradait son intelligence et son caractère ?

Ces idées déconcertaient Boulanger qui, dans sa longue activité, avait tranché bien des affaires et pesé bien des hommes, mais qui ne connaissait guère cette complication d’un rêveur poursuivant à travers des drames publics son propre perfectionnement.

— Il faut rester où vos électeurs vous ont placé, et prendre en mains leurs intérêts. Jeune, intelligent, travailleur, vous vous ferez rapidement une grande place. D’ailleurs, nous sommes plus près du succès qu’on ne le croit.

Celle parole de réconfort marquait assez qu’il méconnaissait les motifs de son plus désintéressé partisan. Mais un chef doit-il entrer dans les intérêts particuliers ?

Boulanger s’occupait, lui aussi, à sculpter sa propre statue ; il la voulait parfaite : toutes les fautes et l’insuccès, il les rejetait sur ses lieutenants :

— Par leurs imprudences, leurs vaines provocations, et en ouvrant trop tôt l’action électorale, ils m’ont fait sortir de l’armée. Ma plus grande erreur politique fut de voter contre l’urgence de la révision ; elle m’a été imposée par les républicains du Comité pour plaire à M. de Cassagnac et pour aider la droite à renverser Floquet, que remplaça Constans. Il y a quelques jours, affolés, apeurés, ils me sommaient ici même que je me livrasse pieds et poings liés à mes pires adversaires. Que cherchaient-ils ? L’un d’eux me promit de me défendre ! L’avocat ! il comptait bien se faire un triomphe. Quand il ne leur restera que mon cadavre à exploiter, ils le prendront.

Pendant deux heures, ils arpentèrent la plage. La mer montait avec un bruit monotone. Le Général plaidait sans s’interrompre, sinon pour affirmer sa foi dans son étoile.

— J’ai vu en trois ans des choses extraordinaire ! Les événements m’ont porté et rejeté ; ils viendront me reprendre ici. Oui, je vous le jure, le flot remontera !

À midi, ils reprirent le chemin caillouteux vers la villa, et Boulanger, chassant les pierres avec le bout ferré de sa canne, disait :

— Ils seront brisés.

Il parlait ainsi de ses adversaires et peut-être de ses amis.

À table, Sturel fut épouvanté par l’évidente phtisie de Mme de Bonnemains et gêné par Mme Boulanger la mère, une vieille très usée, qu’ils avaient recueillie sous leur toit. Le Général entourait de soins ces deux femmes, et pour les rassurer montrait un esprit libre et même un sorte d’enjouement. La louange de Jersey, son bon air, ses promenades variées firent tous les frais. On décida de sortir en voiture. Auparavant, il fallait visiter la partie la plus reculée de la propriété, une vaste roseraie, qui s’élevait par un chemin très pittoresque, orné d’étranges charmilles, d’une volière et d’un temple grec. Mme de Bonnemains, bien qu’elle s’appuyât au bras du Général, dut à plusieurs reprises s’asseoir sur les bancs espacés. Sturel modérait son pas sur le leur, les plaignait et s’impatientait. Et tout là-haut, contre le bois de pins où gisent des colonnades à moitié brisées, tandis qu’on se reposait, longuement sous prétexte d’admirer la vue, superbe, par-dessus la maison, sur de vastes espaces d’eau, il se disait avec l’insouciante dureté de ses vingt-sept ans vivifiés par l’air salin : « Croit-il donc que je suis venu pour respirer avec une malade des roses, en regardant le soleil sur la mer ? »

Dans leur longue promenade en landau, le Général continua de servir Mme de Bonnemains. Les regards, toutes les manières, la sécurité de cette créature, détruite par son mal et enfouie sous les couvertures, marquaient assez qu’elle connaissait sa toute-puissance. Vers ce temps-là, une femme qui avait favorisé leurs amours dans son petit hôtel de Royat, « la belle meunière », étant venue séjourner à Sainte-Brelade, lui montra dans un journal que Mme Boulanger « faisait des économies pour réserver un morceau de pain au Général, son mari, quand il lui reviendrait brisé par la vie ». « Il faudrait que je fusse morte, répondit Mme de Bonnemains, et alors le Général n’aura besoin de rien ni de personne. »

La douceur du printemps à Jersey irritait Sturel. Il n’entendait pas échanger la chambre de Thérèse de Nelles contre cette mollesse, et son imagination appelait autour du chef un rude climat et des efforts virils, en place de ces langueurs qui désarment les âmes. Quelque chose toujours voile le fond des pensées que se communiquent deux hommes de formation si différente. Le Général ne soupçonnait pas qu’une atmosphère de fatalisme et de mort contraignait dans Sainte-Brelade ce jeune homme brûlant d’agir. Il reprit, avec une énergie vulgaire dans l’expression et mystique dans le fond, ce thème qu’il développait pauvrement, toujours avec les mêmes mots, mais avec l’ardente monotonie d’un psalmiste dans l’exil : « Le peuple, éclairé par les fautes de nos ennemis communs, me rendra justice. » Il ne disait pas sur quels signes il prévoyait ce revirement, ni par quelle organisation il y aiderait.

— Ne pensez-vous pas, mon Général, qu’il faut doubler d’une doctrine votre popularité, afin qu’un autre ne vienne point, par un coup de hasard, se substituer à vous dans l’imagination nationale ?

« Un autre ! » Nul mot ne pouvait aussi cruellement toucher le point sensible de Boulanger. La propagande faite autour du jeune duc d’Orléans, du « Prince Gamelle », l’inquiétait dans ces mois-là, et toujours il avait veillé à limiter l’influence de Déroulède.

— Je ne refuse pas d’agir, bien au contraire, répondait-il à Sturel, mais je me conduirais comme un fou en me livrant à mes ennemis de la Haute Cour. La sagesse d’un chef, c’est de ne pas accepter le combat que lui offrent ses adversaires sur un terrain où il sent l’infériorité de ses forces. Qu’on me propose un plan : on peut compter sur moi et je trouverai des ressources pour toute action où je verrai une quantité raisonnable de chances.

Mis en demeure de sortir des généralités, Sturel affirma la nécessité d’une feuille hebdomadaire qui relierait entre eux tous les boulangistes et leur fournirait la doctrine directe du chef. Boulanger l’approuva et l’invita à se mettre en relations avec Pierre Denis, qui lui avait proposé quelque chose d’analogue. Mme de Bonnemains offrit de recommander elle-même ce bulletin à des amis sûrs et actifs.

Tout au fond, les premières et excessives complaisances de la fortune disposaient ce chef à se laisser faire par la destinée. Sturel, avec la clairvoyance que donne le contact direct, discerna quelque puérilité à demander une propagande doctrinale à un tel homme. À la guerre, dans les voyages, dans les grands commandements et au ministère, Boulanger avait acquis des connaissances très étendues ; son esprit attentif et naturellement juste savait les employer au bon moment, mais il n’était pas doué pour les traduire en idées. À plusieurs reprises, lors de sa première visite à l’Hôtel du Louvre, puis à son retour de la Moselle, Sturel avait laissé de côté les considérations que Saint-Phlin l’avait prié de transmettre au Général ; cette fois encore, il eut honte de son pédantisme devant ce soldat d’éducation pratique : il tut quelques vues sur l’économie du corps social, dans lesquelles il voyait des principes capables de maintenir liées pour une action durable les masses soulevées par la crise boulangiste. La mortelle langueur de Sainte-Brelade, de cette grève où Boulanger se tenait à la disposition du flot, l’envahit. Depuis Paris, il s’était dit : « Si le Général voulait ! » il pensa depuis Jersey : « Quand la France voudra ! » Il se rallia à l’idée que les fautes des parlementaires seraient pour le boulangisme la meilleure plaidoirie et le meilleur acte. Il accepta la formule où le Général se résumait : « Laissez bêler le mouton. »

Sturel revint à Paris, comblé des témoignages de l’exilé et de Mme de Bonnemains. Il ne rapportait aucune panacée pour le salut public, mais du moins une leçon très importante pour son développement propre. Il se méfia davantage de son enthousiasme indéterminé, et, sans perdre l’énergie qui l’animait et qui lui permettait d’idéaliser la tâche boulangiste, il comprit la nécessité de s’appuyer sur une série de réalités.

Tout d’abord, il s’avisa qu’il devait prendre soin lui-même de sa dignité et que, bon pour une crise héroïque, il se diminuerait à tourner au bureaucrate du Palais-Bourbon. Soucieux de sa gloire propre, et sans chercher autrement à rendre son état d’esprit intelligible pour ses amis et pour Boulanger, il envoya sa démission au président de la Chambre.

Il s’occupa de la Voix du peuple, journal hebdomadaire boulangiste, avec Pierre Denis, et dans une certaine mesure il subit l’influence de cet ouvrier autodidacte, magnifique phénomène d’orgueil, de désintéressement, d’illusionnisme, qui survit, pour nous la faire entendre, à cette démocratie de 1848, généreuse, individualiste, où Boulanger, peut-être bien, n’eût pas été déplacé. Seulement l’esprit de système et les beaux souvenirs de Pierre Denis ne pouvaient contenter un jeune lorrain, songeur, mais disposé à réaliser ses songes, et Sturel guettait les circonstances.

La dissolution du Comité avait été le craquement précurseur, quand une partie de la montagne va se détacher et faire avalanche. L’état-major monarchiste, qui avait accepté la marche parallèle, cherchait à précipiter la dislocation, de peur que ses fidèles ne s’habituassent à leur chef improvisé. « Bonsoir, messieurs, » avait écrit M. Arthur Meyer dans un article retentissant, dès l’échec législatif de 1889. D’innombrables fidèles demeuraient au Général, dans sa ruine politique ; pour les détacher et les rendre disponibles, les politiciens résolurent de casser les reins du chef sous les yeux de sa clientèle. Il fallait promener cette tête coupée à travers les départements.

Des articles de M. Mermeix publièrent d’août à octobre les indiscrétions de la droite. L’auteur fut-il un agent politique, ou bien utilisa-t-il des documents par une appétence malsaine de journaliste pour le scandale ? Engagé dans un œuvre où les chances de plaire étaient minces, il prétendit du moins, car on garde toujours de l’amour-propre, paraître redoutable. De chapitre en chapitre, comme la réprobation grandissait, on le vit redoubler pour assommer le chef dont il avait possédé la confiance. Sa publication devint le dépotoir de ce qu’une défaite laisse de rancune entre les associés vaincus. Ou eut dit une des voitures qui, pour le service de la voirie, passent chaque matin à nos domiciles. Diverses personnes toutefois hésitaient à livrer gratuitement leurs poubelles. Magnifique émulation ! Un secrétaire du comte Dillon, pour appuyer une demande d’argent auprès de M. Maurice Jollivet, l’ancien caissier du Comité national, menace de publier des révélations ; Hector, domestique du Général, parlera à Chincholle si on ne lui règle pas certains gages. Le groom Joseph affirme que la liste des pourboires qu’il recevait dans l’escalier pourrait gêner bien des personnes. Le cœur de Renaudin palpite ; dès le troisième article de M. Mermeix, il s’embarque pour Jersey. Le moment lui paraît favorable pour aller rôder autour du Général qui doit bien, que diable ! se rendre compte du prix de ses amis.

Boulanger l’accueillit de la même voix familière, du même geste aisé qu’il avait eus pour Sturel. En attendant le déjeuner, il le conduisit sur la plage.

Le député-journaliste déclara qu’il venait s’installer à Jersey pour une quinzaine, afin d’écrire sous la dictée du Général une histoire vraie du boulangisme. Il se faisait fort d’annuler l’« infâme campagne du Mermeix ».

Boulanger refusait d’attribuer aucune importance aux « Coulisses » :

— Plus tard, je ne dis pas. Votre idée est bonne. Mais, pour l’instant, je laisserai bêler le mouton.

Renaudin insistait : une grande histoire populaire du Parti national qu’il rédigerait et que signerait le Général. Il commença d’interroger. Son hôte refusait les questions précises et s’échappait dans une apologie générale de sa conduite, rejetant toutes les fautes sur ses collaborateurs et surtout sur la Droite.

— Dites bien, répétait-il, que, quoi qu’il arrive, je ne veux plus avoir affaire avec ces gens-là. Proscrit par la République, je ne servirai jamais que la République.

Il avertit Renaudin qu’à table on écartait toute politique. Mme de Bonnemains éclatait en larmes, au seul nom de ces « Coulisses » où elle était si durement dévoilée.

Ils déjeunèrent avec Mmes Boulanger mère et de Bonnemains ; ils admirèrent le jardin et la vue ; le landau les promena tous les trois, et beaucoup de leurs phrases sur Jersey et sur Paris avaient déjà servi entre le Général et Sturel. Seulement Renaudin ne se borna pas à s’impatienter secrètement. Décidé à rapporter une aile ou une plume, il osa entreprendre Mme de Bonnemains sur l’utilité de réfuter point par point les calomniateurs. Boulanger, contenant avec peine sa colère, répliqua qu’il attendrait que ces gens-là eussent vidé leur sac pour balayer les calomnies.

Renaudin protesta de sa soumission. Depuis trois ans, il sacrifiait tout, en aveugle, au Général ; s’était-il jamais permis une objection ? aujourd’hui seul le guidaient l’intérêt du chef et l’avis de tous les fidèles. Comment douter de son abnégation dans une cause qui lui avait fermé tous les grands journaux et qui le forçait de rogner le pain de sa mère et de sa sœur ? C’est vrai que l’échec d’un parti réagit sur la situation du plus modeste de ses membres. Et, bien que député, la presse boulangiste se mourant, il alimentait plus difficilement que jadis son budget. Il y insista dans l’idée que Mme de Bonnemains avait encore de l’argent. Émue de ce débat et de ces vilenies, la malade fut secouée par un long accès de toux. Le Général ordonna au cocher de rebrousser chemin. On se tut. Renaudin trouvait ces gens-là bien « coco » : leur incapacité lui nuisait ; il serrait les dents et se préparait à tenir bon.

Que n’a-t-il pas risqué pour ce Boulanger ? Il se rappelle ce qu’il apprit chez le baron de Nelles, dans la fameuse soirée qui précéda la fuite à Bruxelles : le Général, depuis Clermont, est allé à Prangins sous le nom de commandant Solar ! C’était risquer pour rien, par frivolité, les intérêts des hommes de cœur qui s’associaient à sa fortune. Nous devons notre piteux état à ses forfanteries aussi bien qu’à ses lâchetés. Si je m’étais accordé avec les parlementaires, au lieu de les insulter pour le compte de ce beau galant, je jouirais d’une situation de tout repos.

En rentrant, le Général s’enferma avec sa maîtresse. Renaudin attendit plus d’une heure. Quand ils se retrouvèrent, l’un et l’autre, par un même effort, avaient repris un masque banal. Boulanger offrit au journaliste de lui dicter quelques déclarations. Il s’éleva contre les réactionnaires et s’affirma républicain ; il marqua son intention d’étudier d’une façon sérieuse les questions qui intéressent le peuple laborieux. La nécessité de reprendre sa popularité par la base et de lui donner des assises se précisait dans son esprit. Sous l’influence de son isolement moral, peut-être s’était-il pris d’une sorte d’amour mystique pour ces masses anonymes à qui il devait ses immenses triomphes et qui jamais ne l’avaient trahi. Il cita Pierre Denis, devenu son confident. Ce nom suffit à mettre en gaieté intérieure Renaudin, qui commença de regretter qu’il n’y eût pas quelqu’un du boulevard pour s’amuser avec lui du Général.

C’est que Renaudin, qui se croit l’esprit vif et qui a déserté l’ordre naturel de sa pensée lorraine, dès le lycée de Nancy, pour prendre un brillant de voyou parisien, est incapable de toucher la richesse vraie de son chef. L’idée fondamentale de Boulanger fut, dès son premier jour, de mettre l’autorité de la patrie au-dessus de tous les partis. Cette idée, il l’entendit dans des sens très divers. Ministre de la Guerre, c’était la revanche ; chef d’un parti politique, la révision de la Constitution ; aujourd’hui, on le prendrait pour un chef démocratique poursuivant simplement le bien-être des déshérités, la justice contre les exploiteurs. Il n’y a pas contradiction, ni même évolution : toutes ces pensées existent à la fois dans sa conscience, mais chacune le domine selon les circonstances.

Si vraie que fût son émotion, il donnait, comme de coutume, un ton plutôt vulgaire à des sentiments plutôt nobles :

— Laissez des politiciens se croyant bien habiles tirer sur la ficelle jusqu’à la casser, et croyez au bon sens, à l’esprit de justice du peuple, qui se souviendra un jour que je souffre pour lui et par ses pires ennemis. Ces sentiments couvent sous la cendre. Voilà pourquoi je ne désespérerai jamais. Je voulais arracher mon pays au régime d’abaissement et de honte qui le tue, pour lui donner un gouvernement honnête et respecté. Je n’ai pas réussi. Je serai plus heureux dans la suite, quand un événement imprévu me permettra de recommencer la lutte dans de meilleures conditions. Je ne me reproche rien, j’ai fait mon devoir, tout mon devoir.

Le journaliste-député écrivit sans sourciller, puis assujettissant son monocle et avec un sourire, il regarda Boulanger bien en face :

— C’était bien imprudent cette idée du commandant Solar d’aller visiter le prince Jérôme.

Boulanger ne broncha pas. Alors, par allusion à une phrase du prince Napoléon, Renaudin ajouta :

— Enfin, j’espère encore que vous la gagnerez, cette épée.

Boulanger fit tourner sa chaise entre ses jambes et dit :

— Avouez que c’était crâne.

— Espérons que Mermeix l’ignore, cette crànerie.

Boulanger pressentit le chantage et laissa venir. L’autre, après un silence, continua :

— Mon Général, dès maintenant, plus une minute à perdre. Il faut vigoureusement vous défendre. Grâce à Dieu ! nous sommes là. Un Mermeix ne nous intimide pas. Mais à vos amis autant qu’à votre intérêt propre, vous devez une explication publique.

— Citez-moi un seul d’entre vous, répliqua avec vivacité le Général, à qui le boulangisme n’a point profité ! C’est moi qui ai tout perdu dans la lutte : grades, honneurs, le fruit de trente années, et, comme couronnement, un tribunal inique me prive de ma patrie.

— Que devons-nous répliquer quand les « Coulisses » racontent que vous avez fait un pacte avec les monarchistes, dont vous receviez l’argent, dans le but de restaurer le roi, sans que nous autres, républicains, nous l’ayons su ?

Boulanger haussa les épaules.

— Faut-il nous borner à répondre que vous comptiez manquer à vos engagements ?

Le Général frappa du poing le bureau et, très pâle :

— Vous ne m’auriez pas parlé sur ce ton-là, rue Dumont-d’Urville.

Renaudin multiplia les excuses. Il perdait le moindre respect de soi-même à mesure qu’il se sentait percé, méprisé par le chef, pour qui, tout de même, depuis trois ans, il avait eu de l’enthousiasme, du dévouement et quoi ! de la naïveté. Prêt à déserter cette amitié qu’il venait de rendre impossible, il mettait tout son cœur à emporter un petit souvenir : il inventa que le parti lui devait 6,000 francs parce que, depuis les élections, il ne touchait plus sa mensualité de 500 francs, compensation de sa place du XIXe Siècle.

— Voulez-vous ma montre ? dit Boulanger, en détachant sa chaîne.

Rentré à Paris, Renaudin fit bien rire les couloirs du Palais-Bourbon ; il dépeignait à ses collègues « la tête du brav’Général » quand, à brûle-pourpoint, il lui avait décoché : « Le commandant Solar était bien imprudent. »

— C’est un bijou, votre histoire, dit Nelles. En trente mots vous dépassez tout Mermeix qui tire un peu à la ligne. Le grand art, c’est de faire court. Vous permettez aux boulangistes de lâcher leur Boulange, et au gouvernement de le fusiller comme un lapin.

Quelqu’un les entendant, leur dit :

— Je croyais que vous aviez été boulangistes.

— Oh ! dit Nelles, nous ne cesserons jamais de réclamer qu’on lui rende ses décorations.

La joie de ces hommes d’esprit redoubla. Suret-Lefort, vivement attaqué par les boulangistes de la Meuse qu’il avait joués, poussa Renaudin à publier son histoire ; il lui promit qu’elle le réconcilierait avec Bouteiller ; il paraissait autorisé à faire savoir que c’était le désir de Constans.

Jamais on n’avait vu une liquidation plus abominable qu’à ce début d’octobre 1890. Polémiques, agressions, duels, procès-verbaux infamants empestaient les airs comme une vidange épouvantable des fosses politiques. La Visite de Boulanger à Prangins rapporta à Renaudin mille francs et ajouta encore un plein tonneau à cette peste. Le soir de sa publication, le reporter était attablé à une brasserie du carrefour de Châteaudun, quand Fanfournot, sur le trottoir, commença de l’interpeller. Il lui reprochait, à grands cris, d’avoir vécu de Boulanger et de le vendre. La foule ricanait et approuvait le jeune vengeur de la morale publique. Renaudin se réfugiait dans l’intérieur, mais un garçon de café s’écria :

— Est-ce qu’on ne devrait pas balayer cette ordure !

L’insulté assujettissait son monocle d’une main qui commençait à se troubler. Il chercha, pour se plaindre, le patron, qui répondit :

— Je ne puis pas faire sortir les clients ; vous voyez bien que vous avez ici tout le monde contre vous.

À cet instant, une espèce de géant, poilu, avec la figure furieuse des officiers en demi-solde qu’a peints Géricault, s’approcha et dit :

— Ah ! c’est vous, M. Renaudin ! Je suis curieux de vous voir !

Puis il lui cracha au visage et le gifla d’une telle force que le drôle, débilité à cause de la misère subie dans ses années de formation, roula sous les consommateurs, qui le redressèrent à coups de pied. Au milieu des huées, il courut dehors et s’élança sur l’omnibus qui passait. Il se croyait quitte, mais on touchait à la station, et pendant les mortelles minutes de l’arrêt il dut, sous la joie générale, accepter les injures et quelques horions de l’acharné Fanfournot :

— Judas ! voilà Judas ! le boulangiste Renaudin qui a vendu le chef dont il embrassait les bottes !

Suret-Lefort refusa de servir de témoin à Renaudin. Il se passa de médecin. Il ne trouva qu’avec la plus grande peine et quand les quarante-huit heures de délai réglementaire allaient expirer, deux vagues flibustiers de la presse. Encore le blaguaient-ils en le menant à la Grande-Jatte :

— Pour mille francs ! deux gifles, des frais chirurgicaux et peut-être les pompes funèbres ! Vrai, tu gâtes le métier.

Plus sérieux, ils disaient :

— Ce qui peut t’arriver de mieux, c’est un bon coup d’épée qui te colle pour trois mois dans ton lit, où l’on t’oubliera.

Trente boulangistes de Courbevoie huèrent son landau sur le pont. L’un d’eux arrêta son adversaire qui suivait :

— Vous êtes brave et honnête, citoyen. On ne vous fait donc pas de recommandation. Je vous rappelle simplement : Tirez au ventre.

Renaudin se battit avec un si furieux désespoir qu’il se troua sur l’épée de son gigantesque adversaire.

— Eh bien ! docteur, — demandait-il, étendu sur la terre, au chirurgien qui se penchait, — que dites-vous ?

— Vous êtes dans un triste état ; je ne veux pas y ajouter, je vous dirai seulement : canaille !

Renaudin, se voyant damné dans la conscience de ses pairs, commença de pleurer. — C’est la première fois que le boulangisme trouve de la satisfaction dans sa nouvelle consigne de « laisser bêler le mouton ».