L’Appel du Sol/Chapitre 11

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Calmann-Lévy (p. 221-245).
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TROISIÈME PARTIE














CHAPITRE XI

MALGRÉ LA TEMPÊTE

Ce jour-là, madame Courtois se sentait plus jolie que jamais. Elle était assise sur un fauteuil d’osier, dans son jardin, attendant le lieutenant Lucien Fabre, qui lui avait promis une visite. Les rayons de ce soleil de mars annonçaient le printemps. Ils avaient fait éclater tous les bourgeons et fleurir toutes les haies. C’était une émulation de grâces et de couleurs tendres parmi les arbres des jardins : les grands cerisiers, les amandiers gris, les petits pêchers robustes offraient la délicatesse de leurs corolles blanches ou roses à la lumière, ardente déjà, du soleil provençal.

Marguerite Courtois avait quitté Paris, comme tout le monde, aux derniers jours du mois d’août. Qu’avait-elle à faire dans la capitale où elle ne serait, en cas de siège, qu’une bouche inutile à nourrir ? Et, un beau matin, elle avait débarqué à Meillanne, où les Courtois venaient d’hériter de quelques terres et d’une petite maison.

Elle ne connaissait point la Provence. Tout de suite elle fut ravie. On n’aurait su inventer de lumière et de paysage mieux appropriés à sa grâce robuste et à sa jeune maturité. Marguerite Courtois avait une taille qui laissait deviner à la fois la souplesse des reins et l’heureuse beauté d’un ventre classique et d’une croupe charnue. Les fines chevilles n’empêchaient point la promesse de jambes agiles et fortes. Elle avait un cou délicat, que prolongeait une gorge divinement blanche : mais cette blancheur immaculée et cette peau de jeune fille s’épanouissaient en des seins d’une aimable richesse et qu’on pressentait mûrs comme les pêches du verger. Une bouche petite avec des lèvres très rouges, toujours humides, des yeux marrons ou gris, selon la saison ou l’heure, où riaient la gaîté et l’ironie, et, couronnant cet admirable monument de beauté charnelle, un casque lourd de légers cheveux noirs.

Oui, il semblait vraiment qu’eussent été inventés comme décor à ses charmes, la joie des pays méridionaux, l’ombre fine des amandiers par les prairies, les treilles devant les maisons blanches, l’épanouissement des vergers d’automne, le soleil ruisselant sur les routes poussiéreuses, sur les ravins, sur les champs. Marguerite était heureuse. Elle riait.

Elle prit possession de sa propriété. Une allée de saules aboutissait à un massif de bambous et de buis. Toutes les plantes poussaient à l’aventure dans le jardin avec la même vigueur. La maison, flanquée de grands palmiers, était une tourelle dont les pierres étincelaient de clarté. Des oliviers mourant de vieillesse, feuillus encore et souvent vêtus d’une cuirasse de lierre, formaient, comme en Hellade, un bois sacré. Marguerite se déclara dans le plus bel endroit du plus beau pays qui fût au monde. Elle courait par les champs. Sa jupe courte donnait l’illusion d’une chemise dorienne. Et Marguerite évoquait l’image de Diane chasseresse. On se la représentait se baignant avec ses nymphes dans quelque ruisseau de l’Arcadie. Mais je ne sais quelle langueur et quel parfum de ses belles formes remplaçaient vite l’image de la vierge farouche par celle d’une Vénus romaine, puissante et chaude, un peu lourde déjà et aussi nue que l’Aphrodite que Praxitèle avait offerte à l’amour ébloui des citoyens de Cnide.

L’arrivée de madame Courtois fit une révolution à Meillanne. On eût été porté, en d’autres temps, à juger Marguerite avec sévérité. Mais ces dames elles-mêmes, dans la petite ville, avaient décidé l’union sacrée, et très vite on tint la jeune femme en grande gloire et en grande commisération quand on apprit que son mari était prisonnier.

— Il a été pris, dit-elle, dès les premières rencontres… Je l’aurais deviné !

Le rire malicieux de ses grands yeux gris expliquait sa pensée ironique et indulgente.

Du reste elle était l’animation même et le mouvement. La petite ville était endormie. Elle l’éveilla. Ce fut tout de suite une belle agitation. Eh quoi, on n’y faisait rien pour la défense nationale que de tricoter des chaussettes de laine, ce qui n’était point de son goût ? Elle créa un hôpital auxiliaire. Un médecin, le docteur Constantin, n’avait pas été mobilisé. Il y avait un couvent délabré, dont les sœurs avaient été chassées au temps où les ministres de la République éteignaient les lumières du ciel étoilé. C’était plus qu’il ne fallait. Chaque famille donna des lits, des draps, des couvertures : on obtint vite, car Marguerite avait de belles relations, toutes les autorisations nécessaires. On installa l’hôpital.

Il y avait la cuisine et les communs, la lingerie et la pharmacie, la salle d’opérations et les salles de malades. La chaux avait blanchi tout cela de son lait ; le cloître avec ses plantes grasses et ses orangers semblait d’un monastère italien ; chacune de ces dames eut ses heures de garde et sa fonction. Il ne manqua plus que les malades.

Ils ne vinrent pas. Meillanne est trop près de Tarascon. Les autorités militaires n’avaient pas dû prendre au sérieux l’effort d’activité de ses plus nobles citoyennes. Celles-ci avaient d’abord porté aux nues Marguerite, qui avait été l’âme de ce dévouement inutile, et ne s’était aliéné aucune sympathie en n’étant ni présidente, ni trésorière de l’œuvre, en n’acceptant aucun honneur. À présent on commençait à discuter son zèle. Ces dames étaient gênées : il leur semblait que les paysannes et les femmes du peuple riaient d’elles, cachées derrière les persiennes, quand elles rentraient de l’hôpital chez elles. La plus violente était madame Thiers, la femme du notaire.

C’était une toute petite personne, noiraude et fort vilaine. On disait à Meillanne « madame Thiers » du ton dont jadis on disait en France « monsieur Thiers ». Elle avait les lèvres toujours pincées et elle avait toujours eu la poitrine plate. Elle portait éternellement des gants de filoselle gris et un corsage jaune. On la tenait en haute considération, surtout depuis la guerre, à cause de ses fils. Le plus jeune était secrétaire de l’État-Major. On ne savait au juste ce que cela signifiait, ni quel était son grade. En réalité ce jeune auxiliaire, secrétaire d’État-Major en effet, noircissait quelques-unes de ces vaines paperasses, qui sont la gloire de notre administration militaire. À Meillanne on le voyait pour le moins le collaborateur intime, l’éminence grise du Général en chef en qui la France avait remis ses destinées. L’autre fils n’était point soldat. On avait expliqué : « Il a le cœur trop gros. » C’était un petit prétentieux, illettré et médiocre, et qui était parti à Paris pour conquérir la capitale et faire de la littérature. Il n’était pas soldat, mais il avait un poste de confiance et de choix : le gouvernement l’avait nommé, disait-on, préfet des villes conquises. Et il attendait l’occupation de Strasbourg ou d’Aix-la-Chapelle pour apporter aux barbares germains les bienfaits de la paix latine.

Marguerite comprit qu’elle jouait sa popularité. Elle télégraphia à des amis à Paris, à Marseille. Quelques jours après, on annonça un convoi de blessés.

Il devait arriver à midi, en automobiles. Car Meillanne n’est pas située sur la grande voie ferrée qui descend le cours du Rhône. Elle repose sa paresse aux premiers contreforts ardents et déboisés des Alpes. Dès onze heures, tout le personnel de l’hôpital, très ému, attendait. Les blouses blanches s’étalaient à la lumière. Madame Thiers, présidente, se tenait en tête du groupe avec le docteur Constantin, dont les septante années étaient vaillantes. Les autorités municipales étaient là. Il y avait aussi la fanfare, ceux de ses membres du moins qui n’étaient pas mobilisés ; elle jouerait, à l’arrivée, la Marseillaise. Il y avait enfin tous les jeunes gens de la société avec des brancards, une nuée de brancardiers volontaires aussi zélés et presque aussi nombreux que ceux de Lourdes.

Vers une heure, une automobile poussiéreuse arriva devant l’hôpital. C’était le convoi de blessés. On fut si surpris que la fanfare n’eut pas le temps de lancer ses accords.

Un soldat en sauta allègrement ; nul ne sut jamais du reste quel était son mal et pourquoi on l’avait envoyé à Meillanne. Puis un autre descendit, qui avait attrapé la coqueluche à son dépôt ; un troisième, qui s’était écrasé les doigts en chemin de fer. C’était tout. Le convoi s’engouffra par le porche vers le calme ensoleillé de l’hôpital.

Madame Thiers ne s’en donna pas moins une grande importance durant deux journées. Elle surveillait les malades, courait des salles au jardin. On racontait même que, rentrant du cloître, où elle avait coupé des fleurs, à la salle d’opérations, où le médecin amputait d’un doigt son malade, elle avait tendu, en guise de ciseaux et de pinces, son sécateur au chirurgien qui, penché sur le patient, réclamait ses instruments. L’histoire se répandit.

Les paysannes de l’endroit avaient toutes leur mari et leurs enfants au feu. Les fils de la terre ont été le rempart solide de la patrie. C’est parmi eux que la proportion des pertes a été la plus forte. Ils ont arrosé de leur sang, comme par habitude, ce sol que si longtemps ils avaient arrosé de leurs sueurs. Les paysannes sentaient confusément, disaient que ces fils de petits bourgeois étaient embusqués. Elles en voulaient à ces dames. Elles riaient sans se cacher sur leur passage. Marguerite dut télégraphier pour obtenir un second convoi.

Il vint. Et il en vint, hélas, d’autres. Il y avait assez de travail pour tous les hôpitaux de France. Meillanne eut ses blessés. Ils furent du reste choyés et bien soignés. C’est ainsi que Lucien Fabre y arriva un soir et qu’il connut Marguerite Courtois.

Sa blessure se cicatrisait. Il ne pouvait encore remuer le bras, mais il pouvait sortir. Cette visite à Marguerite il l’avait reculée, car il sentait qu’elle serait une chose grave dans sa vie. Il s’était borné jusqu’à présent à échanger des paroles assez banales avec la jeune femme. Mais il était ébloui par sa belle lumière. Elle l’avait pansé, et il se rappelait, quand elle se penchait vers lui, l’odeur chaude de son parfum d’ambre et de sa chair épanouie.

Lucien Fabre sortit de l’hôpital. La lumière d’abord l’étourdit. Il était ému à se sentir revivre. Il aspirait l’air tiède à pleins poumons. Il lui semblait, libéré de la mort, voir pour la première fois toutes les belles choses qui l’entouraient. Il suivait la route qu’on lui avait indiquée et qui menait à la propriété de madame Courtois. À droite, la rivière coulait, perdue dans son lit de cailloux blancs : un peu de brume montait de l’eau. Sous le rayonnement solaire la montagne se découpait, aride, pâle, sur l’azur presque noir du ciel. Tout dormait, sauf les cigales. Très loin, dans la poussière de la route se perdaient les grelots des chevaux et le roulement de la diligence.

Il y avait tant d’indolence et tant de joie robuste et tant de vie paisible dans ce paysage, dans les fortes odeurs que dégageait la terre brûlée, dans le léger mistral imprégné de thym, que Lucien sentait les larmes lui venir aux yeux. Et soudain ce fut comme un coup de foudre qui l’étonna : il venait de revoir, à la lumière crue de ce même soleil, le cadavre de Nicolaï couché les bras en croix, le glacis infernal de Laumont, la tranchée que tenait à cette heure son bataillon dans les boues des Flandres. Il ne comprenait point par quelle injustice cette province s’épanouissait, tandis que d’autres terres françaises, sous les bottes prussiennes, gémissaient et se teignaient de sang.

Ayant poussé le portail, Lucien pénétra chez madame Courtois. Marguerite avait une robe de lingerie blanche dont le corsage s’échancrait sur ses seins, si bas qu’il fallait une dentelle pour cacher son giron. Sa jupe laissait voir ses chevilles, qui paraissaient nues tant le bas rose avait la couleur de la chair. Elle avait mis, afin d’avoir un air rustique, un grand chapeau de paille. Son costume, sa pose, le décor de la terrasse tapissée de roses jaunes où elle était assise formaient un tableau d’une élégance savante. Elle affirma en riant :

— Je suis devenue une paysanne.

Mais Lucien ne trouva aucun compliment à répondre à ces mots. Marguerite se mit en frais. Elle parla de Paris. Elle parla de Meillanne. Elle parla même de la guerre. Elle voulait que Lucien lui contât ses exploits. Mais celui-ci, par une sorte de pudeur intime, n’osait raconter à cette jeune femme, dont les yeux luisaient d’une éternelle malice et dont la gorge exhalait les plus exquis parfums, la longue douleur de ses hommes et tout le grand mystère sanglant de la bataille.

Pourtant il lui parla de Vaissette. Elle s’amusait follement à se représenter le sergent agrégé perdant ses lorgnons et faisant, sous les balles, de la philosophie. Puis ses yeux marrons devinrent plus sombres et ses narines délicates frémirent et se pincèrent quand Lucien lui narra certaines de leurs conversations et divers épisodes dont Vaissette était le héros. Elle le comprenait.

Alors Lucien se laissa aller à faire défiler toutes les images qui le hantaient. Il épanchait son cœur. Il venait de découvrir avec ravissement que cette belle jeune femme, qui était toute la grâce et tout le printemps, s’était pénétrée, comme ses sœurs, de l’angoisse universelle.

— Comme cela vous intéresse, lui dit-il plus bas.

Elle frémit. Elle s’approcha de Lucien, comme pour trouver sa protection.

Elle lui répondit :

— Vous êtes mon héros.

Ils ne parlèrent pas davantage. Mais ils ne craignaient pas de suivre le cours de leur pensée, en laissant entre eux le silence. Quand ils se séparèrent, Lucien dit à Marguerite, très simplement :

— Comme je vous aime !

Elle ne répondit que par un sourire.

Ils n’étaient pas plus surpris que si c’était la centième fois qu’il lui eût fait cet aveu…

Ce fut un enchantement. Ils s’aimèrent avec une sorte de fureur sauvage et passionnée, comme ces amants des légendes qui savent que le temps leur est mesuré. Le printemps avançait et les primevères et les aubépines et les arbres fruitiers avaient désormais la compagnie de toutes les fleurs des champs. Les nuits mêmes étaient devenues douces et embaumées par les troènes et les vignes en floraison. Ils se promenèrent par les ravins, sous des berceaux de lauriers-roses et par les sentiers pierreux des montagnes. Ils ne se quittaient plus. Lucien restait toute la journée avec Marguerite, soit qu’elle vint à l’hôpital pour y remplir sa charge, soit qu’il allât la rejoindre chez elle. Le soir, à sa fenêtre, il songeait encore à elle : il écrivait de longues lettres à Vaissette pour lui raconter ses amours, ou, fumant sa pipe et regardant la lune monter au ciel, il évoquait le souvenir des grands yeux sombres de Marguerite, du soupir de sa gorge quand on parlait de la prochaine séparation, et soudain, le corset rose délacé, de ce corps admirable et chaud, que cachait à peine sa légère chemise.

— Je vous compromets, disait Lucien à Marguerite. Madame Thiers ne doit parler que de nous.

— Madame Thiers, répliquait Marguerite, est trop occupée par son hôpital et par ses fils que des lois et des décrets méchants risquent d’envoyer au feu. Du reste, tout m’est égal. Je rentrerai à Paris quand vous retournerez au front et plus jamais je ne reviendrai dans cette maison, où nous nous sommes tant aimés.

En effet le départ de Lucien approchait. La blessure se cicatrisait. Et on l’appelait à son bataillon : Vaissette lui annonçait une offensive. Lucien sentait, maintenant qu’il aimait, combien la tragédie serait plus cruelle. Mais il savait aussi que toute défaillance lui resterait inconnue, comme par le passé, qu’il aurait la même patience et les mêmes témérités, que seul son cœur saignerait davantage.

Avant son départ, qui était fixé au lendemain, madame Courtois voulut avoir à déjeuner avec le lieutenant Fabre ce bon docteur Constantin qui l’avait soigné. C’était un aimable vieillard, indulgent et sceptique, qui n’avait jamais eu au monde que deux passions : la République sous l’Empire — et, depuis l’avènement de cette république, sa collection d’insectes et de papillons. Il avait eu de longues conversations avec le jeune officier qui s’était attaché à lui.

— Je me représente assez mon ami Vaissette, disait Lucien, tel que vous êtes, dans quarante-cinq ans d’ici.

— Il se peut, consentait le médecin. Votre jeunesse aura pourtant été sacrée par des événements que nous n’avons pas connus.

Telle était encore, par cette après-midi, leur conversation.

— N’aviez-vous pas vingt ans, dit Marguerite, en 1870, comme nos jeunes amis en 1915 ?

— Ce n’était pas la même chose, fit le docteur Constantin. La guerre de 1870 n’a été qu’un de ces épisodes sanglants mais secondaires qui marquent les relations entre deux peuples. Cette fois au contraire, c’est pour notre nation une question de vie ou de mort, et toute la race le sent, et toute cette terre de France a tressailli.

— Croyez-vous ? demanda Lucien.

— Croyez-vous ? insista madame Courtois.

Et madame Courtois pensait aux deux fils de madame Thiers, qui étaient embusqués. Elle le dit. Elle ajouta :

— Ce ne sont pas les seuls.

Non, certes, ce n’étaient pas les seuls. Le docteur le savait bien. Les ouvriers des grands centres manufacturiers, toute la noblesse intellectuelle de ce pays, et les bourgeois, et la masse énorme des paysans étaient partis d’une même âme vers nos frontières violées. Mais dans ces petites villes endormies de province il y avait eu trop d’égoïsmes et trop d’habiletés.

— Mon fils est au front, disait l’avoué au greffier du tribunal.

En réalité, son fils se rendait indispensable au bureau de recrutement de Montélimar. Mais pour combien de ces gens-là le front commence à Montélimar…

— Nous pouvons librement constater cela entre nous, déclarait en riant Marguerite, puisque aucun de nous n’en peut être gêné : je ne suis qu’une femme, vous, docteur, avez soixante-dix ans, et notre ami Lucien Fabre revient du feu et y retourne demain.

Elle disait cela parce qu’elle sentait plus que jamais, à cause du départ imminent de son amant, l’injustice des choses.

— Vous dites, ajouta Lucien, que notre terre a tressailli. Mais ici c’est à peine si on se doute qu’il y a la guerre… On affiche encore avec conscience, le matin et le soir, le communiqué à la porte de la mairie et de la poste. Mais plus personne ne vient le lire… Et regardez plutôt ce village et cette campagne, indifférents à la tempête qui souffle des dunes de la mer du Nord aux cimes des Vosges.

Et Lucien montrait du geste Meillanne qui dormait, aux flancs de la montagne, à la lumière et à la chaleur du soleil provençal. Il faisait voir les champs où poussaient, hauts déjà, les blés verts et les grandes feuilles qui avaient recouvert partout les souches.

— Ne vous y trompez pas, dit gravement le docteur Constantin. C’est par un miracle que ces céréales ont pu croître, et que cette vigne qui n’a pas été sulfatée, s’alourdira de grappes rouges, et que ces oliviers, qu’on n’a point taillés, porteront cet hiver leurs fruits noirs. Les femmes vous le savez, les vieillards et les enfants se sont mis à la besogne, travaillant sans murmures avec une obstination grande et simple, et malgré la nouvelle, que leur a trop souvent apportée le maire, que le chef de la famille avait arrosé de son sang les collines meusiennes ou les canaux flamands. C’est le sol qui inspire à ces femmes leur courage passif, comme il a inspiré à leurs rudes époux la volonté du sacrifice de leur vie. Elles et eux ont puisé au tuf profond du sol ce patriotisme inconscient qui se manifeste à nous.

— Il me semble déjà, interrompit Lucien, que j’entends parler mon ami Vaissette. L’expérience de la guerre nous avait amenés à penser ce que vous a appris l’expérience de la vie et le contact quotidien avec nos paysans.

— Oui, vous voyez là vivant, reprit le médecin, le désir de ne pas mourir qu’a éprouvé notre pays. Il dicte leur devoir aux plus humbles de nos fermières. Malgré la tempête qui saccage les falaises de l’Aisne et les crêtes vosgiennes, cet été et cet automne présideront aux moissons et aux vendanges. La vie continuera. Le vent de folie et de gloire qui déferle là-haut s’arrête là où vos poitrines forment une barrière. Vous êtes les sentinelles dressées pour qu’il ne passe point et pour qu’à votre abri l’enchaînement de nos habitudes se perpétue. Votre fonction est celle de ces cyprès de notre plaine du Rhône : ils se pressent le long des routes et des champs, protégeant du mistral le passage régulier des diligences et la croissance des épis. Ne songez point aux faiblesses individuelles que vous m’avez citées ; c’est un peu de boue qui s’épure dans l’immensité sainte des mers. Comprenez que ce qui vous a paru de l’indifférence ici, était la sage volonté de cette terre de jouer son rôle, lequel est de s’épanouir comme par le passé. Elle souffre des autres lambeaux du territoire piétinés par les armées en marche, éventrés par les terrassiers ennemis. Elle ne s’en développe pas moins dans la lumière. Chacun sa part. Ce n’est point parce que votre bras était blessé que vos poumons ou votre cœur ne devaient plus remplir leurs fonctions normales. Je vous dis qu’il y a une inspiration de la terre qui sait quel est son lot. Partez, mon jeune et cher ami, avec plus de courage et plus de confiance, parce que, malgré l’ouragan, notre amie madame Courtois garde son sourire et sa gorge nue, et parce que nos lauriers de Provence continuent à ouvrir au soleil leurs fleurs poétiques et à nourrir ces rameaux toujours verts dont, bientôt, nous vous couronnerons.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque, le lendemain soir, Lucien eût quitté Marguerite, il se sentit si désemparé qu’il eût désiré mourir sur-le-champ. Un rayon de soleil jaune, le dernier d’une belle soirée, avait déserté le salon. Six coups avaient sonné à une pendule fragile : c’était l’heure qu’ils s’étaient fixée. Il l’avait embrassée une dernière fois. Elle était très pâle, mais elle ne l’avait point retenu. Ils savaient tous deux qu’ils ne se reverraient plus.

Lucien devait prendre à huit heures la voiture qui le conduirait à la gare. Il refit une dernière fois le chemin de la maison de Marguerite à l’hôpital. Il en connaissait par cœur les étapes diverses, ce mur, cette haie, ce petit pont. Les choses qu’il allait quitter lui étaient plus familières que jamais. Il considéra longuement la route sur laquelle il s’était promené avec Marguerite qui courait, agile et forte, devant lui ou qui appuyait à son bras sa taille souple. Il revoyait en imagination la couleur dorée du chemin quand le soleil le baignait et ses ombres bleues lorsque donnait la lune.

Il avait encore vieilli. Et, maintenant qu’il aimait, il saisissait mieux la cruauté de la guerre. Il percevait dans ses abîmes la profondeur de cette tragédie humaine. À l’idée de tous les êtres qui avaient aimé, qui avaient été une partie vivante de l’épouse ou de l’amante demeurée au foyer, et qui maintenant dormaient sous la terre foulée et sous les croix rustiques des champs de bataille, il éprouva un grand frisson.

Il sentait pourtant, par un prodige étrange, que plus son sacrifice était grand, plus grande était la force qui lui permettait de l’accomplir.

— Est-ce parce que j’aurai l’impression, dit-il, de me battre pour défendre Marguerite ?

C’était cela, sans doute. Mais il y avait quelque chose de plus. Il embrassa encore du regard la vallée que pénétrait le calme nocturne, la cité qui ne lui était plus étrangère, cette route qu’il aimait.

— Ce n’est pas, dit-il, pour Marguerite seulement que je vais me battre, mais aussi pour ce paysage, dont elle était une partie vivante, pour tout ce sol dont je subis la mystérieuse volonté de vivre.

Et Fabre avait compris, au fond de la province pacifique, comme Vaissette et de Quéré sur la ligne du feu, que ce qui les dirigeait tous, c’était l’appel de la terre française.