L’Appel du Sol/Chapitre 15

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 290-302).

CHAPITRE XV

L’ASSAUT

Quand le bataillon quitta Langebush, par la chaussée pavée, pour regagner les tranchées, les chasseurs sentaient peser sur eux une tristesse morne. Ils ignoraient pourtant qu’ils étaient à la veille du sacrifice suprême. Le commandant avait fait venir les officiers. Il les avait prévenus : « Nous attaquerons demain, à midi exactement. Objectif : les tranchées ennemies, à deux cents mètres des nôtres. Ne dites rien aux hommes avant le matin. » Mais les hommes pressentaient le drame. Et ils regardaient avec un air craintif les maisons du bourg sur lesquelles tombaient la nuit et le brouillard. Reverraient-ils encore des maisons ? Leur marche était une marche à la mort.

L’étape était longue. Enfin, on obliqua dans un champ. Un sergent d’infanterie et deux hommes attendaient là, pour servir de guides à travers le réseau des tranchées jusqu’aux positions d’attaque. On pénétra dans le premier boyau ; on avait brusquement la sensation de descendre dans sa tombe ; on ne participait déjà plus aux choses du monde ; on venait de franchir le seuil du néant.

— C’est là ! montra le sergent au bout d’une demi-heure de marche.

Un à un, les hommes débouchaient dans le fossé boueux.

— Je vous remercie, dit Fabre.

Les fantassins qu’on relevait s’en allaient en silence. Les officiers se passaient les consignes. Vaissette reconnaissait le secteur : cent mètres de long. À côté, celui du capitaine de Quéré. Il plaçait lui-même les sentinelles et les guetteurs.

Les deux artilleries tonnaient. Elles échangeaient leurs projectiles avec une régularité d’un rythme large. On eût dit qu’elles respiraient.

Fabre avait retrouvé de Quéré, Richard et Vaissette. Ils ne songeaient pas à dormir. Ils auraient bien voulu : mais comment sommeiller en ces heures terribles et lucides qui sont les heures suprêmes de votre existence ? Les hommes aussi étaient tous éveillés. Seul, dans un abri voisin, l’officier commandant les mitrailleuses était assoupi. Il ne serait pas de l’attaque du lendemain : Lucien ressentit une jalousie furieuse contre lui. Il en eut honte.

— Les heures sont longues, dit-il.

Il avait éprouvé, par tout le corps, un grand tremblement.

Personne ne lui répondit. On n’était plus bavard en ces instants. C’était la minute solennelle où l’on règle ses comptes avec sa conscience ou avec sa foi. Lucien Fabre déchira deux lettres de Marguerite pour qu’on ne pût les lire après sa mort. La petite flamme de la bougie consuma les feuilles légères. Richard déclara en confidence à Vaissette : « C’est moins dur qu’on ne croit. » Il trompait toute défaillance par ces mots qui étaient d’une ironie pitoyable et résolue. Vaissette écrivait à sa mère la lettre qu’on retrouverait sur lui. Il disait avec certitude et sérénité : « Je meurs heureux de mourir pour la France. » De Quéré fumait silencieusement à la porte de l’abri. Il avait l’âme tout illuminée.

Il resta là avec Richard. Vaissette et Fabre retournèrent à leur petit poste de commandement. Le bombardement, de part et d’autre, s’amplifiait.

Et ce fut de nouveau le tumulte des grandes batailles.

Déjà l’on pouvait à peine s’entendre.

— S’ils se doutaient, cria Lucien dans l’oreille de Vaissette, que c’est si terrible !

« Ils » c’étaient tous ceux qui n’avaient pas vu la guerre, tous ceux qui s’en représentent à peine les souffrances, tous ceux à qui sont confiées les destinées des peuples, tous ceux pour qui ils allaient mourir.

Le jour parut.

Lucien avait appelé les chefs de sections : il leur donnait ses instructions pour l’attaque. Dès lors, il parcourut continuellement son boyau. On pouvait difficilement se parler. Il suffisait de sourire à l’un des chasseurs, de donner une cigarette à l’autre. Les hommes aussi mettaient leurs papiers en ordre. Servajac triait de vieilles lettres salies, silencieux à son habitude. Il cherchait quelque chose. Il trouva : c’était sa photographie. Il la prit et, en un geste spontané, la donna à son officier. Angielli saisit timidement la main du lieutenant, à son passage, et la lui serra longuement.

On travaillait pour se distraire. Six heures du matin. C’était long. Vaissette, afin de passer le temps, comptait avec un sergent les obus qui tombaient sur leur réseau de fil de fer. Des hommes amélioraient le marchepied, les gradins de départ, d’où l’on allait s’élancer sur le glacis criblé d’éclatements. De temps à autre, on était éclaboussé par la terre, par les cailloux que projetaient les explosions.

Dans le lointain, Langebush, atteint par les pièces à longue portée, brûlait. Avec ses jumelles Vaissette voyait flamboyer la chapelle, l’hôtel de ville, les halles. Il se rappela la petite maison blanche, derrière les pommiers fleuris, où ils avaient habité.

Les obus français passaient, en rasant le parapet, déferlant vers les lignes allemandes. La poussière, là-bas, jaillissait, comme remuée par des pelles géantes. Et toujours dans ces positions s’engouffraient de nouveaux engins.

Devant la tranchée, à quelques mètres, une mine sauta. On entendit à peine la déflagration dans l’énorme vacarme de la lutte. Une fumée lourde, jaune et dorée montait lentement au ciel, plus dense que la fumée des éclatements d’obus.

— À moi ! cria Vaissette.

Il se précipita vers l’entonnoir, escaladant la tranchée, faisant quelques pas sur le terrain découvert, descendant dans l’ouverture béante.

Quelques hommes l’avaient suivi. Ils se portèrent à l’extrémité du cirque, plus près de l’ennemi. Des fantassins prussiens approchaient en rampant et en sautant de trous d’obus en trous d’obus. La bataille s’engagea, presque un corps à corps. Vaissette et trois hommes lançaient des grenades sur les assaillants. Batisti, à ses côtés, tirait avec son fusil, et chaque coup était mortel. Derrière, on distinguait les feux par salves de Fabre, qui soutenait son sous-lieutenant et faisait hâtivement construire un boyau étroit et peu profond jusqu’au cirque.

La folie commençait à s’emparer de ces êtres.

— Dix heures… Encore deux heures avant l’assaut, pensa Lucien.

Les obus français rasaient de plus en plus notre ligne. Leur effet devait être effroyable. Il en tombait tant, à quelques mètres en avant, qu’ils explosaient non plus sur la terre, mais sur un tapis d’éclats de cuivre et d’acier. La mélinite projetait des gerbes énormes. La ligne allemande n’était plus qu’un long cratère de volcan. Le sol, en se soulevant à chaque explosion, semblait bouillonner.

Vaissette tenait toujours dans son entonnoir. Des balles y tombaient en ronflant comme des toupies ; des pétards et des torpilles. L’éclatement de ces dernières déchirait l’air avec un bruit de soie si aigre qu’il dominait le tumulte formidable. Mais il y avait autour de l’officier de nombreux cadavres. Batisti et les chasseurs qui restaient avaient quitté leur vareuse, leur sac, leur fusil. Ils étaient en manches de chemise avec leurs musettes brunes bourrées de grenades. Leurs bras les projetaient sur les Prussiens couchés devant eux, qui s’obstinaient à ne pas reculer, à mourir. Deux Allemands avaient pénétré dans le cirque. Ils étaient égorgés, le cou saignant, le ventre ouvert par une grenade, les entrailles à nu.

Le boyau que Fabre faisait creuser sous la mitraille fut percé. On occupa l’entonnoir. Du reste, il n’était plus attaqué, faute de combattants.

Le capitaine de Quéré, qui commandait les deux compagnies, vint se rendre compte de la situation. Onze heures. Il fallait être prêt. Fabre avait les traits crispés et tendus. Quant à Vaissette, il était absolument noir, noir de poudre, de la tête aux pieds ; les raies de sueur creusaient des rides blanches sur son visage. Des plaques de sang avaient jailli sur sa vareuse et sur sa figure. Il était encore hébété, à la suite de l’effort physique fourni et à cause du bombardement. Il parlait à Fabre et à de Quéré, criant à tue-tête pour qu’on l’entendît, mais sans reconnaître ses camarades.

Autour de l’entonnoir, Angielli courait en gesticulant, l’uniforme déchiré, éclaboussé de sang. Il enjambait les morts et les blessés, qui ne l’arrêtaient pas dans sa course interminable. Il riait d’un rire éperdu.

Il était devenu fou.

Vaissette revint à lui. L’avalanche grondait en ébranlant la terre et l’air. Mais le moment de l’attaque approchait. Chacun le sentait, en éprouvait l’horreur sacrée. L’oreille s’était si bien habituée au fracas des détonations qu’on pouvait s’entendre parler.

Le capitaine de Quéré cria :

— Il est onze heures trente. J’ai l’heure du commandant. Réglez vos montres sur la mienne. À midi, sans ordre nouveau, le déclenchement.

Il était d’un calme souverain.

Il étreignit les mains de Vaissette et de Fabre. Il souriait. Il leur dit :

— Mes amis, vive la France !

Il les quitta sur ces mots. Sa silhouette élancée se perdit dans le boyau.

Les chasseurs ne tenaient plus en place. Une agitation fébrile remplaçait leur acceptation stoïque, comme si un démon se fût emparé d’eux. Ils regardaient, par-dessus le parapet, le terrain d’attaque, où nos obus soulevaient encore des colonnes de terre et de fumée.

— Comme c’est petit, pensa Lucien, ce court espace à franchir !

— Qui de nous deux y arrivera le premier ? lui cria Vaissette.

Ils parièrent une bouteille de champagne, comme s’il se fût agi d’un exercice de gymnastique.

Plus que vingt minutes… Vingt minutes encore pour voir le soleil qui déchirait les nuages, pour se remuer, pour entendre la vie et les explosions. Les brancardiers étaient arrivés dans le boyau de communication. Cela fit frémir les hommes. Ils avaient mis d’instinct leur baïonnette au canon. Ils étaient plus calmes. On sentait qu’un grand souffle avait passé sur tous.

Il était temps. Lucien serra la main de Vaissette. Ils osèrent se regarder : on n’échange pas deux fois dans une vie de pareils regards. Il quitta son ami pour se porter en tête de la première section.

Les chasseurs étaient correctement alignés, dans la tranchée.

— Qu’ils sont beaux ! murmura l’officier.

Rien que le gradin à monter, et l’on serait sur le glacis. La rage de notre artillerie tournait à la démence. L’air tremblait. L’atmosphère éclatait.

Les canons allemands mugissaient. Des mitrailleuses envoyaient une nappe de balles, qui rasait le sol. Comment pourrait-on sortir ? Ce n’était plus un bourdonnement d’insectes, mais les sifflements de milliers de reptiles.

Le lieutenant Fabre eut l’audace de monter sur le marchepied de départ. Tout son buste émergeait de la tranchée. Il fut saisi d’admiration. Livide d’émotion il contemplait le capitaine de Quéré : debout sur le glacis, immobile, appuyé sur sa canne, celui-ci faisait courir au cœur de ses hommes, par son exemple, un immense frisson.

Midi.

— Pour l’assaut ! cria Lucien… Faites passer… En avant !

. . . . . . . . . . . . . . .

Vaissette ouvrit les yeux. Il était étendu sur le sol. Il vit le ciel. Jamais il ne lui avait paru aussi calme.

— Comme c’est bleu, dit-il, le ciel !

Il voulut bouger. Il ne put pas. Il était cloué à la terre. Il n’entendait plus de bruit. La bataille s’était apaisée. Deux brancardiers passaient à côté de lui. Ils virent ses yeux qui vivaient.

— Ah ! mon lieutenant ! dit l’un, nous voilà…

Il ne pouvait pas répondre. Le chasseur poursuivit :

— Ne vous raidissez pas. Nous allons vous mettre sur le brancard.

Ils s’étaient penchés sur lui.

Vaissette put demander doucement :

— Nous avons pris la tranchée ?

— Toute leur ligne est crevée, répondit l’homme. On les poursuit.

Vaissette sourit.

Il demanda encore :

— Et le lieutenant Fabre ?

L’ambulancier avoua, virilement :

— Il est tué.

— Ah ! fit Vaissette, en gardant son sourire.

Il acceptait tous les deuils.

Il put interroger encore :

— Le capitaine…

Il dut s’arrêter. Le sang affluait brusquement de la poitrine enfoncée à la gorge. Il acheva :

— … de Quéré ?

Le brancardier répéta :

— Il est tué.

— Ah ! dit encore doucement Vaissette.

Les hommes se baissaient, afin de le soulever.

— Laissez-moi, dit-il très bas…

Il répéta, dans son sourire :

— Tués…

Il ajouta :

— Moi aussi.

Son regard s’était éteint. Il eut un râle et un dernier frisson de tout le corps. Il put rouvrir les yeux. Il fit un effort. Alors, il murmura, en les fermant à jamais :

— Mais la France continue !…



FIN