L’Appel du Sol/Chapitre 7

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Calmann-Lévy (p. 129-147).

CHAPITRE VII

PAROLES AVANT LA BATAILLE

La troisième et la quatrième compagnie attendaient derrière la lisière d’un petit bois. Le silence était aussi profond que la nuit. Mais on dormait mal : à l’aube on devait donner l’assaut. L’ennemi était là, à douze cents mètres, sur la crête : on n’en était séparé que par un terrain vallonné et par un ruisseau que tenaient, aux avant-postes, les deux premières compagnies, formant la première division.

Peu à peu pourtant, le sommeil invincible avait gagné les hommes. Beaucoup seraient tués dans quelques heures. Il le savaient. Ils dormaient.

Les officiers de la division, troisième et quatrième compagnie, s’étaient réunis pour attendre ensemble les événements : Fabre et Vaissette, le lieutenant d’Aubres et le capitaine de Quéré.

Vaissette, par cette nuit, se sentait plus bavard que jamais. Il pensait à mille choses à la fois, et, pour un coup, ses idées semblaient se suivre sans ordre et sans harmonie.

— Cette lutte de toute l’Europe, disait-il, est le bouleversement le plus formidable de l’histoire. Qu’est-ce désormais que Cannes ou que Marignan ?

Puis il ajoutait :

— Ce qui me console, c’est que ma mère, si je suis tué, aura une pension plus forte, puisque maintenant je suis officier.

Lucien Fabre se sentait la tête lourde, tant il nourrissait en même temps de pensées et de souvenirs. Les minutes qu’il vivait étaient les plus profondes de sa vie. Car il avait la conviction qu’il serait tué le lendemain.

Il avait vingt ans. Il y a trois semaines il était un enfant. Il était un homme depuis quelques jours : tel avait été en son âme le résultat des premières batailles, du drame de la guerre vu dans ses réalités intimes. Il avait chargé, il avait retrouvé le cadavre souriant de son capitaine, il avait conduit ses hommes au feu, il portait en ce moment en lui la responsabilité de commander ses chasseurs, il était juge de leur sacrifice et maître d’une centaine d’existences humaines. Et Lucien faisait un examen rigoureux sinon de sa conscience, qui était nette, du moins de son esprit. Sa personnalité avait été un peu effacée jusque-là. Il s’en jugeait sévèrement. Il avait aimé à rechercher, en toute bonne foi, la vérité dans les opinions extrêmes et dans les paradoxes. Il avait subi trop d’influences. Il avait en partie adopté les avis divers de tous ceux qu’il avait fréquentés. C’était de sa part un effort de sincérité, et aussi le fait de la jeunesse de son cerveau sensible aux idées, et peut-être un désir de satisfaire son interlocuteur : il avait abondé souvent dans le sens de qui l’approchait, par une sorte de coquetterie spirituelle involontaire, autant par bonté réelle que par le plaisir instinctif de se faire aimer. Sa droiture l’avait sauvé des dangers de cette tournure de l’esprit. Et c’était certainement pour laisser après sa mort un exquis souvenir de lui qu’il ne se montrait, qu’il ne se sentait pas tout à fait le même avec Vaissette ou avec le capitaine de Quéré.

Le capitaine de Quéré commandait la troisième compagnie du bataillon, celle qui devait être engagée en même temps que la compagnie de Lucien. Il était assis, à cette heure, à côté du jeune homme. Il tremblait. Une crise de fièvre, de ces fièvres rapportées des colonies terrassait son corps maigre mais ne venait point à bout de sa volonté.

Une étrange figure de soldat. Il avait voulu être prêtre ; une soif d’activité, d’action physique, l’avait contraint à être officier ; mais il était resté un moine avec les plus rudes chastetés du corps et de la pensée. C’était un esprit d’une culture rayonnante. Rien ne lui était étranger au royaume des lettres et de la philosophie ; mais il n’aimait vraiment que les poètes du XVIIe siècle et les écrivains latins. Le XVIIe siècle, il en revivait l’esprit, il en sentait en lui les passions : il pouvait éprouver encore une haine passionnée contre Pascal. Il n’était point silencieux et il aimait la discussion. Cet admirable cerveau dogmatique manquait de sens critique. Les choses pour lui étaient absolues, toutes claires et sans fêlure, comme sa science et comme sa foi. Il était violent, autoritaire et têtu. Ses yeux mystiques se créaient une société et un ordre de choses à l’image de son âme. Il vivait en des temps révolus depuis deux cents ans. La France était pour lui celle du traité de Nimègue, dans l’apogée pompeuse du règne de Louis le Grand. L’armée, plus que tous les autres grands corps de l’État, avait l’ordonnance des jardins de Versailles : ses chefs, à l’instar du prince de Condé et du maréchal de Turenne, la mèneraient au passage du Rhin aussi glorieusement que le 12 juin 1672.

Le capitaine de Quéré était Breton. Quinze ans de commandement à la légion étrangère sous tous les ciels d’Afrique n’avaient point brûlé le brouillard rêveur de ses yeux. Ce classique avait le romantisme du vicomte de Chateaubriand. D’ailleurs pénétré d’une ardente sympathie pour la Compagnie de Jésus, à laquelle appartenait un de ses frères, quelques camarades l’accusaient plaisamment d’être un jésuite en robe courte et ceint d’une épée.

Il était sans crainte par cette nuit, et presque sans inquiétude : il ne craignait ni pour lui, car il faisait bon marché de sa vie labourée par les mortifications, ni pour le pays, car il ne doutait pas de l’issue de la bataille. Il croyait à l’invincibilité de nos armes, à la purification par le feu et le sang de nos propres tares, et, auprès des autres nations, à notre mission rédemptrice, ad majorem Dei gloriam.

Ainsi le capitaine de Quéré n’éprouvait-il point d’angoisse.

— Ils vont être écrasés, prononça-t-il.

Son lieutenant, d’Aubres, petit gentilhomme provençal assez sot, assez vain, était de cet avis. Son intelligence et les motifs de son opinion étaient ceux de Serre.

— Je parierais, dit-il, que les cosaques sont aux portes de Berlin. Et les escadres anglaises ont déjà dû mener tous les cuirassés allemands par quelque mille pieds de profondeur dans les eaux de la Baltique et de la mer du Nord.

Ainsi, le lieutenant d’Aubres et le capitaine de Quéré avaient deux opinions semblables. Mais chez le premier ce n’était que sottise et vanité ; chez l’autre c’était peut-être un défaut de sentiment critique, c’était sûrement, par delà les modalités du temps, une claire vision mystique des réalités vivantes de l’avenir.

Les quatre officiers étaient assis sur la terre. Leur pèlerine les protégeait du brouillard qui tombait. Ils parlaient à voix basse, pour ne pas déranger les hommes qui dormaient et pour ne point troubler le silence nocturne.

Lumineuse, une fusée lancée par l’ennemi, jeta sur la lisière de la forêt les éclairs limpides de ses feux. Quéré se leva. Par sa grande silhouette osseuse, il ressemblait à Don Quichotte. L’obscurité revenue, il se rassit.

— C’est long, ces heures qui précèdent l’attaque, dit Vaissette.

Le capitaine eut un geste pour signifier : Qu’importe ?

— Vous pensez qu’ils seront écrasés, mon capitaine ? demanda Lucien Fabre.

— Me croyez-vous capable de douter des destinées de la patrie ? répliqua fièrement de Quéré. Je m’en voudrais de me poser cette question, et surtout au moment de l’assaut.

— Moi, je ne sais pas, dit Vaissette. Mais je fais mienne, dans les graves circonstances, la parole de Guillaume de Nassau, qu’on appela le Taciturne et qui fonda la république des Provinces-Unies. Il pensait que point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

— Et moi, répondit le capitaine, qui ai peut-être l’âme d’une trempe moins solide, ce dont du reste je m’excuse, j’ai besoin de croire pour commencer et pour poursuivre toute action. Le ciel, du reste, m’a fait cette grâce que jamais la foi ne m’a manqué : je vous en souhaite autant.

Il semblait à Lucien qu’il lui serait moins pénible de mourir, tant la piété du capitaine de Quéré vous soulevait. Il affirma :

— Le sacrifice de sa vie est plus facile, si l’on possède la certitude, au seuil de la tombe, que le pays vaincra.

Et comme Vaissette se taisait, il voulut le persuader :

— Ne sentez-vous pas cela ? demanda-t-il à son ami.

— Vous savez, répondit celui-ci, que je ne possède jamais aucune certitude ; mais j’accepte, en l’occurrence, l’idée de la mort avec une parfaite sérénité.

— Vous n’êtes pas amusants tous les trois, interrompit le lieutenant d’Aubres. Quel drôle de moment pour discuter de philosophie ; et ne dirait-on pas que nous sommes tous condamnés ?

— Il ne saurait être de meilleur moment pour philosopher, répondit Vaissette. C’est l’instant ou jamais. Tout à l’heure, quand nous serons engagés nous n’y penserons guère. Sous les balles on a le cerveau vide et possédé par deux idées fixes : ne pas être atteint et remplir sa mission. L’heure est maintenant à réfléchir.

— Du reste, mon cher camarade, ajouta Lucien, notre pessimisme vient de ce qu’autrefois à la guerre c’était une malchance de mourir. Pour nous autres désormais c’est une chance hasardeuse que de ne pas être atteints. Il vaut mieux être prêt à tout événement.

Et le capitaine Antoine de Quéré cita l’Évangile :

— « Vous ne savez pas quand le maître de la maison viendra, si ce sera le soir, ou à minuit, ou au chant du coq, ou le matin. Craignez qu’arrivant tout à coup, il ne vous trouve endormis… Veillez. »

Les trois hommes avaient écouté ces paroles en silence. Elles avaient vraiment dans la bouche de celui qui les disait la beauté d’une prière.

Et chacun était rentré en lui-même. Ce n’est qu’à la guerre qu’on peut vivre ces minutes uniques de communion avec l’intimité de sa pensée. Il n’était jusqu’au cerveau léger du lieutenant d’Aubres qui ne s’ornât d’un sentiment profond.

— Comme c’est curieux, murmura Lucien. Je n’ai pas vu encore parmi les blessés et les mourants d’hommes qui eussent de belles idées : leur attribuer de grands mots c’est de la littérature. Ils ne pensent alors qu’à leur douleur physique. Mais c’est à présent, avant l’action, que nous sommes un peu supérieurs à nous-mêmes. Nous avons le temps de penser à nous. Nous avons le temps de penser aux nôtres.

Il se tut. Il rêva. Et tous rêvaient comme lui.

Fabre revoyait sa jeunesse, de petits incidents de son enfance, la figure de sa mère.

— Ma mère, dit-il à Vaissette, était très blonde. J’avais l’âme si tourmentée, quand j’étais petit que je pleurais, le soir, à l’idée qu’elle pouvait mourir. Et voici que je mourrai sans doute avant elle. Un jour…

Il ne poursuivit pas, tout à ses souvenirs. On l’écoutait pourtant. Et ces hommes rudes redevenaient des enfants. Ils avaient la simplicité de l’enfance. Ils avaient besoin de se faire des confidences. Et ils passaient ainsi des hautes spéculations à la puérilité de propos naïfs. Le capitaine de Quéré, lui-même, se rappelait avec émotion la lande bretonne, son âpre désert, son peuple d’ajoncs au bord des marécages, les cris tristes des grenouilles et des crapauds, toutes les terreurs du vent et de la nuit dans les salles du manoir paternel.

— Nous étions très pauvres, raconta Vaissette. Quels sacrifices on a faits pour m’élever ! On ne se passait aucune fantaisie à la maison. Une fois, c’était ma fête, mes parents n’avaient même pas pu m’acheter un souvenir. On m’expliqua la dureté de la vie, la nécessité des petites économies. Ce fut une sévère leçon et j’avais le cœur bien gros. Ma mère plus que moi. Et puis, quand je fus couché, elle vint m’apporter quelque chose : un petit porte-carte à elle qu’on lui avait offert un jour et dont, presque une paysanne, la brave femme, ne pouvait se servir… Je n’ai jamais eu de ma vie de joie plus grande, ni reçu de plus beau cadeau… Fabre, si je meurs, prenez sur moi ce pauvre portefeuille et renvoyez-le à maman, qui le reconnaîtra.

— C’est tout cela, voyez-vous, ajouta le capitaine, qui compose notre Patrie : les souvenirs de notre enfance, le paysage où nous avons grandi, le sourire de nos mères, de nos épouses ou de nos fiancées, les autels de notre foi ou l’école de notre incrédulité. Vaissette et moi n’aimons pas notre pays pour des raisons pareilles, mais nous l’aimons pareillement.

— L’amour de la patrie, répondit Vaissette est un égoïsme sacré. Ce qu’on aime en elle c’est encore soi : je veux dire ses propres souvenirs et ses propres idées. J’aime surtout la France parce qu’elle est le pays de ce doux et sanguinaire Marat, l’ami du peuple, qui, du reste était né en Suisse, et de ce ponctuel Maximilien Robespierre, qui fut l’âme du Comité de Salut public. Je gage que le capitaine de Quéré l’aime pour d’autres raisons.

Lucien Fabre l’interrompit.

— Ce qu’il y a d’admirable dans ce pays, c’est que nous pouvons l’aimer pour des raisons diverses, car il est divers. Les Allemands, dont le patriotisme est magnifique, ne le nions pas, se font du rôle de leur pays un concept identique et professent tous pour leur Germanie le même amour pour les mêmes raisons. Vous, Vaissette, au contraire, trouvez cette guerre sainte, parce que nos armées luttent non seulement pour le salut de la Nation, mais aussi pour propager de par le monde vos idées : tels ces soldats qui, en 1792, après le décret conventionnel de Danton, accordaient secours et fraternité à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté. Et vous, mon capitaine, en regardant vos chasseurs, voyez surgir du sommeil de l’histoire les hommes d’armes de saint Louis ; et vous pensez que c’est le destin de la France d’être un exemple des vertus et de la noblesse chrétiennes et le missionnaire des idées de Louvois et de Joseph de Maistre.

Le silence régnait toujours. On eût dit que la terre et le ciel et les masses humaines se reposaient avant la tempête formidable qui naîtrait avec le jour. Les officiers avaient une grande joie à s’entretenir ainsi, car le temps passait plus vite, et car leurs propos étaient en harmonie avec leurs sentiments, avec l’heure, le lieu et le recueillement de la nature.

— Je bénis cette guerre, déclara M. de Quéré. Elle était indispensable à notre pays. Tout y était liberté, désordre, anarchie. La conduite des opérations et le gouvernement de l’État montreront la nécessité de la méthode, de la discipline et de l’autorité. Les Allemands avaient appris ces qualités de nos pères. Aussi leur pays, où Guillaume II n’avait pas un pouvoir moins absolu que chez nous Louis XIV, jouait-il en Europe, de nos jours, le rôle qu’y jouait la France au XVIIe siècle. Pour posséder une puissance durable un État doit avoir l’ordre des jardins de Versailles. Il n’y a de permanent que ce qui est mesuré. Les marbres blancs de l’Acropole et les marbres roses de Trianon sont d’éternelle durée. Le Roi sut imposer aux ifs de ses bosquets et aux charmes de ses tonnelles comme au caractère de ses courtisans la même unité — qui du reste n’empêcha ni le génie de Racine, ni la fougue de Villars, qui sauva la France à Denain. Les Allemands ont accepté cette contrainte. Ils ont été des organisateurs merveilleux comme nous le fûmes et comme le furent les Romains, dont nous sommes les fils. Grâce à la méthode de leurs universités, de leur commerce, de leur armée, ils ont pu déferler jusqu’à ces collines françaises, d’où nous les délogerons tout à l’heure, quand se lèvera le jour. Et si leur puissance organisatrice ne leur donne pas sur nous la victoire, c’est qu’ils ne sont point assez policés. Ce ne sont encore que des Barbares : la pierre n’est pas ici d’un grain assez fin, comme à Rome ou comme chez nous, pour construire un édifice impérissable. L’idée ne les a pas suffisamment façonnés. Ils n’étaient point vraiment pieux.

— J’ai comme vous, dit Vaissette, le sentiment que nous avons reçu l’héritage de la civilisation. Il y a eu là un flambeau qui s’est transmis, à travers les générations, de l’Hellade de Périclès et de Platon à la Rome des Césars, et, de celle-là, grâce aux clartés de l’époque gallo-romaine et malgré l’obscurité du moyen âge, jusqu’aux palais de nos rois. Ce flambeau, ainsi, ne s’est jamais éteint. Mais aucune peuplade germaine ne l’a jamais porté, ni les Saxons, ni les Francs, ni les Alamans, ni les Goths, ni les Vandales, ni les Cimbres, ni les Teutons. Je ne méconnais pas le labeur patient des savants prussiens, qui connaissaient mieux que personne la philologie et la chimie. Malgré cela ils ne me paraissent pas être ce qu’on appelait au siècle classique d’honnêtes hommes. Leur âme rêveuse et pleine des brouillards du nord a toujours été attirée, comme celle des contemporains romantiques de Gœthe, vers la lumière des ciels latins. Et, dans leur aspiration frénétique de soleil, leurs rois, Alaric ou Théodoric, ne concevaient pas de bonheur comparable à celui d’aller mourir dans le parfum de Rome ou de Ravennes. Aujourd’hui encore, ces touristes, munis d’un Baedeker et coiffés d’un chapeau vert surmonté d’une plume de faisan, ont le démon de quitter leurs comptoirs ou leurs brasseries pour visiter la campagne romaine, sa voie sacrée et ses aqueducs, et pour se rendre aux terres où demeurent les temples et où vivent les souvenirs des poètes et des dieux : mais ils en comptent les pierres et en dénombrent les vestiges sans en saisir l’âme sacrée.

» En ces lieux, la pensée s’est traduite en une œuvre ; l’idée s’est transformée en un labeur de création. Et c’est pour sauvegarder cette manière de pratiquer la vie, notre antique civilisation humaine et la suprématie de l’idée que nous nous battons. Nous nous soumettons ainsi, sans en avoir conscience, à une fatalité historique.

— Nous remplissons, dit le capitaine, un sacerdoce.

Vaissette poursuivit :

— On nous dit : « Vous êtes les soldats du Droit. » Il n’est de jour où on ne nous le répète. Je l’admets, je le crois : quoiqu’il me paraisse plus difficile encore de savoir ce qu’est le droit que de connaître ce qu’est la vérité. C’est une chose bien abstraite et bien variable et que nous font bien peu respecter ceux qui sont chargés de l’appliquer : existe-t-elle en dehors du cerveau des philosophes, des législateurs et des juges de paix, et n’est-elle pas, comme la vérité de Pascal, bien différente en delà et en deçà des Pyrénées, sur cette rive ou sur l’autre du Rhin ? Mais je sais bien en tout cas que nous sommes les soldats de l’Idée. Nous nous battons parce que nous portons en nous, pour votre joie, mon capitaine, l’âme des croisés et des chouans, et aussi, ne vous en déplaise, celle des camisards et des sans-culottes. Ce sont, je n’en disconviens pas, des nécessités économiques qui déterminent toutes les guerres, celle-ci comme les premières, qui rendaient les hommes des cavernes maîtres de fourrures et de pierres taillées, comme celles par lesquelles les Israélites s’emparaient de la Terre promise et les peuples européens de leurs colonies : les réalités du monde matériel et physique poussent à ces crises du domaine matériel et physique. Mais une guerre n’a de grandeur que si l’idée s’en mêle, si elle est dominée par les réalités du monde psychique et moral.

» Ainsi, je crois que nous luttons pour assurer la domination des penseurs, des philosophes et des artistes, sur les fournisseurs des armées et sur les fabricants de canons. Sans doute c’est grâce à ces derniers que nous vaincrons et non point grâce aux écrivains qui épanchent leurs enthousiasmes dans le Bulletin des Armées : mais c’est parce que chez nous les penseurs sont les maîtres. Cette suprématie intellectuelle est la source de toute force. L’Allemagne sera battue parce que c’étaient les gens de guerre, reîtres et maîtres de forges, qui y dominaient et non, comme au lendemain d’Iéna, les penseurs germains.

» Je vous le dis : notre race a senti l’inquiétude de la culture de ce monde et a répondu à l’appel du progrès humain. Nous sommes marqués par les destins pour sauver l’éternité des Propylées et du bassin de Neptune, et nous aurons la victoire parce que l’élite de notre race a compris Racine et aimé Ronsard.