L’Arétin, sa vie et ses oeuvres/01

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L’ARÉTIN,

SA VIE ET SES ŒUVRES.



Genius illius temporis litterarius, velut incantatione quâdam, a mortius revocetur.
BACON : de augm. scient. l. ii, c. 4.


Éveillez, comme par une incantation magique, le génie littéraire de ce temps[1].

Première Partie.


Arétin ! — L’infamie de ce nom m’arrêtait. — J’hésitais à tracer des lettres obscènes, symboles d’impureté : mais cet impur, fils d’un siècle impur, soulève un coin de l’histoire des hommes.

C’est la civilisation dépravée de l’Italie, et le premier excès de la presse vénale. C’est la plume devenue marchandise, et l’éloge et le blâme achetés lâchement par les rois, vendus lâchement par un misérable, à travers l’Europe, sa tributaire. C’est Venise savante, impudique, artiste, indépendante, asile des proscrits, des savans, des exilés, des penchans pervers et des arts brillans ; Venise riche et puissante, offrant toutes les libertés du vice à qui veut bien se passer des autres libertés. Vous ne voyez en lui qu’un type ignoble ? Il a dominé le xvie siècle littéraire. François Ier l’honorait. Arioste l’appelait divin. Charles-Quint causait familièrement avec lui. De niveau avec toutes les puissances, ami de Titien, correspondant de Michel-Ange, bravant les foudres papales, plus riche qu’un prince, plus insolent qu’un condottiere, plus admiré que le Tasse, plus célèbre que Galilée, qu’était donc cet homme ?

D’où lui venait sa puissance ?

De quelle force disposait-il ?

Quelle terreur et quelle tyrannie se concentraient dans ces taches d’encre calomniatrices et immondes qui dégouttaient de sa plume ?

Que résumait-il ? — Que représentait-il ? —

Il représentait la Presse. Il fut terrible comme elle. Né au moment précis où cette Force inattendue sortait des langes, se développait, grandissait, devenait redoutable, étendait son influence : il comprit le premier quel levier ce serait que l’injure de la Presse.

La calomnie, multipliée, impérissable !

La crainte lancée par cette calomnie !

Instrument, pouvoir, levier immense, qu’il devina ; instrument que son abus n’avait pas affaibli, que son excès n’avait pas usé. Arétin s’en saisit ; — il mit son siècle à ses pieds, — un grand siècle !


Ce qu’il y avait en lui de talent natif, fut étouffé par la bassesse de son but et cette perversité du sens moral qui a fait de son nom un objet de dégoût et d’opprobre éternel. N’est-ce pas là une leçon assez haute, assez digne d’être cherchée et apprise, même dans les pages moisies de ses ouvrages ? Je l’ai tenté.

Que ceux qui ne voient pas dans l’histoire littéraire une vide et froide série de dates, ou un conflit de systèmes différens, mais des révélations lumineuses sur les époques et l’histoire ; — que ceux qui m’ont encouragé dans des essais du même genre — sur l’Allemand Jean-Paul, le Vénitien Gozzi, l’Écossais Robert Burns, l’Anglais Crabbe ; — ceux qui m’ont encouragé et suivi, lorsque j’ai demandé au siècle de Shakspeare, et à l’ame de Shakspeare, compte des études sublimes dont ce grand homme a doté le monde ; — ou quand, malgré l’obscurité d’un nom perdu, j’ai voulu fouiller ta vie pauvre, décréditée, ignorée, calomniée, auteur sublime de Robinson, Homère des enfans ; — que ceux-là ne méprisent pas d’avance des recherches que le mot Arétin pourrait flétrir à leurs yeux ! C’est encore ici un phénomène fécond, un problème indiqué par tous les biographes, et que personne n’a résolu ; une renommée qui ne s’explique pas ; un homme ignoré qu’il faut comprendre, un groupe historique, couvert de ténèbres. Éclairons-le.


Au lieu de l’auteur orgiaque, furieux de sensualité, que diriez-vous, si vous ne rencontriez qu’un bon Nonchalant, ami de ses aises et les achetant de son ignominie ; au lieu d’un monstre, un voluptueux sans idée fixe ; au lieu du représentant de la férocité sensuelle, un homme qui a faim et soif, un aventurier décidé à bien vivre ; au lieu d’un Zoïle acharné, un pauvre garçon qui aimerait mieux louer que médire, et qui, tout en vous couvrant d’outrages, ne veut qu’obtenir le droit de vous couvrir d’éloges, c’est-à-dire quelques écus de votre bourse ?

Une époque et une civilisation sans principes ont créé cet écrivain sans principes, modèle de tous ceux qui n’en ont pas.

La maison de l’Arétin.

Avant de juger l’Arétin, montez chez lui. Il demeure à Venise, sur le Canal-Grande, en 1530[2]. Vous reconnaîtrez sa maison, ou plutôt son palais, à la belle tenture de soie rouge rayée de bleu qui se joue au soleil, que le vent soulève, et que le marquis du Guast lui a donnée. Deux statuines couronnent l’édifice, dont les piliers, les colonnettes, les corniches bronzées par l’humidité, dorées par le soleil, bravent toute la richesse des paroles et toute l’afféterie du langage. Rappelez-vous Canaletti, le seul artiste qui ait fait fuir et glisser jusqu’à l’horizon les quais ondoyans de Venise et reproduit leurs mille détails.

Quand Arétin vint habiter la ville libre de l’Italie, déjà l’Orient et le moyen-âge lui avaient imprimé son caractère propre. Il y avait long-temps que le trèfle et l’ogive, la colonnette et la dentelure, laissaient passage au soleil et à l’azur du ciel, long-temps que Venise était Venise. Sansovino et Palladio n’ont fait que compléter l’œuvre ; les croisades l’avaient commencée.

La porte est ouverte à deux battans ; le grand homme reçoit tant de monde, qu’il épargne à ses domestiques la peine de l’ouvrir. Les degrés de marbre d’un grand escalier peint à fresque vous conduisent à une vaste salle qui sert d’antichambre. Partout des statues, des esquisses dans des cadres, des fragmens de cartons, premières ébauches du Giorgion et du Titien. Six femmes, les cheveux tressés à la vénitienne, travaillent dans cette salle, pendant qu’une de leurs compagnes joue de l’Arpicordo, guitare un peu plus grande que la guitare moderne. Remarquez-les ; toutes jeunes et jolies, toutes sémillantes, fringantes et folles ; la maison leur appartient-elle ? Y a-t-il un maître dans cette maison ouverte à tous ? Voici la Marietta, qui a de si longs cheveux noirs ; la Chiara, Vénitienne blonde ; et la Margherita dont les traits merveilleusement fins et délicats ont été reproduits par Titien, mais que son maître appelle la Pocofila pour se moquer de l’intelligence bornée[3] que Dieu, par plaisanterie, a jetée dans ce beau corps.

Ces jolies femmes, ce sont les Arétines ; on les connaît sous ce nom dans Venise : l’Arétin les a baptisées. Le soleil qui tombe de trois grandes fenêtres, voisines du plafond, éclaire ce groupe dont la beauté peut vous séduire. En face, s’ouvre le grand balcon, couvert de cette soie rouge et bleue dont j’ai parlé, orné de deux orangers en fleurs et d’un feston de plantes grimpantes, qui s’élancent et retombent en élégante arcade. De là vous apercevez le Rialto ; là, souvent l’Arétin vient deviser le soir avec Titien son ami : et tous deux contemplent les gondoles effilées, les dômes des palais, les gondoliers aux bras nerveux, et les lignes fuyantes de la perspective aérienne. Avancez cependant, et ne vous arrêtez ni à causer avec les folâtres Arétines, ni à jouir de la vue du Canal-Grande ; il y a foule sur l’escalier. Vous n’arriverez jamais jusqu’à l’Arétin. Voici des Orientaux en grandes robes, des Arméniens révérencieux, un envoyé de François Ier, des peintres célèbres, de jeunes sculpteurs avides de gloire, des femmes éprises de son grand nom, des prêtres, des valets-de-chambre, des moines, des pages, des musiciens, des soudards, qui tous attendent, dans la salle où vous êtes, le moment d’être introduits. La plupart sont chargés de cadeaux ; ils apportent tous leur tribut ; qui un vase d’or ; qui un tableau de prix ; qui une bourse pleine de ducats ; d’autres une robe, un manteau, une toque, une pierrerie, une baüta, une agrafe, un collet de velours, un pourpoint : ouvrages rares, matières précieuses ; présens dignes d’être offerts à un prince, dignes de cette époque où le gentilhomme portait sur son dos, comme dit D’Aubigné, la meilleure partie de son revenu. Mais voici descendre un grand jeune homme débraillé, vêtu de noir, à l’air impertinent et indolent, qui prie ces messieurs d’attendre. C’est le secrétaire et l’élève de ce grand maître de la littérature et des arts : Lorenzo Veniero. — L’Arétin a eu plusieurs secrétaires — et beaucoup d’élèves.

Je vous laisse admirer les tapis précieux, pavés de marbre, en mosaïque, cassolettes antiques, épées au fourreau d’argent, pistolets à la crosse historiée, qui se trouvent épars dans la salle, avec une prodigalité désordonnée. Rien n’est à sa place ; tout est jeté au hasard ; rien ne s’accorde, rien ne concourt à former un ensemble harmonieux ; richesses venues de tous les coins du globe, à diverses époques, selon le caprice, le goût ou la fortune du donataire ; l’Arétin n’a rien acheté ; on lui a tout donné. Dans une grande urne de porphyre, étoffes de prix, brocards d’or et d’argent sont mêlés à des diplômes d’académies et à des médailles antiques. Un beau buste de marbre blanc dans une niche, et couronné de laurier, semble appeler votre adoration : vous approchez, c’est l’Arétin. À droite et à gauche, la même tête, pleine de caractère, d’un caractère ardent, effréné, odieux, ignoble, se reproduit autour de vous, dans plusieurs tableaux de toutes dimensions, dans des médailles de bronze, d’or et d’argent, suspendues à la draperie de velours rouge broché, qui tapisse la salle. Étudiez cette figure ; l’idole, le dieu, le maître du logis. Hélas ! cet homme, qui a tant d’adorateurs au xvie siècle, ne comptera, cent ans plus tard, que des contempteurs, qui croiront lui faire grâce en l’oubliant ! Nous voici en face de cette physionomie-type : il ne peut rester aucun doute sur sa réalité, c’est bien l’Arétin ; tous les grands artistes du siècle l’ont burinée, gravée, sculptée, frappée en or ou en bronze : Titien, le roi des portraitistes, l’a reproduite vingt fois.

Cette figure de loup qui va mordre, c’est lui. Le front recule, le sourcil surplombe, l’œil est creux et ardent, la narine s’entr’ouvre, la lèvre inférieure s’abaisse et laisse apparaître les dents ; des rides nombreuses plissent le coin des yeux, la racine du nez est enfoncée, le crâne s’enfuit vers le sinciput[4] ; l’angle facial est très aigu, la partie postérieure du crâne, siége des appétits sensuels, est d’une prodigieuse grosseur ; et la tête, privée de cheveux sur le devant, semble se renverser en arrière par un mouvement naturel. Malgré la splendide chaîne d’or qui se joue sur la soie de son vêtement, malgré le talent si noble de Titien, malgré l’inscription emphatique gravée sur le cadre, vous ne croirez jamais que c’est là un grand homme. Les passions brutales sont vivantes et haletantes sur cette figure : aucun repos : nul calme ; nulle méditation ; il flaire un repas, il s’élance à une jouissance ; il calcule un profit déshonnête ; il vient de boire sec et il attend la première occasion de mieux boire : la barbe majestueuse dont son menton est chargé ne l’ennoblit pas ; c’est un satyre ; ce n’est pas un philosophe.

Si vous examinez le revers de ces médailles, suspendues au lambris, et qui toutes sont fidèles au portrait que nous venons de décrire, vous trouverez sur l’une cet exergue insolent : Veritas odium parit ; « la vérité engendre la haine. » L’artiste a représenté « la Vérité nue, couronnée par la Gloire, et mettant au monde un satyre qui représente la Haine et que Jupiter va foudroyer. » Sur le revers d’une autre médaille, on voit « l’Arétin couronné, vêtu de la longue robe impériale, assis sur un trône élevé, recevant les hommages et les présens des peuples. » L’exergue est admirable : I principi, tributati dai popoli, il servo loro tributano. « Les princes, qui ont leurs peuples pour tributaires, deviennent les tributaires de leur esclave. » L’Arétin lui-même a donné le dessin et l’exergue de ces deux médailles, mélange caractéristique de bassesse et d’insolence.


Ne désirez-vous pas que l’original du buste et des médailles, le grand homme, paraisse enfin ? Le voici. Il porte la chaîne d’or de Charles-Quint ; à peine vous regarde-t-il. S’il s’excuse de vous avoir fait si long-temps attendre, il se servira sans doute des mêmes termes impudens qu’il emploie dans ses lettres, lorsqu’il conjure ses amis d’excuser l’homme d’Italie le plus occupé, dit-il, le plus visité, le plus caressé, le plus ennuyé.

Mais il s’avance au milieu de ses propres images et du culte de sa personne, qu’il a établi dans sa maison, le divin Arétin, le héros littéraire de l’Italie. Il s’avance de cet air insolent et désinvolte, commun à tous les charlatans de la plume, de l’épée, du pinceau et du théâtre.

« Veuillez m’excuser, vous dit-il, si je n’ai pu me débarrasser plus tôt de ces visites importunes. Il afflue chez moi tant de seigneurs[5], on me rompt si continuellement la tête de visites insoutenables, que les degrés de mes escaliers s’usent sous les pieds de mes visiteurs, comme le pavé du Capitole s’est usé sous la roue des chars triomphaux. Je ne sais si Rome ancienne ou moderne a vu un mélange pareil de toutes les nations et de tous les langages ; chez moi accourent Turcs, Indiens, Français, Juifs, Espagnols ; quant aux Italiens, ils sont innombrables, et pour le commun peuple je n’en parle pas ; c’est une foule qui ne peut se compter ! Il serait plus facile de trouver une mer sans rivages, que l’Arétin sans satellites, sans prêtres, sans étudians, sans moines, sans adorateurs autour de lui. Voilà ce que c’est que d’être devenu l’oracle de la vérité, le secrétaire du monde. Tel vient me raconter ses griefs contre un prélat, et tel autre ses accusations contre un seigneur ; c’est à n’en pas finir. Quand cette affluence m’ennuie trop, je m’enfuis aussitôt après avoir déjeuné ; je me réfugie chez Titien, chez quelque autre de mes amis ; ou je vais passer mon temps, cher seigneur, dans la chambre de quelques-unes de mes pauvres petites amies qui sont charmées de me recevoir. »

Vous vous étiez fait une idée de sa richesse et de son luxe. Jugez de son impudence, par les paroles que je lui emprunte, et qu’il n’a pas seulement prononcées, mais écrites à loisir. Il va vous entretenir des princes ses tributaires, de l’espoir qu’il a de devenir cardinal, de la rapidité avec laquelle il compose, de sa guerre contre le pape, de son crédit, de sa fortune, de son ami Titien et de ses excellens dîners. Suivez-le à travers cette maison splendide qu’il a meublée de ses pillages littéraires ; sa garde-robe, remplie d’habits précieux, lui a été fournie par l’Asie et l’Europe[6] ; son cabinet de curiosités et sa galerie de tableaux lui viennent de la même source. Ce que vous trouvez le moins chez lui, ce sont des livres ; il se moque des livres ; il rit des pédans ; il nargue la science ; en revanche il a de très beaux tapis et une magnifique salle de banquet. Cette salle, toute jonchée de feuillages et recevant le jour par un dôme vitré, est encore couverte des reliefs du festin matinal ; l’Arétin attache une immense importance à cette portion matérielle de la vie ; ses cuisiniers, surveillés par l’une des six Arétines, la belle Marietta, sont excellens et choisis ; on lui envoie plus d’une becfigue grasse, plus d’un quartier de chevreuil, plus d’un panier de vin de Chypre, tributs offerts à son génie ; et lui-même il se plaît à sortir de grand matin pour choisir sur les gondoles et les radeaux qui couvrent le canal, les melons, les raisins et les figues qui doivent orner sa table. Il ne va jamais dîner en ville, c’est sa règle ; les Vénitiens, selon lui, ne savent pas manger et boire. D’ailleurs il a table ouverte ; il reçoit avec grand plaisir les seigneurs, les femmes et les artistes, surtout les courtisanes. Oh ! celles-là sont sûres de trouver dans la maison du Canal-Grande bon feu, bonne table et bon lit. En vain Titien, le peintre, et Sansovino, l’architecte, lui représentent-ils qu’il a tort, et que ces habitudes ne l’honorent pas. Il leur répond en riant « qu’il se charge de convertir ces pauvres filles égarées, qu’il leur apprendra la morale[7], et qu’elles prendront, en le fréquentant, de bonnes habitudes. »

Vous cherchez la bibliothèque, elle n’existe point. Mais voici le garde-manger qui atteste une prodigieuse consommation de viandes et de pâtisseries. Cette grande chambre, si bien éclairée, c’est la chambre du Titien qui vient souvent travailler chez son ami. Cet immense casier de bois d’ébène est rempli des lettres que toutes les célébrités contemporaines adressent à l’Arétin. Il y a un compartiment pour les princes, un pour les cardinaux, d’autres pour les bourgeois, les soldats, les capitaines, les grandes dames, les fils de famille, les musiciens, les peintres, les gentilshommes et les marchands. Le cabinet de travail de l’Arétin est la pièce la plus simple et la plus mal meublée de toute la maison. Vous n’y trouvez qu’un pupitre, des plumes, du papier. Notre homme est très fier de n’avoir pas besoin d’autres outils pour mener cette vie splendide et heureuse. « Par la grace de Dieu, s’écrie-t-il, je suis homme libre[8]. Je ne me fais pas même l’esclave des pédans. On ne me voit marcher sur la trace ni de Pétrarque, ni de Boccace. Mon génie indépendant me suffit. À d’autres la folie de vouloir atteindre la pureté du style et la profondeur de la pensée ; à d’autres la manie de se torturer, de se transformer et de cesser d’être eux-mêmes. Sans maître, sans art, sans modèle, sans guide, sans flambeau, je marche, et la sueur de mon écritoire (il sudore dei miei inchiostri) me donne le bien-vivre, le bien-être et la renommée. Que demanderai-je de plus ? Avec un bout d’aile et quelques rames de papier blanc, je me moque de l’univers. On dit que je suis fils de courtisane[9], je le veux bien ; mais j’ai l’âme d’un roi. Je vis libre, je jouis, je peux m’appeler heureux.

« Vous croyez connaître toute ma gloire ; et vous n’en savez pas la moitié. Mes médailles sont en or, en argent, en plomb, en cuivre, en bronze et en stuc. On place mon effigie sur les frontispices des palais. On grave ma tête sur les peignes, dans les assiettes, dans les ornemens des miroirs, comme celle d’Alexandre, de César ou de Scipion. Certains vases de cristal qu’on fabrique à Murano[10] se nomment les Arétins. Une race de chevaux a pris le nom d’Arétine, parce que le pape Clément vii m’en a donné un de ce genre. Je l’ai donné à mon tour au duc Frédéric. Le ruisseau qui baigne un côté de cette maison habitée par moi, est devenue le Rio Aretino. Mes femmes veulent être appelées les Arétines. Enfin on dit stilo Aretino, le style de l’Arétin. » — Que les pédans crèvent de rage, et qu’ils essaient d’arriver là, en répétant et ânonnant : Janua sum rudibus ![11] »

« Bref, depuis que j’ai cherché asile sous l’égide de la grandeur et de la liberté vénitiennes, je n’ai rien à envier à personne ; et le souffle de l’envie, ni le nuage de la malice n’ont pu atteindre ma renommée, ou diminuer le train de ma maison ! »

Très bien, Arétin ; montez dans cette gondole qui vous attend, et où se trouve déjà votre page nègre, vêtu de soie blanche. Tout-à-l’heure, nous saurons qui vous êtes.


On ne peut expliquer la situation et la fortune de cet homme que par la situation et la fortune de l’Italie pendant qu’il vécut. Il était né en 1492, dans l’hôpital de la petite ville d’Arezzo. Tita, sa mère, exerçait cet honnête et facile métier qu’il estima et révéra toujours, sans doute par souvenir de famille et par piété filiale ; c’est du moins ce que lui reprochent Nicolo Franco, son élève, le Dolce, son ennemi, et le Doni, qui ne le détestait pas moins. Je ne sais pourquoi le savant Mazzuchelli et Ginguené ont repoussé cette tradition qui semble probable ; l’Arétin lui-même, dans plusieurs lettres[12] et dans quelques sonnets, ne se fâche pas d’une telle accusation. Il se moque beaucoup de ceux qui redoutent l’infamie maternelle (l’infamia materna)[13] ; « comme si, dit-il, il ne nous était pas libre d’ennoblir notre berceau. » Il avoue qu’il a vu le jour dans un hôpital (nello spedale). Il ajoute que son ame est celle d’un roi. Son peu d’empressement à légitimer ses filles et sa constante vénération pour les courtisanes semblent prouver qu’il tenait de race.

Tita, sa mère, était belle ; elle servait de modèle aux sculpteurs et aux peintres. On voyait, au-dessus du portail de Saint-Pierre d’Arezzo, une tête de vierge copiée sur son modèle ; l’Arétin, devenu puissant et riche, pria George Vasari[14] de dessiner cette vierge, portrait de sa mère, et de lui en faire parvenir le dessin.


Ainsi, l’enfant Pietro, fils du gentilhomme Bacci[15] et d’une courtisane, naît à l’hôpital. Nous le verrons mourir dans un palais.


Au berceau de Pierre Arétin, une terrible figure règne sur l’Italie, Alexandre Borgia. Non loin de son lit de mort vous apercevez Machiavel.

Il suffit de ces deux noms pour expliquer son immoralité complète, pour éclairer l’ame de cet homme hardi qui exploita tous les vices de son temps. Une civilisation admirable pour les arts et le génie avait été stérile pour la vertu. Vingt républiques opulentes, énergiques, ardentes, hostiles, s’étaient dévorées comme les soldats de Cadmus. On avait vu tous les citoyens approcher tour à tour du pouvoir et n’y mettre la main que pour se corrompre, s’ensanglanter, se flétrir, pour essayer le crime, seul moyen de pouvoir. Un beau climat, une religion pompeuse, des rites merveilleux, une vie facile, le dédain des vertus guerrières, l’absence de nationalité ou le conflit mesquin de mille nationalités étroites, la scission de l’Italie en intérêts divergens, avaient effacé les grandes idées de vertu sévère, de patriotisme et de dévouement. Infamies privées, lâchetés publiques, vénalité générale, mollesse des mœurs, influence de la ruse, puissance adorée du poison et du poignard ; voilà ce que Machiavel nous montre dans ce code si profondément pensé, témoin d’une époque si complètement perdue : le Prince, livre de désespoir. Il n’y a plus rien à attendre de l’Italie : c’est une arène peuplée d’assassins, d’empoisonneurs et de lâches. Les étrangers, bardés de fer, s’y précipitent par torrens ; ils incendient Rome ; ils prennent l’Italie à la course ; on les chasse à force d’astuce et de politique. « Où est-il, s’écrie Machiavel, celui qui guérira les blessures de notre contrée, qui mettra une fin aux dévastations et aux saccagemens de la Lombardie, aux pillages et aux extorsions du royaume de Naples et de la Toscane[16] ? » Qu’on lise les préfaces curieuses du Bandello, on verra comment ces malheurs publics se reflétaient dans les mœurs domestiques ; quelle était la vie intime des moines et des cardinaux, des bourgeois et des seigneurs. La débauche des prélats avait passé en proverbe ; les œuvres plus cyniques de cette époque sont ou les fruits de leurs loisirs, ou les délassemens de leurs voluptés. Les comédies les plus obscènes sont représentées sous le toit du Vatican.

Dans cette dissolution, dans cette corruption universelle, la magnificence, la splendeur, l’élégance des mœurs, ne font que s’accroître. Ce fumier de vices engraisse et développe miraculeusement tous les arts. Pendant que la France barbare excite la risée de Machiavel, qui la décrit comme un pays de soldats grossiers ; du Tasse, qui se moque de nos gentilshommes toujours à cheval et sous le harnais ; de Castiglione, qui prémunit ses compatriotes contre la rudesse et l’impolitesse des mœurs gauloises[17] ; un raffinement dont nous sommes bien éloignés encore, nous Français qui vantons notre industrie, s’établit en Italie, germe, brille, se joue à la surface d’une société pourrie jusqu’à la moelle. L’Italie s’est fractionnée en petites suzerainetés rivales, qui toutes ont leur cour princière ; toutes elles sont pauvres, mais toutes prodigues, luxueuses, amoureuses d’éclat, avides de plaisir, centres d’intrigues, ateliers de conspirations, foyers de voluptés ; elles ont toutes leurs académies, leurs théâtres, leurs savans de prédilection, leurs poètes de choix. Elles se battent de temps à autre, sous la condition de ne se faire aucun mal. En revanche, elles tuent par derrière ; elles empoisonnent leur ennemi, elles jouent bien du stylet et de la dague. Point de mœurs, point de foi ; mais on estime la poésie, on fait des sonnets, on adore les arts. Le prince manque d’argent et de troupes ; il vit sous des voûtes de marbre : sa suite étincelle de brocard et de broderie. La pauvreté se cache sous les diamans ; l’ardente jeunesse accourt vers ces écoles de galanterie, de luxe, de savoir-vivre, de bien dire, et de mal faire. Tout le monde devient courtisan. C’est à qui inventera les plus mellifluentes périodes, à qui habillera le mieux un rien sonore, à qui platonisera le plus agréablement l’amour. La phrase acquiert une valeur immense ; et, grâce à l’imprimerie, cette valeur se multiplie énormément. La phrase seule crée Bembo cardinal. Heureux qui sait mêler à la phrase vide, creuse, bien sonnante, bien dorée, la conduite, l’intrigue et l’audace ! Il arrive à tout. La cour des princes, et celle de Rome ne sont pour lui que des degrés de marbre qui le mènent à une retraite voluptueuse, baignée de délices, comblée de faveurs, caressée par la renommée, enviée de tous !

Quant aux hommes de génie, leur sort est moins brillant. L’éclat de ces cours les attire ; on les reçoit avec honneur, mais ils sont modestes, un peu fantasques et toujours mal compris. Ce que l’on fait de plus pour eux, c’est de les vêtir et de les loger ; Arioste et le Tasse languissent ainsi : traités comme des oiseaux de brillant ramage, mal nourris, admirés et délaissés. Plus leur talent est énergique, tendre ou profond, moins ils se plient à cette misérable existence, à ce traité qui leur permet de rester esclaves au milieu des cours, et de recevoir quelques écus, salaire incertain d’un génie incertain. Les intrigans et les impudens s’enrichissent, brillent, prélèvent la dîme sur cette société étourdie et vaine. Ceux-là sympathisent avec elle, la captent, saisissent ses penchans, ses vices et ses faiblesses, profitent de ses momens d’abandon et obtiennent tout de son ignorance. La grande estime que l’on professe pour les arts leur sert d’instrument ; leur audace et leur souplesse l’exploitent. Les parasites affluent chez les princes et sont bien payés ; les charlatans vivent largement et grassement aux dépens des altesses ; l’absurde Delminio se promène en Italie, extorquant de l’argent aux seigneurs, en leur promettant la création d’un nouveau Théâtre, « où se trouverait l’infini. »

Paul Jove, chargé par le pape d’écrire les biographies contemporaines, vend l’éloge ou le blâme de sa plume : je serais frais[18], (dit-il dans une impudente lettre), si je ne pouvais couvrir de brocard d’or ceux qui me font du bien et de bure grossière ceux qui me négligent ! » Bembo, qui obtient la barrette pour avoir commenté l’amour, s’entoure de ses maîtresses ; Anacréon est cardinal ; d’obscurs pédans ont des ville splendides. — Et Lelio Socin fuit à travers les mers. — Et Jordan Bruno, qui a deviné le système du monde, est brûlé vif. — et Galilée est en prison ; — et Tasse n’a pas de chandelles pour écrire quand le jour baisse ; — et l’Arioste s’écrie dans une de ses satires : « Mes chemises s’usent, ô Roger ! ô Angélique ! ô Sacripant ! donnez-moi des chemises ! » — Enfin Machiavel, dans sa hutte de San-Casciano, joue au petit palet avec les bouviers, les chaufourniers et les bûcherons de l’endroit ; vêtu d’un sarreau comme eux, banni de Rome, banni de Florence, encore tout meurtri de la torture, se faisant oublier, et mangeant les choux de son petit domaine.

Tels étaient les résultats de ce mouvement intellectuel si puissant. Les aventuriers de la plume obstruaient les avenues, barraient le passage à ces grandes capacités, à ces immortelles pensées, que l’avenir prend soin de venger ; et quand l’Italie ne suffisait pas à l’exploitation que les charlatans se disputaient, ils s’extravasaient sur l’Europe. Paolo-Emili écrivait l’histoire de France ; Guaguino, celle de Pologne ; Centorio, celle de Transylvanie ; Spontone, celle de Hongrie ; Possevino, celle de Russie. Un savant italien trouvait place à toutes les cours. On tirait à vue sur un roi en brochant son éloge. D’autres, se faisant les amuseurs populaires, recueillaient des histoires, des contes, des anecdotes, en traduisaient, en inventaient ; les conteurs italiens forment à eux seuls une grande bibliothèque. Ce sont eux qui ont défrayé les théâtres et les romans de l’Europe depuis deux cents ans, qui nous ont fourni nos intrigues, nos actions, même nos personnages. La moitié de Shakspeare et de Calderon (non leur génie, mais les matériaux de leur génie) se trouvent chez Bandello, Giraldi Cintio et le Lasca. Naguères encore, les Parisiens modernes ne savaient pas, en assistant à la représentation d’un drame en prose[19] que c’était une nouvelle du Lasca, dramatisée au xvie siècle par un Anglais, retravaillée au xixe, par Milman, sous le titre de Fazio, et revêtue des costumes français de notre temps. Pour le développement et l’analyse des caractères, ces conteurs italiens sont médiocres ou nuls ; leur richesse d’invention est immense et leur verve intarissable. Avec un recueil de contes, on se classait assez bien dans le monde littéraire.

Telle fut la civilisation au milieu de laquelle l’Arétin se trouva jeté. Aventurier, sans parens, sans famille, sans protecteur et sans instruction, il ne fit pas mal son chemin. Le sort ne lui avait donné qu’un esprit vif, des sens ardens, beaucoup d’audace, nulle éducation, un orgueil immense, et pas un écu de patrimoine ; il était paresseux, voluptueux et poltron. La culture des arts exige le dévouement et commande des sacrifices ; l’Église, même corrompue, veut quelque réserve extérieure. Pietro ne sera ni prêtre, ni artiste ; Mme Tita, sa mère, ne s’est pas mise en frais pour lui : « Moi, dit-il, je n’ai été à l’école que tout juste ce qu’il faut pour apprendre la croix de par Dieu[20] ! Ainsi qu’on me pardonne si j’écris comme un brigand ; je ne sais rien que… » Nous ne copierons pas ce que cet impudent savait faire. Qu’on le cherche dans la note[21].

Pietro, dans sa ville natale d’Arezzo, est donc un pauvre petit polisson, mal vêtu, fils de gueux, courant par la ville ; certain jour il lui prend envie de voir le monde ; il sort d’Arezzo et va jusqu’à Pérouse ; quelque monnaie volée à sa mère a dû lui faciliter la route ; là, il faut vivre. Le vagabond s’engage comme apprenti chez un relieur ; il avait treize ans ; jusqu’à dix-neuf, il demeura chez le relieur. Il paraît avoir très bien employé pour le plaisir ces années de sa jeunesse ; dans ses lettres, il regrette amèrement « les bons morceaux et les belles filles de Pérouse, jardin où la fleur de son âge s’est épanouie[22]. »

C’était en 1511 : le désordre le plus complet régnait en Italie ; le pape Jules ii régnait le casque en tête. Tout le monde cherchait fortune. Les artistes couraient de ville en ville, la dague au côté, se gaussant des discordes civiles et gagnant leur vie par des chefs-d’œuvre. L’imagination du garçon relieur fut éveillée ; il délogea sans bruit de Pérouse, comme il avait délogé d’Arezzo ; sans argent, sans bagage, se fiant au hasard comme tout le monde faisait autour de lui, voyageant à pied, dormant sur les routes, n’emportant que la chemise qu’il avait sur le dos et se dirigeant vers Rome. Un négociant riche et rival des princes, Agostino Chisi, reçut au nombre de ses domestiques l’aventurier besoigneux. L’Arétin vola une tasse d’argent et disparut. Peu de temps après, il était en service chez le cardinal San-Giovanni, qui essaya de le faire entrer dans la domesticité de Jules ii ; ce dernier ne voulut pas de l’Arétin. Toujours vagabond, il courut la Lombardie, mena une vie assez scandaleuse, se fit capucin à Ravenne, jeta le froc aux orties, et revint à Rome, attiré par le pontificat de ce Léon x, qui promettait une si belle moisson aux intrigans, aux aventuriers et aux artistes. Là s’ouvre la nouvelle vie, la vraie vie d’Arétin.

L’Arétin à la cour de Léon x.

La cour de Léon x ! belle carrière, école féconde ! Il dut pressentir sa fortune, l’aventurier de quinze ans, qui sortait de la boutique obscure de son relieur.

Il devient valet du pape-artiste et passe inaperçu sous sa livrée, au milieu des sculpteurs, peintres, savans, poètes, parasites, fabricans de sonnets, fabricans de satyres, intrigans, controversistes, musiciens, architectes, femmes galantes, courtisanes et abbés qui ressemblent aux courtisanes. Il n’a rien, que son impudence. Pauvre serviteur ignoré, attendant tout de la faveur et du caprice, le garçon relieur, domestique du pape, apprend l’art de demander l’aumône, l’art de flatter et de médire ; toute la science des valets ; il apprend à coudre des rimes caressantes et sonores, aux treize vers d’un sonnet complimenteur et des rimes injurieuses aux obscénités de Pasquin. Le métier de parasite n’a pas besoin d’une longue étude. Pietro fait ses premières armes et réussit. Bientôt il revêt un beau costume, attend Léon x au passage, le flatte de ses vers, le flatte de son regard, et reçoit quelque monnaie[23] (danari). Il voit que ce commerce est bon et il continue. Le cousin de Léon, Jules de Médicis, qui sera pape, sous le nom de Clément vii, jouit déjà d’un grand crédit. Il le flatte encore ; Jules lui donne de l’argent et un cheval. Le voilà lancé. Sans mérite réel, sans avoir rien fait, si ce n’est de ramper devant ses maîtres, et de se confondre dans l’armée oisive qui suit la cour, il relève la tête, boit comme un seigneur, devient bon compagnon et gai convive, a des maîtresses, mène joyeuse vie, et commence à comprendre à quoi se réduit la science du succès ici-bas. Sa fortune cependant ne court point d’un pas aussi rapide qu’il le voudrait bien. Les deux Médicis, gens de goût, paient volontiers de quelques cadeaux l’encens grossier de leurs gens : ils réservent leur faveur la plus haute aux talens qu’ils aiment et qu’ils protègent. Cela ne peut durer : Pietro s’ennuie et, cherchant des maîtres plus faciles, il tente un voyage à Milan, à Bologne, à Pise ; armé de sonnets pour toutes les puissances, bien vêtu, le nez au vent, muni de lettres de recommandation, se disant le protégé du pape, et se présentant avec cette audace qui va si bien aux quêteurs de cadeaux. Il faut l’entendre raconter cette première tournée, la première picorée de son génie.

« À Bologne, dit-il, on a commencé à me donner. L’archevêque de Pise m’a fait faire une casaque de velours noir relevée d’or, magnifique au possible. Me voilà ensuite qui fais mon entrée à Mantoue, comme un vrai prince, accompagné d’Ammazzino. On nous jette par la tête du Messer et du Signore, tant que nous en voulons. — (Notre garçon relieur est tout étonné de s’entendre appeler Monsieur !) — Le marquis, pour qui j’ai fait des vers, m’a pris en telle affection qu’il ne peut plus se passer de me voir. Il quitte sa table et son lit pour venir causer avec moi. Il n’a pas, dit-il, de plaisir aussi complet que celui-là ! Ma chambre est celle même qu’est venu occuper François Marie duc d’Urbin, lorsqu’il fut chassé de ses états. J’ai ma table, et il ne se passe pas de jour où quelque gentilhomme ne vienne s’y asseoir : jamais seigneur de haut parage ne fut plus honorablement traité. Toute la cour m’adore ; c’est à qui possédera de mes vers. Le marquis me donne sans cesse ; je vous ferai voir à Arezzo les belles choses dont il m’a fait présent. Bientôt je vais l’accompagner à Lorette, où un vœu l’oblige d’aller faire ses Pâques ; il doit me présenter au duc de Ferrare et au duc d’Urbin qui désirent vivement me connaître ![24] »

Qu’il est surpris de trouver des dupes si faciles ! À travers ces fanfaronnades de vanité satisfaite, combien laisse entrevoir de mépris pour ces marquis et ces ducs d’excellente composition, qui attachent tant d’importance aux paroles de Pierre d’Arezzo et qui les paient grassement ! Ne serait-ce pas pitié de négliger une si bonne occasion ?

Pierre, chargé d’honneurs et gros d’orgueil, reprit le chemin de Rome ; des rêves de fortune le berçaient.


Mais Rome avait changé. Rome pleurait son Léon x. Un pape flamand[25] venait occuper cette joyeuse chaire de saint Pierre, autour de laquelle s’étaient pressés tant de bouffons, de mystificateurs, de cardinaux galans, de convives aimables et de brillans artistes. Celui-ci n’aimait et n’estimait que la subtilité théologique et la sainteté austère. Il méprisait ces antiques idoles que les sculpteurs choisissaient pour modèles du beau et cette élégance du langage que les payens damnés avaient portée si loin. Adieu aux belles fêtes licencieuses, aux mille plaisanteries rabelaisiennes, aux splendides festins, aux parties de chasse bruyantes, aux combats poétiques, que Léon x animait de sa présence, payait des trésors du Vatican et où lui-même devenait acteur : allez-vous-en, bouffons nombreux, maîtres en l’art de la cuisine, oiseleurs, piqueurs, veneurs, pages, comédiens, parasites, beaux joueurs ! Emmenez vos grandes meutes de chiens, vos décorations de théâtre, vos genêts d’Espagne et votre armée de marmitons, et votre armée de petits poètes, que Léon x lui-même, pour se débarrasser un peu de cet essaim incommode et dégarnir les rangs, faisait fouetter de temps à autre[26] !

En effet tout cela s’envole à l’approche d’Adrien vii ; une nuée d’étourneaux devant le faucon. Sadolet, favori de Léon x, se retire à la campagne. Courtisans de prendre la fuite : l’Arétin fait encore un nouveau voyage de plaisance et de profit. Heureusement ce terrible pape meurt quinze jours après son intronisation ; Jules de Médicis lui succède : ce nom éclatant, le nom d’un Médicis rappelle à Rome toute la troupe des amours, des intrigues, des jouissances, des arts ; l’Arétin est encore là.

Cette fois, il a pris de la consistance, ses rapports avec les seigneurs l’ont tiré de la domesticité servile. Il marche d’un pas plus ferme, « habillé comme un duc, dit le Berni (vesti ducali) » et se mêlant à toutes les orgies des grands seigneurs. Il paie d’audace et de bons-mots ; il raconte agréablement ; il recueille des histoires par la ville. Les d’Este et les Gonzague s’appuient sur son épaule et causent avec lui. Humble pour eux, insolent pour tous, il vit de ce qu’on lui donne. Il se fait craindre par ses satires. Il aime à s’entendre traiter de médisant, de cynique et d’implacable.

Cependant il a trente-un ans. Il est temps de faire fortune. Pour attirer l’attention de Clément vii, il imprime une détestable pièce de vers[27], à la tête de laquelle il s’intitule lui-même poète divin, titre qui lui est resté : c’est l’œuvre la plus plate du monde, et l’exorde peut donner une idée de tout le poème :


« Or queste si che saran lodi : queste
« Lodi chiare saranno, e sole, e vere
« Appunto coine il vero e come il sole
, etc.


Mais il ne fallait à l’Arétin qu’une pension : il l’obtint. D’autres vers tout aussi plats, adressés à Charles-Quint, à François Ier et au chef de la daterie romaine font tomber encore quelques écus dans son escarcelle ; mais il n’a pas trouvé la veine de son talent ; il languit parmi la foule des parasites. Ne vous étonnez pas de ces minces débuts : il faut qu’il apprenne son art, et que sa vocation se révèle à lui.


En 1524, l’énergique Jules Romain, ce vigoureux élève de Raphaël, venait de dessiner seize figures plus que voluptueuses. Marc-Antoine Raimondi les grave. Elles courent la ville ; on les fait voir au grand dataire Giberti, conseiller intime de Médicis, plus sévère que son maître et qui s’effraie du scandale causé par ces images incendiaires. On cherche Jules Romain : il a pris la fuite ; le graveur seul est jeté en prison. L’Arétin emploie son crédit pour obtenir le rappel de l’un et la liberté de l’autre. Un autre Médicis, le cardinal Hippolyte, négocie l’affaire. Jules et Marc-Antoine ont leur grâce. Mais l’impudent Arétin ne s’arrête pas là : ces sujets obscènes, qui conviennent à sa vie, caressent sa pensée et éveillent sa verve ; il compose et imprime seize sonnets, explicatifs des seize figures ; pour la première fois il a du talent. Cette impudence d’un homme qui aggrave la faute pour laquelle il vient de demander grâce excite toute la colère de Giberti et du pape. L’Arétin voit l’orage approcher : il craint la prison et prend la fuite.

Cet évènement avait fait du bruit ; la verve mordante, les saillies libidineuses de Pietro, sa conversation brillante à table avaient commencé sa réputation ; Jules Romain l’avait vanté parmi les artistes, rois de l’époque. Chassé de Rome, à peine a-t-il passé quelques jours dans Arezzo, qu’une invitation de prince l’arrache à l’ennui de sa petite ville natale.

Ce prince était un guerrier célèbre, encore un Médicis ; un de ces hommes singuliers qui portaient dans le métier de la guerre le même esprit d’aventure, de caprice romanesque et de hasardeuse violence qui caractérisait alors les artistes, les papes, jusqu’aux parasites : Jean de Médicis, le Grand-Diable. Le pape, son parent, venait de s’allier, par un traité secret, à François Ier, autre paladin aventureux ; Jean, chef des bandes noires, allait joindre ses troupes à l’armée du monarque français. En attendant, il n’était pas fâché d’avoir près de lui un poète, parasite suivant l’armée. C’était l’Arétin qu’il avait choisi.

Le camp du Grand-Diable.

Quand l’Arétin, monté cette fois sur un beau cheval, arriva vers le milieu de la nuit, près des tentes de Jean de Médicis qui l’appelait, un spectacle curieux animait les environs de Fano. Vous n’auriez jamais dit un camp de vrais soldats, une armée rompue à la discipline. On courait, on se poussait, on entendait au loin de grandes clameurs. « Evviva il gran Diavolo ! » criaient mille voix de gendarmes. La joie était au camp et la nuit se passait en fêtes. Le Grand-Diable (Jean de Médicis) avait accordé à ses soudards une nuit de licence : on avait allumé des fanaux dans le camp, et les beautés faciles des villes environnantes étaient accourues par essaims. Les uns descendaient de cheval et revenaient de la picorée, apportant des flacons de bon vin et des jambons pendus à l’arçon de leurs selles, des paniers de fruits et des moutons bêlans, le tout sans que leur bourse en eût souffert : à dix lieues à la ronde on avait tout rançonné. Quelques femmes en pleurs s’arrachaient les cheveux ; quelques paysans récalcitrans, redemandant leur femme ou leur chevreau, se faisaient repousser à coups de dague et de pertuisanes ; de grands feux étincelaient sous les chênes épais ; et les ombres des buveurs, des joueurs et des ribauds se dessinaient fortement sur la lumière rouge des tisons embrasés. Scène digne d’un peintre. Pietro qui, malgré tout, avait le sentiment artiste, l’a conservée et décrite en prose, en vers, en sonnets et en stances. Cet aspect de ripaille et d’indépendance, ces jurons lancés et rendus, cette odeur de cuisine et de vin fumeux, cette liberté de la nuit et de la débauche, cette énergie soldatesque ; danses, chansons, baisers, fureurs, mots obscènes, mots de violence, querelles d’ivrognes, harmonie des luths et des flûtes, de l’escopèterie et des voix enrouées, du vent nocturne et des verres qui se brisaient ; tout l’émut, comme s’il eût trouvé enfin sa vraie patrie. Il fut tenté de crier avec les autres :

Et vive le Grand-Diable !

On le conduisit à ce dernier, qui était sous sa tente, au milieu du camp, à table, avec ses favoris, ses maîtresses et ses capitaines ; buvant et riant comme le dernier de ses hommes d’armes. Lucantonio, son intime, son œil droit, comme dit Arétin[28], occupait la place d’honneur. L’Arétin, nouvel arrivant, était destiné à devenir « l’œil gauche[29]. » Il eut bientôt fait connaissance : Lucantonio prévit que ce serait un rival.

Je suis sûr que ces deux hommes-là, Jean de Médicis et le poète, s’entendirent du premier mot. Jean, que M. Ginguené appelle un guerrier aimable, était un peu féroce, et passait très gaiement un millier de citoyens au fil de l’épée ; mais il aimait à rire, et l’Arétin fut le bien venu. Il lui récita ses sonnets luxurieux, qui furent une recommandation excellente. Bientôt le Grand-Diable l’adora[30]. Il lui offrit non-seulement sa table, des pourpoints de velours, de belles armes très inutiles, des chevaux de prix, sa part du pillage, mais une place dans son lit[31], ce qui était, dans les mœurs du temps, le dernier degré de l’intimité. Aux revues et aux parades, aux festins et dans les marches guerrières, partout excepté au combat, l’Arétin se tenait près du Grand-Diable, qui le réconcilia même avec le pape, son parent. Il ne songeait plus guère à la poésie : il n’avait plus à flatter l’oreille difficile de ces cardinaux délicats, qui savaient par cœur Virgile, Pétrarque et Boccace.

À Milan, l’armée de François Ier rejoint celle de Jean, et notre Arétin n’a pas moins de succès auprès du roi de France qu’auprès du capitaine des bandes noires. Il a le don précieux d’amuser les grands.

Pourquoi prêterions-nous à ce pauvre garçon des couleurs plus noires que celles que Dieu lui avait données ? C’était un joyeux et amusant personnage. La gaudriole de ce temps-là, brutale et de haut goût, dans le genre de Rabelais et de Brantôme, lui échappait naïve, facile, riante, salée. Soudards et gentilshommes, tout ce qui n’avait pas cette exquise élégance des cardinaux de Léon x, devait le trouver charmant et adorable. Il y avait, en lui, du Figaro et du Panurge ; qui diable lui aurait su mauvais gré de sa mendiante audace, de son peu de principes et de son impudeur ? Ces mœurs molles, intrigantes, bouffonnes, vénales, allantes et venantes, sensuelles et plaisantes, ces mœurs de bon enfant qui ont partout du succès, étaient alors en plein triomphe. L’Arétin, d’ailleurs, était complet en ceci, qu’il avait les qualités de ses vices. Chose rare qu’un homme complet. Menteur, pipeur, hâbleur, lâche, gourmand ; qu’importe ? Pietro ne se vantait pas de moralité, et faisait rire le prince qui lui donnait. Il ne disait point de mal de l’église qui l’avait nourri. Il était bon catholique, à la mode du temps. Ardent et dépensier, buveur et débauché, poltron et avide ; il aimait de grand cœur l’amphitryon qui le faisait dîner ; il n’était pas incapable d’une sorte de dévouement, d’une activité de démarches, qu’il plaçait ensuite à gros intérêt et qu’il faisait très bien valoir.

Son esprit, sa fougue naturelle, qui ne le préservait d’aucun vice, le rendait obligeant et zélé pour ses maîtresses, ses patrons et même (sentiment plus délicat encore) pour le peintre qui lui avait donné des jouissances. Nous le verrons s’attacher sincèrement à Titien ; et des affections réelles germer dans cette ame plus grossière que méchante, plus capricieuse que noire.

Bien vu de François Ier, l’Arétin fait une absence de quelques jours. « Reviens vite, lui écrit Médicis. Le roi s’est plaint hier que je ne t’aie pas amené avec moi. Je lui ai donné pour excuse que la cour t’agréait mieux que l’armée : il m’a fait promettre que je t’aurais bientôt, et j’ai juré que ton absence durerait peu. Viens donc, et pour ton propre avantage et pour me voir, moi qui ne puis vivre sans l’Arétin[32]. »

J’aurais été curieux d’entendre la conversation morale de l’Arétin et de François Ier.

Il fût devenu seigneur, prince, grand feudataire, il eût reçu je ne sais quel manteau de titres et d’honneurs qui eût à jamais couvert tout le reste, si le Grand-Diable eût vécu. « Combien de fois (dit le poète dans un capitolo), Jean de Médicis m’a-t-il répété près de Milan : Pierre ! si Dieu et la fortune me font échapper à cette guerre, je te rendrai maître et seigneur[33]. » Cependant on commençait à se battre, et notre Panurge, favori du capitaine des bandes noires, trouva plus agréable et plus sûr de s’amuser à Rome que de suivre l’armée. Giberti, ce même dataire qui n’aimait pas l’Arétin, avait une cuisinière fort jolie : Pietro lui fit la cour ; il avait pour rival heureux, à ce que l’on prétend, un gentilhomme de Bologne, nommé Achille della Volta. Cette rivalité le fâcha. Il se servit de ses armes ordinaires, et lança un sonnet outrageant contre Achille et la cuisinière. Un soir, comme il se promenait sur les bords du Tibre, cinq coups de poignard lui percent la poitrine et lui estropient les deux mains. Il se sauve, voit une barque sur le rivage, y met le pied, la détache ; et le favori de François Ier et de Jean de Médicis, victime de ses amours avec la cuisinière, échappe tout sanglant à la mort dont le menace encore Achille della Volta.

C’est un peu ignoble ; mais ce n’est pas tout. Il demande justice. Giberti, le maître de cette Hélène de cuisine, la lui refuse. Fort de l’amitié d’un Médicis, il s’emporte, accuse Clément vii et ses ministres, écrit sonnets sur sonnets, injures sur injures, sert de risée à Pasquin et à Marforio, et lit sa propre épitaphe, assez insultante, affichée sur les murs de Rome, où son nom était déjà célèbre. Sa verve s’allume ; il redouble d’invectives. Berni, secrétaire de Giberti, Berni, qui a eu du génie et de l’esprit de temps en temps, lui répond par une kyrielle d’invectives rimées, dont la traduction ne pourrait être bien faite qu’en argot des halles : il l’appelle immonde, porc, chien, monstre, lui reproche la mauvaise vie de ses deux sœurs d’Arezzo, et lui prédit qu’il mourra sous le poignard ou le bâton. Il ne se doute pas qu’il fonde la fortune de celui qu’il méprise. Le sonnet se répand en Italie et fait à l’Arétin une sorte de gloire cynique dont il est fort avide et qu’il exploite. On peut se donner le plaisir de lire dans la note ce petit modèle de gracieuse éloquence, auquel l’énergie des synonymes et des augmentatifs italiens prête un accent d’inimitable colère[34],

L’auteur de ces invectives était attaché à l’église et son patron était chef de la daterie romaine. Les anathèmes grossiers de Berni prouvent d’ailleurs que l’Arétin se faisait remarquer par la magnificence de ses habits, qu’il avait une espèce de cour composée de mauvais sujets et de pages de taverne, et que sa renommée de parasite insolent était bien établie.

Il retourna donc, tout furieux, au camp de son protecteur, qui sans doute trouva la chose plaisante, et doubla la dose de faveur qu’il avait accordée à son poète suivant l’armée. C’était en 1526. Jean poursuivait le capitaine Fronsperg, celui-là même qui peu de temps après devait mettre Rome à sac. Les impériaux se fortifient dans Governolo, près de Borgoforte. Jean va visiter la place ; un coup de fauconneau lui fracasse la jambe. Laissons parler l’Arétin ; la scène suivante est curieuse : elle donne une idée de l’espèce d’éloquence et de la vivacité d’esprit qui lui conciliaient tant d’amis ; elle offre un bon tableau des mœurs du temps. Quant aux éloges prodigués à Jean, souvenez-vous que le poète, méprisé partout ailleurs, était l’idole du capitaine, et qu’en perdant ce Médicis, il perdait tout :

« À peine avait-il reçu le coup fatal (dit l’Arétin), toute l’armée fut frappée de mélancolie et de terreur. Adieu à l’audace et à la joie ! Chacun, s’oubliant soi-même, se plaignait du sort qui menaçait ce noble duc, au commencement de ses nouveaux exploits, et dans le plus grand besoin de l’Italie. On parlait de son âge à peine mûr, de ses vastes desseins, de ce qu’il aurait pu accomplir, et de son intrépidité sans égale, et de sa prévoyance, et de sa fureur guerrière, et de son astuce admirable. Enfin, la neige qui tombait à grands flocons fondait sous l’ardeur de ces plaintes universelles ! »

C’est dommage qu’un trait de si mauvais goût vienne détruire l’effet de cette lettre : au reste, j’en suis fâché pour la lettre qui ne manque pas de coloris ni de vérité.

On veut transporter le blessé à Mantoue ; Frédéric de Gonzague, marquis et gouverneur de cette ville, tient pour l’empereur et refuse d’ouvrir ses portes. L’Arétin se présente hardiment, suivi de Jean de Médicis qu’on porte dans une litière. Il représente au marquis que la charité chrétienne et la générosité lui ordonnent de ne pas refuser un asile à ce célèbre capitaine au lit de la mort. En effet, les portes s’ouvrent ; Frédéric de Gonzague rend visite à Médicis. Nous laissons encore parler l’Arétin.

« À peine arrivés, Jean demanda où était son cher Luc Antonio. Nous l’appellerons si vous voulez, lui dis-je. — Non, non, il se bat ; voulez-vous qu’un homme comme lui quitte la mêlée pour venir voir les malades ? — Au moins, reprit-il, si le comte de San Secondo était ici, je lui laisserais ma place. — Puis il se grattait la tête, s’agitait dans son lit, et répétait : — Qu’est-ce que cela deviendra ?… Au moins je n’ai jamais fait de bassesses… jamais de bassesses !

« Je m’approchai de lui en lui disant : — Je ferais injure à votre grande ame si je vous parlais de la peur de la mort, et si je voulais vous persuader ce que vous savez déjà. Le plus grand bien de la vie, c’est d’agir librement ; que ce soit donc de votre gré et par une résolution toute personnelle que vous vous laissiez opérer. En huit jours, vous pourrez faire l’Italie reine, d’esclave qu’elle est. Vous porterez la béquille sans doute, mais ce sera pour vous une marque d’honneur. Vous savez que les blessures et la perte des membres sont les couronnes et les médailles des favoris de Mars. — Eh bien ! qu’on en finisse ! s’écria-t-il. — Les vomissemens le prirent presque aussitôt ; il me dit : Voici les grands symptômes, ce n’est plus à la vie qu’il faut penser. Puis, joignant les mains : Je fais vœu d’aller à Compostelle. — Alors entrèrent d’habiles médecins avec leurs instrumens, et ils ordonnèrent que l’on cherchât huit ou dix hommes pour tenir le patient. Il se mit à sourire : — Vingt hommes ne m’effraieraient pas, dit-il. — Se levant d’un air assuré, il prit lui-même la bougie, et la tint pendant qu’on lui coupait la jambe. Je m’enfuis en me bouchant les oreilles ; cependant, j’entendis qu’il m’appelait : je revins. — Je suis guéri ! s’écria-t-il. Il se fit apporter sa jambe coupée et se mit à jouer avec elle et à se moquer de nous ; mais deux heures après, les douleurs reparurent. Comme je l’entendais se démener dans sa chambre, je me rhabillai, car j’étais couché, et j’accourus. Il se moqua encore de moi :

« — Ce qui me fait le plus souffrir, me dit-il, c’est de voir un poltron. »

« Au lever du jour, le mal avait empiré. Il fit son testament, distribua beaucoup de cadeaux à ses amis, et voyant le confesseur arriver : Mon père, dit-il, mon métier est celui des armes ; j’ai vécu comme un soldat. J’aurais vécu comme un moine si j’avais porté votre habit. Il ne m’est pas permis de me confesser en face de tout le monde ; mais si cela était possible, je n’hésiterais pas… »

« Bientôt après, la mort qui l’appelait sous la terre annonça son approche. Parens et domestiques viennent sans ordre et en foule assiéger son lit. Une froide tristesse régnait sur les visages, et tous pleuraient le pain, l’espérance et la vie heureuse qu’ils allaient perdre en perdant leur patron. Il essaya cependant de parler de la guerre, des mouvemens des troupes et des résultats de la campagne : chose étonnante pour un homme à moitié mort. Comme il souffrait beaucoup, il me pria de lui faire une lecture pour l’endormir. Il ferma les yeux, et se débattit beaucoup dans ses songes. — Ah ! s’écria-t-il, après avoir dormi un quart d’heure, le sommeil m’a fait du bien ! Si je me rétablis, ces maudits Allemands apprendront comment on se bat et comment je me venge !… Mais soulevez-moi, je ne veux pas mourir au milieu de ces emplâtres. »

« On l’habilla, on lui dressa un lit-de-camp, il se rendormit un instant et mourut.

« Tels furent les derniers momens de Jean de Médicis ; homme d’une vigueur d’âme incroyable, dont la libéralité dépassa la richesse, et dont toutes les paroles étaient des actions. Mal vêtu, il vivait comme un soldat ; et ce qui lui attirait surtout le cœur des siens, c’est qu’il disait toujours : Je marche devant vous ; et jamais : Marchez devant moi. Il avait pour but la renommée, non le gain : le premier à monter à cheval, le dernier à en descendre ; vendant ses propriétés pour payer ses troupes ; admirablement propre à gouverner des soldats par l’amour et la terreur, par la récompense et le supplice. Rome et Florence verront bientôt ce que valait sa vie ; je crois déjà entendre les cris de douleur du pape, qui cependant estime avoir beaucoup gagné en le perdant[35]. »

L’Arétin avait raison, et l’armée du Grand-Diable pensait comme l’Arétin. Ce fut une douleur profonde. Les vices de Médicis n’avaient jamais nui à ses troupes, et ses qualités guerrières les avaient menées à la victoire et à la fortune. La mort de Socrate et celle de Franklin n’éveillèrent pas autant de douleurs que la sienne.


J’ai le malheur de ne voir aucune preuve de vertu ni de génie dans l’estime, dans les larmes, dans l’amour, dans les regrets des hommes. Néron fut pleuré autant que Marc Aurèle. Les brigands de Cartouche le regrettèrent profondément. Les brigands du Grand-Diable pleurèrent le Grand-Diable. Ce camp naguère si jovial devint plus triste qu’une chapelle funéraire ; les piques furent plantées en terre, les tambours et les clairons voilés de crêpes ; les cuirasses se noircirent au feu, les cornettes flottèrent noires. Il tomba de vraies larmes, non des larmes de complaisance, des yeux de ces pillards inexorables qui avaient incendié tant de villes et entassé tant de cadavres. Ne faut-il pas que l’homme aime quelque chose ? et ils aimaient leur chef, ces vieux soldats ! L’Arétin ne le leur céda pas. La mémoire du soudard intrépide fut pour lui l’objet d’un culte. Il vanta son ami en vers et en prose, il rappela toujours sa mémoire avec douleur ; il cita son nom honorablement dans son pathos sérieux et dans ses vers obscènes ; il le proposa pour modèle au monde ; il attribua ses vices aux habitudes de sa jeunesse et ses vertus à son naturel ; il en fit une espèce de Christ et de martyr. L’histoire n’est pas du même avis ; mais c’est une bonne et consolante chose que ce sentiment vrai chez de tels hommes, que cette gratitude, cette affection, ce souvenir, dans un camp de bandits et dans l’âme de l’Arétin.

Cependant l’Italie est en feu ; les Colonne attaquent Naples ; Rome est saccagée. Où fuira ce pauvre Arétin ! À Venise. C’est la ville libre par excellence : un terrain neutre, une oasis dans cet océan de sang et de flamme. Il n’a qu’à respecter la Seigneurie, il y vivra indépendant de la sueur de son écritoire[36].

L’Arétin connaît le monde ; il a été moine, valet, courtisan, à demi-soldat, bouffon, poète ; il a vu de près cette société de prêtres, de savans, d’hommes de guerre, de gentilshommes, de filles de joie et d’artistes : toutes ses études sont faites. Il sait par expérience que s’appuyer sur la faveur d’un puissant, c’est s’appuyer sur un roseau qui peut se briser et percer la main qu’il supporte. Dorénavant il vivra sans maître. Tant d’adversaires, d’athlètes, de princes couronnés, de vanités avides, de seigneurs glorieux, ne dédaigneront ni ses éloges ni ses injures. À couvert sous l’égide vénitienne, il établira sa banque générale de panégyrique et de satire : la presse est là, toute puissante et docile, qui jettera au loin ses invectives et son encens. À l’œuvre, Arétin ! Nous te suivons à Venise, où finit ta vie d’aventures, où commence ta vie de spéculateur littéraire. Pose-toi là devant nous, grand artiste de mensonge et de prospectus, d’affiches et de proclamations, de flatterie et d’outrage. Que nous sachions un peu comment s’est bâtie et formée ta souveraine puissance.


Ph. Chasles.



  1. Cette phrase, d’un sens profond, seul mot d’ordre qui convienne à tous les travaux actuels sur l’histoire littéraire, ne se trouve que dans le texte latin original. Elle a été supprimée dans la traduction anglaise par Hobbes, et dans toutes les autres traductions française, allemande ou italienne.
  2. Tous les traits qui composent le tableau suivant se trouvent dans les lettres privées de l’Arétin (6 vol. in-12, Paris), dans les lettres qui lui furent adressées (2 vol. in-12, Venise), dans les lettres d’Alde Manuce le vieux, son contemporain ; dans le voyage de Landi en Italie (cose memorabili d’Italia, etc.) Il suffit d’indiquer ces sources et d’affirmer que tous les détails sont exacts ; ou fera grace au lecteur des notes innombrables dont il aurait fallu cribler le texte, pour citer tous les passages à l’appui. Les Arétines, l’intérieur de la maison, le mobilier de l’Arétin, les bravades et les forfanteries du maître, ses bustes, ses médailles, ses sculptures, ses trophées littéraires, son cabinet, ses goûts gastronomiques, se retrouvent à toutes les pages de ses lettres, véritables confessions, pleines d’impudente verve, d’anecdotes familières et de curiosités historiques.
  3. Bocace emploie le sobriquet Pocofila, dans le même sens ironique.
  4. Voyez le beau portrait de l’Arétin, par Titien, gravé par Joseph Patrini. Par un spirituel caprice du graveur, une peau de loup, aux griffes pendantes, encadre le portrait ; la tête de l’animal, placée au-dessus de la tête de l’homme, en reproduit toute la structure et la physionomie.
  5. Ce sont les propres paroles de l’Arétin ; « Tanti signori mi rompon continuamente la testa colle visite, che le mie scale son consumate dal frequentar dei lor piedi, come il pavimento del Campidoglio dalle ruote dei carri trionfali. Nè mi credo, che Roma per via di parlare vedesse mai si gran mescolanza di nazioni, com’è quella che mi capita in casa. A me vengono Turchi, Giudei, Indiani, Francesi, Tedeschi, e Spagnuoli. Or, pensate ciò, che fanno i nostri Italiani. Del popol minuto dico nulla ; perciocchè è più facile di tor voi dalla divozione imperiale (parla col celebre Francesco alunno), che vedermi senza frati, e senza preti intorno ; per la qual cosa mi par esser diventato l’oracola della verità, da chè ognuno mi viene a contare il torto fattogli dal tal principe, e dal cotal prelato : ond’ io sono il segretario del monde. » (Lettere dell’ Aretino, t. 1, f. 206.)

    Une autre fois il écrit à Marcolino :

    « Talmente è infinita la moltitudine che di continuo mi visita, che per il fastidio che ormai ne sento, tosto che io ho desinato, me ne fuggo a casa vostra, o da M. Titiano, o a spassarmi la mattina nelle celle d’alcune poverine, che toccano il cielo col dito nella limosina di que’ parecchj soldi, o di que’ pochi che tuttavia porgo loro. » (Lettere, t. 3, f. 72.)

  6. Lettere, t. 2, 69.
  7. « Io piglio in buona parte (dit-il à Sansovino), il vostro riprendermi nella facilità, che trovano le meretrici nel venirsene in casa mia ; ma la menda, che in ciò mi date, procede piuttosto d’amore, che da prudentia ; conciosiache, come ho detto più volte, tale sorte di femine tanto son modeste, et costumate, quanto stanno in commercio con gli uomini costumati, e modesti. » (Lettere dell Aretino, t. 4, f. 133, verso.)
  8. Uomo libero per la grazia divina ; — V. le frontispice de ses ouvrages. Toutes les paroles que nous prêtons à l’Arétin sont traduites de ses lettres.
  9. L’Arétin est plus expressif.
  10. V. Dialoghi.
  11. Lett., t. 1, p. 80.
  12. Lettres de l’Arétin, passim.
  13. T. 1, 67, t. 3, 109, t. 6, 261.
  14. T. 1, 105.
  15. T. v, 5, 66.
  16. Il Principe.
  17. V. Il Cortigiano, l. 1.
  18. Io starci fresco.
  19. Clotilde.
  20. Lettres, t. 1, 49.
  21. « Veramente io, che tanto andai a la scuola, quanto intesi la santa croce, fatemi bene imparare, componendo ladramente merito scusa ; e non quegli che lambiccano l’arte dei Greci, e dei Latini, tassando ogni punto, et imputando a ogni che, facendosi riputatione con l’avvertenza de l’acuto d’una vocale. Io non so nè ballar, nè cantare, ma ch… …r come un’ asenazzo. »
  22. Lettere, t. 2. f. 80.
  23. V. Lettere, t. 3. f. 101.
  24. Nous avons transposé les phrases confuses, sans altérer le sens de cette lettre curieuse qui ne se trouve pas dans le recueil des lettres de l’Arétin :

    « Io mi ritrovo in Mantova appresso il sig. Marchese, e in sua tanta grazzia, che il dormir, e il mangiar lascia per ragionar meco ; e dice non aver altro intero piacere ; ed ha scritto al cardinale cose di me, che veramente onorevolmente mi giovarenno ; e son io regalato di 300 scudi. Egli mi ha date se proprie stanze, che teneva Francesco Maria duca d’Urbino, quando fu cacciato di stato ; et sopra il mangiar mio ha fatto uno scalco, e sempre alla tavola mia è gran gentiluomini, ed in somma a qualsivoglia signor non si farebbe piu. Di poi tutta la corte m’adora ; e par beato chi può aver un de’ miei versi ; e quanti mai feci, il signore gli ha fatti copiare ; ed ho fatto qualcuno in sua lode. E cosi sto qui, e tutto il giorno mi dona, e gran cose che le vedrete a Arezzo. Benchè a Bologna, mi fu cominciato a essere donato : il vescovo di Pisa mi fè fare una casacca di raso nero ricamata d’oro, che non fu mai la più superba ; e cosi da principe io venni a Mantova, ed ho meco sino Amazzino, che può dire per una volta esser stato du re ; e del messere, e del signore a lui e a me ognuno da. Credo che questa pasqua saremo a Loreto (a dio piacendo) dove il Marchese va per voto, ed in questo viaggio il Duca di Ferrara, e quel d’Urbino satisfarò, che ambidoi hanno voglia di conoscermi, ed il Marchese mi mena a lor signorie illustrissime. » —

    (Gamurrini. Istoria genealogica delle famiglie nobili Toscane ed Umbre, t. 3. 332.)
  25. Adrien vii.
  26. Giraldi de poetis suorum temporum. Il y en eut deux de fouettés en huit jours.
  27. Laude di Clemente vii, Roma, 1524.
  28. Lettere, tome i, page 114.
  29. Ibid.
  30. Io solevo ricrearmi de Medici, il quale non poteva, non voleva, e non sapeva vivere senza me, corne già sotto Milan vedeste. Ibid.
  31. Lettere, tome iii, page 172 … Seco in un letto… ogni ora, etc.
  32. Lettere scritte all’ Aretino, tome i, page 6.

    « Il re ieri a buon proposito si dolse che non ti haveva menato meco al solito, onde io diedi la colpa al piacerti più lo stare in corte, che in campo : e nel replicarmi la maestà sua che ti scrivessi, facendoti qui venire, gli feci giuramento, che non saria poco. So che non manco verrai per tuo benefitio, che per veder me, che non so vivere senza l’Aretino. »

  33. Opere burlesche dell’ Aretino ; tome i, capitolo al Duca di Firenze.

    Sotto Milan dieci volte non ch’una
    Mi disse : Pietro, se di questa guerra
    Mi scampa Dio, e la buona forluna,
    Ti voglio impadronir della tua terra…

  34. Rime del Berni.

    « Tu ne dirai, e farai tante, e tante,
    Lingua fracida, marcida, et senza sale,
    Che alfin si troverà pur un pugnale
    Miglior di quel d’Achille, e più calzante.
    Il papa è papa, e tu sei un furfante,
    Nudrito del pan d’altrui, e del dir male ;
    Un piè hai in bordello, e l’altro nello spedale :
    Storpiataccio, ignorante, ed arrogante
    ,

    Giovammatteo* e gli altri ch’egli ha presso,
    Che per grazia de Dio son vivi, e sani,
    T’affogheranno ancora un de’ nun cesso.
    Boja scorgi i costumi tuoi ruffiani :
    E se pur vuoi cianciar, di di te stesso.
    Guardati il petto e la testa e le mani :
    Ma tu fai come i cani,
    Che dà pur lor mazzate, se tu sai,
    Scosse che l’hanno, son più bei che mai.
    Vergognati oggimai,
    Prosuntuoso, porco, mostro infame,
    Idol del vituperio, e della fame.
    Ch’un monte di letame
    T’aspetta, manigoldo sprimacciato,
    Perchè tu muoja a tue sorelle a lato ;
    Quelle due, sciagurato,
    Chai nel bordel d’Arezzo a grand’onore.
    A sgambettar che fa lo mio amore.
    Di queste, traditore,
    Dovevi far le frottole, e novelle,
    E non del Sanga, che no ha sorelle.

    *Jean Mathieu Giberti, dataire, maître de Berni

    Queste saranno quelle,
    Che mal vivendo ti faranno le spese,
    E’l lor non quel di Mantoa, Marchese.
    Ch’or mai ogni paese
    Hai ammorbato, ogni uom, ogni animale,
    Il ciel e Dio, e ‘l diavol ti vuol male.
    Quelle veste ducale
    O ducali accattate, e furfantate,
    Che ti piagono addosso sventurate,
    A suon di bastonate
    Ti saran traste, prima che tu muoja,
    Dal reverendo padre messer Boja,
    Che l’anima di noja,
    Mediante un capestro, caveratti,
    E per maggior favore squarleratti :
    E quei tuoi leccapiatti
    Bardassonacci, paggi da taverna,
    Ti canteranno il requiem eterna.
    Or vivi, e ti governa :
    Benchè un pugnale, un cesso, ovvero un nodo,
    Ti faranno star chelo iu ogni modo. »

    Ce sonnet fut le premier échelon de la fortune de l’Arétin.

  35. Tome I, page 36.
  36. Voir plus haut.