L’Architecture de la Renaissance/Introduction

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Librairies-imprimeries réunies (p. 5-8).

INTRODUCTION


Dans le monde, aucun changement ne se produit brusquement. Les moindres effets sont soumis à des causes souvent multiples, toujours lointaines. Sans le passé, le présent devient inexplicable, et pour se rendre compte d’une période quelconque de l’histoire, il faut étendre ses recherches jusqu’à plusieurs siècles en arrière. Les événements se superposent, s’enchevêtrent, se déduisent les uns des autres avec une inflexibilité dont les esprits superficiels auraient seuls lieu d’être surpris, car nous sommes bien plus menés, en réalité, que nous ne conduisons. Qu’à un moment donné la civilisation ait jeté un éclat exceptionnel, que l’humanité se soit ennoblie par la manière dont la politique, la littérature et les arts ont été alors pratiqués, il y a là, certes, matière à exciter l’admiration, et l’on comprend les regrets inspirés par la disparition de ces heures sereines où tous les vœux semblaient pour ainsi dire réalisés. Mais rien ne se montre deux fois sous la même forme et vainement chercherait-on à faire revivre ce qui est définitivement mort. Un état de choses différent appelle des manifestations d’une autre sorte, et beaucoup de personnalité doit être mise dans une imitation pour la rendre acceptable.

Bien que les principes dont il vient d’être question aient une portée générale, nous ne les examinerons qu’au point de vue de l’architecture. On a cru longtemps et on se plaît encore souvent à répéter qu’il n’existe qu’un seul type du beau, par conséquent, que le but à poursuivre est très clair et parfaitement tracé. Mais, dans ce cas, il faudrait admettre également une seule civilisation, car l’un ne va pas sans l’autre et malgré soi on se trouve alors entraîné à sacrifier tous les progrès accomplis au cours des siècles.

Le brillant épanouissement du temps de Périclès n’est pas un produit particulier, dû à une situation exceptionnelle ; il résume les efforts faits par différentes civilisations, aussi bien en Grèce que dans les contrées environnantes. Dans les arts, comme en littérature, les œuvres de génie sont pour ainsi dire inconscientes ; la nation entière y a collaboré, et c’est ce qui explique le frémissement avec lequel on les accueille, l’enthousiasme qu’elles provoquent, la facilité que l’on trouve à les comprendre. Le Parthénon, Sainte-Sophie, Notre-Dame de Paris, en un certain sens, tiennent plus du symbole que du monument.

Il ne serait pas difficile, si nous avions l’espace nécessaire, de montrer que la Renaissance, ou du moins la transformation désignée sous ce nom, n’a pas fait et ne pouvait pas faire exception à la règle. Dans les siècles précédents, on suit le lent travail de préparation qui devait arriver à produire un si remarquable résultat. Commencé au temps de Charlemagne, grâce au puissant concours de quelques savants réunis autour du souverain, il se continue à la cour des derniers ducs d’Aquitaine, où prit naissance la poésie des troubadours. Le divorce de Louis VII fit un instant profiter l’Angleterre des avances de notre pays, et l’on ne doit pas oublier que Virgile, Stace, Ovide étaient lus et commentés en présence de Henri II. Bien d’autres princes, dont l’action a été plus ou moins grande, mériteraient également d’être rappelés. Ils suivaient le mouvement quand ils ne le favorisaient pas ouvertement. Le souvenir des anciens héros hantait les esprits, et l’on sait comment furent composées les listes d’hommes et de femmes, offerts à l’admiration publique sous le nom de Preux et de Preuses.

Cela n’empêcherait pas chaque nation, suivant son génie, de passer par toutes les phases du roman et du gothique. Et la chose en elle-même se présente de la manière la plus naturelle. Outre que la culture intellectuelle, esthétique et morale était loin d’être arrivée au degré voulu pour permettre la tentative qui devait avoir lieu plus tard, il restait encore, dans le domaine des créations possibles, un dernier champ à parcourir. L’arc brisé, par la facilité qu’il procurait, au moyen de poussées obliques, de substituer une légèreté presque exagérée à une lourdeur relative, laissait entrevoir des perspectives qui ne manquaient pas de séduction. Il fallait épuiser les combinaisons offertes par cette nouvelle condition de la matière, avant de se lancer, non pas dans une résurrection d’un lointain passé, ce qui eût soulevé trop de difficultés, mais dans une habile appropriation aux besoins du temps, des éléments si heureusement empruntés aux monuments antiques.

Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, le mouvement n’a pas commencé à se dessiner partout en même temps, il ne s’est pas non plus développé partout avec le même succès et la même intensité. Les causes qui agissaient fortement d’un côté étaient souvent presque nulles de l’autre. La puissance des traditions, l’attachement à certaines formes considérées en quelque sorte comme l’incarnation du génie national, étaient autant d’obstacles contre lesquels il fallait lutter. Nous ne parlerons pas des influences diverses, nées de guerres successives ou de courants commerciaux. Le travail qui s’opère est analogue à celui dont les langues sont l’objet. À mesure qu’elles tendent à se fixer, elles se rapprochent de leur point d’origine. Les éléments étrangers, un instant dominants, sont réduits à un rôle secondaire ; il y a fusion et assimilation au profit du fonds le plus noble et le plus épuré.