L’Armure

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La Libre revue (p. 350-355).

L’ARMURE

I

Ce couple était une ambulante antithèse.

D’une longueur infinie, anguleux, le parchemin du visage zigzagué d’inextricables rides, face glabre et jaunâtre, front soucieux, tel était M. de Lansalumey. Perpétuellement occupé à résoudre mille questions d’une érudition heidelbergeoise, son suprême bonheur était de se jeter à corps perdu dans les bras décharnés de la science. Au contraire, pour sa femme, le bonheur consistait à se jeter à corps non moins perdu dans les bras du sculpteur Maxence Gla, qui étaient musculeux comme ceux du Discobole et faisaient, en se contractant, saillir la protubérance d’un biceps invincible. Mme Magdeleine de Lansalumey était pétrie, non pas de rosés et de lys, mais de dynamite et de picrate de potasse. C’était une femme armée en guerre. Son visage était d’ailleurs le théâtre d’une lutte acharnée : au nord, il avait à se défendre contre l’envahissement d’une ardente chevelure ; vers le centre, une notable partie de son territoire était accaparée par des yeux troublants et passionnés ; et au sud, la bouche, comme une bonne petite anarchiste qu’elle était, allumait un sanglant incendie.

En ce temps-là, Maxence Gla et M. de Lansalumey étaient tous deux fort perplexes.

Celui-ci voyait constamment se dresser devant lui le spectre du marchese Orlando da Chulojatto, mais rien ne lui apportait la solution d’un problème que, dans l’intérêt de l’histoire, il triturait depuis longtemps. Nulle part, en effet, il ne découvrait les motifs qui avaient invité le marquis milanais à abandonner l’armée Italienne pendant la bataille de Marignan, où du reste il fut tué, et à faire cause commune avec les Français qu’il avait exécrés jusqu’alors. Il possédait dans ses collections l’authentique armure de son héros, mais non la clef de sa mystérieuse conduite.

Quant à Maxence, ses préoccupations étaient d’un ordre un peu moins austère. Il cherchait un costume digne d’être exhibé le lendemain au bal travesti de Mme de Creuse, dont toutes les fêtes sont d’exquises merveilles. Mais son imaginative ne lui suggérait rien d’original ; et, après avoir pendant une heure désespérément crispé dans ses cheveux ses doigts convulsés, il alla demander conseil à sa Magdeleine.

— Une bonne idée ! lui dit-elle joyeusement. Mon idyllique mari est absent et… si vous voulez…

— Comment donc ! ma chère âme… mais je suis prêt !

— Allons, monsieur, trêve à vos interprétations irrévérencieuses et laissez-moi achever, continua-t-elle en riant. Prenons dans le cabinet d’antiquités une armure du xvie siècle. Vous l’endossez ; et… croyez-moi, vous serez demain soir superbe et triomphant.

— Vous me sauvez ! s’écria Maxence.

— Vite, vite, dit-elle. Allons chercher heaume, jambières, cuissards, cuirasse, et cætera, et surtout pas un mot à mon mari : nous touchons à ses collections, choses sacrées !

— Demain soir on va me prendre pour Eviradnus, le chevalier errant…

— Pendant que je me morfondrai loin de vous à la Comédie-Française, hélas !

Le lendemain, en pleine nuit, M. de Lansalumey vaguait au hasard, roulant dans sa tête le problème obsesseur.

Soudain, à dix pas de lui, une forme féminine emmitouflée de fourrures, saute hors d’un fiacre, traverse prestement le trottoir et s’engouffre dans le corridor de la maison voisine ; après elle, avec un effroyable bruit métallique, un second personnage, — un homme celui-là, — sort du même véhicule dans un singulier accoutrement sur lequel les clartés du gaz se réverbèrent en longues traînées de lumière.

— Ciel ! hurle le savant. Le costume d’Orlando da Chulojatto, ! ma précieuse armure !

Et il s’élance à la poursuite de l’homme de fer. Mais celui-ci a disparu derrière la femme au capuchon ; et lourdement la porte s’est refermée…

Hébété, M. de Lansalumey s’affala sur un banc.

Au bout de quelques secondes il se relevait, sonnait avec rage et se précipitait éperdument dans l’escalier.

— Mais où frapper ?

Il erra d’étage en étage, grimpant aux combles, fouillant les sous-sols, descendant à califourchon sur la rampe, ce qui indiquait une violente perturbation dans ses facultés, stupéfiant les chats et les rats noctambules et remplissant la cage d’allées et de venues incohérentes qui eussent étonné même le fameux escalier de Pot-Bouille.

Enfin, comme il passait pour la dixième fois peut-être sur le palier de l’entresol, il entendit derrière la cloison un grand vacarme de ferrailles.

— C’est là ! s’écria-t-il.

D’un coup d’épaule il brisa la porte et, sanglant, haletant, déchiré, impétueux, il sauta par la brèche dans la place.

Or, au moment précis où il entrait dans cette chambre d’une façon si intempestive, une rapide silhouette disparaissait par la porte du fond, entraînant derrière elle un pan d’étoffe blanche semblable au guidon agité d’un escadron de chevau-légers.

Mais rien n’était plus capable de détourner son attention : il voyait, à ses pieds, l’armure gisante mais complète du marchese Orlando. Frénétiquement, il en rassembla les parties éparses, et, serrant sur sa poitrine la défroque guerrière de son héros, il s’enfuit, dégringolant l’escalier dans un effroyable tintamarre qui fit mourir d’angoisses un vieux capitaliste, aboyer les chiens, sacrer les dormeurs, et croire aux suaves jeunes filles, cachées en leurs lits virginaux, qu’un tragique amoureux mettait tout à feu, à sac et à sang pour arriver jusqu’à elles…

Porteur de son précieux fardeau, M. de Lansalumey était rentré chez lui et s’occupait à réinstaller à sa place d’honneur la rigide dépouille du traître Orlando, lorsqu’un petit papier plié en quatre tomba de la jointure du cuissard gauche. Il le ramasse, l’examine. L’épaisse rouille du métal a communiqué au papier une couleur brunâtre et d’un aspect antique. Il l’ouvre, — fébrile, il lit :

« Passe aux Français aujourd’hui. Je t’aime.

Magdeleine. »

Un éclair de joie, qui faillit mettre le feu à ses vieux os desséchés, illumina sa face. Secoué d’une folie, il dansait, bondissait, ricanait, et chaque gambade faisait rendre à ses tibias un bruit de castagnettes ou de bois sec qu’on casse.

« Victoire ! s’exclama-t-il quand il put enfin dominer son émotion. Le voilà, le motif de la défection d’Orlando da Chulojatto ! Je le tiens, ce quarante-troisième mémoire qui m’ouvrira l’Institut ! Cette lettre qui date de trois siècles et demi me met sur la voie de… »

Et déjà, interrompant sa phrase, installé devant sa table de travail, il prouvait, dans une élucubration transcendantale, avec pièce à l’appui, qu’Orlando follement épris de Magdeleine de Poitraillacq, une des nombreuses châtelaines françaises qui avaient suivi leurs époux en Italie, n’avait pu obtenir les faveurs de cette honneste dame qu’en trahissant les Italiens et en passant aux Français ; la conduite du marchese Orlando était élucidée !

— Oui, cher ami, disait, quelques semaines plus tard M. de Lansalumey à Maxence Gla, je vais vous faire admirer mes collections ; et d’abord jetez un coup d’œil sur cet inestimable document, au sujet duquel je vous conterai certaine aventure bizarre que je n’ai jamais pu m’expliquer.

Et il retira d’un écrin une petite feuille maculée et lépreuse qu’il plaça sous les yeux de sa femme et de son ami. Celui-ci pâlit soudain. « Monsieur, dit-il froidement, je vois que vous savez tout, je ne nierai rien, je suis à vos ordres, j’attends vos témoins.

— Désastre ! balbutiait en même temps Magdeleine. Découvert ! découvert le billet que j’écrivais à Maxence pour qu’il vînt me prendre au Théâtre-Français ! Je suis perdue ! » Puis elle s’évanouit dans un crapaud.

— Au secours ! clamait le savant affolé. Ma femme ! mon ami ! qu’avez-vous ? pourquoi ce langage ?…

Et tandis que la camérière faisait respirer à sa maîtresse les sels les plus énergiques et dégrafait son corsage M. de Lansalumey, qui décidément n’y comprenait rien, disait à Maxence :

— Eh quoi ! une telle émotion… en présence d’une lettre… adressée en 1515, à l’un des guerriers de Marignan !

— Heu ! grommela Maxence ahuri et stupide.

Au même instant Magdeleine reprenait ses sens.

— Dieu soit loué ! ma chère enfant ! dit M. de Lansalumey rasséréné. Ce n’était rien. Maintenant, mes amis, voyez la grande nouvelle : mon front vient d’être couronné…

Un vague sourire erra sur le visage des deux coupables un peu remis de leur émoi.

— …Couronné des lauriers académiques, acheva le savant.

Et il tendit à ses interlocuteurs abasourdis le Journal officiel, qui proclamait sa gloire et annonçait que l’illustre érudit était nommé membre de l’Institut à l’unanimité des votants, digne récompense de ses doctes travaux sur l’invasion du Milanais par François Ier.

Félix Fénéon.