Texte validé

L’Art (Rodin)/L’Utilité

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 287-313).



CHAPITRE XI


L’UTILITÉ DES ARTISTES


La veille du vernissage, je rencontrai Auguste Rodin au Salon de la Société Nationale. Il était accompagné de deux de ses élèves, passés maîtres eux-mêmes : l’excellent sculpteur Bourdelle, qui a exposé cette année un farouche Héraklès perçant de ses flèches les oiseaux du lac Stymphale, et Despiau, qui modèle des bustes d’une exquise finesse.

Tous trois étaient arrêtés devant une image du dieu Pan, que Bourdelle, dans sa fantaisie d’artiste, a sculptée à la ressemblance de Rodin. L’auteur de cette œuvre s’excusait d’avoir mis deux petites cornes au front de son maître. Et Rodin, en riant :


— Vous le deviez, puisque c’est Pan que vous représentiez. D’ailleurs Michel-Ange a donné des cornes semblables à son Moïse. Elles sont l’emblème de la toute-puissance et de la toute-sagesse, et je suis assurément très flatté d’en avoir été gratifié par vos soins.


Comme il était midi, le maître nous invita à déjeuner dans quelque restaurant du voisinage.

Nous sortîmes. Nous étions dans l’avenue des Champs-Élysées.

Sous le vert jeune et acide des marronniers, les autos et les équipages attelés glissaient en files miroitantes. C’était l’étincellement du luxe parisien dans son cadre le plus lumineux et le plus fascinant.

— Ou déjeunerons-nous ? demanda Bourdelle avec une anxiété comique. Dans les restaurants de ces parages, l’on est généralement servi par des maîtres d’hôtel en habit, et c’est ce que je ne puis souffrir : car ces personnages m’intimident. À mon avis, il nous faudrait quelque bon rendez-vous de cochers.

Alors Despiau :

— L’on y mange mieux en effet que dans des maisons somptueuses ou les mets sont sophistiqués. Et telle est bien la secrète pensée de Bourdelle : car la feinte modestie de ses goûts n’est en réalité que de la gourmandise.

Rodin conciliant se laissa mener par eux chez un petit traiteur, qui se dissimulait dans une rue proche des Champs-Élysées. Nous y choisîmes un coin confortable, où nous nous installâmes à notre convenance.

Despiau est d’humeur enjouée et taquine. Il dit à Bourdelle, en lui passant un plat :

— Sers-toi, Bourdelle, bien que tu ne mérites pas d’être nourri, car tu es un artiste, c’est-à-dire un inutile.

— Je te pardonne cette impertinence, dit Bourdelle, car tu en prends pour toi-même la moitié.

Sans doute traversait-il une crise momentanée de pessimisme, car il ajouta :

— D’ailleurs je ne veux pas te contredire. Il est bien vrai que nous ne sommes bons à rien.

Quand je me rappelle mon père, qui était scieur de long, je me dis : Celui-là faisait une besogne nécessaire à la société. Il apprêtait les matériaux avec lesquels sont édifiées les demeures des hommes. Je le revois, mon bon vieux, sciant consciencieusement ses pierres de taille, hiver comme été, dans les chantiers en plein vent. C’était un rude ouvrier, comme il n’y en a plus guère.

Mais moi…, mais nous, quels services rendons-nous à nos semblables ? Nous sommes des jongleurs, des bateleurs, des personnages chimériques, qui amusons le public sur les places foraines. C’est à peine si l’on daigne s’intéresser à nos efforts. Peu de gens sont capables de les comprendre. Et je ne sais si nous sommes dignes de leur bienveillance, car le monde pourrait fort bien se passer de nous.


II


Là-dessus Rodin :


— J’imagine que notre Bourdelle ne pense pas un mot de ce qu’il dit. Pour moi, j’ai une opinion toute contraire à celle qu’il vient


LE LYS BRISÉ, par A. Rodin.


d’exprimer. Je crois que les artistes sont les plus utiles des hommes.


Et Bourdelle, se mettant à rire : — C’est que l’amour de votre profession vous aveugle.


— Non point, car mon jugement s’appuie sur des raisons très solides et dont je pourrais vous faire part.


— Maître, j’ai grand désir de les connaître.


— Prenez donc un peu de ce beaune, que le patron de céans nous recommande. Il vous mettra en meilleure disposition pour m’entendre.


Et quand il nous eut versé à boire :


— Une première remarque. Avez-vous fait réflexion que, dans la société moderne, les artistes, je veux dire les vrais artistes, sont presque les seuls hommes qui exercent leur métier avec plaisir ?


— Il est certain, s’écria Bourdelle, que le travail est toute notre joie, toute notre vie…; mais cela ne signifie pas que…


— Attendez ! Ce qui manque le plus à nos contemporains, c’est, il me semble, l’amour de leur profession. Ils n’accomplissent leur tâche qu’avec répugnance. Ils la sabotent volontiers. Il en est ainsi du haut en bas de l’échelle sociale. Les hommes politiques n’envisagent dans leurs fonctions que les avantages matériels qu’ils peuvent en tirer, et ils paraissent ignorer la satisfaction qu’éprouvaient les grands hommes d’État d’autrefois à traiter habilement les affaires de leur pays.

Les industriels, au lieu de soutenir l’honneur de leur marque, ne cherchent qu’à gagner le plus d’argent qu’ils peuvent en falsifiant leurs produits ; les ouvriers, animés contre leurs patrons d’une hostilité plus ou moins légitime, bâclent leur besogne. Presque tous les hommes d’aujourd’hui semblent considérer le travail comme une affreuse nécessité, comme une corvée maudite, tandis qu’il devrait être regardé comme notre raison d’être et notre bonheur.

Il ne faut pas croire d’ailleurs qu’il en ait toujours été ainsi. La plupart des objets qui nous restent de l’ancien régime, meubles, ustensiles, étoffes, dénotent une grande conscience chez ceux qui les fabriquèrent.

L’homme aime autant travailler bien que travailler mal ; je crois même que la première manière lui sourit davantage, comme plus conforme à sa nature. Mais il écoute tantôt les bons, tantôt les mauvais conseils ; et c’est actuellement aux mauvais qu’il accorde la préférence.

Et, pourtant, combien l’humanité serait plus heureuse, si le travail, au lieu d’être pour elle la rançon de l’existence, en était le but !

Pour que ce merveilleux changement s’opérât, il suffirait que tous les hommes suivissent l’exemple des artistes, ou mieux qu’ils devinssent tous des artistes eux-mêmes : car le mot dans son acception la plus large signifie pour moi ceux qui prennent plaisir à ce qu’ils font. Il serait à désirer qu’il y eût ainsi des artistes dans tous les métiers : des artistes charpentiers, heureux d’ajuster habilement tenons et mortaises ; des artistes maçons, gâchant le plâtre avec amour ; des artistes charretiers, fiers de bien traiter leurs chevaux et de ne pas écraser les passants. Cela formerait une admirable société, n’est-il pas vrai ?

Vous voyez donc que la leçon donnée par les artistes aux autres hommes pourrait être merveilleusement féconde.


— Bien plaidé, fit Despiau. Je me rétracte, Bourdelle, et je reconnais que tu mérites ta nourriture. Reprends de ces asperges, je te prie.


III


M’adressant alors à Rodin :

— Maître, lui dis-je, vous avez, sans nul doute, le don de la persuasion.

Mais, en somme, à quoi bon prouver l’utilité des artistes ? Assurément, comme vous venez de le montrer, leur passion pour le travail pourrait être d’un bienfaisant exemple. Mais le travail même qu’ils exécutent, n’est-il pas foncièrement inutile, et n’est-ce point là précisément ce qui en fait le prix à nos yeux ?


— Comment l’entendez-vous ?

— Je veux dire que, fort heureusement, les œuvres d’art ne comptent point parmi les choses utiles, c’est-à-dire parmi celles qui servent à nous alimenter, à nous vêtir, à nous abriter, à satisfaire en un mot nos besoins corporels. Car, tout au contraire, elles nous arrachent à l’esclavage de la vie pratique et nous ouvrent le monde enchanté de la contemplation et du rêve.


— Mon cher ami, l’on se trompe bien d’ordinaire sur ce qui est utile et ce qui ne l’est pas.

Qu’on nomme utile ce qui répond aux nécessités de notre vie matérielle, j’y consens.

Aujourd’hui, d’ailleurs, l’on considère également comme utiles les richesses qu’on étale uniquement pour en tirer vanité et pour exciter l’envie : et ces richesses sont non seulement inutiles, mais encombrantes.

Pour moi, j’appelle utile tout ce qui nous donne le bonheur. Or, il n’y a rien au monde qui nous rende plus heureux que la contemplation et le rêve. C’est ce qu’on oublie trop de nos jours. L’homme qui, à l’abri du dénuement, jouit en sage des innombrables merveilles que rencontrent à chaque instant ses yeux et son esprit, marche sur terre comme un dieu.


LE PRINTEMPS, par A. Rodin.


Il s’enivre à admirer les beaux êtres pleins de sève qui déploient autour de lui leur frémissante ardeur, fiers échantillons de l’espèce humaine et des races animales, jeunes musculatures en mouvement, admirables machines vivantes, souples, sveltes et nerveuses ; il promène sa joie dans les vallons et sur les coteaux où le printemps se dépense en prodigieuses fêtes vertes et fleuries, en effluves d’encens, en murmures d’abeilles, en bruissements d’ailes et en chansons d’amour ; il s’extasie sur les rides d’argent qui se poursuivent et semblent sourire à la surface des fleuves ; il s’enthousiasme à observer les efforts tentés par Apollon, le dieu d’or, pour écarter les nuages que la terre, au renouveau, élève entre elle et lui comme une pudique amante qui hésite à se dévoiler.

Quel mortel est plus fortuné que celui-là ? Et puisque c’est l’art qui nous enseigne, qui nous aide à goûter de telles jouissances, qui niera qu’il ne nous soit infiniment utile ?

Mais il ne s’agit pas seulement des voluptés intellectuelles. Il s’agit de bien plus. L’art indique aux hommes leur raison d’être. Il leur révèle le sens de la vie, il les éclaire sur leur destinée et par conséquent les oriente dans l’existence.

Quand Titien peignait une société merveilleusement aristocratique où chaque personnage portait écrit sur son visage, empreint dans ses gestes et noté dans son costume, l’orgueil de l’intelligence, de l’autorité et de la richesse, il proposait aux patriciens de Venise l’idéal qu’ils eussent voulu réaliser.

Quand Poussin composait des paysages où semble régner la Raison, tant l’ordonnance en est claire et majestueuse ;


LE GANT DÉCHIRÉ, par Le Titien (Louvre).


quand Puget gonflait les muscles de ses héros ; quand Watteau abritait sous de mystérieux ombrages ses amoureux charmants et


VICTOR HUGO OFFRE SA LYRE À LA VILLE DE PARIS,
par Puvis de Chavannes (Cliché Braun et Cie).



mélancoliques ; quand Houdon faisait sourire Voltaire et courir légèrement Diane chasseresse ; quand Rude, en sculptant sa Marseillaise, appelait au secours de la patrie les vieillards et les enfants, ces grands maîtres français polissaient tour à tour quelques-unes des facettes de notre âme nationale, qui, l’ordre, qui, l’énergie, qui, l’élégance, qui, l’esprit, qui, l’héroïsme, tous la joie de vivre et d’agir librement, et ils entretenaient chez leurs compatriotes les qualités distinctives de notre race.

Le plus grand artiste de notre temps, Puvis de Chavannes, ne s’est-il pas efforcé de répandre sur nous la douce sérénité à laquelle nous aspirons tous ? Ses sublimes paysages, où la Nature sacrée semble bercer sur son sein une humanité aimante, sage, auguste et simple à la fois, ne sont-ils point pour nous d’admirables leçons ? Assistance aux faibles, amour du travail, dévouement, respect de la haute pensée, il a tout exprimé, cet incomparable génie ! C’est une merveilleuse lumière sur notre époque. Il suffit de regarder l’un de ses chefs-d’œuvre, sa Sainte Geneviève, son Bois Sacré de la Sorbonne ou bien son magnifique Hommage à Victor Hugo dans l’escalier de l’Hôtel de Ville, pour se sentir capable de nobles actions.


LA JEUNE MÈRE, par A. Rodin.

Les artistes et les penseurs sont comme des lyres infiniment délicates et sonores. Et les vibrations que tirent d’eux les circonstances de chaque époque se prolongent chez tous les autres mortels.

Sans doute les hommes capables de goûter de très belles œuvres d’art sont rares ; et, d’ailleurs, dans les musées ou même sur les places publiques elles ne sont regardées que par un nombre restreint de spectateurs. Mais les sentiments qu’elles contiennent ne finissent pas moins par s’infiltrer jusque dans la foule. Au-dessous des génies, en effet, d’autres artistes de moindre envergure reprennent et vulgarisent les conceptions des maîtres ; les écrivains sont influencés par les peintres, comme ceux-ci le sont par les littérateurs : il y a un continuel échange de pensées entre tous les cerveaux d’une génération ; les journalistes, les romanciers populaires, les illustrateurs, les dessinateurs d’images mettent à la portée de la multitude les vérités que de puissantes intelligences ont découvertes. C’est comme un ruissellement spirituel, comme un jaillissement qui se déverse en de multiples cascades, jusqu’à former la grande nappe mouvante qui représente la mentalité d’un temps.

Et il ne faut pas dire, comme on en a l’habitude, que les artistes ne font que refléter les sentiments de leur milieu. Ce serait déjà beaucoup. Car il n’est pas inopportun de présenter aux autres hommes un miroir pour les aider à se connaître. Mais ils font davantage. Certes, ils puisent largement au fonds commun amassé par la tradition, mais ils accroissent aussi ce trésor. Ils sont vraiment des inventeurs et des guides.

Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer que la plupart des maîtres précédèrent, et de beaucoup parfois, le temps où triompha leur inspiration. Poussin peignit sous Louis XIII nombre de chefs-d’œuvre dont la noblesse régulière présage le caractère du règne suivant. Watteau, dont la
SŒUR ET FRÈRE, par A. Rodin.
(Cliché de l’Art et les Artistes).
grâce nonchalante paraît avoir présidé à tout le règne de Louis XV, ne vécut pas sous ce roi, mais sous Louis XIV et mourut sous le Régent. Chardin et Greuze, qui, en célébrant le foyer bourgeois, annoncèrent, semble-t-il, une société démocratique, vécurent sous la monarchie. Prudhon, mystique, doux et las, revendiqua au milieu des stridentes fanfares impériales le droit d’aimer, de se recueillir, de rêver, et il s’affirma comme le précurseur des romantiques… Et plus près de nous, Courbet et Millet n’ont-ils pas évoqué sous le second Empire les fatigues et la dignité de la classe populaire, qui, depuis, sous la troisième République, a conquis une place si prépondérante dans la société.

Je ne dis pas que ces artistes aient déterminé les grands courants où se reconnaît leur esprit. Je dis seulement qu’ils ont inconsciemment contribué à les former ; je dis qu’ils ont fait partie de l’élite intellectuelle qui créa ces tendances. Et, bien entendu, cette élite n’est point composée des artistes seuls, mais aussi des écrivains, philosophes, romanciers et publicistes.

Ce qui prouve encore que les maîtres apportent à leur génération des idées et des inclinations nouvelles, c’est que souvent ils ont grand’peine à les faire accepter. Ils passent parfois presque toute leur vie à lutter contre la routine. Et plus ils ont de génie, plus ils ont de chances d’être longtemps méconnus. Corot, Courbet, Millet, Puvis de Chavannes, pour ne citer que ceux-là, n’ont été unanimement acclamés que sur la fin de leur carrière.

On ne fait pas impunément du bien aux hommes. Du moins, par cette obstination à enrichir l’âme humaine, les maîtres de l’art ont mérité que leur nom fût sacré après leur mort.

Voilà, mes amis, ce que je voulais vous dire sur l’utilité des artistes.


IV


Je déclarai que j’étais persuadé.

— Je ne demandais qu’à l’être, fit à son tour Bourdelle ; car j’adore mon métier, et ma boutade de tout à l’heure me fut soufflée sans doute par quelque mélancolie passagère ; ou plutôt, désireux d’entendre l’apologie de ma profession, j’ai agi comme ces femmes coquettes qui se plaignent d’être laides pour provoquer les compliments.

Il y eut quelques instants de silence : car nous songions à ce qui venait d’être dit. L’appétit d’ailleurs n’y perdit rien et les fourchettes firent merveille pendant cette trêve.

Puis, m’avisant que Rodin s’était modestement oublié en indiquant l’influence spirituelle des maîtres :

— Vous-même, lui dis-je, vous aurez exercé, sur votre époque, une action qui, certainement, se prolongera sur les générations prochaines.

En célébrant avec tant de force notre être intérieur, vous aurez aidé à l’évolution de la vie moderne.

Vous avez montré la valeur immense que chacun de nous aujourd’hui attache à ses pensées, à ses tendresses, à ses songes et souvent aux égarements de sa passion. Vous avez consigné les ivresses amoureuses, les rêveries virginales, les fureurs du désir, les vertiges de la méditation, les élans d’espérance, les crises d’accablement.

Sans cesse, vous avez exploré le domaine mystérieux de la conscience individuelle et vous l’avez découvert toujours plus vaste.

Vous avez observé que dans l’ère où nous entrons, rien n’a autant d’importance pour nous que nos propres sentiments, notre propre personne intime. Vous avez vu que chacun de nous, homme de pensée, homme d’action, mère, jeune fille, amante, faisait de son âme le centre de l’univers. Et cette disposition qui chez nous était presque inconsciente, vous nous l’avez révélée à nous-mêmes.

À la suite de Victor Hugo, qui, magnifiant dans la poésie les joies et les tristesses de l’existence privée, a chanté la mère près du berceau de son enfant, le père sur la tombe de sa fille, l’amant devant ses souvenirs de bonheur, vous avez exprimé, dans la sculpture, les plus profondes, les plus secrètes émotions de l’âme.

Et nul doute que cette puissante vague d’individualisme qui passe sur la vieille société ne la modifie peu à peu. Nul doute que, grâce aux efforts des grands artistes et des grands penseurs qui invitent chacun de nous à se considérer comme un but suffisant pour lui-même et à vivre selon son cœur, l’humanité ne finisse par balayer toutes les tyrannies qui compriment encore l’individu et ne supprime les inégalités sociales qui asservissent ceux-ci et ceux-là, le pauvre au riche, la femme à l’homme, le faible au fort.

Vous aurez beaucoup travaillé, vous, par la sincérité de votre art, à l’avènement progressif de cet ordre nouveau.

Là-dessus, Bourdelle de dire :

— Jamais l’on n’a parlé plus juste.

Mais Rodin, avec un sourire :


— Votre grande amitié m’accorde une trop belle place parmi les champions de la pensée moderne.

Il est vrai du moins que j’ai cherché à être utile, en formulant aussi nettement que je l’ai pu ma vision des êtres et des choses.

Despiau dégustait en connaisseur un petit verre de vieux marc.

— Je retiendrai l’adresse de ce restaurant, fit-il.

— Ma foi, lui dis-je, j’y prendrais volontiers pension si le maître Rodin y venait converser tous les jours avec ses élèves.

Un instant après, Rodin reprit :


— Si j’ai insisté sur notre utilité et si j’y insiste encore, c’est que, seule, cette considération dans le monde où nous vivons peut nous ramener les sympathies auxquelles nous avons droit.

L’on ne se préoccupe aujourd’hui que d’intérêt : je voudrais que cette société pratique se convainquît qu’elle a au moins autant d’intérêt à honorer les artistes que les usiniers et les ingénieurs.