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L’Art (Rodin)/Le réalisme dans l’art

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Texte établi par Paul GsellGrasset (p. 19-36).



CHAPITRE PREMIER


LE RÉALISME DANS L’ART


À l’extrémité de la longue rue de l’Université, tout près du Champ-de-Mars, en un vrai coin de province désert et monastique, se trouve le Dépôt des Marbres.

Dans une vaste cour envahie par l’herbe, dorment de lourds blocs grisâtres, offrant par places des cassures fraîches d’une blancheur givrée. Ce sont les marbres que l’État tient en réserve pour les sculpteurs qu’il honore de ses commandes.

Sur l’un des côtés de cette cour, s’alignent une dizaine d’ateliers qui ont été concédés à différents statuaires. Petite cité artistique merveilleusement calme, qui semble un béguinage d’un genre nouveau.
Bas-relief de la PORTE DE L’ENFER

Rodin occupe deux de ces cellules. L’une abrite sa  Porte de l’Enfer moulée en plâtre et saisissante dans son inachèvement. Il travaille dans l’autre.

Plus d’une fois, j’ai été lui rendre visite en ce lieu, le soir, alors qu’il terminait sa journée de noble labeur. Prenant une chaise, j’attendais le moment où la nuit le forcerait à s’arrêter : et je le regardais à l’œuvre. Le désir de mettre à profit les derniers rayons du jour lui donnait la fièvre.

Je le revois pétrissant dans la glaise de petites ébauches rapides. C’est un jeu auquel il se complaît dans l’intervalle des soins plus patients qu’il donne à de grandes figures. Ces esquisses lancées d’un jet le passionnent, parce qu’elles lui permettent de saisir au vol de beaux gestes dont la vérité fugitive pourrait échapper à une étude plus approfondie, mais plus lente.
Bas-relief de la PORTE DE L’ENFER

Sa méthode de travail est singulière.

Dans son atelier circulent ou se reposent plusieurs modèles nus, hommes et femmes.

Rodin les paie pour qu’ils lui fournissent constamment l’image de nudités évoluant avec toute la liberté de la vie. Il les contemple sans cesse, et c’est ainsi qu’il s’est familiarisé de longue date avec le spectacle des muscles en mouvement. Le nu qui pour les modernes est une révélation exceptionnelle, et qui, même pour les sculpteurs, n’est généralement qu’une apparition dont la durée se limite à la séance de pose, est devenu pour Rodin une vision habituelle. Cette connaissance coutumière du corps humain, que les anciens Grecs acquéraient à contempler les exercices de la palestre, le lancement du disque, les luttes au ceste, le pancrace et les courses à pied et qui permettait à leurs artistes de parler naturellement le langage du nu, l’auteur du Penseur se l’est assurée par la présence continuelle d’êtres humains dévêtus qui vont et viennent sous ses yeux. Il est arrivé de cette façon à déchiffrer l’expression des sentiments sur toutes les parties du corps.

Le visage est généralement considéré comme le seul miroir de l’âme ; la mobilité des traits de la face nous semble l’unique extériorisation de la vie spirituelle.

En réalité, il n’est pas un muscle du corps qui ne traduise les variations intérieures. Tous disent la joie ou la tristesse, l’enthousiasme ou le désespoir, la sérénité ou la fureur… Des bras qui se tendent, un torse qui s’abandonne sourient avec autant de douceur que des yeux ou des lèvres. Mais pour pouvoir interpréter tous les aspects de la chair, il faut s’être entraîné patiemment à épeler et à lire les pages de ce beau livre. C’est ce que firent les maîtres antiques aidés par les mœurs de leur civilisation. C’est ce qu’a refait Rodin de nos jours par la force de sa volonté.

Il suit du regard ses modèles ; il savoure silencieusement la beauté de la vie qui joue en eux ; il admire la souplesse provocante de telle jeune femme qui s’incline pour ramasser un ébauchoir, la grâce délicate de telle autre qui étire ses bras en soulevant sa chevelure d’or au-dessus de sa tête, la nerveuse vigueur d’un homme qui marche, et quand celui-ci ou celles-là donnent un mouvement qui lui plaît, il demande que cette pose soit gardée. Alors vite il prend son argile… et une maquette est bientôt sur pied ; puis avec autant de promptitude, il passe à une autre qu’il façonne de même.


JEUNE FEMME, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


Certain soir, quand la nuit eut commencé à feutrer l’atelier de traits d’ombre, et tandis que les modèles se rhabillaient derrière des paravents, je m’entretins avec le maître de sa méthode artistique.

— Ce qui m’étonne chez vous, lui dis-je, c’est que vous agissez tout autrement que vos confrères. Je connais beaucoup d’entre eux et je les ai vus au travail. Ils font monter le modèle sur le piédestal qu’on nomme la table et ils lui commandent de prendre telle ou telle pose. Le plus souvent même ils lui plient ou lui allongent les bras et les jambes à leur guise, ils lui inclinent ou lui redressent le torse et la tête suivant leur désir, tout à fait comme s’il s’agissait d’un mannequin articulé. Puis ils se mettent à la besogne.

Vous, au contraire, vous attendez que vos modèles prennent une attitude intéressante, pour la reproduire. Si bien que c’est vous qui paraissez être à leurs ordres plutôt qu’eux aux vôtres.

Rodin, qui était en train d’envelopper ses figurines de linges mouillés, me répondit doucement :


— Je ne suis pas à leurs ordres, mais à ceux de la Nature.

Mes confrères ont sans doute leurs raisons pour travailler comme vous venez de le dire. Mais, en violentant ainsi la Nature, et en traitant des


ÈVE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


créatures humaines comme des poupées, ils risquent de produire des œuvres artificielles et mortes.

Quant à moi, chasseur de vérité et guetteur de vie, je me garde d’imiter leur exemple. Je prends sur le vif des mouvements que j’observe, mais ce n’est pas moi qui les impose.



DANAÏADE, par A. Rodin (Cliché Bulloz).


Même lorsqu’un sujet que je traite me contraint à solliciter d’un modèle une attitude déterminée, je la lui indique, mais j’évite soigneusement de le toucher pour le placer dans cette pose, car je ne veux représenter que ce que la réalité m’offre spontanément.

En tout j’obéis à la Nature et jamais je ne prétends lui commander. Ma seule ambition est de lui être servilement fidèle.


— Pourtant, fis-je avec quelque malice, ce n’est point la Nature telle quelle que vous évoquez dans vos œuvres.

Il s’arrêta brusquement de manier les bandelettes humides :


— Si fait, telle quelle ! répondit-il en fronçant le sourcil.


— Vous êtes obligé de la changer…


— En aucune façon ! Je me maudirais de le faire !


— Mais enfin la preuve que vous la changez, c’est que le moulage ne donnerait pas du tout la même impression que votre travail.

Il réfléchit un court moment et me dit :


— C’est juste ! mais c’est que le moulage est moins vrai que ma sculpture.

Car il serait impossible à un modèle de conserver une attitude vivante pendant tout le temps qu’on mettrait à le mouler. Tandis que moi je garde dans ma mémoire l’ensemble de la pose et je demande sans cesse au modèle de se conformer à mon souvenir.

Il y a mieux.

Le moulage ne reproduit que l’extérieur ; moi je reproduis en outre l’esprit, qui certes fait bien aussi partie de la Nature.

Je vois toute la vérité et non pas seulement celle de la surface.

J’accentue les lignes qui expriment le mieux l’état spirituel que j’interprète.


Ce disant, il me montrait sur une selle près de moi une de ses plus belles statues, un jeune homme à genoux qui lève vers le ciel des bras suppliants. Tout son être est tiré par l’angoisse. Le corps se renverse. Le thorax s’enfle, le cou se tend avec désespoir, et les mains sont comme projetées vers quelque être de mystère auquel elles voudraient se raccrocher.


— Tenez ! me dit Rodin, j’ai accusé la saillie des muscles qui traduisent la détresse. Ici, ici, là… j’ai exagéré l’écartèlement des tendons qui marquent l’élan de la prière…


APPEL SUPRÊME, par A. Rodin

Et du geste, il soulignait les parties les plus nerveuses de son œuvre.

— Je vous tiens, maître ! fis-je ironiquement : vous dites vous-même que vous avez accusé, accentué, exagéré. Vous voyez donc bien que vous avez changé la Nature.

Il se mit à rire de mon obstination.



INVOCATION, par A. Rodin (Cliché Bulloz).

— Eh bien non ! répondit-il, je ne l’ai pas changée. Ou plutôt, si je l’ai fait, c’était sans m’en douter sur le moment même. Le sentiment, qui influençait ma vision, m’a montré la Nature telle que je l’ai copiée…

Si j’avais voulu modifier ce que je voyais, et faire plus beau, je n’aurais rien produit de bon.


Un instant après, il reprit :


— Je vous accorde que l’artiste n’aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences.

Mais enfin le seul principe en art est de copier ce que l’on voit. N’en déplaise aux marchands d’esthétique, toute autre méthode est funeste. Il n’y a point de recette pour embellir la Nature.

Il ne s’agit que de voir.

Oh ! sans doute, un homme médiocre en copiant ne fera jamais une œuvre d’art : c’est qu’en effet il regarde sans voir, et il aura beau noter chaque détail avec minutie, le résultat sera plat et sans caractère. Mais le métier d’artiste n’est pas fait pour les médiocres et à ceux-là les meilleurs conseils ne sauraient donner le talent.

L’artiste au contraire voit : c’est-à-dire que son œil enté sur son cœur lit profondément dans le sein de la Nature.

Voilà pourquoi l’artiste n’a qu’à en croire ses yeux.