L’Art de lire/III. Les Livres de sentiment

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Hachette (p. 22-45).


CHAPITRE III

LES LIVRES DE SENTIMENT



Il est permis de lire un peu moins lentement les auteurs qui ont pour matière les sentiments de l’âme humaine, guère moins du reste. Là aussi il faut, sous d’autres formes, de la réflexion et même de la discussion et par conséquent tout le contraire de la hâte. Cependant ici, je suis tout à fait d’avis qu’il faut commencer par s’abandonner. L’auteur sentimental peint les sentiments du cœur moins pour les peindre que pour nous les inspirer. Il est un semeur de sentiments comme le philosophe est un semeur d’idées. Avant tout, il veut toucher. Toucher, c’est faire partager au lecteur les sentiments qu’on a prêtés à ses personnages ; c’est nous mettre, par une sorte de contagion, dans l’état d’âme et dans les divers états d’âmes des personnages qu’on a créés. Si l’auteur ne réussit point à cela, s’il ne touche pas du tout, laissons-le ; mais s’il nous touche un peu, ne résistons-pas, laissons-nous conduire à cet aimable guide, laissons-nous aller à l’impression, laissons-nous toucher, laissons-nous attendrir. Nous ne nous appartenons plus, il est vrai ; mais c’est peut-être pour cela que nous avons pris en main un romancier ou un poète. Cette possession de nous-mêmes par une fiction est une chose assez curieuse. C’est une sorte d’enivrement, et c’est-à-dire c’est à la fois une perte et une augmentation de notre personnalité. C’est un état suggestif. En lisant un roman qui nous passionne, nous ne sommes plus nous-mêmes et nous vivons dans les personnages qui nous sont présentés et dans les lieux qui nous sont peints par le magus, comme dit très bien Horace, c’est-à-dire par l’hypnotiseur. Il y a perte de notre personnalité.

Mais aussi il y a augmentation de notre personnalité en ce sens que, dans cette vie d’emprunt, nous nous sentons vivre plus puissamment, plus amplement, plus magnifiquement qu’à l’ordinaire. Et ce moi d’emprunt, vivant d’une vie plus riche que le moi proprement dit, c’est encore nous-mêmes. Le moi proprement dit en est comme le support et est heureux de le supporter et de s’en sentir agrandi. Ou il est comme le vase qui le reçoit et qui est heureux de le recevoir, et comme un vase qui, en recevant, s’agrandirait, s’élargirait, se dépasserait. Nous recevons en nous l’âme de la princesse de Clèves et, tout en sentant fort bien que c’est d’une autre âme que nous vivons pour une heure, nous sentons aussi que notre âme à nous enveloppe l’âme étrangère qu’elle reçoit, et s’en pénètre et s’en enrichit merveilleusement, ou du moins d’une façon qui nous parait merveilleuse.

Pour vous rendre compte de cette hypnose, portez votre attention sur le moment du réveil. En posant le beau roman, nous nous réveillons au sens propre du mot, nous nous frottons les yeux, nous nous étirons, nous nous ébrouons ; nous sentons très nettement que nous passons d’une vie dans une autre et que nous nous diminuons, ou que nous tombons de haut. C’est une âme qui s’était unie à la nôtre, à laquelle nous nous étions unis et qui nous quitte.

Voilà ce que j’appelle s’abandonner, ce qui est nécessaire absolument quand c’est à un écrivain de sentiment que l’on a affaire. Mais, il est bien entendu qu’il n’est pas défendu de se reprendre et ressaisir, et il y a même à se reprendre et à réfléchir des plaisirs nouveaux. Réfléchir sur une œuvre d’imagination consiste surtout en ceci : se demander si les personnages sont vraisemblables et naturels et goûter leur vérité, comme en lisant l’on a goûté la beauté, l’intensité de leur vie morale. On me dira : selon quel critérium pourrons-nous juger de la vérité d’un personnage ? Je répondrai : par ce que vous avez vu et observé autour de vous. Sans doute, c’est là un très petit champ d’observation, et ce qu’on en a tiré est par conséquent un critérium, pour ainsi parler, très pauvre. Je ne connais pourtant pas d’autre moyen de juger de la vérité.

Il est probable que, par manque de termes de comparaison, nous nous trompons très fréquemment et que l’auteur qui nous dit : « Ces personnages que vous trouvez invraisemblables, je les ai connus » a raison. Cependant les hommes ne sont pas si différents les uns des autres qu’on ne puisse, avec un certain nombre d’observations personnelles, juger par comparaison des personnages que les auteurs nous présentent. Ce qui, dans la réalité, est à portée de nos regards est une moyenne de l’humanité. Ce que les auteurs mettent sous nos yeux, ce sont êtres qui, ou sont dans la moyenne de l’humanité, ou s’en écartent en étant supérieurs ou inférieurs à elle, mais doivent lui ressembler et sont de purs monstres d’imagination s’ils ne lui ressemblent pas. Vous avez donc les éléments nécessaires et suffisants pour juger de la vérité des peintures. Vous n’avez jamais vu le père Grandet ; mais vous avez connu tel avare, M. X…, et, en réfléchissant sur le père Grandet, vous vous dites : « …et il est très vrai ; Le père Grandet c’est M. X…, tel que serait celui-ci s’il était plus poussé, plus entraîné par la fougue de la passion, placé du reste, dans des conditions un peu différentes, dans une petite ville ou dans un village, etc. »

La lecture des romans suppose ainsi comme condition nécessaire du second moment, je veux dire de la réflexion qui juge, une assez grande connaissance des hommes, et je n’entends par là qu’une assez grande habitude d’observer les hommes autour de soi. Les jeunes ouvrières qui lisent les romans à très bon marché ne sont capables que de l’enthousiasme du premier moment, que de ce que j’ai appelé l’abandonnement ; le second moment n’existe que pour ceux qui sont plus âgés et qui sont doués d’une certaine faculté d’observation et de mémoire ; mais ceux-ci goûtent des plaisirs beaucoup plus vifs, étant encore capables de s’abandonner, l’étant surtout de comparer le roman à la vie et d’éprouver des sensations d’admiration très vive quand ils estiment que le roman a copié la vie avec sûreté ou plutôt l’a déformée de manière à accuser plus vigoureusement ses traits caractéristiques.

Une des plus fortes parmi ces sensations est celle-ci : voir dans le roman ce qu’on avait vu dans la vie, mais le voir d’une façon plus nette et plus accusée. La connaissance que nous avions d’un caractère est juste sans doute, mais elle est générale ; elle est d’ensemble et par conséquent elle est flottante encore ; ce qui nous ravit, c’est d’avoir retrouvé dans le roman cette même connaissance sous un rayon plus vif qui fait sortir les traits de détail, qui met en relief les particularités significatives et qui nous fait dire : « Comme c’est vrai ! J’avais entrevu cela, je ne l’avais pas vu ; j’en avais l’intuition, je n’en avais pas pris possession. » Le roman, s’il est bon, nous aide à capter la vie elle-même qui nous fuyait, qui échappait à demi à nos prises nonchalantes.

La lecture est ainsi faite de ce que nous savons, de ce que nous apprenons et de ce que nous n’apprenons que parce que nous le savions déjà et de ce que nous savons mieux maintenant parce que nous venons de le rapprendre. Nous allons ainsi de la réalité à la fiction, et la fiction n’a de prix pour nous que si à nos yeux mêmes elle est pénétrée de réalité, et la réalité nous est plus intéressante quand nous y revenons après avoir traversé la fiction pénétrée d’elle.

Un autre critérium à juger la fiction et par conséquent à en jouir davantage si elle est bonne, c’est de regarder en nous-mêmes. On demandait à Massillon, très honnête homme : « Où prenez-vous donc la matière de toutes les peintures de vice que vous faites ? » Il répondit : « en moi-même ». Il est ainsi. Chacun de nous se suffirait presque pour peindre tous les vices et aussi toutes les vertus, s’il savait peindre ; pour reconnaître, du moins, la vérité de toutes les peintures de toutes les vertus et de tous les vices. Chacun de nous est un petit monde où le monde entier se voit en raccourci et est véritablement comme en germe, et le proverbe italien cité par Pascal est très exact : « Le monde entier est fait comme notre famille » et même comme nous. Or, ces semences de toutes les vertus et de tous les vices qui sont en nous, nous permettent très bien de juger ce qu’il y a de réalité dans les fictions. Une fiction, c’est toujours une partie de nous qui, aux mains de l’auteur, est devenue un personnage, une autre partie de nous qui est devenue un autre personnage, et ainsi de suite, et c’est encore le plus souvent par retour sur nous-mêmes que nous jugeons.

La lecture exige donc de nous que nous soyons capables d’analyse auto-psychologique, et il n’y a très bons lecteurs que ceux qui en sont capables. J’ai entendu une femme de trente ans dire : « Je n’ai jamais pu comprendre ce qu’on trouve d’intéressant dans Madame Bovary. » J’ai pensé à lui répondre : « Ce qu’on trouve d’intéressant dans Madame Bovary, c’est vous », car il n’y a pas de femme de trente ans, je ne dis point qui ne soit Madame Bovary, mais qui ne contienne en elle une Madame Bovary avec toutes ses aspirations et tous ses rêves et toute sa conception de la vie ; une Madame Bovary latente, qui n’éclora point, comprimée et déroutée par toutes sortes d’autres éléments psychiques, mais qui existe. Seulement la dame dont je parle, très en dehors, très étourdie, n’était pas capable de se discerner elle-même et ne pouvait démêler la Madame Bovary qui était en elle, comme, du reste, dans toutes les autres femmes.

Les étonnements mêmes que nous causent quelquefois les fictions, et je parle encore une fois de celles qui sont bonnes, nous amènent à des découvertes. Nous sommes étonnés, choqués, nous nous disons : « mais ce n’est pas vrai ! » Un je ne sais quoi nous avertit que peut-être ce n’est pas si faux que nous croyons ; nous nous interrogeons et il arrive souvent que nous nous disions : « du moins, ce n’est pas impossible ». C’est qu’un retrait inexploré de notre âme s’est à demi révélé à nous, c’est qu’une partie du subconscient, par l’effet de cette aide étrangère, est entrée dans notre conscient, c’est que nous nous voyons plus profondément qu’auparavant.

C’est ainsi que la lecture, si elle exige l’habitude de l’examen de conscience, par contre-coup aussi nous la donne. Du jour, où déjà, bon lecteur, nous nous avisons de comparer les personnages d’une fiction, non aux gens connus de nous, mais à nous-mêmes, nous prenons cette habitude, et nous nous lisons comme un livre, du moins comme un manuscrit difficile, avec attention et application, et quand nous revenons aux livres, nous avons acquis une aptitude plus grande à les comprendre et à les juger, ce qui, du reste, est la même chose. Il est certains livres qu’on ne sait guère comment lire et pour lesquels on sent que l’on n’a point de critérium. Ce sont les livres où sont rapportés, décrits et dépeints, des caractères d’exception. Ce ne sont point des livres faits pour le plaisir, chez l’auteur, de conter, chez le lecteur, d’entendre bien conter ; ce ne sont pas des livres d’observation générale et par conséquent que nous puissions contrôler ; ce ne sont point des livres d’idéalisation et que par conséquent nous puissions contrôler encore en ce sens qu’ils présentent comme réalisé ce qui est en nous belle inspiration, beaux rêves et belles ambitions morales. Ce sont des livres où nous sont présentés des êtres dont l’intérêt même est d’être en dehors de la moyenne, en dehors de la vie connue et en dehors de la vie telle que, à l’ordinaire, nous voudrions qu’elle fût. Telles sont, par exemple, souvent, les créations ou les créatures des frères Goncourt, tel est le principal personnage du Horla de Maupassant, etc. Les auteurs qui ont ce goût nous diront volontiers que ce sont les plus intéressants des livres, puisqu’ils apprennent quelque chose ; ceux que vous pouvez contrôler par vos observations propres ne valent pas la peine d’être écrits, puisque vous pourriez presque les faire et que par conséquent il vous est peu utile de les lire ; les nôtres sont des livres d’observation et les livres d’observation par excellence, puisqu’ils sont d’observation inédite et qu’ils étendent le domaine de l’observation.

Ils nous étonnent pourtant et nous désorientent, parce que nous ne nous y sentons pas sur un terrain sûr et que nous ne pouvons plus les contrôler même partiellement et que, pour ainsi dire, ils nous demandent trop de confiance.

On voudrait le plus souvent que ces livres-ci fussent placés par les auteurs en terre étrangère et donnés comme des relations de voyage. D’un Japonais, rien n’étonne beaucoup, et l’on n’est point surpris que, par rapport à nous, un Japonais soit très exceptionnel et que nous manquions de critérium pour juger s’il est vrai ou faux.

On voudrait encore que l’auteur nous donnât sa parole d’honneur que le fait est vrai et que les caractères sont vrais, auquel cas on lirait ces livres comme des livres scientifiques rapportant des observations toutes nouvelles et tout étranges et plus intéressants que tous les autres en effet, car ce n’est point un cas classique de fièvre muqueuse qui intéressera un médecin ; mais la parole d’honneur du romancier n’est point de ces choses qui nous puissent mettre en pleine assurance.

Le moyen le plus usité et le meilleur assurément qu’emploient les romanciers qui savent leur métier est d’entourer le cas exceptionnel d’un bon nombre de faits d’observation très courante au contraire et bien connus. À ce compte nous leur faisons confiance, parce que nous voyons qu’ils savent bien observer ce que nous observons nous-mêmes et nous les respectons comme bons observateurs et nous supposons qu’ils l’ont été aussi des cas exceptionnels qu’ils nous rapportent ; et ce cas exceptionnel bénéficie, en quelque sorte, de l’exactitude de tout ce qui l’entoure.

Moi, tout compte fait, je ne saurais trop dire comment il faut lire ces livres-ci. Ils échappent un peu aux moyens ordinaires de lecture. Le plus souvent on les lit comme purs et simples ouvrages d’imagination, et l’on ne sait gré à l’auteur que de sa faculté d’imaginer, contre quoi précisément il proteste, disant : « Si c’était imaginé, ce ne serait pas intéressant » et se fâchant comme un historien dont on dirait qu’il est un romancier très curieux.

L’exceptionnel en littérature est plein de danger. La littérature proprement dite est la peinture de notre âme à tous et de nos mœurs à nous tous, avec une certaine exagération savante destinée à mettre en relief les parties les plus importantes et les plus intéressantes de la vérité elle-même. Et c’est cette exagération qui fait les caractères d’exception, comme les Harpagon, les Tartuffe, les Chimène, les Pauline, les Monime et les Mithridate ; mais ces exceptions, n’étant qu’une exagération habile et un agrandissement de la vérité elle-même, sont reconnaissables et contrôlables encore. Un vers du bon Sanson, l’acteur, est très amusant.

C’est surtout dans l’excès qu’il faut de la mesure.

Il y a sans doute une certaine naïveté dans la forme ; mais il a parfaitement raison ; je dirai de même, et avec autant d’ingénuité, que c’est surtout dans l’exceptionnel qu’il faut un fond de vérité générale qui nous persuade que, si anormal qu’il soit, il est vrai encore, et qui, par là, lui rende en quelque sorte son autorité sur nous et par suite son intérêt. Quant à l’exceptionnel tout pur, le plus souvent il rebute par son caractère, apparemment hybride, par l’incertitude où l’on est s’il est une vérité, auquel cas il n’y aurait rien de plus intéressant, ou s’il est une fantaisie, auquel cas il n’intéresse que sur l’auteur, doué d’un tour d’imagination si particulier.

Je dis souvent : « l’exceptionnel du roman ne me renseigne que sur l’exceptionnel de l’auteur, ce qui du reste est déjà de quelque valeur ».

Beaucoup de lecteurs pourtant s’intéressent à l’exceptionnel proprement dit, lisant, disent-ils, pour se secouer, pour se dépayser, pour voir du nouveau et du tout nouveau, et précisément ne tenant point à contrôler, ce qui n’est que se ramener au déjà vu et au train, peu aimé, de tous les jours. Je ne songe pas à leur en vouloir ; mais il me semble que peut-être il vaudrait mieux qu’ils s’adressassent à un autre art qu’à la littérature. Ce qui nous fait sortir de la vie où nous sommes, ce n’est ni la littérature, si romanesque ou si poétique qu’elle puisse être, ni la peinture, ni la sculpture, c’est l’architecture et la musique, aux deux pôles, pour ainsi dire, de l’art : l’architecture qui, tout compte fait et quoi qu’on ait pu dire, ne copie rien et n’est que combinaison de belles lignes tout abstraites et tirées de notre conception intime et pure des belles lignes ; la musique qui ne copie rien et qui ne peint que des états d’âme et qui ne suggère que des états d’âme.

Encore l’architecture ramène la pensée à la vie civile, en ce sens qu’un monument est fait pour recevoir une foule en vue de tel ou tel acte et doit jusqu’à un certain point avoir le caractère qui convient à cet acte, comme il a la forme qui s’y prête, et une école ne doit pas présenter les mêmes combinaisons de lignes qu’une église ; — et la musique seule est tout à fait l’art qui permet qu’on échappe à la vie et qui aide à en sortir ; et c’est l’expression même de la rêverie.

Les amateurs d’exceptionnel en littérature et qui l’aiment, non point parce qu’ils sont blasés sur le normal, mais par goût de s’évader de la vie réelle, se trompent donc, je crois, en s’adressant à la littérature, y entretiennent en se plaisant à lui un genre qui, en littérature, est un genre faux, et feraient mieux, je crois, de s’adresser, selon leurs tempéraments particuliers, à l’un ou à l’autre des deux autres arts que j’ai dits.

Quoi qu’il en soit, il y a lectures très différentes selon les différentes natures d’esprit, et par suite il y a, et elle est amusante, décevante aussi ou peu sûre, et telle qu’il ne faut pas s’y fier légèrement, mais assez instructive en somme, une étude des esprits et même des âmes, une étude des hommes par ce qu’ils se montrent comme lecteurs.

Celui, par exemple, qui ne peut lire que des narrations, le lecteur d’Alexandre Dumas, n’est pas pour autant un homme d’action et quelquefois même il est très paresseux, mais le plus souvent il n’est ni un observateur des autres ni un observateur de soi-même et il n’a ni vie intérieure ni vie extérieure intellectuelle.

Il est amateur de courses et volontiers spectateur de départs d’aviation ; il est, sauf quand il est atteint de paresse physique, très grand voyageur, les voyages étant, sinon tout à fait, comme a dit Emerson, « le paradis des sots », du moins le paradis de tous ceux à qui le don d’observer ou de méditer est refusé, ni la méditation ni même l’observation ne demandant plus de six kilomètres carrés pour se satisfaire.

Il est très volontiers conteur et conteur de soi-même. Il est celui qui dit le plus : « j’étais là, telle chose m’advint ». Il conte beaucoup, raisonne peu, ne réfléchit jamais et ignore le repentir. C’est un homme aimable dont la société est aussi agréable qu’elle est inutile, s’il est vrai, ce que l’on pourra contester, que ce qui est agréable puisse être inutile.

Le lecteur qui n’aime que le roman réaliste est généralement un esprit juste, droit, pondéré, qui a de bons yeux, un bon raisonnement, qui ne se trompera guère, que l’on ne trompera pas souvent et qui se tirera bien de l’affaire de la vie. Il a une tendance au pessimisme, ou plutôt, car le grand pessimiste est toujours un idéaliste froissé, il a une tendance à trouver tout médiocre, à bien compter là-dessus et à s’en accommoder sans trop de peine. Des hommes il se console par en médire et il est de ceux, signe d’âme triste et un peu mauvaise, pour qui la médisance est une consolation.

L’amateur de livres réalistes n’est pas très bon. Il trouve souvent que son auteur n’est pas assez noir, et il lui donnerait des conseils dans le sens d’une plus grande sévérité et des avis très vigoureux sur la bassesse humaine.

L’amateur de livres réalistes est d’une société un peu attristante. On l’estime dans les salons personnage indésirable à moins qu’il n’ait de l’esprit et de l’humour, en considération de quoi l’on pardonne en ces lieux-là absolument tout.

Le lecteur de livres idéalistes où les personnages ont des vertus extraordinaires et des délicatesses de sentiments inattendues est généralement une lectrice : « J’ai pour moi les jeunes gens et les femmes », disait Lamartine, et George Sand aurait pu le dire aussi sans se tromper aucunement. Le lecteur de livres idéalistes n’est pas nécessairement optimiste ; mais il aime à croire à la noblesse de la nature humaine au moins chez un certain nombre d’individus privilégiés parmi lesquels il se place et non pas toujours à tort. Il a des mouvements généreux : il a au moins des mouvements généreux qui, pour n’être pas toujours suivis d’un plein effet, doivent pourtant lui être comptés. Il se fait une âme très spéciale qui est composée de celle d’abord qu’il a apportée avec lui et qui tendait naturellement à l’idéal, de celle ensuite qu’il a tirée de ses livres favoris et qui raffine encore et renchérit sur les instincts primitifs ; il se fait ce qu’on appelle une âme romanesque.

Le romanesque est un être très aimable qui nous donne bien des satisfactions : celle d’abord de l’aimer ; celle ensuite de l’admirer un peu comme un noble exemplaire en somme de l’humanité ; celle ensuite de ne pas le craindre, encore qu’il ne fallût pas, à cet égard, avoir une pleine confiance ; celle enfin de lui donner ces fameux conseils de bon sens, de prudence, de sagesse pratique, qu’à donner nous nous épanouissons, nous nous élargissons, nous nous enorgueillissons et qui comblent de plaisir, de pleine satisfaction, de joie intime et profonde, du sentiment de la supériorité indulgente et bienfaisante, ceux de qui ils partent.

Les lecteurs de poètes ne sont pas très différents des lecteurs de romans idéalistes ; il y a pourtant quelque distinction à faire. Le lecteur des poètes n’est pas seulement un romanesque ; c’est un artiste ou un homme qui a des prétentions à être artiste. Il veut lire dans une « langue artiste », dans cette langue, comme a dit Musset, que le monde entend et ne parle pas et j’ajouterai que le monde n’entend même pas beaucoup. Le lecteur de poètes est un initié ou croit l’être et se flatte de l’être. Il y a entre les poètes et les lecteurs de poètes une franc-maçonnerie qui n’existe pas entre les romanciers et les lecteurs de romans.

Pour le poète, le lecteur des poètes est un homme qui a le chiffre. Et le lecteur des poètes sait qu’il a le chiffre ou il croit l’avoir. Aussi le lecteur de romans idéalistes n’est pas dédaigneux à l’ordinaire, mais le lecteur des poètes l’est presque toujours. Il méprise ceux qui lisent les journaux ; il méprise un peu ceux qui lisent les livres pratiques et les livres d’histoire. Il ne doute point qu’il n’ait une âme de qualité supérieure, une âme nourrie du miel d’Hymette.

Il est rare qu’un lecteur de romans idéalistes écrive lui-même des romans ; il est rare, au contraire, que le lecteur de poètes ne fasse pas des vers lui-même. Il est du Parnasse. Je ne l’en dissuaderai pas, du reste. Dans les livres de philosophie, on va chercher des idées générales, dans les romans réalistes des observations, dans les romans idéalistes de beaux sentiments, dans les poètes tout cela et de plus des inventions de rythme, des trouvailles de mélodie, d’harmonie, toute une technique, qui ici, a autant d’importance que le fond ; et de cette technique on ne jouit, à cette technique on ne se plaît, à cette technique on ne se joue amoureusement, que si soi-même on s’en est mêlé, que si on s’y est essayé, que si l’on en a mesuré les difficultés, que si l’on y a atteint soi-même à quelques petits succès relatifs ; comme il n’y a que les musiciens qui comprennent la musique, et les autres, quand ils croient y entendre quelque chose, sont des snobs, il n’y a que les hommes qui ont été un peu versificateurs qui comprennent les poètes.

S’est-on assez moqué des vers latins qu’on nous faisait faire encore dans notre enfance ! Ils avaient été inventés pour qu’on eût du plaisir à lire Virgile, pour qu’on ne le lût pas comme de l’Aulu-Gelle et par des gens qui savaient qu’ils goûtaient Mozart parce qu’ils avaient joué du violon, et Virgile parce qu’ils avaient fait des vers latins.

Le lecteur de poètes est donc presque toujours un versificateur, ou il l’a été. Il se sent par là d’une classe un peu supérieure au reste de l’humanité. C’est un raffiné, c’est un select, c’est un noble. Cette vieille fille, noble, dans une nouvelle d’Edmond About, disait : « Ce qui me plaît dans les artistes, c’est qu’ils ne sont pas des bourgeois ». Le lecteur des poètes sent qu’il n’est pas un bourgeois.

Il est du reste, souvent, très aimable à travers cette légère affectation et, sauf une certaine irritabilité qui lui est venue, comme par contagion, des poètes eux-mêmes, il est sociable, bon causeur avec un langage choisi, et épouse généralement les causes nobles. « Ô poète ! » dit-on ordinairement aux idéalistes, ce qui fait très grand honneur aux poètes ; on peut dire aussi : « Il est distingué, surtout il veut l’être ; volontiers original, un peu dédaigneux ; il a le goût des sentiments nobles ; c’est un lecteur de poètes ».

Enfin le lecteur de livres où sont peints des êtres tout à fait exceptionnels est en général un homme que la vie ne satisfait pas et qui ne la trouve pas intéressante et qui veut s’en tenir le plus loin possible. Il est un peu comme le Fantasio de Musset disant : « Je voudrais être ce monsieur qui passe ; il doit avoir une foule d’idées qui me sont complètement étrangères ; son essence lui est particulière ». Et encore non, point tout à fait ; le chercheur d’exceptions voudrait être le monsieur qui ne passe pas, le monsieur qui n’est jamais passé devant lui et qui n’y passera jamais.

Il ne peut pas être très sociable ; ne lui parlez pas ; vous êtes au nombre des choses connues. Vous avez la vulgarité du réel. Il est incontestable que c’en est une. Il n’y a de distingué, comme se distinguant nécessairement de tout, que ce qui n’existe pas, et même que ce qui ne peut pas exister ; car pour être conçu comme pouvant exister, il faut déjà ressembler à quelque chose.

Tout ce que je viens de dire est généralement vrai ; mais, comme il arrive, les choses sont quelquefois tout à l’inverse.

Par un certain besoin de réaction contre soi-même et pour ne pas tomber du côté où l’on sent qu’on penche, c’est quelquefois le penseur très abstrait et l’homme d’examen intérieur qui aime, souvent du moins, lire des ouvrages de pure narration, et l’on a cité tel très digne héritier de Montesquieu qui faisait ses délices de Ponson du Terrail.

C’est quelquefois et même assez souvent un homme à penchants romanesques qui fait sa lecture ordinaire des romans réalistes, et ici l’on pourrait citer Flaubert lui-même, qui, romanesque et romantique éperdument, se corrigeait et rectifiait lui-même non seulement en lisant des romans réalistes, mais en en faisant. Et enfin on s’aperçoit assez souvent, surtout chez les femmes, qu’un très grand goût de lectures romanesques n’est qu’une surface et qu’en leur fond on les trouvera très réalistes et très pratiques ; je dis assez souvent.

Le caractère d’après les lectures, cela est donc vrai, mais, comme beaucoup de vérités, d’une vérité relative ; et c’est une observation intéressante, mais qui, comme toutes les observations, demande contrôle.

Je mets à part un « type disparu », ou à peu près, mais qu’il faut mentionner pourtant, puisqu’il n’a pas complètement cessé d’exister, je veux parler du lecteur des livres anciens, du lecteur d’Homère, de Virgile, d’Horace et de quelques autres. Ce lecteur est généralement un professeur de littérature latine dans une faculté, mais ce n’est pas de lui que je veux parler ; je ne parle pas ici des lecteurs professionnels. Je songe au lecteur d’Homère ou d’Horace qui les lit par goût, par élection, par vocation, et qui se plaît à eux, seulement parce que ce sont eux et que c’est lui.

C’est un homme assez singulier, tout à fait charmant du reste, presque toujours, mais assez singulier en vérité. D’abord, c’est un homme sur qui ses premières études ont eu une très grande influence, qui ne s’est pas ennuyé au collège, que ses professeurs n’ont pas dégoûté des auteurs classiques par la manière dont ils les enseignaient ; et voilà déjà un homme un peu exceptionnel.

Il y a des chances, je crois, pour qu’on en trouve, non pas beaucoup plus, mais un peu plus, dans les générations de demain et d’après-demain, parce que les professeurs actuels de l’enseignement secondaire n’enseignent plus du tout les auteurs classiques ; ils ne s’occupent que de sociologie et de littérature contemporaine — C’en est donc fait de l’humanisme ! — En une certaine mesure au contraire, parce que c’était la façon dont, généralement, les auteurs classiques nous étaient montrés, qui nous les faisait prendre en horreur ; parce que Virgile et Horace ne pouvaient rester dans nos souvenirs qu’accompagnés de l’idée d’ennui ; et parce que, laissés de côté par les professeurs d’à présent, ils se présenteront aux écoliers dans toute leur beauté propre, avec leur charme inaltéré et, si j’ose ainsi parler, sans encrassement. Savoir lire en latin et lire Virgile sans intervention de professeur, c’est la condition la meilleure pour se plaire à Virgile, et c’est la condition où se trouvent généralement nos écoliers d’aujourd’hui. Une renaissance de l’humanisme est peut-être là.

Quoi qu’il en soit, le lecteur d’Horace est un homme sur qui ses premières études, grâce à telle circonstance ou à telle autre, grâce à l’abstention de ses professeurs à l’égard de la littérature antique, ou grâce, au contraire, à un professeur exceptionnel qui savait faire goûter les auteurs anciens, ont eu une influence très forte et très prolongée.

Secondement, un peu à cause de ce qui précède, mais pour d’autres raisons qu’il faudrait chercher dans sa psychologie individuelle, c’est un homme que la littérature de son temps, quand il est sorti du collège, a peu intéressé. Il était homme, par conséquent, à se tourner du côté des arts, peinture, musique, mais sans doute il n’avait point ces goûts ou ces aptitudes, et il est peu à peu revenu à ce qui l’avait, sinon charmé, du moins intéressé vers la quinzième année, et il s’est aperçu, son intelligence et sa sensibilité s’étant accrues, que ces auteurs sont d’excellents et d’exquis aliments de l’âme et de l’esprit.

Cet homme — il a maintenant entre quarante ou cinquante ans — est presque absolument étranger et indifférent aux temps où il vit. Il ressemble à Montaigne et, tout compte fait, c’est précisément un Montaigne à deux ou trois ou à dix degrés au-dessous du prototype.

Je dis indifférent au temps où il vit et non pas hostile ; car, s’il y était hostile, il s’en occuperait continuellement pour s’indigner contre lui et pour le maudire ; je dis indifférent, étranger et qui ne le connaît pas et ne se soucie aucunement de le connaître.

Ce n’est pas que le lecteur des anciens se soit fait, précisément, une âme grecque ou une âme romaine ; il s’est fait une âme de tous les temps, excepté du temps où il est. En effet, ce par quoi les anciens ont survécu, c’est ce qu’ils avaient d’éternel, de très général exprimé dans une forme définitive. Or, cela est de tous les temps, excepté de chacun. Je veux dire qu’à chaque époque l’homme de raison, d’imagination, de sensibilité et de goût y trouve son plaisir, à la condition qu’il ne soit pas dominé par le tour d’imagination, de sensibilité, de goût et de raisonnement qui est particulier à son temps même.

Au XVIe siècle, un humaniste est un homme que le problème religieux, ou plus exactement ce qu’il y a de problèmes dans le sentiment religieux et dans la croyance, ne torture pas ; au XVIIe siècle, « le partisan des anciens » est un homme que la gloire de Louis le Grand, encore qu’elle le touche, n’éblouit point et n’hypnotise pas ; au XVIIIe siècle, l’homme de goût (très rare) est celui qui n’est pas très persuadé que l’univers vient pour la première fois d’ouvrir les yeux à la raison éternelle et que le monde date d’hier, d’aujourd’hui ou plutôt de demain ; au XIXe siècle, le classique, vraiment digne de ce nom, est celui qui n’est pas comme subjugué par les Hugo et les Lamartine et qui s’aperçoit, de tout ce qu’il y a, Dieu merci, de classique dans Hugo, Lamartine et Musset, et qui garde assez de liberté d’esprit pour lire Homère pour Homère lui-même et non pas en tant qu’homme qui annonce Hugo et qui semble quelquefois être son disciple.

Le lecteur des anciens est donc étranger à son temps sans y être hostile, si étranger à son temps qu’il ne lui est pas même hostile et est en quelque façon de tous les âges. Il est l’homme sur qui aucune mode n’a d’influence et qui ne s’aperçoit pas qu’il y a des modes.

C’est un homme très heureux si c’est un bonheur, comme je le crois, de ne pas vieillir. Il ne s’aperçoit pas des changements qui se sont produits depuis sa jeunesse dans le goût public. Il goûte ce que quelques-uns parmi les jeunes et parmi les vieux goûtaient déjà dans sa jeunesse et ce que quelques-uns parmi ses contemporains et aussi parmi les jeunes goûtent encore. Il a toujours été avec quelques-uns, il n’a jamais été seul et n’est pas plus seul à soixante ans qu’il n’était à vingt. Il ne se doute pas que la littérature est la chose la plus instable du monde. Il n’est pas très vivant, comme on dit, mais il est comme s’il avait choisi une fois pour toutes entre le vivant et l’éternel, et c’est l’éternel qu’il a choisi. Il est assez probable qu’il a la meilleure part et il est certain qu’elle ne lui sera point ôtée.