L’Art et la Nature/01

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L’Art et la Nature
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 5-42).
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L'ART ET LA NATURE

PREMIERE PARTIE

L’ŒUVRE D’ART ET LE PLAISIR ESTHÉTIQUE.


I

Telle peuplade d’Afrique ou d’Amérique ne connaît pas la charrue, et connaît le tambourin, la flûte et les danses figurées. La Grèce eut de grands poètes avant de savoir écrire ; elle se nourrissait encore d’un pain grossier, et déjà elle avait des chanteurs qui la faisaient rire et pleurer ; c’était pour elle le pain de l’âme. D’un bout du monde à l’autre, l’homme n’a pas attendu d’avoir perfectionné ses industries pour créer ce qu’on appelle les beaux-arts, tant ce luxe lui semblait nécessaire. Mais auquel de ses besoins a-t-il pourvu en les créant ? A quoi peuvent-ils lui servir ? Que lui revient-il de son invention ?

Si des utilitaires conséquens pensent, sans oser toujours le dire, que les beaux-arts ne servent à rien, les ascètes, les puritains les ont plus d’une fois traités de divertissemens pernicieux. Platon, qui était un grand artiste, avait défini le poète « un être léger, ailé et sacré ; » mais quand il s’occupa d’organiser sa cité idéale, il en bannit Homère comme un empoisonneur public. Souvent aussi, oubliant le danger, il se contentait de reprocher aux peintres comme aux poètes la frivolité de leurs études et de leur travail. Il leur représentait que, les choses de ce monde n’étant elles-mêmes qu’une copie imparfaite et confuse des types divins, des idées incorruptibles et éternelles, l’artiste qui en reproduit la ressemblance n’est que l’imitateur servile d’une méchante imitation. Qu’on se rappelle sa fameuse caverne, ces captifs enchaînés qui voient passer et repasser sur le mur de leur cachot des ombres qu’ils prennent pour des réalités. Que dire du peintre qui s’amuse à calquer ces fantômes ? Que sera son œuvre ? L’ombre d’une ombre. Et en admettant que le monde sensible ait plus de réalité que ne le pensait Platon, que gagne-t-on à copier la nature ? De quoi nous sert cette copie et que peut-elle ajouter à notre bonheur ? N’est-ce pas le cas de s’écrier : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ! » Un jour que Théodore Rousseau achevait une étude d’arbres dans la gorge d’Apremont, un paysan qui vint à passer lui demanda d’un ton goguenard ce qu’il faisait là. — « Vous le voyez, je fais ce grand chêne que voici. » — « A quoi bon, repartit le paysan, puisqu’il est déjà tout fait ? »

Il y a des utilitaires, moralistes indulgens et généreux, qui ont consenti à reconnaître que l’art peut servir à quelque chose : ils ont cru le réhabiliter, l’honorer, en déclarant qu’à sa façon il enseigne, qu’il ne tient qu’à nous d’en tirer des instructions utiles, de nous en faire une école de sagesse et de vertu. « L’homme est un être né pour souffrir, disait un poète grec dans une pièce dont nous n’avons conservé qu’un fragment, et la vie porte avec soi beaucoup de douleurs ; il a donc fallu trouver quelque remède à nos soucis. Eh bien ! notre âme, oubliant ses propres peines pour compatir aux malheurs d’autrui, rapporte du théâtre instruction et plaisir à la fois. Le pauvre, en apprenant que Télèphe fut plus misérable encore que lui, supporte plus doucement sa pauvreté. Le maniaque réfléchit en voyant les fureurs d’Alcméon. Tel autre a les yeux faibles, mais les fils de Phinée sont aveugles. Celui-ci a perdu un enfant, Niobé le consolera. Celui-là traîne la jambe, on lui montre Philoctète. Un vieillard malheureux se reconnaît dans OEnée. Chacun, enfin, voyant son prochain plus accablé de maux qu’il ne l’est lui-même, déplore moins ses propres infortunes. » La poésie dramatique a-t-elle vraiment la puissance curative que lui attribuait le poète grec ? On peut douter que Philoctète ait jamais consolé un boiteux, que jamais les fureurs d’Alcméon aient fait rentrer un maniaque en lui-même. La vraie fin de la tragédie n’est pas d’amender nos mœurs, de corriger nos vices et nos erreurs. Au surplus, le théâtre n’est pas tout l’art. Quelle vertu peuvent bien nous prêcher la Vénus de Milo et l’Antiope du Corrège ?

Non, l’art n’a rien de commun avec la morale, répondent certains métaphysiciens ; l’art n’est pas un enseignement, mais il n’est pas non plus l’imitation d’une imitation, la copie d’une copie ; il a pour mission de nous révéler le beau absolu, que nous chercherions en vain dans la nature. Qu’est-ce que le beau absolu ? « C’est le Verbe, nous dit Lamennais, ou la manifestation, le resplendissement de la forme infinie qui contient dans son unité toutes les formes individuelles finies ; plus une forme s’en rapproche, plus elle est belle. » Le fondateur de l’esthétique, Baumgarten, avait déjà défini la beauté « une perfection sensible. » Malheureusement, la perfection est un concept de notre esprit, elle ne tombe jamais sous nos sens. Un être partait serait un individu adéquat à son espèce, dont il représenterait l’idée dans toute sa plénitude ; mais les espèces se réalisent dans des millions d’individus, tous différens les uns des autres. Parmi toutes les roses qui fleurissent dans le monde, aucune n’est la rose ; parmi toutes les femmes qui plaisent, aucune n’est la femme ; parmi les vierges de Raphaël, aucune n’est parfaite, puisque Léonard de Vinci et le Titien en ont fait d’aussi belles, et que lui-même en a peint beaucoup, comme pour multiplier les variétés d’un type qu’il désespérait de réaliser dans un unique exemplaire. D’ailleurs, il est de grands artistes à qui la madone ne disait rien et qui ont passé leur vie à étudier, à reproduire avec amour les objets les plus communs et toutes les vulgarités de la vie. Telle kermesse de Téniers, tel intérieur de Van Steen ou de Van Ostade sont des merveilles ; pour expliquer le plaisir qu’elles nous procurent, dirons-nous qu’elles nous révèlent le type divin de l’ivrognerie, la pipe parfaite ou le broc idéal ?

Lamennais se tire d’embarras en accusant les Hollandais et les Flamands de n’avoir pas compris le véritable objet de l’art, a ses relations avec le développement de l’humanité au sein de Dieu et de l’univers. » Il se plaint qu’on ne trouve dans leurs œuvres aucune inspiration élevée, rien qui se ressente d’une large conception de la vie ou d’une forte croyance ; le principal mérite qu’il leur reconnaisse est, avec la finesse du pinceau et l’entente du clair-obscur, une vérité dépourvue de poésie et de grandeur. « On y peut joindre encore un remarquable esprit d’observation appliquée aux mœurs populaires et bourgeoises, ainsi qu’une verve inépuisable dans la reproduction des scènes variées de la vie domestique. Cela est bien sans doute, mais n’occupe dans l’art qu’une place si inférieure qu’elle exclut toute comparaison avec ce qui en constitue le génie véritable. » Ce noble penseur, qui avait le sens exquis de certaines formes de l’art, dont il a parlé avec une admirable éloquence, mêlait à ses théories des vues étrangères à l’esthétique. Le paysan qui trouve que la peinture ne sert à rien est plus près de la vérité que le puritain qui prétend la mettre au service de la morale ou que le philosophe qui la charge de nous révéler le Verbe ou je ne sais quelles entités métaphysiques. Il est permis de préférer tel genre à tel autre, mais ce n’est pas au choix des sujets, c’est au faire qu’on reconnaît l’artiste. En matière d’art, les intentions ne sont rien, l’exécution est tout ; tel tableautin est un chef-d’œuvre, tel tableau d’église n’est qu’un aveu d’impuissance. Et s’il s’agit d’assigner des rangs, une maison bourgeoise qui a du caractère est infiniment supérieure à une cathédrale d’un style prétentieux ou confus, et un grand poème manqué ne vaut pas une chanson bien faite. Qui ne serait plus fier d’avoir écrit d’une plume heureuse la complainte patibulaire de Villon ou sa ballade des Dames du temps jadis que d’avoir composé à la sueur de son front les vingt-quatre chants de la Pucelle de Chapelain ?

Le premier devoir d’un esthéticien est de trouver une définition de l’art qui convienne au même degré à tous les arts, et dans chaque art à tous les genres de style, et qui puisse s’appliquer également à une comédie de Molière, à une symphonie de Beethoven, à une statue de Michel-Ange, aux chasses ou aux natures mortes de Snyders. Pascal a dit « qu’il y a un modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature telle qu’elle est et la chose qui nous plaît, que tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. » Il ajoutait « que rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que de s’imaginer une femme ou une maison faite sur ce modèle-là. » On peut dire aussi que, si chaque art a ses règles particulières, il y a des règles générales qui leur sont communes à tous, et que si Molière, Beethoven et Michel-Ange ont été trois grands artistes, c’est qu’ils se ressemblaient par quelque chose. Ou l’esthétique est une chimère, ou il faut croire que les beaux-arts ne sont que des formes diverses et particulières de l’art, qu’il y a entre eux une communauté d’origine et de destination, que par des voies très différentes ils tendent à la même fin. Notre expérience journalière en fait foi. Tel genre de poésie, tel genre de sculpture, nous causent des impressions analogues et nous mettent dans le même état d’âme ; la cathédrale de Reims nous fait l’effet d’un poème ; nous découvrons sans peine quelque ressemblance entre les tragédies de Racine et les paysages historiques du Poussin, entre une statue de Jean Goujon, un tableau du Corrège et une symphonie de Haydn ; nous retrouvons dans les chœurs de Sophocle quelque chose du Parthénon, et si nous avons une préférence marquée pour un certain genre d’architecture, il est facile à un bon juge d’en inférer quelle musique et quelle peinture nous aimons. La parenté secrète qui unit tous les arts est attestée par le langage usuel : nous disons qu’un drame est bien bâti, que l’ordonnance en est claire et belle, qu’un peintre compose ses sujets en poète, que Véronèse savait faire chanter ses couleurs, que tel musicien nous étonne par l’intensité de son coloris, que tel statuaire excelle dans le rythme des lignes.

Le philologue retrouve dans des langues fort différentes les lois générales de la langue mère dont elles dérivent. Un esthéticien est tenu de nous expliquer ce qu’une chanson peut avoir de commun avec une cathédrale, si l’une et l’autre sont des œuvres d’art.


II

Le premier caractère commun à tous les arts est d’être des sciences destinées uniquement à nous donner des plaisirs. Il n’en est aucun qui ne demande un pénible apprentissage, de longues et difficiles études et beaucoup de pratique ; on passe sa vie à les apprendre, on ne croit jamais les savoir. Aussi bien, l’artiste le plus rompu à son métier n’exécute une œuvre nouvelle qu’au prix d’un dur labeur, d’une application forte et soutenue de toutes ses facultés, d’une contention d’esprit égale à celle du physicien arrachant à la nature un de ses secrets ; c’est un travail qu’on quitte à contre-cœur, comme le disait Balzac, et auquel on se remet avec désespoir. Un homme du monde demanda un jour au plus joyeux de nos vaudevillistes s’il buvait beaucoup de vin de Champagne en faisant ses pièces. « L’imbécile ! disait ce grand amuseur ; il ne sait pas que le plus mince de mes scénarios m’a fait passer des nuits plus austères que celles d’un chartreux. » Ces sciences si péniblement acquises, si laborieusement pratiquées, ne servent ni à rendre les hommes plus savans ou meilleurs, ni à les secourir dans leurs nécessités, ni à rien ajouter à leur confort ; elles ne se proposent aucun autre but que de nous procurer des joies d’une espèce particulière, dont nous pourrions, semble-t-il, facilement nous passer et qui paraissent plus nécessaires que le pain de chaque jour à celui qui est capable de les ressentir. Que d’adolescens, que de pauvres diables se retranchent, s’abstiennent, se mortifient ou renoncent à dîner pour aller au théâtre ! Les arts sont par excellence des sciences de luxe. L’architecture, il est vrai, sert à loger les dieux et les hommes ; mais une demeure sans architecture les défend des intempéries aussi bien que le plus beau palais ou que le temple le plus orné. Supprimez tous les tableaux, toutes les statues, tous les beaux vers, il n’y aura pas un grain de moins dans les champs ; supprimez une seule industrie, et le monde se sentira atteint dans son bien-être. Mais l’art est de tous les luxes le plus étroitement lié à la civilisation ; l’homme qui s’en passe, quel que soit le raffinement de ses vertus ou de ses vices, est un barbare.

Quelle est la nature particulière de cette joie que nous ressentons devant les créations d’un grand artiste ? Elle n’a rien de commun avec la jouissance des biens sensibles ni avec les contentemens de l’amour-propre ou de l’appétit. On peut jouir de l’œuvre d’art sans la posséder, et rien ne ressemble moins au plaisir esthétique que celui d’un propriétaire faisant le tour de son domaine ou d’un affamé s’asseyant à une table bien servie, ou du libertin pour qui tout ce qui lui plaît est une proie. Quand Pygmalion supplia le ciel d’animer d’un souffle de vie la statue qu’il adorait, il prouva qu’il n’avait pas des yeux d’artiste, et qu’il confondait les genres et les amours ; heureusement pour sa réputation, on a reconnu que son histoire n’était qu’un mythe.

Un auteur ancien parle d’un jeune homme de Cnide, dont la plus chère occupation était de contempler pendant des heures l’Aphrodite de Praxitèle. On le croyait dévot, il était éperdument épris. Absorbé dans sa rêverie et tour à tour mélancolique ou souriant, il murmurait tout bas des propos d’amour, et au sortir du temple, il gravait le nom de la déesse sur les murs des maisons et sur l’écorce des arbres. Chaque jour, il apportait à la statue qui lui avait pris le cœur quelque offrande précieuse. Il consultait le sort des dés pour savoir si un jour elle aurait pitié de lui, et selon la réponse de l’oracle, il avait des transports de joie ou s’enfonçait dans de noires tristesses. Enfin, il osa tout, et trompant la surveillance des sacristains, il passa une nuit dans le temple. Le lendemain de l’attentat, il disparut : on prétendit qu’il avait glissé du haut d’un rocher dans la mer, où s’engloutirent son sacrilège et son nom, car il n’est nommé que par son crime. Philostrate raconte une histoire semblable, mais dont le dénoûment fut plus heureux. Un autre jeune homme avait supplié cette même Aphrodite de l’agréer pour son fiancé. Il lui offrait sans cesse des présens et lui en promettait d’autres, l’assurant que la corbeille serait digne de ses grâces immortelles. Les Cnidiens n’y voyaient pas de mal ; ils pensaient que la gloire de la déesse ne pouvait que s’accroître si l’univers apprenait qu’un beau jeune homme rêvait de l’épouser. Comme ils demandaient à Apollonius de Tyane s’il trouvait dans leurs rites et dans leurs liturgies quelques détails à réformer, il leur répondit : — « C’est vos yeux que je voudrais changer. » — Le premier de ces jeunes gens était un libertin qui méritait de mal finir ; le second était un fou qu’Apollonius guérit de sa démence en le menaçant du sort d’Ixion. L’un et l’autre avaient à la fois péché contre le ciel et commis un attentat contre l’art en aimant le marbre comme on aime une chair de femme.

Sans l’art, la science et la religion, il n’y aurait dans ce monde que des appétits et des affaires. Le plaisir esthétique, n’étant accompagné d’aucune convoitise, d’aucune idée de possession, est un des plus nobles que nous puissions éprouver. Pour admirer une œuvre d’art, il faut s’oublier et se donner, et nous entrons en communion avec quiconque l’admire comme nous ; c’est le seul amour que n’empoisonne aucune jalousie. Le roi Louis II faisait représenter pour lui seul, dans un théâtre vide, les opéras qu’il aimait. Ce malade n’avait de goût que pour les félicités solitaires ; la musique même ne pouvait lui faire oublier qu’il était roi, et il se réfugiait au désert pour mieux sentir sa gloire. L’œuvre d’art est un bien public ; elle semble dire : — « Je n’appartiens à personne ou plutôt j’appartiens à tout le monde, et celui de mes innombrables propriétaires qui me possède le plus est celui qui a le mieux su me voler mes secrets. » — Les Mingréliens ont un proverbe qui dit que comme les passans usent les chemins, le regard use le visage des jeunes filles. Les vierges de Raphaël ne sont point usées par les yeux des hommes, et l’abondance des regards ne les fait point rougir : elles sont faites pour être vues et pour se communiquer aux mortels.

Nous apportons dans ce monde deux passions nées avec nous et qui, selon notre tempérament, notre tour d’esprit, notre caractère ou l’éducation que nous avons reçue, se partagent notre vie dans des proportions fort différentes. L’une est la passion des réalités, l’autre l’amour des pures apparences. L’enfant, dès les premiers jours, connaît ces deux passions. Il crie sans cesse après sa nourrice, qui est pour lui la réalité suprême ; mais une fois repu, s’il tarde à s’endormir, il laisse errer ses yeux, son visage se dilate, on voit sur ses lèvres comme l’ébauche d’un sourire. Une ombre flottant au plafond, un rayon de soleil se glissant jusqu’à sa couchette entre deux rideaux, ou une voix, un chant qui caresse son oreille, le plongent dans une vague rêverie. Il se repaît de cette lumière, il se gorge de ce chant ; il a oublié sa nourrice. Plus tard, ses deux passions innées prendront une autre forme. De bonne heure s’éveillera en lui le sentiment très vif de la propriété, car l’homme naît propriétaire : la propriété est la manifestation visible de la personne humaine, et qui ne possède rien n’est rien ; c’est le sort de l’esclave. L’enfant pousse jusqu’au fanatisme l’amour de ce qui lui appartient et la haine du voleur. Mais il connaît aussi les jouissances désintéressées, impersonnelles, et les heures qui lui semblent les plus courtes sont celles qu’il emploie à contempler des images, à écouter des histoires. Plus l’image est colorée, plus elle lui plaît ; plus l’histoire est longue, plus elle l’enchante. Des contes de fées et des enluminures, c’est ainsi que l’art se révèle à ses sens et à son esprit, et le plaisir qu’il y prend surpasse quelquefois celui que lui donnent les réalités. J’ai connu un petit bonhomme qui s’était échappé pour aller à la maraude. On le retrouva assis au bord d’un ruisseau où se reflétait l’ombre d’un pommier ; cette ombre, à laquelle le courant de l’eau imprimait un léger frémissement, l’avait comme fasciné ; il oubliait de manger la pomme qu’il tenait dans sa main.

Les arts se réduisent à des combinaisons heureuses de lignes et de couleurs, de sons ou de mots, et qu’il s’agisse de l’architecture ou de la peinture, de la musique ou de la poésie, c’est par sa forme qu’une œuvre d’art nous plaît et nous séduit. Quiconque est incapable de se passionner pour des apparences, des simulacres et de préférer par intervalles la contemplation à la possession, ne goûtera jamais le plaisir esthétique, auquel certains animaux, ce semble, ne sont pas insensibles. On a vu des couleuvres qui, le corps allongé, la tête dressée, écoutaient un air de flûte dans une sorte d’extase. Le rossignol se grise de ses trilles, et quoiqu’il chante pour sa femelle, il en est moins amoureux que de sa voix. En revanche, dans certaines espèces d’oiseaux, les femelles, s’il faut en croire Darwin, ont un sentiment si vit de la couleur qu’à force de s’étudier à leur plaire, leurs mâles, avec l’aide de la nature et du temps, finissent par orner leur plastron des plus riches nuances.

Platon disait que la poésie était un délire inspiré par les muses à une âme simple et vierge, et il est écrit dans l’Évangile que le royaume des cieux appartient aux enfans et à ceux qui leur ressemblent. L’artiste voit la vie et le monde autrement que la plupart des hommes ; ce qui les laisse indifférens l’émeut, ce qui les émeut le laisse froid. Il suffit d’un jeu d’ombre et de lumière pour faire vibrer tout son être ; sa tête s’échauffe, son sang s’allume. Ce qui l’intéresse dans les événemens politiques, c’est leur figure, et souvent il oublie tout pour s’occuper de ce qui se passe dans les yeux d’un chat. Il peut être un excellent patriote, mais par momens sa patrie, c’est tout ce qui se voit, tout ce qui s’entend ; il peut avoir bon cœur, être humain, tendre, charitable, mais tel malheur imaginaire qu’il se représente lui remue les entrailles autant que toutes les misères qui l’implorent : — « Ce qui est arrivé me touche, disait un musicien ; mais il n’y a que les choses qui n’arriveront jamais qui me fassent pleurer. » — Promettez le paradis à un artiste, s’il n’est pas sûr d’y retrouver les couleurs et les sons qu’il aime, il ne voudra pas l’habiter un jour. Comme l’enfant dont je parlais plus haut, il sait plus de gré aux pommiers d’avoir une ombre que de produire des pommes. Son trait distinctif est de joindre à l’adoration de la nature, source intarissable d’images, un secret mépris de l’être.

III

Tous les arts ont encore ceci de commun que la forme y est toujours expressive ; les apparences y sont des signes et ont un sens que je découvre instantanément ou que je démêle par une induction du connu à l’inconnu qui me coûte peu d’effort. C’est ainsi que nous retrouvons dans ces simulacres des réalités qui ne nous étaient point étrangères ou que nous nous représentons facilement. Les joies austères que procure la science sont d’un autre ordre ; elle nous révèle les principes secrets des choses, les lois cachées qui règlent et déterminent les phénomènes. L’art, à proprement parler, ne m’apprend rien ; il ne démontre pas, il montre. En contemplant une œuvre d’art, je n’acquiers pas des connaissances nouvelles, mais je me souviens et je reconnais, et j’en crois faire l’éloge en disant : « Oui, c’est cela, c’est bien cela. »

Mais si l’artiste a du talent et sait son métier, sa copie me fera voir l’original mieux que je ne l’avais vu. C’est une image qui éclaircit la réalité, parce qu’elle se réfléchit dans un miroir merveilleusement limpide ; l’impression qu’elle produit sur moi, je l’avais éprouvée déjà en me trouvant en présence de l’objet représenté ; il m’en souvient et il me semble pourtant que je la ressens pour la première fois, tant elle a de force et, pour ainsi dire, de certitude. Le plaisir esthétique serait incomplet si mes reconnaissances ne ressemblaient à des découvertes et s’il ne se mêlait quelque étonnement à mon admiration : — « Oui, c’est bien cela, me dis-je, et cependant c’est autre chose. » — Si un peintre s’envolait dans quelque planète absolument différente de la nôtre et en rapportait des paysages d’une parfaite ressemblance, où je croirais voir un monde renversé et le rebours de tout ce que je connais, ces paysages exciteraient ma curiosité, mais je ne les tiendrais pas pour des œuvres d’art. En revanche, un artiste qui me montre des choses connues de moi sans rien ajouter à l’idée que je m’en faisais trompe mon attente, et je ne le tiens pas pour un véritable artiste. Nous disons alors comme le paysan : — « A quoi bon ? » Est-ce la peine de réduire les choses à l’état de pure apparence pour ne nous montrer d’elles que ce que le premier venu en peut voir ?

Tous les arts sont expressifs, et ils empruntent tous à la nature les réalités dont ils nous offrent l’image, car la nature, ce n’est pas seulement le ciel, la terre et la mer, les champs et les bois, les rochers, les animaux et les plantes, c’est aussi la nature humaine, notre âme, nos instincts, nos penchans, nos habitudes, la destinée de notre cœur, la société même où nous vivons, ses croyances et ses dieux, ses mœurs et ses usages, qui deviennent pour l’homme une seconde nature. En un mot, la nature est avec le monde extérieur l’ensemble des élémens dont se compose notre vie et sur lesquels nous avons pu faire d’heureuses ou fâcheuses expériences. « L’homme est né singe et copiste, » disait le comte de Caylus. Que l’original nous plaise ou nous déplaise, nous en voyons volontiers la copie ; souvent les réalités nous incommodent ou nous oppriment, une image est toujours inoffensive. Mais on fait ici une distinction : à l’architecture, à la musique, arts symboliques, qui, dit-on, n’imitent rien, on oppose la sculpture et la peinture en les qualifiant d’arts imitatifs. Regardons-y de plus près et nous reconnaîtrons qu’il y a une part d’imitation dans l’architecture et dans la musique, et que tout n’est pas imitation dans la peinture comme dans la statuaire, qu’ainsi tous les arts ont bien un air de famille, que ce sont vraiment les espèces d’un même genre.

L’objet propre de l’architecture est d’exprimer par des apparences la destination d’un édifice. Une église qui ressemble à une caserne, une halle qui ressemble à une église, une maison de plaisance qui a l’air d’un couvent, une maison bourgeoise bâtie sur le modèle d’un château-fort, sont des contresens qui déshonorent un architecte. Il faut que la vue seule d’un édifice m’apprenne à quoi il sert et s’il est habité par des dieux ou par des hommes, si ces dieux sont aimables ou terribles, si ces hommes se reposent ou travaillent, s’amusent ou passent leur vie à se garder et à se défendre, s’ils sont des bourgeois ou des moines, des rois ou des paysans, et une chaumière qui dit bien ce qu’elle doit dire est plus une œuvre d’art que tel palais qui ne le dit pas ou le dit mal. Ainsi un architecte qui est un artiste exprime par des formes ce qui se passe dans une demeure, ce qu’on y fait, le genre de vie qu’on y mène, ou, pour parler plus exactement, l’idée que je dois m’en faire, l’impression que j’en dois recevoir.

Comment s’y prendra-t-il ? Par quels procédés, par quel artifice fera-t-il parler la pierre ? La méthode des arts symboliques est l’imitation indirecte ; ils remplacent les ressemblances par les analogies. Une analogie est une similitude imparfaite entre des choses d’ordre différent. Certaines impressions morales et celles que nous procurent certains effets naturels ont ensemble une si étroite liaison que nous ne pouvons éprouver les unes sans ressentir les autres. Des lignes droites ou courbes, des lignes continues ou brisées, des angles rentrans ou saillans produisent en nous des affections de l’âme. Variez leurs combinaisons, qu’elles se marient heureusement ou se composent avec effort, qu’elles se heurtent ou s’entrelacent, qu’elles semblent se fuir ou se chercher, et nous serons autrement affectés. Que dans un corps il y ait concordance des trois dimensions ou que l’une soit sacrifiée pour accentuer la valeur des deux autres, ce corps aura un caractère, et ce caractère se communique à l’image qu’il laisse dans notre esprit, et notre âme en sera marquée. Selon qu’une construction présente des lignes simples ou compliquées, rigides ou moelleuses, des contours arrêtés, ressentis ou mollement sinueux, selon qu’elle nous paraît plus large que haute ou plus haute que large ou qu’elle se développe dans le sens de la profondeur, selon que les vides y prédominent sur les pleins ou les pleins sur les vides, elle nous inspire des idées de calme ou d’effort, de paix ou d’inquiétude, de recueillement ou de fête, de caprice éphémère ou d’éternelle durée, de vie facile ou rigoureuse, de résistance ou d’abandon, de fatalité ou de libre fantaisie, d’ouverture de cœur ou de mystère.

Telle maison se repose comme les gens qui l’habitent, telle autre semble travailler. Tel édifice paraît se défendre contre d’invisibles ennemis ou protéger jalousement ses secrets contre l’indiscrétion des passans ; tel autre s’étale à leurs regards et a l’air de dire : Entrez et voyez ! Il en est de si solidement assis que les plus furieux orages ne pourraient les déranger, ils ont pris possession de la terre ; il en est d’autres qui s’élancent vers le ciel comme une fusée, comme une prière, comme un désir.

Ces analogies qui fournissent à l’art de bâtir ses moyens d’expression, c’est dans la nature qu’il en trouve le modèle. Ce que nous éprouvons à la vue d’un édifice, l’architecte l’a ressenti cent fois en contemplant les courbes fuyantes d’une colline, les fières arêtes d’un pic solitaire, l’immensité d’une plaine unie, un terrain tourmenté ou doucement onduleux, une nappe d’eau qui s’en va se perdre dans les brumes de l’horizon. Tous les effets que l’architecture peut produire ne sont que la réduction d’effets naturels. Qu’est-ce qu’une pyramide ? Une caverne creusée dans une montagne. Qu’est-ce qu’un temple grec avec ses portiques et ses colonnades ? Un ressouvenir des bois sacrés où furent dressés les premiers autels. Que sentons-nous en pénétrant dans une cathédrale gothique ? Le frisson que donne l’horreur divine des forêts. Et c’est au monde réel que l’architecture a emprunté aussi tous ses motifs de décoration. Colonnes et chapiteaux, rosaces, fleurons, entrelacs, oves, rinceaux, modillons, denticules, tout cela nous fait penser à quelque chose qui peut se rencontrer dans les champs et dans les bois, dans les plantes et les animaux. Comme tous ces ornemens ont un sens originel et que tout dans la nature a ses convenances, c’est d’elle que l’architecte doit s’inspirer pour les employer judicieusement et en tirer le plus heureux parti. L’étude approfondie des rapports secrets qu’elle a établis entre nos sentimens et certaines formes est l’une des plus importantes auxquelles il puisse se livrer pour obtenir les effets qu’il cherche, pour agir comme il l’entend sur nos yeux et sur notre esprit. Dans une œuvre d’architecture comme dans toute œuvre d’art, la qualité suprême est le divin naturel.

La musique, elle aussi, est un art qui a pour premier principe des analogies naturelles, et plus elle les observe et les reproduit avec fidélité, plus elle a d’action sur nous. Il y a une conformité, une correspondance mystérieuse entre les vibrations des corps et de l’air et celles de nos nerfs et de notre cœur. Le bourdonnement d’un insecte, le pétillement d’une flamme, le cri même d’un essieu, tous les bruits nous semblent exprimer les mouvemens d’une âme analogue à la nôtre et nous affectent comme un langage, et d’autre part, nous ne pouvons ressentir une émotion sans que le son de notre voix, l’accent de notre parole, en soient sensiblement modifiés. Darwin inclinait à croire qu’avant de parler, l’homme a chanté comme un. oiseau. Ce qui est certain, c’est qu’il a chanté de bonne heure, car si l’entendement parle, a-t-on dit, la passion chante. Qu’elle nous trouble ou nous exalte, les diverses inflexions de notre voix, le ton qui s’élève ou qui s’abaisse, des sons coulés, détachés ou martelés, la mesure qui s’accentue, des temps et des intervalles de notes plus marqués, de brusques passages de l’aigu au grave ou du grave à l’aigu, les inégalités d’un rythme tour à tour plus vif ou plus lent, révèlent les sentimens qui nous agitent ou nous dépriment et les communiquent à ceux qui nous écoutent. « Quel est le modèle du musicien quand il fait un chant ? disait Diderot dans son Neveu de Rameau. C’est la déclamation. Il faut la considérer comme une ligne, et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie, plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points. » Comme Diderot, Herbert Spencer retrouve dans le chant tous les caractères du langage de la passion, mais exagérés et réduits en système. Bien des siècles avant eux, un auteur grec avait dit « que l’accent pathétique et oratoire doit être regardé comme la semence de toute musique. »

C’est en imitant le langage naturel du cœur humain que la musique traduit en images sensibles tous les mystères de notre âme, tout ce qui se passe au plus profond de nous-mêmes, nos troubles et nos apaisemens, nos joies et nos tristesses, nos colères et nos pitiés. Par une suite de sons qui forment des phrases, elle raconte la naissance, le progrès, les crises d’un sentiment. Par les diversités de la mesure et du rythme, par des motifs qui s’enchaînent ou se contrarient, par des modulations imprévues comme aussi par des répétitions qu’on attendait, elle exprime les mouvemens rapides ou lents, liés ou saccadés d’une passion, la pesanteur ou la légèreté de son allure, ses vivacités et ses repos, ses arrêts et ses reprises, ses conflits avec d’autres passions, ses victoires, ses défaites, ses métamorphoses, ses inconstances ou ses obstinés retours sur elle-même. Par la variété des timbres, elle lui donne un âge, un sexe, un visage et même un teint.

Mais elle va plus loin encore dans ses imitations. Les bruits de la nature, comme nous l’avons dit, ont pour nous un sens ; les corps sonores nous parlent une langue de sentiment différente de la nôtre, mais que nous comprenons ou croyons comprendre. La vague qui déferle avec fracas sur la grève nous fait part de son éternelle inquiétude ; la plainte aiguë de la bise nous dit les ennuis et les violences d’une âme tourmentée. Par les puissantes harmonies de son orchestre, la musique instrumentale reproduit à sa manière le langage des choses. Qu’est-ce que le bruit de la vague et du vent ? Une harmonie confuse. Elle démêle cette confusion, elle débrouille ce chaos, elle en fait sortir un monde. Ce n’est pas tout. Nos sens sont en relation constante les uns avec les autres, il se fait entre eux de perpétuels échanges ; les perceptions de l’ouïe se transforment en perceptions visuelles, certains sons combinés nous font penser à de certaines couleurs ou à de certaines formes, il semble parfois que nos oreilles voient, que nos yeux entendent. C’est ainsi que la musique non-seulement fait parler les choses, mais nous les fait voir, et qu’elle évêque dans notre esprit des scènes de la destinée humaine ou déroule sous notre regard des paysages doux ou terribles, rians ou sinistres.

Il avait vécu dans le commerce intime de la nature, le grand compositeur qui nous a répété tout ce que peut dire à l’âme d’un poète le murmure d’un ruisseau courant tour à tour entre des marges fleuries ou sous d’épais ombrages, et poursuivant jusqu’au bout son heureuse aventure, que célèbre le chant du rossignol et du coucou. Et il nous a dit aussi les plaisirs de l’homme des champs, une fête rustique troublée par un orage, la pluie, le vent, le tonnerre, les nuages qui se dissipent, le jour qui renaît, un étonnement de joie succédant à de folles terreurs, les campagnes désaltérées et fécondées, la création tout entière entonnant un hymne d’allégresse et d’espérance aussi frais que les rosées qui l’ont rajeunie et aussi simple que le cœur d’un paysan : c’est un cantique d’hyménée, la terre épouse le ciel. Dans un de ses opéras, un autre compositeur nous a révélé tout ce que le vent peut avoir à dire aux forêts : nous reconnaissons sa voix, son murmure, ses soupirs, ses sifflemens, ses gémissans refrains, et nous croyons l’entendre parler.

La musique imite le langage naturel de la passion et l’effet que produisent sur nos sens et notre âme les bruits confus de la nature. Il y a dans cet art comme dans l’architecture une vérité d’imitation à laquelle on reconnaît les grands artistes. C’est un édifice manqué que celui qui ne ressemble à rien ou qui ressemble à tout ; un opéra ou une symphonie qui ne nous rappellent rien n’ont aucun intérêt pour nous. Mozart nous rappelle toujours quelque chose parce que Mozart est toujours vrai. Il y a des musiciens à qui nous sommes tentés de dire : « Ce n’est pas cela, tu es dans le faux, tu mens et tu ne sais pas même déguiser tes mensonges. »


IV

Si dans les arts symboliques, l’imitation, comme nous l’admettons sans peine, n’est jamais qu’un à-peu-près, il ne tient qu’à nous de nous convaincre qu’il en va de même dans les arts imitatifs. Sans parler ici de la sculpture, qui, en rendant les formes, fait abstraction de la couleur comme d’une qualité négligeable, il y a impossibilité physique qu’un peintre possédant à fond son métier, qu’un paysagiste dont la main est aussi subtile que son regard est juste et précis, nous fasse voir une scène de la nature telle qu’il la voit ou que nous l’avons vue nous-mêmes, qu’il atteigne à ce degré de ressemblance qui fait illusion, et s’il a une âme d’artiste, il n’aura garde de maudire sa bienheureuse impuissance et l’obligation où elle le met de remplacer par autre chose ce qui manque à l’exactitude de ses reproductions.

Un corps ayant trois dimensions projette dans mes deux yeux deux images un peu différentes ; mon œil gauche voit une partie un peu plus grande de la face gauche de ce corps, mon œil droit une plus grande partie de la face droite. Grâce à cette différence des deux images, la vision binoculaire me sert à juger des distances relatives des objets et de leur étendue en profondeur. Un tableau peint sur une surface plane montre à mon œil droit ce qu’il montre à mon œil gauche, et il s’ensuit que, quelle que soit l’exactitude du rendu, l’apparence d’un objet se modifie selon que je le vois dans la nature ou sur une toile. C’est ce qui a donné lieu à l’invention du stéréoscope. En nous offrant deux images prises sous un angle différent, en les superposant et les combinant pour en faire une image unique, le stéréoscope donne aux objets qu’il nous montre un air de réalité vivante qu’ils n’ont jamais dans un tableau. On pourrait ajouter que ce qui nous aide le plus à apprécier la profondeur d’un champ de blé ou d’avoine, c’est l’extinction graduelle des mouvemens que nous y percevons. Si tranquille que soit l’air, les premières rangées d’épis ne nous paraissent jamais absolument immobiles ; à mesure que nous portons plus loin notre regard, le mouvement échappe à notre perception, et le repos des derniers plans nous avertit de leur éloignement. La peinture fait reposer et dormir ses premiers plans comme ses fonds et m’apprend ainsi qu’elle mêle un peu de feinte à ses imitations.

Le peintre doit renoncer aussi, comme l’a remarqué Helmholtz dans ses belles leçons sur l’optique et la peinture, à reproduire exactement les couleurs, les lumières, les ombres naturelles. Supposez, nous dit le savant physicien, deux tableaux pendus au même mur, exposés au même jour, dont l’un représente une caravane de Bédouins drapés dans leurs manteaux blancs et de nègres à demi nus, cheminant à l’aveuglante lumière du soleil de l’Afrique, l’autre un clair de lune bleuâtre qui se réfléchit dans l’eau, avec des groupes d’arbres que la nuit enveloppe. Dans ces deux tableaux, le même blanc, un peu modifié, aura servi à peindre les parties les plus éclairées, le même noir à représenter les parties les plus sombres. Or. selon les mesures et les calculs de Wollaston, la lumière du soleil est 800,000 fois plus intense que celle du plus beau clair de lune. « Le peintre du désert a dû peindre les vêtemens vivement éclairés de ses Bédouins avec un blanc qui, dans le cas le plus favorable, ne possédera guère que la vingtième partie de la clarté réelle. Si l’on pouvait transporter ce blanc au désert sans changer la lumière, il apparaîtrait à côté du blanc de là-bas comme un noir grisâtre très foncé ; en effet, j’ai trouvé dans une expérience qu’un noir de fumée sur lequel donnait le soleil avait encore la moitié de la clarté du blanc à l’ombre, dans une chambre bien éclairée. » Dans le second tableau, le peintre, pour représenter le disque de la lune, a dû employer à peu près le même blanc qui a servi à peindre les manteaux des Bédouins, quoique la vraie lune ne possède que le cinquième de cette clarté et que son image dans l’eau en ait encore beaucoup moins. D’autre part, s’il est éclairé par la lumière du jour, le noir le plus foncé que puisse employer l’artiste le serait à peine assez pour rendre la vraie lumière d’un objet blanc éclairé par la pleine lune.

Il en est des couleurs comme des clartés ; le peintre n’en peut rendre les valeurs exactes, il n’en reproduit que les gradations et les rapports, et cette science des rapports est la principale de ses études. Il sait que nous nous prêterons de bon cœur à cet accommodement, que la vérité d’impression nous suffit, que c’est la seule que nous attendions de lui, la seule qu’il nous doive. Il compte sur notre complaisance, qui est le fruit de l’éducation et d’habitudes contractées à notre insu. Un peintre célèbre disait à un capitaine de dragons dont il avait commencé le portrait et qui le chicanait sur le prix : « Laissez donc, je ne vous le ferai payer que si votre chien remue la queue en le voyant. » Ce peintre était un gascon ; les chiens n’ont jamais reconnu le portrait de leur maître, et il y a en Australie des sauvages aussi réfractaires qu’un quadrupède à l’autorité qu’exerce sur nous la peinture. « Je leur ai montré, dit un voyageur anglais, un grand dessin colorié représentant un indigène de la Nouvelle-Hollande. L’un déclara que c’était un vaisseau, un autre un kangourou. Il ne s’en est pas trouvé un sur douze qu’ils étaient pour comprendre que ce dessin avait quelque rapport avec lui-même. » Un autre voyageur anglais rapporte qu’un jour, en sa présence, le chef d’une tribu africaine examinait avec une extrême attention une gravure, qu’il avait retournée du haut en bas. « Deux fois je la lui pris des mains et la remis dans sa vraie position. — Pourquoi faire ? s’écria-t-il. C’est tout à fait la même chose. » Pour retrouver le réel dans les fictions de l’art, il faut un travail d’esprit et un acquiescement volontaire à de certaines conventions que les civilisés acceptent. Ce sont là des secrets de famille que ne connaissent ni les sauvages ni les chiens.

Mais de tous les arts le plus impropre à l’imitation directe des objets visibles et du monde extérieur est assurément la poésie. Quand elle entreprend de les décrire dans leur complexité, d’en reproduire l’infini détail, elle se fait une violence inutile, elle échoue misérablement. Nous ne parlons que parce que nous pensons, et toute pensée étant une abstraction, toute parole exprime un genre ou une espèce, tout mot que je prononce ou que j’écris est une hécatombe de sensations et de choses particulières. Allez à une exposition de chrysanthèmes, et si vous avez du temps à perdre, essayez de définir, en épuisant les ressources et les misérables richesses de votre vocabulaire, les nuances presque imperceptibles de rose, de jaune ou de brun qui distinguent telle variété de telle autre, vous renoncerez très vite à votre entreprise. La nature chante des airs qui ravissent le cœur de l’homme, mais qu’il ne saurait noter ; il y a douze demi-tons dans notre gamme, la sienne en a des milliers. « Si je tentais d’exprimer par des mots, a dit Hegel dans sa Phénoménologie, ce qu’est la feuille de papier sur laquelle j’écris, elle aurait le temps de jaunir et de tomber en poussière avant que je fusse au bout de mon travail, et je reconnaîtrais bientôt que l’essence de l’esprit et du langage humains étant de tout généraliser, il y a dans tout individu, de quelque espèce qu’il soit, quelque chose d’absolument inexprimable. »

Aussi comment procède le vrai poète ? Tel objet particulier a fait sur son âme une impression ; entre mille détails, il en choisit souvent un seul, celui qu’il juge le plus propre à me communiquer son sentiment. Lorsque Dante m’a dit que l’ouragan va devant lui, poudreux et superbe, balayant les troupeaux et les bergers, dinanzi poheroso va superbo, que la tour penchée de Bologne, si un nuage vient à passer au-dessus d’elle, semble s’incliner vers les passans comme pour les prendre, que Vénus, la belle planète qui conseille d’aimer, fait rire tout l’Orient, quand il m’a représenté la cloche du soir pleurant le jour qui se meurt, le clignement d’yeux du tailleur enfilant son aiguille, il n’a garde de rien ajouter : il m’a montré tout ce qu’il voulait me faire voir, il m’a fait sentir ce qu’il avait senti lui-même.

L’imitation est un principe commun à tous les arts, mais par nécessité comme par goût, ce qu’ils imitent dans le particulier, c’est le général. Théodore Rousseau avait dans sa première manière un fini, une précision de touche qu’aucun paysagiste n’a jamais égalés. Ses arbres ne ressemblent pourtant à ceux qui avaient posé devant lui que par l’ensemble de la forme, le port, les habitudes propres à leur essence, la similitude approximative de la couleur et l’impossibilité de compter les feuilles. D’un jour à l’autre, un homme diffère de lui-même, et pourtant c’est toujours le même homme ; sa photographie nous apprend ce qu’il était hier ou avant-hier, son portrait nous montre ce qu’il y a de constant en lui, de permanent dans ses variations. A plus forte raison, un peintre qui a entrepris de portraire un dieu, avec quelque soin qu’il ait choisi son modèle, tour à tour s’en pénètre et s’en délivre. On connaît l’anecdote si vivement contée par Diderot et l’altercation qu’eut un jeune mousquetaire, appelé Moret, avec un inconnu de figure assez plate qu’il avait rencontré au café de Viseux. Moret le regardait si attentivement que l’inconnu lui dit : « Monsieur, est-ce que vous m’auriez vu quelque part ? — Vous l’avez deviné. Tenez, monsieur, vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à un certain Christ de Brenet, qui est maintenant au Salon. » Et l’autre, tout en colère : « Parlez donc, monsieur, est-ce que vous me prenez pour un niais ? » Et voilà la querelle qui s’engage, les épées sortent du fourreau, la garde arrive, le commissaire est appelé et se tourmente à convaincre ce quidam colérique qu’on n’en était pas moins honnête homme pour ressembler à un Christ ; et le quidam de répondre au commissaire : « Monsieur, cela vous plaît à dire, mais vous n’avez pas vu celui de Brenet. » Et le mousquetaire de s’écrier : « Oh ! pardieu, vous y ressemblerez malgré vous. » Évidemment Brenet était un sot : quoique son modèle ressemblât comme deux gouttes d’eau à un homme d’une figure assez plate, il y avait peut-être dans ce pleutre un Christ caché ; il n’avait pas su l’y découvrir.

Moins nous aimons un art, plus nous lui demandons de nous étonner par des ressemblances particulières et saisissantes, par des détails dont le minutieux rendu nous fasse illusion. Un paysan qui n’a pas assez d’éducation musicale pour comprendre Mozart admirera comme un incomparable virtuose l’habile homme qui sait imiter à s’y méprendre le chant des oiseaux ou le grognement du porc. On peut avoir du génie et ne pas goûter tous les arts. Mme Sand adorait la musique autant que les fleurs, elle s’intéressait moins à la peinture. Un jour que nous l’avions accompagnée au Salon, M. Viardot et moi, elle nous chagrina par son indifférence ; elle ne regardait pas ou regardait sans voir. Mais en approchant d’un tableau de Fromentin qui représentait une vue de Venise, elle tressaillit, s’émut, et après l’avoir étudié avec la plus religieuse attention : « C’est singulier, s’écria-t-elle, on m’en avait dit du mal. Ce tableau est admirable. Tenez plutôt, voilà une maison que j’ai habitée. » Elle avait revu sa maison, elle était contente, elle n’en demandait pas davantage à la peinture ; mais elle exigeait beaucoup plus des arts qu’elle aimait.

Ce que me doivent les arts, c’est ce qu’on peut appeler l’illusion intermittente. Il faut que tour à tour je m’abuse et me désabuse, je me laisse prendre et me reprenne, que je sois une dupe qui conserve assez de sang-froid pour juger son trompeur. La vue du Parthénon évêque à mes yeux l’image glorieuse de Pallas Athéné ; elle m’apparaît dans toute la pompe de son culte, j’assiste à ses fêtes, à la procession des Panathénées, je me confonds dans la foule de ses dévots ; l’instant d’après, je n’ai plus affaire qu’à Ictinus et à Phidias, et je leur demande des explications. Dans les arbres que me montre Théodore Rousseau, j’ai cru revoir les chênes qui un jour, à Barbizon, ont versé sur moi la fraîcheur de leur ombre ; je reconnais ces absens, ils sont venus me trouver, et je suis comme saisi de leur présence, après quoi je me dis : « Comment Rousseau faisait-il les siens ? » Et je tâche de deviner les procédés du peintre. Je suis au concert ; un pianiste polonais joue un nocturne de Chopin et m’emporte dans le pays des souvenirs et des songes ; j’en reviens pour comparer ce virtuose à d’autres que j’avais entendus et pour décider s’il les vaut. Je suis au théâtre, et ce qui se passe sur la scène m’émeut tour à tour comme une histoire réelle ou m’intéresse comme l’imitation prestigieuse de quelque chose que je connais. Tout à l’heure j’ai vu Oreste en personne, et il m’a fait peur, et voilà que je bats des mains pour lui témoigner mon admiration et le récompenser d’avoir si bien tué sa mère. Les Athéniens en voulurent à Eschyle de leur avoir montré des Furies si réelles et si terribles que, frappées d’épouvante, des femmes avaient accouché dans le théâtre. Ce peuple d’artistes savait que l’illusion parfaite est la marque d’un art imparfait.

Deux espèces d’hommes ont peu de goût pour les arts. Ce sont d’abord les esprits positifs, occupés uniquement des faits et de leurs circonstances particulières. Il y avait eu, dans je ne sais quelle ville de France, un incendie où les séminaristes avaient fait la chaîne. Une vieille femme à qui on vantait leur zèle s’informa si, pour aller au feu, ils avaient retroussé leur soutane. Comme on ne pouvait l’en éclaircir, elle s’écria avec humeur : « On ne sait donc rien ! » Si cette femme avait eu envie de lire Homère et qu’on lui eût appris que vraisemblablement Hélène n’a jamais existé, elle eût bien vite renoncé à son projet. Comme les esprits positifs, les esprits abstraits, qui ne se plaisent que dans la région des idées pures, dédaignent les jouissances esthétiques. On demandait à un mathématicien, connu par ses travaux sur la mécanique céleste, s’il avait observé une éclipse totale dont on parlait beaucoup. Il répondit : « La lune qui m’intéresse n’est pas celle qu’on voit. » Grand ennemi des abstractions, l’art ne s’intéresse qu’aux idées qui ont une forme, une couleur, des apparences sensibles, et à la lune qui se laisse voir.


V

Il résulte de ce qui précède que chaque art est un système de signes, et que l’artiste étant moins occupé de reproduire les choses elles-mêmes que de rendre dans la langue spéciale qu’il parle les impressions qu’il a reçues, ses imitations sont des traductions. L’architecte traduit par des effets de lignes et des combinaisons d’ornemens dont la nature lui a fourni le premier modèle l’idée qu’il se fait des occupations et des destinées humaines auxquelles il construit des abris. Le sculpteur traduit en marbre et en bronze notre chair périssable et l’esprit qui l’habite. Le peintre traduit par des formes et des couleurs les images que certains spectacles de la vie et du monde impriment dans une âme qui en est touchée. La musique et la poésie traduisent l’une par des sons, l’autre par des mots tout ce qui se passe dans l’intérieur de l’homme ou du moins tout ce qu’on en peut exprimer ou par des mots ou par des sons.

Il y a des traductions trop libres, où l’exactitude est sacrifiée à une fausse élégance ; on les qualifie de belles infidèles. Il en est d’autres qui se piquent d’être littérales et qui sont des trahisons ; on les a comparées fort justement à l’envers d’une tapisserie ; ce sont de vilaines infidèles. Ce que nous demandons avant tout à un traducteur, c’est de se pénétrer à un tel point du génie de l’original qu’il nous le fasse sentir sans effort, et ce que nous cherchons en premier lieu dans une œuvre d’art, c’est la vérité ou du moins un certain genre de vérité. Si le chimiste s’intéresse aux élémens dont se composent les corps, le physicien aux forces et à leurs lois, le physiologiste aux lois de la vie, le philosophe à la loi générale d’où dérivent les lois particulières, le moraliste aux rapports qu’ont les actions humaines avec la science du bien et du mal, l’homme qui considère en artiste les choses de ce monde s’occupe moins de savoir comment elles sont faites que de se rendre un compte exact de l’action qu’elles exercent sur sa sensibilité. Or c’est par leur caractère que les choses nous affectent, et, partant, la première qualité d’une œuvre d’art est la vérité du caractère. Si défectueuse qu’elle puisse être, une œuvre qui a du caractère nous paraît toujours intéressante ; celles qui en ont peu nous laissent froids, celles qui n’en ont point nous semblent nulles.

Que les artistes recourent à de certains procédés pour donner plus de netteté, plus de force, plus d’accent à l’expression du caractère, nous n’y trouverons pas à redire. Le premier et le plus usuel est la simplification. Qu’il s’agisse du monde extérieur ou de l’âme humaine, la nature est toujours copieuse, luxuriante et touffue. L’artiste s’en tient à l’essentiel, il retranche les accessoires inutiles, il émonde, il élague. Il a l’esprit de choix, il a l’esprit de sacrifice. On a dit avec raison que les détails superflus sont la vermine qui ronge les grands ouvrages. C’est pourquoi certaines esquisses de grands maîtres nous semblent supérieures à leurs tableaux ; le caractère s’y manifeste avec plus d’autorité et, pour ainsi dire, s’y montre à nu. C’est par la même raison que la sculpture égyptienne, dont la loi était de tout sacrifier au caractère, a ses dévots qui la préfèrent à toute autre. Ajoutez un seul détail à la tête d’épervier du dieu Phtah, au museau de chatte de la déesse Sekhet ou à la statue du scribe, et vous aurez amoindri l’effet. Mais il n’est pas de règle absolue, l’esprit souffle où il veut, et la grâce sauve tout. Il y eut dans l’histoire de l’art des époques bénies où, par une faveur du ciel, par une félicité d’inspiration, les fautes n’étaient que d’heureux péchés. Tels peintres du commencement de la renaissance ne refusaient rien à la curiosité de leur pinceau ; la nature nouvellement retrouvée enivrait leur cœur et leur génie, et ils multipliaient les accessoires pour le seul plaisir de peindre avec amour tout ce qu’ils voyaient. Voici dans une grande salle pavée de marbre une Vierge, qui, enveloppée d’un manteau rouge, les cheveux dénoués, tient l’enfant Jésus assis sur ses genoux et bénit de la main droite un donateur agenouillé. Au-dessus d’elle voltige un petit ange, qui lui apporte du ciel une couronne d’or, reluisante de pierreries. Par trois grandes baies en arcade, on aperçoit un jardin, des touffes de roses, de lis et de glaïeuls, des oiseaux, des paons qui se promènent, une terrasse crénelée où deux hommes causent ensemble : l’un s’appuie sur sa canne, l’autre, penché sur le parapet, regarde couler l’eau d’une rivière. Tous ces accessoires d’un goût exquis, précieux et charmant, d’un fini qui tient du prodige, n’ont aucun rapport avec le sujet, et pourtant le sujet y gagne. Le peintre n’a songé, semble-t-il, qu’à se satisfaire en les prodiguant, et il a réuni dans le même cadre deux tableaux qui n’ont rien de commun. Ici on se recueille et on rêve, là-bas on est tout entier au plaisir de vivre. Mais ce jardin fleuri, dont les habitans demeurent étrangers à la tête sacrée qui se célèbre tout près d’eux, en accroît le mystère. Une vierge enfanta un dieu, un ange s’apprête à la couronner, et personne ne le sait, ni les fleurs, ni les paons, ni le soleil, ni les hommes qui regardent couler l’eau des fleuves.

Jean van Eyck, qui ne cherchait peut-être que la variété, a trouvé le contraste, et qu’on le cherche ou qu’on le rencontre, le contraste est un puissant moyen d’accentuer le caractère. « Voilà un château et un site qui me plaisent ! s’écrie Duncan au moment d’entrer chez Macbeth. L’air m’y semble plus doux et plus parfumé qu’ailleurs. » Et Banquo lui fait remarquer d’innombrables nids d’hirondelles accrochés à toutes les saillies du mur. « Vous avez raison, dit-il à son roi ; j’ai observé que partout où s’établit et multiplie l’oiseau qui annonce le printemps et hante les clochers, on respire un air délicieux. » Ainsi va la vie : tout à l’heure Duncan ne sera plus, ce manoir si heureusement situé exhalera une odeur de trahison et de crime, et les hirondelles continueront d’annoncer le printemps et d’apporter des mouches à leurs petits. Sous un ciel sombre se dresse une colline noire ; on aperçoit au sommet le Christ crucifié entre deux larrons. La foule des curieux, accourue au spectacle de cette exécution, commence à s’écouler. Parmi les gens qui redescendent de la colline noire, il en est qui raisonnent sur l’événement, il en est d’autres qui n’y pensent déjà plus : deux bons bourgeois, au teint vermeil et de figure joviale, se sont remis à causer de leurs petites affaires, et tournant le dos à la croix où expire la grande victime, ils semblent discuter à l’amiable les conditions d’un marché. C’est ainsi qu’un peintre de génie a exprimé l’effrayante solitude que l’indifférence du monde fait autour des grandes âmes et des grandes tragédies. C’est l’art des contrastes qui explique en partie la prodigieuse impression que produit l’intérieur de l’église de Saint-Rémi, dont les Rémois sont si fiers. Entrez-y par une des portes latérales, étudiez quelque temps l’architecture sobre, grave, austère de la nef, ses piliers romans massifs et trapus, la simplicité triste de ses lignes, puis retournez-vous, contemplez cette élégante et merveilleuse abside, dont les vitraux étincellent, ces guirlandes de roses aux éblouissantes couleurs : c’est comme une joie soudaine qui éclate sur un front sévère. En parcourant les bas côtés aux voûtes surbaissées, vous aviez cru errer dans les longues galeries d’un cloître, vous vous êtes souvenu que nous ne sommes que poussière, et vous vous sentiez un peu moine, et tout à coup vous voilà transporté dans le jardin des délices et des enchantemens.

L’artiste simplifie le caractère des choses ou le renforce, l’accentue par des oppositions ; on lui permet aussi de l’exagérer. Après avoir dit que l’homme est né singe et copiste, le comte de Caylus ajoute M que l’une et l’autre de ces espèces charge toujours, et que la charge est une exagération qui dans les premiers temps a pu conduire au progrès. » L’artiste charge, mais pour d’autres raisons que le singe. Échauffé par la vive impression qu’il a reçue, il désire nous la communiquer tout entière, et comme il nous sait disposés à en rabattre, à nous défendre, il nous en dit trop pour nous faire sentir assez ; il ment au profit de la vérité.

L’exagération est naturelle au langage du cœur humain. Nous disons tous les jours qu’un homme se meurt d’ennui, ou que l’ambition lui brûle le sang, ou que l’espérance le grise, ou que le chagrin le dévore. Cet homme ne brûle pas, il n’est pas gris, ni dévoré, ni mourant, et cependant nous avons donné une idée exacte de son état, car lui-même se sent brûler ou mourir. Toutes les passions sont de grandes exagéreuses. Un sophiste grec du IIIe siècle écrivait à une belle cabaretière : « Tes yeux sont plus transparens que tes coupes, et j’aperçois ton âme à travers. Qui fera le compte de tes grâces ? Debout sur le seuil de ta porte, que de passans s’arrêtent subitement à ta vue ! Que de gens affairés et pressés tu obliges d’entrer chez toi ! Tu les appelles sans avoir besoin de parler. Moi tout le premier, du plus loin que je te vois, la soif me prend, et je te demande à boire ; mais je garde mon verre dans ma main, sans l’approcher de mes lèvres : il me semble que je te bois. » Voilà assurément des hyperboles ; mais quel jeune homme n’en a dit autant à la première femme qu’il ait aimée ? Je parle du temps où les jeunes gens étaient jeunes.

Nous n’avons jamais rencontré dans les chemins de ce monde, ni la colère d’Achille, traînant le cadavre d’Hector autour du tombeau de Patrocle, ni les extravagances d’Hamlet, dont on ne sait pas encore s’il était fou ou s’il feignait la folie. Mais l’histoire nous montre des emportés dont les violences nous rappellent les fureurs d’Achille, et nous avons dit de plus d’un rêveur détraqué : « Il est de la race d’Hamlet. » Si Homère et Shakspeare n’avaient pas grossi leurs personnages en nous les faisant voir par le petit bout de la lunette, nous seraient-ils restés à jamais dans les yeux ? Les images simplifiées et exagérées des objets réels sont des types ou des exemplaires. Les grammairiens nous rendent les règles sensibles par des passages d’auteurs bien choisis, clairs et frappans ; nous ne pouvons plus penser à l’exemple sans nous rappeler la règle, ni à la règle sans nous souvenir de l’exemple. Il en va de même des images caractéristiques créées par un grand artiste ; on ne revoit plus les choses sans penser à lui. Lorsqu’on sortant du musée de Dresde, Goethe rentra dans l’échoppe du cordonnier qui le logeait, il eut un saisissement : il croyait voir un Van Ostade.

Ce n’est pas seulement le caractère et le secret des choses qui se manifeste à nous dans une œuvre d’art, c’est aussi le caractère de l’artiste. Il ne peut imiter sans traduire, ni traduire sans interpréter, et l’interprétation est un travail de la pensée où le moi se révèle. C’est une prétention puérile de vouloir que le peintre ou le poète reproduise les choses telles qu’elles sont, sans y mettre du sien ; autant vaudrait lui demander de sortir de sa peau et d’entrer dans la vôtre.

Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Kant, pour savoir que chacun de nous voit par ses yeux, que chacun de nous imprime à ses perceptions la forme de son esprit, qu’il y a quelque chose de nous dans la plus fugitive de nos sensations, à plus forte raison dans tous nos jugemens. Une charrette vient d’accrocher un landau : interrogez trois témoins de l’accident, chacun aura sa façon de le conter parce que chacun l’a vu à sa façon. C’est là ce qui rend si difficiles la tâche de l’historien et les enquêtes contradictoires auxquelles il se livre pour démêler le vrai dans la diversité des témoignages. Et quelle défiance ne doit-il pas avoir de lui-même ! Mais il aura beau se surveiller, se contraindre, il se mettra toujours dans ses récits. Les miroirs concaves amplifient les dimensions naturelles des objets, les miroirs convexes les rapetissent. Si limpide qu’il soit, l’esprit d’un homme n’est jamais un miroir tout à fait plan. Certains historiens sont portés à agrandir les événemens en cherchant de grandes causes aux petits effets, d’autres les amoindrissent en expliquant tout par de petites causes. Les uns et les autres peuvent avoir raison, car dans les affaires humaines, le petit se mêle partout au grand, et selon la disposition du tempérament et de l’humeur, tel épisode historique peut fournir au poète un sujet de comédie ou la matière d’un drame, d’une tragédie, d’une épopée.

Dis-moi ce que tu aimes et comment tu l’aimes, et je te dirai ce que tu vois dans le monde. Les réalités étant infiniment complexes, nous y cherchons, nous y trouvons ce qui nous intéresse et nous attire. Il n’est guère de compositeurs qui n’aient mis l’amour en musique ; chacun lui a donné la couleur de son âme. Faites faire votre portrait par trois peintres d’un égal talent ; ces portraits vous ressembleront, sans se ressembler beaucoup entre eux. C’est que dans tout homme il y a plus d’un homme, et que les trois peintres auront fait chacun son choix, dicté par d’irrésistibles sympathies. Tout talent a sa racine dans une préférence de l’âme, secrète ou avouée, et les préférences de l’artiste agissent sur sa vision comme sur les procédés qu’il emploie pour rendre ce qu’il voit. Pourquoi Rembrandt exagère-t-il la gradation de la lumière, s’appliquant ainsi à donner aux objets et le relief et le mystère d’une apparition nocturne ? Pourquoi fra Angelico a-t-il le goût des passages insensibles et se fait-il un devoir comme un plaisir d’adoucir les ombres terrestres dans la représentation des sujets sacrés ? Rembrandt était un de ces violens que réjouissent les batailles ; ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’était la lutte du soleil et des ténèbres et les victoires laborieuses d’une âme se manifestant au travers d’une épaisse enveloppe, qu’elle transforme à sa ressemblance et dont elle glorifie la laideur. Fra Giovanni da Fiesole sentait au fond de sa conscience une paix divine dont la douceur se répandait sur les choses. Ce mystique ne savait pas bien où finissait le ciel, où la terre commençait. Dans toute créature comme dans lui-même, il voyait la première ébauche d’un esprit céleste se préparant ici-bas à sa bienheureuse destinée, et un ange ne peut projeter qu’une ombre légère, qui jamais ne fait tache. Dans l’œuvre de Rembrandt, le monde nous apparaît comme une caverne où le jour se bat corps à corps avec la nuit et lui fait violence ; dans l’œuvre de fra Angelico, c’est un paradis commencé, et le paradis est un endroit où la lumière est comme chez elle, une maison dont elle fait les honneurs à tout venant.

Les images créées par les arts nous révèlent à la fois le caractère des choses et la personnalité de l’artiste. Dans toute œuvre d’art, il y a une vérité de nature qui est un bien commun, et un homme qui l’a cherchée et qui ne ressemble qu’à lui-même.


VI

Pour que notre définition de l’œuvre d’art soit complète, il faut ajouter quelque chose à ce que j’ai dit du plaisir esthétique. Ce qui le distingue de tous nos autres plaisirs, c’est qu’il est le seul qui s’adresse à l’homme tout entier, à nos yeux ou à nos oreilles comme à notre âme, à notre raison comme à nos sens.

Bien que l’homme ait conscience de l’unité de son être, il passe sa vie dans les séparations et les partages, et il est rare que nous nous mettions tout entiers dans ce que nous faisons. Chacun de nous a sa passion maîtresse à laquelle il ne fait que de courtes infidélités : chacun de nous a ses occupations favorites, et quand il en change, c’est comme un voyage rapide dans un pays étranger et lointain. L’homme tout plongé dans les sens n’a que faire de son âme ; pour contenter son amour-propre en relevant ses plaisirs, il tâcher il est vrai, d’y mêler un peu d’esprit ; mais dans l’extase des bonheurs suprêmes, on ne pense plus, et les voluptés aiguës sont toujours bêtes. Le mystique, dans ses élévations, se détache du monde et des créatures ; ses sens ne sont pour lui que de dangereux tentateurs, son corps est une prison d’où il est heureux de s’échapper. Le philosophe, le mathématicien, à qui les abstractions procurent leurs meilleures joies, méprisent leur chair et leur sang, à moins qu’ils ne disent, comme ce grand savant qui se laissa surprendre à la porte d’une maison suspecte : « Que voulez-vous ? il faut bien faire quelque chose pour l’autre. » Le plaisir esthétique est comme une trêve du Seigneur dans nos divisions intestines ; il suspend ces querelles, et, quelle que soit la partie de nous-mêmes que nous prenions en pitié, il a raison de nos injustes mépris. Les jouissances que les arts donnent aux sens, les émotions qu’ils procurent à l’âme sont d’une espèce si noble que l’esprit en veut avoir sa part. L’homme sensitif, l’homme sensible, l’homme pensant s’unissent alors et se confondent, par leurs surfaces du moins, et l’unité est rétablie. Dans le plaisir esthétique, l’autre et lui ne font plus qu’un homme.

Et d’abord il y a dans tous les chefs-d’œuvre de l’art quelque chose qui flatte les sens, qui charme les yeux ou séduit et enchante l’oreille. Il faut que le travail surpasse la matière, il faut aussi que l’étoffe soit belle et par le choix et par l’apprêt. Que devient la magie du chant si la voix est sourde, maigre ou sèche, et si elle est accompagnée par des violons de village ? Tous les arts ont leurs artifices de parure, leur partie décorative. Les Grecs, que nous considérons toujours comme les maîtres du style pur et sobre, étaient aussi des maîtres dans ce style magnifique qui donne beaucoup à la joie ou à l’étonnement des sens. Nous ne pouvons juger que par conjecture de l’effet que produisaient leurs temples polychromes et leur statuaire chryséléphantine. Mais nous savons que le colossal Jupiter d’Olympie avait un manteau d’or et des yeux en pierres précieuses, que son corps était d’ivoire, que cet ivoire était peint, que le peintre Panenius avait beaucoup travaillé pour Phidias. Nous pouvons être assurés qu’un peuple si artiste joignait la discrétion du goût à l’amour de la magnificence, et que ses dieux n’ont jamais ressemblé à de fastueuses idoles. Mais il pensait que l’art est destiné à nous donner des fêtes, et qu’il n’y a pas de têtes sans décor.

La poésie est le plus spiritualiste des arts, puisque la matière même dont elle est faite est une création de l’esprit, la chair de sa chair, et que les lois du langage sont les lois mêmes de la pensée. Elle ne serait pas un art si, les mots étant formés de sons, elle n’était comme une musique parlée, suppléant au chant qui lui manque par la cadence, l’accent, la- variété des inflexions et des coupes, les mouvemens accélérés ou ralentis, les repos, les retours et les chutes, et selon qu’elle s’exprime en vers ou en prose, par la mesure ou par le nombre. Poèmes, contes et discours sont faits pour être récités, et quand on les lit, on se les récite à soi-même, car la lecture est une récitation mentale. Toute langue a sa musique, conforme à son génie, et comme, en vertu du commerce étroit et continuel qu’ont nos sens les uns avec les autres, on peut peindre avec des sons, toute langue a son coloris naturel, sa palette dont certaines teintes lui sont propres. Ce sont les grands poètes eux-mêmes qui se chargent de faire dire à cette musique tout ce qu’elle peut dire, ce sont eux qui enrichissent cette palette, en multiplient, en dégradent, en nuancent les couleurs. L’art, si différent qu’il soit de l’industrie, ne peut se passer de son secours ; les métiers lui sont nécessaires pour apprêter ses matériaux ou pour lui fabriquer ses outils. La plus belle des industries est celle qui donne à un idiome la suprême façon et l’accommode à tous les besoins de la poésie. Mais si les grands poètes des premiers âges n’y avaient mis la main, s’ils n’avaient corrigé eux-mêmes les défectuosités de leur instrument, leur parole aurait trahi leur pensée.

C’est Homère ou les homérides qui ont créé la langue composite de l’épopée grecque. Dante se demanda quelque temps s’il n’écrirait pas la Divine comédie en latin, tant les dialectes italiens lui semblaient ingrats et peu propres au noble usage qu’il en voulait faire. Pour son bonheur comme pour le nôtre, à peine eut-il composé ses premiers hexamètres, il se ravisa, et, renonçant à jouer d’une lyre dont les secrets étaient perdus, il transforma le méchant rebec qu’il méprisait en une viole à sept cordes, à laquelle il fit rendre des sons que le monde n’avait pas encore entendus. Parmi nos poètes du moyen âge, parmi la foule de ces trouvères qui fournissaient toute l’Europe de sujets romantiques et d’inventions heureuses, aucun n’eut assez de génie pour embellir sa langue. Leur parler fruste, sans mélodie et sans éclat, était une musique grise, dont la monotonie et la rudesse ne pouvaient agréer qu’à des oreilles barbares. Le poète n’est un artiste qu’à la condition d’être un charmeur.

Mais poètes, architectes, peintres ou musiciens, les grands artistes savent que, comme il est de l’essence du plaisir esthétique de rétablir en nous cette harmonie de l’être humain que la vie dérange si souvent, il faut que, dans l’œuvre d’art, tout se tienne, tout s’assortisse, tout concoure. Elle est destinée à nous représenter quelque chose, et tout doit être subordonné à la vérité de cette représentation. C’est ainsi que les plus grands coloristes, les Véronèse, les Delacroix, ont employé les magnificences de leur palette non-seulement à réjouir nos yeux, mais à renforcer l’expression de leurs tableaux. Plus riches ou plus sobres, selon les cas, les ornemens doivent toujours concorder avec le caractère du sujet, qui souvent n’en veut pas d’autre que cette belle simplicité que nous admirons dans certains effets de la nature. C’est un décor qu’une glace où les contours des objets se reflètent avec une surprenante netteté.

L’art doit des sensations à nos sens, il doit des émotions à notre âme, et c’est là surtout qu’il se révèle magicien. Avec quelque fidélité qu’il représente les choses, ses copies font sur nous une autre impression que les choses elles-mêmes. Il nous montre des objets insignifians, et nous croyons y découvrir un sens. Il fait apparaître devant nous des figures que nous avons rencontrées plus d’une fois dans le monde ; nous les reconnaissons et pourtant nous les trouvons changées : les unes nous plaisaient, elles nous plaisent autrement, les autres nous répugnaient, et elles nous amusent. Il évêque à nos yeux des fantômes, et nous les prenons au sérieux sans avoir envie de les fuir, ou des monstres, et dans l’aversion qu’ils nous inspirent, il y a quelque chose qui nous agrée. Il nous donne des frissons d’épouvante, et nous sommes charmés d’avoir peur ; il a même la puissance de nous arracher des larmes, et nous sommes heureux de pleurer. En un mot, il excite en nous toutes les passions que nous avons pu ressentir dans la vie réelle, et les plus violentes, les plus douloureuses de ces passions ne nous causent aucune souffrance. Elles ne nous blessent pas, elles ne nous déchirent pas ; elles sont devenues inoffensives. Ce sont des serpens sans venin, avec lesquels on peut jouer ; ce sont des abeilles sans aiguillon, dont nous pouvons recueillir le miel sans qu’elles nous piquent.

Martin disait à Candide que l’homme est né pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui. Il exagérait ; tout est gradué dans la vie de l’âme comme dans la nature, et il y a beaucoup de degrés intermédiaires entre la léthargie et les convulsions. Mais il faut accorder à Martin que l’homme n’échappe à l’ennui que par ses passions, que c’est par elles qu’il se sent vivre et qu’il n’en est aucune qui ne soit accompagnée d’inquiétude, aucune qui ne soit une douleur commencée. Le désir et l’aversion sont les passions mères d’où dérivent toutes les autres, et soit que notre âme éprouve des mouvemens d’approche ou de recul, elle ne peut trouver son repos que dans l’anéantissement de ce qu’elle cherche ou de ce qu’elle fuit. Si la haine n’est contente que lorsqu’elle a tué, l’amour a lui-même des instincts destructeurs. Si heureux qu’il soit, il lui manque toujours quelque chose, car il ne peut jamais s’unir à ce qu’il aime autant et aussi longtemps qu’il le voudrait, et il compare avec tristesse l’infinité de son désir à l’insuffisance de sa possession. Tout homme vraiment épris a souhaité, dans le paroxysme de sa fièvre, d’anéantir la créature qu’il adore et d’accomplir son rêve d’union parfaite en l’assimilant à sa substance, comme le chien s’unit en la mangeant à la moelle de l’os qu’on jette à sa faim.

Nos passions sont des puissances désordonnées, orageuses, violentes et tyranniques ; s’arrogeant un droit de souveraineté sur le monde, elles trouveraient naturel d’en bouleverser les lois pour se satisfaire. Toutes nos inquiétudes, tous nos troubles nous viennent de la contradiction inhérente à notre moi, qui, étant à la fois le plus compréhensif et le plus particulier de tous les êtres, se croit le centre de l’univers, où il tient si peu de place, et verrait sans étonnement les autres moi se sacrifier à son bonheur ; mais, comme ils ont tous les mêmes prétentions, il est difficile de les accorder. Nous tenons infiniment à notre chère et méprisable personne, cause de nos éternelles misères, et nous éprouvons pourtant comme un sentiment de délivrance quand nous réussissons à l’oublier. Nous pouvons nous en délivrer par le renoncement chrétien ou bouddhique, ou par la philosophie, qui nous apprend à soumettre nos passions à notre raison. Ce sont là des remèdes héroïques. Nous avons à notre disposition un autre moyen plus commode de nous oublier et de nous calmer : c’est la sympathie ou la faculté précieuse que nous possédons de sortir de nous-mêmes et de nous sentir vivre, agir et pâtir dans les autres. L’indifférence, c’est la mort ; la passion, c’est le désordre ; la sympathie me met en société avec la passion des autres sans m’associer à ses désordres : j’éprouve ce qu’ils éprouvent, et le plaisir ou la peine que j’en ressens ne va jamais jusqu’à l’excès, pourvu toutefois qu’ils ne me soient pas si chers qu’ils fassent en quelque sorte partie de ma personne, car alors je ne serai plus sympathique, je souffrirai pour mon compte.

— « Lorsque les vents tourmentent les grandes eaux, a dit le poète latin, il est doux dj contempler du rivage un navire en danger. » — Pourquoi ? parce que nous aimons les émotions qui, n’ayant rien d’excessif, remuent nos nerfs sans les affoler, et agitant notre âme sans troubler la lucidité de notre esprit, deviennent pour nous un sujet d’observation, un spectacle, de telle sorte que nous pouvons tout à la fois sentir et contempler. Que parmi les passagers de ce navire en péril, il y en ait un qui nous tienne de près, c’en est fait de notre spectacle, nous nous sentons nous-mêmes en détresse ; dans les grandes angoisses, nous avons un nuage sur les yeux et nous n’entendons plus que les battemens précipités de notre cœur. Mais s’il n’y a rien dans ce naufrage qui me touche jusqu’au fond de l’âme, s’il ne m’inspire pas une de ces grandes pitiés qui sont des déchiremens et peuvent devenir des supplices, je me permettrai d’en savourer l’horreur.

La sympathie étend notre être en nous faisant vivre de la vie des autres, et du même coup elle nous fait ressentir des terreurs, des haines, des amours, des joies, des tristesses, qui ont perdu leur vivacité meurtrière. Le son s’est adouci en se répercutant, l’ardeur de la lumière s’est amortie en se réfléchissant. Ces passions de reflet ressemblent trait pour trait à nos passions personnelles, à cela près qu’elles ne nous causent aucune souffrance. Ce sont des panthères apprivoisées que nous pouvons caresser impunément : elles ont rentré leurs griffes, et leurs dents ne nous font plus peur, nous savons qu’elles ne mordent pas.

Mais ces passions de reflet, nous pouvons les éprouver sans entrer en communication avec les autres. A de certaines heures, nous parvenons à nous détacher assez de nous-mêmes pour nous dédoubler, pour nous diviser en deux moi, et l’un de ces moi regarde l’autre comme un étranger qui lui plaît. Nous devenons alors des spectateurs sympathiques de notre propre vie. Si violentes que soient les émotions qui ont pu remuer et tourmenter notre cœur, nous n’en sentons plus que le contre-coup ; ce sont les émotions d’un autre, nous les partageons, mais elles ne nous troublent plus. Nos désespoirs se tournent en mélancolie, nos haines ne sont plus âpres, nos désirs ont émoussé leur pointe, nos fureurs sont des orages dont le grondement nous charme. Un vieillard n’est jamais plus heureux que dans ces heures occupées et tranquilles où, se remémorant tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a souffert, il en renouvelle en lui l’impression, et où sa vie lui apparaît comme un songe qu’il a rêvé. Un amoureux ne possède complètement sa maîtresse que dans ces momens trop courts où, la fièvre du désir étant tombée, ses sens calmés lui permettent de penser à ses joies passées plus qu’à celles qu’il espère : en apercevant cette créature d’un jour qui est sa proie et son tourment, il lui semble qu’elle a échangé sa beauté éphémère contre les grâces ineffaçables d’un souvenir immortel, et il croit voir venir à lui une chère image, le délicieux et adoré fantôme de l’amour.

Or c’est là précisément la disposition d’esprit habituelle à l’artiste et dans laquelle nous nous trouvons nous-mêmes devant une œuvre d’art, si nous en savons jouir en la prenant pour ce qu’elle est. L’artiste est le plus sympathisant des hommes ; il se met en communication avec le monde entier, et non-seulement avec nos âmes, mais avec l’âme des choses. Une heureuse rencontre de lignes, un accident de lumière, l’ombre d’un nuage courant sur un champ de blé, le bourdonnement d’un insecte, un ruisseau invisible qui pleure au fond d’un ravin, tout lui parle, tout fait vibrer ses nerfs. Telle scène très ordinaire de la vie humaine laisse dans ses yeux une image qui y restera et dont un jour il fera peut-être quelque chose. Il faut moins encore pour le toucher au vif. Delacroix ne fut jamais plus ému que le jour où, se disposant à monter dans un cabriolet peint en jaune serin, il s’avisa que ce jaune produisait du violet dans les ombres : ce qui venait de se passer dans la portière de ce fiacre était pour lui tout un événement. Mais l’artiste, dont les nerfs sont si prompts à s’ébranler, est aussi le plus réfléchi des hommes ; son ardente sensibilité est toujours contemplative, et aussi longtemps du moins qu’il s’occupe de son art, il n’a pas les passions qui détruisent et qui tuent. La fleur qu’il admire, il n’est pas tenté de s’unir à elle en la mettant à sa boutonnière ; il a mêlé sa vie à la sienne, il se sent végéter et fleurir avec cette fleur, et pour la récompenser du plaisir qu’elle lui fait, il voudrait la rendre immortelle. Si la sensibilité de l’artiste était moins vive, il ne réussirait pas à animer ses sujets ; s’il était moins contemplatif, sa pensée serait trouble et il n’en démêlerait pas les confusions. Un pâté peint par Chardin a un air de vie, ou tout au moins il a l’air d’exister. Pendant que Chardin le peignait, il en était amoureux ; mais sa passion n’était pas cet amour charnel qui voudrait manger ce qu’il aime. Ce pâté le ravissait par sa forme et sa couleur, et nous pouvons, sans rougir, être amoureux de l’image à la fois si nette et si émue qu’il nous en présente. Toute image où Chardin a mis sa marque mérite d’être aimée ; ce n’est pas le pâté que j’aime, c’est Chardin.

L’artiste nous fait sentir ce qu’il a senti. Comme il possède le don de sympathie dans une plus large mesure que le commun des hommes, il agrandit leur univers en les intéressant à des copies dont les originaux pouvaient leur sembler insignifians ; mais d’autre part, étant assez maître de lui-même pour tempérer tous les mouvemens de son âme, il peut leur offrir les spectacles les plus émouvans sans que leur émotion aille jusqu’à la souffrance. Le cœur de cet interprète de la nature est un miroir qui nous renvoie tout ce qu’il a reçu ; mais c’est un miroir magique, où les objets se réfléchissent et se peignent non tels que le vulgaire les voit, mais tels qu’il faut les voir pour qu’ils méritent d’être vus. Ces imaginations puissantes et réglées commandent à la nôtre, la maîtrisent, la gouvernent, et tour à tour l’excitent ou la modèrent, et nous sommes d’autant plus disposés à subir leur domination qu’elles ont au même degré l’art de toucher l’esprit et de séduire les sens par leur musique.

Supprimer nos passions, c’est faire de notre âme un lieu de silence et de mort. Pour m’affranchir de leur tyrannie et de leurs cruautés, sans cesser de vivre, il faut que je les remplace par des passions plus douces, il faut que mon cœur change d’amour ou plutôt de façon d’aimer. C’est ainsi qu’il convient d’entendre la mystérieuse théorie de la purgation de l’âme par les arts, dont on a tant raisonné et déraisonné. Dans ses humeurs noires, Saül faisait venir David et sa harpe, et David en jouait, et Saül se sentait soulagé ; le mauvais esprit s’était retiré de lui. « Quand une mère, dit Platon, pour apaiser les cris de son nourrisson agité ou malade, le berce dans ses bras ou lui chante des chansons de nourrice, ce n’est pas du silence et du repos qu’elle lui apporte, c’est du mouvement et du bruit, et pourtant elle le calme. » Il ajoute que les guérisseurs de possédés traitaient leurs malades par la même méthode, qu’ils les délivraient de leurs fureurs convulsives par des airs de flûte et des danses. Le mouvement réglé du dehors dominait peu à peu le mouvement sauvage et désordonné du dedans ; la frénésie, ajustant malgré elle ses transports à la mesure et à la cadence d’un air, se convertissait par degrés en une passion rythmée, et l’âme s’étonnait d’aimer sa souffrance, à laquelle se mêlait une douceur secrète. L’art est un excitant tout à la fois et un calmant, un anesthésique comme il n’y en a point, qui nous laisse notre sensibilité et nous ôte le pouvoir de souffrir, en émoussant l’acuité douloureuse de nos sensations. Par sa grandeur et son mystère, la nef d’une cathédrale gothique peut exalter le sentiment religieux, elle ne conseillera jamais aucun acte de fanatisme à ceux qui savent la regarder. Dans ces temps barbares où les Grecs, à peine dégrossis, n’avaient pas d’autres images de dévotion que les figurines de bois qu’ils appelaient des ξόανα (xoana), idoles grimaçantes ou monstrueuses, le sang humain rougissait les autels. Mais quand l’art se chargea de leur montrer leurs dieux, ils sentirent l’horreur de leur crime et inventèrent des légendes pour le justifier. Les divinités façonnées par la main d’un grand sculpteur inspirent à leurs dévots le dégoût des pratiques sanguinaires, des folies noires et cruelles. Les marbres d’un Phidias ou d’un Praxitèle répandent autour d’eux la sérénité de l’Olympe, ils semblent dire : « Contemplez-nous, c’est la meilleure manière de nous adorer. »

Les grands artistes nous communiquent leur sensibilité contemplative. Qu’une personne qui croit aux esprits soit condamnée à coucher dans une maison où l’on prétend que des morts reviennent, il pourra survenir tel incident qui la glace d’épouvante et la rende malade à mourir. Qu’elle me raconte son effroyable aventure et qu’elle ait le don de conter, je croirai voir son revenant, et ma peur me plaira. Mon plaisir s’augmente encore et s’embellit lorsqu’un grand poète me transporte par une nuit sombre sur la terrasse du château d’Elseneur et y fait apparaître le spectre d’un roi assassiné. Il n’a rien épargné, rien négligé pour accroître mon émotion, il a multiplié les circonstances, il a dit tout ce qu’il fallait dire. Mais le coq vient de chanter, le fantôme s’est évanoui, et Horatio s’écrie : « Regardez là-bas, du côté de l’Orient ; vêtu de son manteau roux, le matin s’avance sur la crête des collines, les pieds dans la rosée. » Je ne sens plus, je regarde et je rêve. Si l’artiste sait son métier, terreurs et attendrissemens, tout me délecte. Qui ne plaindrait Iphigénie ? Mais sa voix sonne à mon oreille et à mon cœur comme une musique ; cette grande infortune me touche, et ma pitié est un enchantement. Plus extraordinaire, peut-être, est le charme que jette sur nous le poète comique. Vous fuyez les sots comme une peste ; vous les trouvez incommodes, fâcheux, et vous craignez que leur maladie ne se prenne ; vous avez souhaité mille fois d’avoir des ailes pour leur échapper. Les sots que nous montre la comédie ressemblent beaucoup à ceux que vous vous plaignez de trop connaître, et ils nous plaisent tant que, loin de les fuir, nous courons les chercher. Tout à l’heure Euripide ou Racine enchantait notre tristesse ; Molière enchante notre ennui et nous en fait une source de joie.

Tels sont les effets bienfaisans et la magie de l’art : mettant à profit la faculté que nous avons de vivre de la vie des autres et de nous intéresser même à de pures apparences, il nous soustrait pour quelque temps à la tyrannie de notre moi et de nos passions égoïstes, qu’il remplace par des émotions qui sont des plaisirs et quelquefois des voluptés. Les affections de notre âme participant toujours de la nature des objets qui les inspirent, et les réalités de l’art n’étant que des images ou des simulacres de réalité, les passions que ces images excitent en nous ne peuvent être que des ombres de passions. Ces ombres ne sont point livides, pâles, ou ténébreuses comme celles qui errent sur les bords du Styx ou habitent les prairies mornes que décore à regret le triste asphodèle. Vivantes, colorées, lumineuses, faites à la ressemblance de nos passions réelles, dont elles ne diffèrent que par la légèreté divine qui est l’heureux privilège des ombres, elles ne nous pèsent jamais. Elles mettent notre esprit en fête ; leurs murmures et leurs soupirs sont des chants, leurs mouvemens onduleux sont des danses ; elles remplissent notre maison de leur bruit et de leur joie, après quoi le coq chante, ces fantômes s’évanouissent comme une fumée, et rendus à nous-mêmes, à nos affaires, à nos intérêts, à nos prétentions, à nos soucis, nous retombons sous l’empire des passions qui pèsent, des inquiétudes qui rongent, des tristesses qui oppriment, des pitiés qui serrent le cœur, des amours qui brûlent le sang et des plaisirs incomplets qu’il faut acheter par des peines.

Notre raison, qui, toujours en guerre avec nos passions, nous reproche souvent nos émotions naturelles comme d’absurdes faiblesses, ne trouve rien à redire à celles que l’art nous donne. Elle aime tout ce qui est impersonnel et tout ce qui est réglé. Elle s’associe à nos plaisirs, quand elle y découvre de l’arrangement, de la conduite, quelque chose d’ordonné et de suivi ; les mouvemens de notre âme les plus vifs ne lui déplaisent point pourvu que la musique y préside et que nous dansions en mesure. L’artiste lui a donné des gages, il n’a rien fait sans sa participation ; car si l’œuvre d’art est une œuvre de sentiment, elle est aussi une combinaison de l’esprit. Dionysos, dieu de la vigne et de la poésie dramatique, ne s’enivrait jamais de son vin, et dans ses plus grands excès, il avait jusqu’au bout toute sa tête de dieu. On sait qu’à Delphes, durant trois mois, il remplaçait Apollon et que, confident des destins, lisant dans le passé et dans l’avenir des âmes, il rendait d’infaillibles oracles. S’il s’amusait à voir trébucher et délirer son vieux Silène, ses vrais favoris étaient ses poètes à qui il demandait de porter le vin aussi bien que lui, de conserver toujours toute la lucidité de leur pensée et d’être les voyans de l’ivresse.

Peu de joies sont comparables à celle de l’artiste quand il découvre qu’une impression qu’il a reçue est féconde, qu’elle est grosse d’une œuvre d’art. Si l’événement justifie son espérance, si l’enfant vient à terme, il s’écrie, comme Abraham : « Que le Très-Haut soit à jamais béni ! Un fils m’est né. » S’il se laissait aller, il confierait son secret à tous ses voisins, à tous les passans, au premier venu ; mais il craint les accidens et les voleurs. Il garde pour lui cet enfant du mystère, et avec quel soin il l’élève, il le couve ! Un miracle s’est opéré ; il est à la fois père et mère, son sang vient de se changer en lait, et ce qu’il y a de meilleur en lui ne sert plus qu’à la nourriture de cette autre vie qui lui est aussi chère que la sienne. Je n’en dis pas assez : aucune mère n’a pour son nourrisson autant de prévenances, d’attentions, d’anxieuse sollicitude que l’artiste pour son sujet.

Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, tout ce qu’il apprend, tout ce qui lui arrive, les moindres circonstances de sa vie et de ses rencontres, ses méditations, ses rêveries, ses lectures, il n’est rien dont il ne le fasse profiter. C’est le centre de ses pensées, l’idée fixe qui absorbe toutes les autres, son éternel et unique souci. Les plus grands intérêts de ce monde lui paraissent des bagatelles, des vétilles, en comparaison de son affaire à lui, et il se persuaderait facilement que, des étoiles jusqu’aux hommes et aux plantes, l’univers n’a été créé que pour fournir des canevas au poète, des données à l’architecte ou des motifs au musicien.

Mais, à quelque temps de là, ce rêveur échauffé devient un autre homme. Il a commencé, d’exécuter, il s’occupe d’ébaucher son œuvre, et désormais il se défie de ses entraînemens, de sa fièvre et de ses nerfs. Il s’applique à rasseoir son esprit, à calmer son pouls. Il réfléchit, il raisonne, il combine, il calcule. Quel que soit son sujet, il doit l’accommoder aux lois de son art, et si chaque art a sa logique propre, ses règles particulières, une loi qui leur est commune à tous veut que toute œuvre soit composée, c’est-à-dire qu’elle forme un ensemble, que la contexture en soit à la fois naturelle et savante, que les parties soient bien distribuées, les lignes bien agencées, les masses bien pondérées, qu’il y ait de la convenance dans les détails et dans les ornemens. Cela suppose une grande application et un long travail de l’esprit. « Eh quoi ! improviser ! écrivait Delacroix, c’est-à-dire ébaucher et finir en même temps, contenter l’imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, ce serait, pour un mortel, parler la langue des dieux comme sa langue de tous les jours ! Connaît-on bien ce que le talent a de ressources pour cacher ses efforts ? .. Tout au plus, ce qu’on pourrait appeler improvisation, chez le peintre, serait la fougue de l’exécution sans retouches ni repentirs ; mais sans l’ébauche savante et calculée en vue de l’achèvement définitif, ce tour de force serait impossible au plus fougueux des peintres. C’est dans la conception de l’ensemble, dès les premiers linéamens du tableau, que s’est exercée la plus puissante des facultés de l’artiste ; c’est là qu’il a vraiment travaillé. »

Pour mener à bonne fin une œuvre d’art, il faut le concours d’un fou et d’un sage. L’un, qui vit d’impressions, voudrait faire passer dans son œuvre tout ce qu’il a vu ou cru voir dans la nature, tout ce qu’il a senti, tout ce qui a touché son cœur et l’a fait rêver. L’autre examine, discute, choisit, accepte ou refuse. C’est le fou qui propose, c’est le sage qui dispose. Mais que cette sagesse est dure à pratiquer ! Les propositions des fous sont quelquefois si séduisantes ! Les entretiens de l’artiste avec la nature ressemblent beaucoup à ceux qu’avait saint François d’Assise avec son dieu. — L’amour que je te porte, dit l’artiste, m’a blessé au cœur. Je languis et n’ai point de relâche, je me consume comme la cire au feu. Qui pourrait m’en vouloir si je ressemble à un homme qu’un songe travaille ou dont l’ivresse a troublé le cerveau ? — Toi qui m’aimes, répond la nature, apprends à dompter ton cœur sous une discipline sévère. Il n’y a pas de vertu sans ordre, et puisque tu désires tant me trouver, il faut que la vertu soit avec toi. Je veux qu’en m’aimant tu m’apportes un amour ordonné. L’arbre se juge à ses fruits, et il n’y a de beauté que dans l’ordre. — Mais toi-même, reprend l’artiste, tu as souvent un air de folie. Tu te plais dans les beaux désordres, tu nous étonnes et nous confonds par ta magnificence, par tes profusions, par tes prodigalités insensées, par tes fantaisies sans règle et sans mesure. — Il y a de l’ordre dans mon désordre, lui dit-elle, toutes les choses que tu vois, je les ai créées avec nombre et mesure, et je les ai toutes ordonnées à leur fin. Au fond de mes apparentes folies, il y a des règles secrètes et une raison souveraine qui aime à se cacher. Toi qui m’aimes, mets l’ordre dans ton amour.

L’œuvre d’art est le produit d’une imagination gouvernée par la raison. L’artiste a dompté son cœur, il s’est imposé des retranchemens, des sacrifices, et il n’a rien laissé à l’aventure : les hasards mêmes de son inspiration servent à un dessein et ressemblent à des événemens prédestinés. Dès lors, le plaisir esthétique est complet ; comme les sens, comme l’âme, l’esprit y peut participer. Découvrant dans l’œuvre qui nous plaît et nous émeut une harmonie qui n’est que l’ordre rendu sensible, notre raison se réjouit d’y trouver quelque chose qui lui ressemble. Elle sait gré à ces miroirs magiques, où toutes les choses de ce monde aiment à se réfléchir, de lui montrer aussi son visage. Elle dit à l’artiste : « Vas en paix, les dieux sont contens. »


VII

Nous avons cherché une définition de l’art qui convînt également à l’architecture, à la statuaire, à la peinture, à la musique, à la danse, à la poésie et aux oratorios comme à la comédie, à une épopée comme à une nature morte, à une cathédrale comme à une chanson. Toute œuvre d’art, pouvons-nous dire en nous résumant, est une image composée et harmonieuse, dont la nature ou la vie humaine a fourni l’original, dans laquelle il y a tout ensemble plus et moins que dans le modèle, et qui nous plaît également et par la réalité que nous y trouvons et par celle qui lui manque.

Mais ici une question se pose. C’est à la nature que l’artiste emprunte ses modèles, c’est la nature qui lui fournit ses inspirations, et la nature nous appartient autant qu’à lui ; elle est à tout le monde et à notre service comme au sien. Que ne faisons-nous comme l’artiste et qu’avons-nous besoin de son secours ? Nous avons tous une imagination ; fût-elle beaucoup moins forte, moins riche ou moins réglée que la sienne, elle a du moins l’avantage de nous toucher de plus près, d’avoir toujours vécu avec nous dans un commerce très familier ; elle connaît nos goûts, notre secret, et mieux que cette étrangère, elle sait ce qui nous convient ; à quoi tient-il que nous ne l’employions à nous créer des images qui nous plaisent et auxquelles nous donnerons de l’harmonie en nous laissant gouverner par la raison ? N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que nous faisons tous les jours et ce qu’on peut appeler l’art naturel ? Nombre d’hommes qui ne sauraient ni bâtir, ni peindre, ni sculpter, ni composer un opéra, ni écrire un quatrain, ont des yeux de peintre ou de sculpteur, des oreilles de musicien, des sensations et un cœur de poète. Ils ne peuvent exprimer ce qu’ils sentent, mais les joies muettes sont peut-être les plus douces et les plus profondes. Quiconque n’a jamais éprouvé des émotions d’artiste devant certains spectacles de la nature et du monde, de l’histoire et de la vie, restera froid comme un marbre en présence des chefs-d’œuvre de l’art ; quiconque est incapable de se procurer à lui-même des plaisirs esthétiques par la contemplation des réalités sera toujours insensible aux plus belles créations du génie et leur dira : « Sonate, que veux-tu ? » Quelque façon que donne aux choses l’imagination de l’artiste, nous pouvons en faire autant et, comme lui, les accommoder à notre goût. A vrai dire, nos joies seront solitaires et cachées ; personne ne les connaîtra, nous n’en ferons part à personne ; mais jouit-on pour les autres ? Voulons-nous savourer la douceur des passions apaisées, nous n’avons qu’à revivre notre vie, nos premières amours, nos espérances déçues, nos colères d’autrefois. Le souvenir est, comme l’art, un filtre qui clarifie l’eau du torrent et la rend saine et agréable à boire. Voilà un vieux paysan voûté, cassé, peut-être infirme, qui, après avoir mangé sa soupe et au moment d’aller dormir, croit relire toute son histoire dans les cendres de son feu qui se meurt. Ainsi que Moïse du haut de sa montagne, il voit se dérouler sous ses yeux tout son passé, tout son destin. Il se remémore la maison paternelle, les privations et les ripailles de son enfance, les convoitises et les rêves de sa jeunesse, telle noce où il se grisa, la voix nasillarde de la cloche qui sonna pour son mariage, les travaux de son âge mûr, ses difficultés, ses altercations avec sa femme, la vache qu’il perdit et le cheval qui lui fut volé, un de ses fils mort à vingt ans et la bonne aubaine qui abrégea son deuil, la mauvaise fortune combattue, les accidens, les occasions, ses marchés de dupe et ses prospérités, tout ce qui plut dans son écuelle. Ce sont peut-être ses chagrins qu’il a le plus de plaisir à se remettre en l’esprit, car il peut dire : — « Nonobstant, j’ai vécu, » — et les chagrins dont on se souvient et dont on ne souffre plus sont légers comme des ombres. C’est un tableau que cet homme vient de peindre ; qu’a-t-il besoin d’en voir ? C’est un roman qu’il vient de se raconter ; qu’a-t-il besoin d’en lire ? Voyez plutôt, sa pipe s’est éteinte, et il ne s’en doute pas.

C’est assez de son imagination naturelle pour fournir à un vieux laboureur la quantité assez restreinte d’images que son esprit consomme bon an mal an ; mais exercez, cultivez la vôtre, et tous les genres d’images et de jouissances que les arts peuvent vous offrir, vous vous flatterez peut-être de vous les procurer sans leur secours. Il suffit d’un effet de lumière et d’une fenêtre encadrée par un rosier grimpant pour donner de l’architecture à une chaumine. Il suffit d’un rayon de soleil pour transformer en paysage le site le plus ingrat, pour égayer sa tristesse et faire fleurir son désert. Vous avez des yeux ; pourquoi mettre un artiste entre la nature et vous ? Les impressions les plus directes sont les meilleures, et les choses valent toujours mieux dans leur source. N’est-il pas doux d’y boire à même ?

« Je ne vais plus au théâtre, disait un diplomate ; la toile de fond, la grimace des comédiens et le rouge des actrices m’ennuient. Pour m’amuser, je n’ai qu’à regarder autour de moi. Tant de gens se chargent obligeamment de me donner la comédie, sans compter que je me la donne quelquefois à moi-même ! » En sortant du Salon ou même du musée du Louvre, n’est-ce pas une joie de se retrouver dans le monde réel, de voir des arbres qui ont vraiment trois dimensions, des feuilles qui bougent, des bêtes qui remuent et de l’eau qui coule ? Regardez une jolie femme avec des yeux d’artiste, comme une peinture ou une statue vivante. Les statues qui vivent ont un charme pénétrant que n’ont pas les autres ; on n’en est pas amoureux, on les admire, mais on se souvient d’avoir aimé, et quand la vigne est en fleur, le vin travaille dans les celliers. Promenez-vous dans la campagne par une belle soirée de printemps. Selon l’humeur dont vous serez, le chant alterné de deux rossignols qui se répondent dans l’obscurité d’un bois vous remuera jusqu’au plus profond de votre être, et vous croirez que cette musique, fraîche comme une rosée, a la vertu de rajeunir le monde et les cœurs. Ou bien voulez-vous rêver, allez vous asseoir au bord d’une eau courante, laissez-vous bercer longtemps par son murmure, et vous arriverez par degrés à cet état délicieux où l’on se sent vivre sans en être bien sûr, et où l’univers n’est plus qu’une grande image contemplée par l’ombre d’un moi.

Si, livrés à nous-mêmes, nous pouvons goûter des plaisirs esthétiques qui, semble-t-il, ne nous laissent rien à désirer, à quoi servent les arts ? à quel besoin répondent-ils ? par quelle nécessité de l’esprit humain furent-ils créés ? C’est une question que nous ne pouvons résoudre sans avoir, au préalable, étudié de plus près notre imagination, ses lois, ses habitudes, ses procédés, comment elle se comporte dans son commerce journalier avec le monde, comment elle s’y prend pour travailler sur la nature et pour se former ces images intérieures qui souvent la ravissent plus que toute œuvre d’art, mais dont souvent aussi l’insuffisance l’étonné et la chagrine. Il faut qu’elle nous raconte ce qu’elle trouve dans les réalités et ce qui lui gâte ses découvertes, qu’elle nous dise ses joies et ses dégoûts, ses félicités, ses mécomptes et ses misères.


VICTOR CHERBULIEZ.