L’Art français de la fin du moyen âge - Les aspects nouveau du culte des saints

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L’art français de la fin du moyen âge
Emile Male

Revue des Deux Mondes tome 43, 1908


L’ART FRANÇAIS
DE
LA FIN DU MOYEN AGE

LES ASPECTS NOUVEAUX DU CULTE DES SAINTS. — L’ART ET LES SAINTS


I

Le culte des saints répand sur tous les siècles du moyen âge son grand charme poétique. On dirait pourtant qu’ils ne furent jamais plus aimés qu’au XVe, au XVIe siècle, à la veille du jour où la moitié du monde chrétien allait renier ses vieilles amitiés. La quantité d’œuvres d’art qui leur fut alors consacrée tient du prodige. En Champagne, la moindre église de village nous montre encore aujourd’hui deux ou trois statues de saints, deux ou trois vitraux légendaires, — œuvres charmantes du moyen âge qui finit. Il en fut ainsi dans toute la France. Là où les œuvres d’art ont disparu, il reste au moins les documens.

Il n’y avait pas que les églises qui fussent décorées de l’image des saints. Les saints étaient partout. Sculptés aux portes de la ville, ils regardaient du côté de l’ennemi et défendaient la cité. A chacune des tours d’Amiens, saint Michel, saint Pierre, saint Christophe, saint Sébastien, sainte Barbe, sainte Marguerite, saint Nicolas, se tenaient debout comme autant de sentinelles. Une statue de saint semblait aussi utile à un château fort que de bonnes meurtrières. Cet étourdi de Duc d’Orléans avait fait décorer Pierrefonds de l’image des preux : il ne lui en advint pas grand profit. Plus sage, le duc de Bourbon orna de l’image de saint Pierre, de sainte Anne et de sainte Suzanne les trois tours de son château de Chantelle.

Le bourgeois n’avait pas de tour à défendre, mais sa maison de bois n’avait-elle pas besoin d’être protégée ? Ne fallait-il pas en éloigner l’incendie, la peste, la maladie, la mort ? Voilà pourquoi les façades de nos vieilles maisons ont souvent plus de saints qu’un retable d’autel. Une maison de Luynes nous montre, à côté de la Vierge, sainte Geneviève, patronne de la ville, saint Christophe qui défend contre la mort subite, et saint Jacques qui n’oublie jamais ceux qui, par amour de lui, entreprirent le grand pèlerinage. Ces charmantes maisons deviennent rares. Rouen même n’en a plus qu’un très petit nombre. Celles qui restent témoignent de la confiance inébranlable de ces vieilles générations en la bonté des saints. Au moyen âge, dans nos grandes villes gothiques, Paris, Rouen, Troyes, la rue avait un aspect surprenant. Non seulement chaque maison montrait au passant sa galerie de saints, mais les enseignes qui se balançaient au vent, multipliaient encore les saint Martin, les saint Georges et les saint Éloi. La cathédrale qui montait au-dessus des toits n’emportait pas plus de bienheureux vers le ciel.

Dans les villages, les saints, pour être moins nombreux, n’en étaient pas vénérés avec moins de ferveur. L’image du patron de l’église était considérée comme un précieux talisman. Dans nos provinces du Centre, le jour de la fête du saint, on vendait sa statue au plus offrant sous le porche. Le « roi de l’enchère » devenait pour quelques heures le maître de la sainte image, et l’emportait dans sa maison, où le bonheur devait entrer avec elle. Aux processions, on se disputait l’honneur de porter la statue, les reliques, la bannière du saint. Dans les églises de pèlerinage, les paroisses se livraient souvent, autour de la châsse, de sanglantes batailles. On croirait voir revivre le génie héroïque et sauvage des anciens clans.

Les saints sont associés, dans cette vieille France rustique, à l’odeur des vergers. Ils n’en sont que plus puissans sur le cœur de l’homme. En Bourbonnais, quand la floraison était proche, on promenait autour des vignes la statue équestre de saint Georges, et on lavait avec du vin les pieds de son cheval. En Anjou, c’est encore à saint George qu’on demandait, le 23 avril, de nouer la fleur du cerisier.


II

Les saints ne furent donc jamais plus près de l’homme qu’à la fin du moyen âge. Rien ne le prouve mieux que l’étude des œuvres d’art.

C’est une chose surprenante de voir combien l’aspect des saints se modifie vers le commencement du XVe siècle. Au XIIIe siècle, de longues tuniques, des draperies simples et nobles, les revêtent de majesté et d’une sorte de caractère d’éternité. Ils planent au-dessus des générations qui se renouvellent à leurs pieds. Pendant longtemps, les artistes demeurèrent fidèles à ces grandes traditions. Dans le bréviaire de Charles V, sainte Catherine, sainte Ursule, sainte Hélène ont encore cette longue robe sévère qui semble n’être d’aucun temps. Saint Martin a une de ces tuniques sans âge que les hommes semblent avoir portées depuis le commencement du monde[1]. Jusqu’au XVe siècle les saints gardent cet aspect héroïque. Dans un beau livre d’Heures de la bibliothèque Mazarine (des environs de 1400), sainte Catherine et sainte Marguerite sont vêtues aussi simplement que des Vertus ou des Béatitudes du XIIIe siècle[2].

Tout change au XVe siècle. Il semble que les saints, qui longtemps dominèrent l’humanité, se rapprochent d’elle avec bienveillance. A peine les distingue-t-on des autres hommes. Les voici qui adoptent les modes du règne de Charles VII, de Louis XI, de Louis XII. Le saint Martin de Fouquet est un jeune chevalier qui vient de faire campagne contre les Anglais et qui a aidé son roi à reconquérir la France[3]. Mais le merveilleux saint Adrien du vitrail de Conches, ce jeune soldat aux cheveux blonds, est un héros de nos guerres d’Italie. C’est de Milan peut-être qu’il a rapporté ce bijou d’or qui orne son bonnet.

Saint Cosme et saint Damien sont, dans les Heures d’Anne de Bretagne, deux médecins de la Faculté de Paris. Sur des cheveux grisonnans une petite calotte, ou un chaperon ; une bonne houppelande fourrée pour les courses d’hiver. Nulle recherche de toilette. Ce sont deux grands travailleurs déjà marqués par la vie, tout entiers à leur métier, un peu bourrus, mais bienfaisans et qu’on aborde sans crainte.

Saint Crépin et saint Crépinien, dans un bas-relief de l’église Saint-Pantaléon, à Troyes, sont deux jeunes compagnons cordonniers travaillant dans leur boutique. L’un découpe paisiblement le cuir, et l’autre coud des semelles, quand deux soudards barbus et moustachus, vêtus de buffle tailladé, pareils à des mercenaires suisses, viennent leur mettre la main sur l’épaule. Voilà des saints avec lesquels les cordonniers de Troyes se sentaient à l’aise. On se montrait avec attendrissement l’escabeau, la hachette, le baquet, et le petit chien sous l’établi.

Jamais les artistes ne furent plus familiers avec les saints qu’au temps de Louis XII et de François Ier. Ils voudraient bien rajeunir un peu le costume des apôtres, mais ils n’osent. Le sculpteur de Chantelle brode pourtant le bord de la tunique de saint Pierre[4], et Leprince, dans un admirable vitrail de la cathédrale de Beauvais, donne à saint Paul la grande épée à deux mains de la bataille de Marignan.

On prenait plus de liberté avec les évangélistes. Dans les Heures d’Anne de Bretagne, Jean Bourdichon nous présente saint Marc sous les espèces d’un vieux notaire, qui semble fort à l’aise. Assis dans un riche cabinet, vêtu d’une bonne robe fourrée d’hermine, coiffé d’une calotte, il se prépare à rédiger quelque inventaire.

Les personnages un peu secondaires de l’histoire évangélique abandonnent les uns après les autres la tunique traditionnelle. Dans les Heures de l’Arsenal[5], Jean Bourdichon conçoit saint Joseph emmenant en Égypte la Vierge et l’enfant, comme un compagnon du tour de France. Il a une calotte sur la tête, un bissac sur l’épaule, un grand bâton à la main. Mais rien n’égale en hardiesse la statue de saint Joseph qui se voit aujourd’hui dans l’église Notre-Dame, à Verneuil. C’est l’image fidèle d’un jeune ouvrier charpentier du temps de Louis XII. Leste, court vêtu, une rose au bonnet, le sac à outils à la ceinture, il porte l’insigne du métier, la grande hache. Personne, en voyant ce jeune compagnon, ne s’aviserait de penser à saint Joseph, s’il n’avait à la main le sceptre fleuri de la légende, et le petit enfant à ses pieds[6]. Faut-il rappeler encore que sainte Anne devient une grave matrone qui a guimpe et cornette, et sainte Elisabeth, la cousine de la Vierge, une jeune bourgeoise qui porte son trousseau de clefs à la ceinture[7] ?

Les peintres, dont la langue est plus riche que celle des sculpteurs, ont de charmantes impertinences. Fouquet, Bourdichon voudraient nous faire croire que tous les saints du calendrier ont vécu en Touraine. Au dire de Fouquet, sainte Anne habitait, avec ses filles, dans un jardin aux palissades de roses, d’où l’on découvrait les clochers de Tours[8]. C’est sur le quai de Chinon que saint Martin donna au pauvre la moitié de son manteau[9]. Suivant Bourdichon, ce n’est pas en Égypte que saint Joseph emmena l’enfant, mais dans la jolie vallée de l’Indre que dominent d’antiques manoirs.

Mais ce qu’il y a de plus charmant, c’est que tous ces saints qui ont l’air de vivre en France, et qui sont déjà tout Français par le costume, le sont encore par la physionomie. Les saintes surtout. Il n’en est aucune, je pense, à qui les Italiens auraient consenti à reconnaître de la beauté. Quoi ! ces petites paysannes de la Touraine, du Bourbonnais, au visage rond, au nez un peu retroussé prétendraient au grand art ! Elles n’y prétendaient guère, et c’est pour cela qu’elles nous charment tant aujourd’hui. Une des plus jolies est la sainte Madeleine de l’église Saint-Pierre à Montluçon. C’est une toute jeune fille à la taille fine, presque encore une enfant. Demain, ce gracieux visage rond s’alourdira, cette fine taille épaissira, mais, dans cette minute heureuse, la jeune sainte n’est que grâce virginale. La beauté italienne prétend de bonne heure à être durable comme une essence, comme une idée. Nos saintes françaises, pareilles à nos jeunes paysannes, ne fleurissent qu’un instant. Leur charme n’en est que plus touchant. Ah ! nous ne sommes pas de la race des héros et des demi-dieux ! En France, la beauté n’a jamais été autre chose qu’expression. Elle n’est donc jamais égale à elle-même :


Tousjours sa beauté renouvelle,


dit déjà Charles d’Orléans, parlant de la femme qu’il aime. Telles sont nos jeunes saintes. Il y a à Champoly, dans le Forez, la plus charmante statue de sainte Catherine. Elle est bien loin d’être jolie : nez retroussé, lèvres un peu épaisses, menton un peu fort, mais il y a sur son front et sur tout son visage, tant de jeunesse, d’innocence et de droiture qu’elle est, en cet instant, bien voisine de la vraie beauté.

Il reste encore dans nos églises beaucoup de sainte Barbe, ou de sainte Catherine qui ont ce charme d’innocence.

Tout ce petit monde de saintes et de saints avait pour les hommes de ces temps un charme infini. Ainsi faits ils étaient moins respectés qu’aimés. Mais peut-être jamais ne furent-ils plus persuasifs. « Ce Saint Yves que voilà, avec sa toque, sa robe d’avocat et son dossier à la main, ce fut pourtant un homme comme moi, se disait l’homme de loi, le procureur ; il est donc vrai qu’il est possible, dans notre métier, d’être quelquefois désintéressé. » Le cordonnier écoutait volontiers les conseils qu’on lui donnait au nom d’un saint qui portait le même tablier que lui.

Le charme fut rompu le jour où les Italiens nous enseignèrent le grand style. Les saints dirent adieu à l’homme et remontèrent dans le ciel. Les héros, les philosophes antiques qui prétendaient représenter saint Pierre ou saint Jacques n’avaient plus rien à dire à personne. D’où venaient ces hommes avec ce profil droit, ces grands manteaux, cet air dominateur ? On ne savait, et on se souciait sans doute fort peu de le savoir. Il est vrai qu’ils pouvaient plaire au savant. L’humaniste qui se promenait à Saint-Étienne de Troyes avait la satisfaction de remarquer que le groupe de la rencontre de sainte Anne et de saint Joachim, tout récemment sculpté, aurait pu représenter excellemment la dernière entrevue de Porcia et de Brutus.


III

Nul sentiment n’a été plus fécond que ce culte passionné des saints. Nous lui devons la meilleure partie des œuvres d’art de la fin du moyen âge.

Le saint auquel on s’attache d’abord est celui dont le nom vous fut donné au baptême. Un lien mystérieux unit le chrétien à son protecteur céleste. Il veille sur nous pendant cette vie, et il sera notre avocat au grand jour. Rien n’est plus sage que d’honorer cet ami invisible. Tout ce que nous ferons pour lui ici-bas nous sera compté dans le ciel. C’est pourquoi, nobles, bourgeois, paysans, tous n’ont qu’un désir : mettre dans l’église de la paroisse une belle image de leur patron qui restera là jusqu’au jugement.

Ce sentiment, puissant comme un instinct, nous a valu d’innombrables verrières. Lorsque, dans les églises de la Champagne, nous rencontrons aux fenêtres la légende d’un saint, une inscription nous avertit presque toujours qu’un marchand, un pelletier, l’hôtelier de « l’Écu de France, » ou même un simple laboureur ont donné l’histoire de ce saint parce qu’ils portent son nom. Car le donateur n’a pas coutume de s’oublier. Il est bon, pense-t-il, que les saints, qui reçoivent tant d’hommages, puissent se rappeler commodément les noms de leurs serviteurs. N’est-il pas doux aussi de se dire que notre nom, inscrit sous les pieds de saint Martin ou de saint Nicolas, traversera les siècles avec eux ? Tout cela n’était peut-être pas très chrétien, mais sortait du fond de la nature humaine. Je ne connais qu’une inscription qui ait le véritable accent chrétien. Elle est au bas d’un vitrail de Montangon (Aube), et elle est assez belle pour être transcrite ici : « En 1530, gens de bien incogneus ont faict mettre ceste verrière ; ne leur chault d’y nommer les noms, mais Dieu les scait. »

Non seulement le donateur inscrit son nom, mais souvent aussi il se fait représenter pieusement agenouillé aux pieds de son patron.

A partir du XVe siècle, le groupe du donateur et de son patron se rencontre partout. La silhouette familière de l’homme agenouillé et du saint debout se découpe dans le triptyque flamand, dans le vitrail français, dans le tableau italien. Peu de sentimens furent donc plus féconds que cette foi dans les prières du saint dont chaque chrétien a reçu le nom au baptême.

Quelques anomalies méritent d’être signalées. Il arrive parfois, en effet, que le donateur est agenouillé aux pieds d’un saint qui n’est pas son patron. Mais il y a toujours une raison à ces bizarreries apparentes, et il est parfois facile de la découvrir. En voyant, dans un vitrail de l’église de Blainville, Jean d’Estouteville agenouillé auprès de saint Michel, on est d’abord surpris[10]. Mais, dès qu’on a remarqué que le noble personnage porte au cou le collier de l’ordre de Saint-Michel, on ne s’étonne plus. Être créé chevalier de Saint-Michel, ce n’était donc pas seulement recevoir une dignité flatteuse pour l’amour-propre, c’était gagner un nouveau protecteur, tout-puissant dans le ciel.

Mais il est une catégorie d’exceptions dont la fréquence revêt presque le caractère d’une règle. On rencontre souvent en effet auprès des hommes d’Eglise, au lieu du saint dont ils portent le nom, l’austère figure de saint Jérôme. A Davenescourt, dans la Somme, le chapelain Antoine Huot est présenté à Jésus crucifié par saint Jérôme[11]. C’est saint Jérôme qu’on voit, à Albi, debout derrière le cardinal Jean Joffroi[12]. C’est encore saint Jérôme qui accompagne le prieur Jean de Broil au vitrail de l’église de Tressan, dans la Sarthe. Ces exemples, qu’il serait facile de multiplier, peuvent suffire. Il est évident que les clercs jugeaient que leur vrai patron, suivant l’esprit, était saint Jérôme.

C’est à la fin du XVe siècle, au temps où l’imprimerie multiplie les Lettres et les Traités du grand docteur, que les clercs semblent avoir entrevu pour la première fois la vraie physionomie de saint Jérôme. Cette âme orageuse, que le moyen âge avait peu comprise, se laissa deviner. On admira le combat que ce terrible athlète avait soutenu contre lui-même. Perdu dans le désert, écrasé de jeûnes et de travaux, « noir comme un Ethiopien, » il parvenait à peine à vaincre la nature. Homme véritable, qui lutta tant qu’il vécut, et qui, toujours, entendit gronder sa passion, pareille à ce lion que les artistes peignent à ses pieds. Un tel saint devait séduire les clercs : savant comme eux, humaniste raffiné, exégète, théologien, et, comme eux, toujours ému par des voix qu’il avait fait vœu de ne plus entendre. Les œuvres d’art consacrées à saint Jérôme sont très fréquentes au XVIe siècle. La plupart, j’en suis convaincu, ont été demandées aux artistes par des prêtres.

Saint Jérôme fut le patron d’élection de toute une classe d’hommes. D’autres fois, un saint nous apparaît comme le patron de toute une race. Il y a en Touraine, à Champigny-sur-Veude[13], un monument extraordinaire. C’est une chapelle qui semble avoir été élevée à la gloire des Bourbons. Elle est décorée de beaux vitraux du XVIe siècle qui sont demeurés à peu près intacts[14]. Ce qui attire d’abord l’attention, dans ces grandes pages éclatantes, c’est le portrait des Bourbons. On les voit agenouillés en une longue file, depuis Robert de France, sixième fils de saint Louis, le chef de la maison, jusqu’à Charles de Bourbon, le grand-père d’Henri IV. Il y a là les Bourbons de Moulins, à côté des Bourbons-Vendôme, et des Bourbons, comtes de la Marche. Jamais famille française n’étala aussi orgueilleusement sa noblesse dans la maison de Dieu. Mais voici cependant, au-dessus de ces portraits, l’histoire d’un saint. Elle se déroule tout entière en nombreux épisodes, de son enfance à sa mort. Quel est ce saint à qui tous les Bourbons semblent avoir voué un culte ? On le devinerait vite, même si les inscriptions ne le nommaient pas. Ce saint est un des leurs, c’est l’illustre ancêtre de la famille, c’est saint Louis. En le vénérant, les Bourbons s’adorent un peu eux-mêmes. Tous les patrons particuliers, les saint Pierre ou les saint Charles, s’évanouissent devant le grand saint qui saura bien, tout seul, défendre sa race. Aux yeux des Bourbons du XVIe siècle, saint Louis devait ressembler à ces héros divinisés qu’on rencontre à l’origine des grandes familles d’Athènes ou de Rome.

Il existe donc toujours un profond rapport de sympathie entre les donateurs et les images de saints qui les accompagnent. Mais parfois ce rapport ne se découvre qu’à l’érudit.

Il y a à Ambierle, près de Roanne[15], une église monastique qui est un des plus rares chefs-d’œuvre du XVe siècle. Le chœur surtout, emporté d’un magnifique élan, transfiguré par la lumière irréelle des vitraux, semble tout esprit. Cette belle église doit sa perfection à la volonté d’un homme. Le prieur Antoine de Balzac d’Entragues lui consacra sa fortune. C’est lui assurément qui choisit les saints dont les grandes figures se superposent dans les verrières, sous des dais blanc et or[16]. Ces saints forment une assemblée qui d’abord étonne. On s’explique sans peine, il est vrai, la présence de saint Antoine, patron du donateur, aussi bien que celle de plusieurs saints vénérés dans les environs d’Ambierle, saint Germain, saint Bonnet, saint Haon. Mais que viennent faire ici saint Apollinaire, saint Achillée, saint Fortunat, saint Ferréol, saint Julien ? Pour résoudre l’énigme, il faut savoir qu’Antoine de Balzac d’Entragues, en même temps qu’il était prieur d’Ambierle, fut évêque de Valence et de Die. C’est ce qu’il a voulu rappeler, et il l’a fait avec une rare modestie : au lieu de se faire représenter avec sa crosse et sa mitre, il s’est contenté de faire peindre dans les vitraux les saints les plus vénérés de son diocèse.

Une érudition attentive aurait donc souvent les moyens d’expliquer par de solides raisons ce qu’on attribue fort légèrement au caprice. Avouons cependant que notre érudition est souvent en défaut. Il y a de très intéressans problèmes qu’il faut laisser sans solution. Je me suis souvent demandé quelle piété raffinée avait choisi les saints et les saintes qui ornent la chapelle du château de Châteaudun. Cette chapelle, restaurée et toute blanche aujourd’hui, donne, par un heureux hasard, une impression de pureté virginale que ne démentent pas les statues rangées le long des parois. On reconnaît sainte Agnès, sainte Catherine, sainte Barbe, sainte Apolline, sainte Elisabeth avec des fleurs dans son tablier, sainte Marie l’Égyptienne vêtue de ses longs cheveux, sainte Marthe, sainte Marguerite portée par son dragon, sainte Marie-Madeleine, la Vierge enfin plus belle que toutes les autres saintes. Quant aux saints il n’y en a que trois : les deux saints Jean et saint François d’Assise. Ce petit sanctuaire a donc été décoré avec un sentiment exquis : il y a là ce qu’il y a de plus innocent, de plus tendre ou de plus passionné dans le christianisme. On y respire un doux parfum de mysticité féminine. Qui a choisi ses statues ? Est-ce Dunois, le fondateur de la chapelle, qui se souvint avant de mourir[17] qu’il avait vu dans sa jeunesse une sainte aussi pure que toutes celles qui étaient là ? N’est-ce pas plutôt sa femme, Marie d’Harcourt, qui aima sa petite chapelle au point de vouloir qu’on y enterrât son cœur ? Je l’ignore, et je ne vois pas que les érudits en sachent davantage[18]. Ce mystère peut avoir son charme, mais la vérité, quelle qu’elle soit, vaudrait mieux.


IV

Les individus ne sont pas seuls à avoir des patrons : les hommes réunis en ont aussi.

Nous n’avons plus aujourd’hui la moindre idée de ce que fut la vie chrétienne à la fin du moyen âge. Jamais l’homme ne fut moins isolé. Divisés en petits groupes, les fidèles formaient d’innombrables confréries. C’était toujours un saint qui les rapprochait. Car les saints étaient alors le lien qui unissait les hommes.

Il faut essayer d’imaginer ce qu’était le vieux Rouen vers le temps de Louis XII. Dans les petites rues étroites aux maisons sculptées, les corps de métiers se groupaient. Cette ruelle était réservée aux cordonniers, cette autre aux bouchers, et aux drapiers ce sombre dédale. Parfois, du milieu des boutiques et des échoppes une charmante église jaillissait : c’était celle de la corporation. Il y avait Saint-Etienne des Tonneliers, Sainte-Croix des Pelletiers, d’autres encore que les révolutions ont détruites. Rassemblés dans la même rue, les artisans étaient encore réunis à l’église aux pieds de la statue de leur saint. Tous alors, du maître à l’apprenti, appartenaient à la même confrérie. Il semblait qu’un métier fût d’abord une association religieuse. On avait une maison commune ornée comme une église. La maison des orfèvres, qui se voyait près de la tour de l’Horloge, montrait dans ses vitraux l’histoire de saint Eloi.

Toutes les corporations ne pouvaient avoir une église. Beaucoup se contentaient d’une chapelle à Saint-Maclou, à Saint-Patrice, à la cathédrale. Chaque chapelle, dans les églises de Rouen, était le siège d’une confrérie, confrérie pieuse, confrérie de métier, confrérie poétique. Les assemblées y étaient vivantes, pittoresques. On récitait des poèmes, on donnait des prix aux vainqueurs, on jouait des mystères, on célébrait des cérémonies symboliques. La statue d’un saint bienveillant présidait à ces fêtes. Le clergé n’avait nul besoin d’exciter le zèle des fidèles : il n’était occupé qu’à le modérer. La foi, surtout la foi dans l’intercession des saints, était alors vivante, créatrice. Les confréries naissaient spontanément. Elles étaient souvent d’une austérité qui étonne. On voyait se rassembler, au petit jour, dans le cimetière Saint-Vivien, des hommes qui avaient fait vœu de prier au milieu des morts, d’examiner silencieusement leur conscience, et d’aller ensuite visiter les pauvres.

Les confréries animaient sans cesse la ville de leur mouvement. Tantôt, c’était un enterrement : les confrères s’avançaient derrière le cercueil portant un cierge de cire, où l’image de leur patron se voyait peinte sur un écu. Tantôt c’était un pèlerin qui partait pour Compostelle : les confrères, le bourdon à la main, l’accompagnaient jusqu’à la croix de Saint-Jacques. D’autres fois, c’était la fête d’un métier. Puis venait la grande procession de la fierté : les confrères de Saint-Romain escortaient le condamné à mort, puis, en mémoire de la bonté du vieil évêque, le délivraient. Parfois toutes les confréries sortaient bannières déployées, pour célébrer une fête, pour commémorer un événement heureux. Elles s’associaient ainsi à toute notre histoire. Aux jours sombres, quand la peste éclatait, quand les rues devenaient désertes, on entendait encore passer les confrères qui accompagnaient les morts.

Rouen ne fut pas alors une ville d’exception. Ce qu’on y voyait pouvait se voir dans toute la France. Les monumens, les spectacles étaient moins magnifiques, mais c’étaient partout les mêmes confréries. Chaque étude nouvelle consacrée à nos anciennes villes les retrouve. A Notre-Dame de Vire se rassemblaient dix confréries de métiers et plusieurs confréries pieuses. A Notre-Dame de Dôle, non seulement les confréries avaient chacune leur chapelle, mais plusieurs d’entre elles avaient fait élever ces chapelles à leurs frais. Les cordonniers, il est vrai, n’avaient pas fait bâtir de chapelle, mais ils avaient offert à la statue de la Vierge de beaux bijoux et vingt-huit robes de rechange.

Chose étonnante, les confréries se retrouvent aux champs comme à la ville. Pas de village de Normandie qui n’ait la sienne. Dans l’église du bourg d’Ecouché (Orne) on en comptait jusqu’à quatre. La confrérie est la molécule vivante que l’on atteint partout et toujours.

Les confréries de la fin du moyen âge peuvent se classer sous trois chefs : confréries pieuses, confréries militaires, confréries de métiers.

Les confréries pieuses sont de toutes les régions de la France, mais c’est à peine si les érudits daignent les signaler quand ils les rencontrent. Seuls les érudits normands ont compris qu’une pareille étude pourrait être féconde. Depuis cinquante ans, ils ont multiplié les travaux sur les confréries ou, comme on dit encore aujourd’hui, sur les « les charités » de la Normandie[19].

Les charités normandes étaient des associations de prières et de bonnes œuvres qui se formaient sous le patronage d’un saint. Elles apparaissent au XIVe siècle, s’étendent au XVe ; au XVIe siècle, pas d’église de village qui n’ait sa charité.

Tout ce que le moyen âge a touché garde un peu de poésie. Ces confréries de rustres n’étaient pas vulgaires. On s’y couronnait de fleurs. A Surville, à la Saint-Martin d’été, l’échevin et les frères devaient, ainsi que leurs femmes, se rendre à l’église avec des chapeaux de fleurs. Ailleurs, l’échevin se couronnait des violettes de mars. Dans une charité de Saint-Jean-Baptiste, les frères portaient une couronne faite de trois fleurs : ces trois fleurs symboliques signifiaient les trois fonctions du précurseur, que Dieu envoya comme patriarche, comme prophète, et comme baptiste. Les symboles étaient partout. Il y avait treize dignitaires en souvenir de Jésus et des douze apôtres. Comme le Christ, l’échevin lavait les pieds à douze pauvres le jour du jeudi saint. On célébrait la fête du patron de la charité avec une pompe naïve. La veille on allait chercher l’échevin à la lueur des torches et on le conduisait à l’église. Le lendemain, la procession se déroulait, bannière en tête, et chaque confrère portait à son cierge ou à son chaperon l’image du saint protecteur. Partout au moyen âge le peuple fut l’artiste qui tire de lui-même toute beauté. Les enterremens avaient une noble gravité. On annonçait dans les carrefours, au son de la cloche, la mort du frère. Puis, s’il était pauvre, on lui achetait un linceul, on récitait près de son lit les prières des morts, et toute la charité, avec ses insignes, le portait à l’église et au cimetière. Une cérémonie avait une grandeur tragique. Quand un frère devenait lépreux, la charité faisait dire pour lui la messe des morts, et puis on l’isolait du reste du monde.

Les confréries militaires, comme les confréries pieuses, se multiplièrent surtout à la fin du moyen âge. Il n’y a pas de province en France où on ne rencontre des confréries d’archers, d’arbalétriers et d’arquebusiers. Ces hommes de guerre s’assemblaient sous le patronage d’un martyr et d’une vierge. Les archers et les arbalétriers avaient sur leur bannière saint Sébastien, les arquebusiers sainte Barbe. Le génie religieux du moyen âge avait marqué ces institutions de son empreinte. Dans le règlement de la confrérie dés arbalétriers de Senlis, l’arbalète est comparée à la croix de Jésus-Christ. Souvent le nouveau frère jurait de ne pas blasphémer et de ne jamais invoquer le diable. Les confrères toutefois n’entendaient pas ressembler à des moines. Ils avaient un naïf amour des couleurs éclatantes, des parades, des fanfares et de la gloire. Le jour de la Saint-Sébastien on allait, en magnifique cortège, tirer le papegai sur le pré. Celui qui abattait l’oiseau était proclamé roi ; l’abattait-on trois années de suite, on devenait empereur. Le soir, on dînait aux frais de la ville.

On aurait tort de sourire et de croire qu’il s’agissait là d’innocentes réunions d’archers de Bagnolet. Nos vieilles confréries d’archers, surtout dans les provinces militaires de l’Est, furent souvent héroïques. En 1418, les confréries ou, comme on disait, « les sermens » d’Amiens, de Lille, de Douai et d’Arras marchèrent au secours de Rouen assiégé par les Anglais. En 1423, le serment de Noyon assiégea Compiègne avec Charles VI. Les confrères d’Abbeville prirent part aux batailles de la guerre de Cent ans. Mais la plus vaillante confrérie d’archers fut sans doute celle de Saint-Quentin. En 1557, ils défendirent la ville contre les Espagnols et se firent tuer presque jusqu’au dernier sur le rempart de la porte de l’Isle[20]. Les fières inscriptions qui se lisaient sur les bannières des confréries n’étaient donc pas mensongères. Ceux de Saint-Quentin auraient eu le droit d’inscrire sur leur étendard la, magnifique devise du drapeau des archers de Senlis : Florescet sartis innumerabilibus. « On lui mettra tant de pièces qu’il aura l’air d’un champ de fleurs. » On regrette que nos vieux arquebusiers ne se soient pas fait peindre comme les vaillantes corporations de la Hollande, après les grandes guerres : ils le méritèrent plus d’une fois[21].

Quant aux confréries de métiers, elles sont si connues qu’il est permis d’en parler brièvement. Il me suffira de rappeler quelles restèrent fidèles jusqu’à la fin du moyen âge, — et bien au-delà, — à leurs origines religieuses. Jamais le saint patron qui protégeait chaque métier n’a été plus fêté qu’au temps où nous sommes. Dans l’église, il avait sa chapelle où se réunissaient maîtres et compagnons, et souvent, près de l’autel, se voyaient les chefs-d’œuvre de maîtrise. L’image du saint ornait les bannières de la confrérie ; elle était sculptée au sommet du bâton qu’on portait par la ville, au son de la musette, le jour de la fête du métier. Elle se voyait sur les blasons des corporations ; car les roturiers voulurent avoir leurs armoiries comme les gentilshommes. En Touraine, les maréchaux avaient un saint Éloi d’or sur fond d’azur, les bouchers un saint Eutrope, les rôtisseurs un saint Laurent. Les boulangers portaient d’azur au saint Honoré vêtu pontificalement, tenant une pelle à four d’argent, chargée de trois pains ronds de gueules. On faisait mieux encore : le jour de la fête du métier, quand le cortège, avec ses cierges, ses bouquets, son bâton sculpté et sa bannière, se rendait à l’église, un compagnon, vêtu en apôtre ou en évoque, représentait le saint patron de la corporation. A Châlons, on voyait, au milieu des mariniers, saint Nicolas en personne, accompagné des trois enfans qu’il avait ressuscites ; et, en tête du cortège des déchargeurs de bateaux, marchait un grand saint Christophe, portant l’Enfant Jésus sur ses épaules.

Ce long développement sur les confréries n’est pas une digression. C’est à ces confréries, en effet, que nous devons une partie des images de saints qui ornent encore aujourd’hui nos églises.

Les confréries de métiers se montrèrent aussi généreuses qu’au XIIIe siècle. Beaucoup d’œuvres d’art subsistent, qui témoignent de leur libéralité. Un beau vitrail, où l’histoire de saint Eloi est racontée, fut donné à l’église de la Madeleine par les orfèvres de Troyes. On y lit encore cette inscription pleine de foi et d’humilité : « Les orfèvres, par dévotion à saint Eloy, font ceste verrière, voulant obtenir rémission de leurs péchés et grâce entière… Que la paix de Dieu leur soit faicte pour ce bien-faict en paradis (1506). »

On voit encore, dans l’église de Pont-Audemer, le vitrail que les boulangers firent faire, en 1536, en l’honneur de saint Honoré leur patron. De charmans vitraux, consacrés à la légende de saint Crépin et de saint Crépinien, ornent une chapelle de l’église de Gisors, et le déambulatoire de l’église de Clermont-d’Oise : ils ont été offerts, les uns et les autres, par des confréries de cordonniers. Dans les plus petites villes, et jusque dans les villages, on trouve quelque trace des confréries ouvrières. A Villeneuve-sur-Yonne, le vitrail de Saint-Nicolas a été donné par les mariniers, qui s’étaient mis sous la protection du vieil évêque. A Mergey, dans l’Aube, les mariniers de la Seine avaient choisi comme patron saint Julien l’Hospitalier, le formidable batelier qui reçut Jésus-Christ dans sa barque. Ils firent raconter dans un vitrail, que le temps a respecté, sa merveilleuse histoire. A Créney, en Champagne, les vignerons donnèrent à l’église un vitrail où leur patron saint Vincent est représenté la serpe à la main. Beaucoup d’œuvres analogues subsistent encore aujourd’hui, mais il y en eut jadis cent fois plus.

Les confréries militaires ont laissé moins de traces ; non qu’elles n’aient demandé, elles aussi, aux artistes, les images de leurs saints, mais ces œuvres, quand elles subsistent, sont difficiles à reconnaître. Les statues de saint Sébastien et de sainte Barbe abondent dans les églises ou dans les musées. Plusieurs, sans doute, ornaient les chapelles où se réunissaient les archers, les arbalétriers ou les arquebusiers. Mais, faute d’une inscription ou d’un blason, nous en sommes réduits, la plupart du temps, aux conjectures. Les vitraux ne sont pas, en général, plus explicites. Il en est cependant qui portent leur origine écrite en toutes lettres. On peut voir à Saint-Nizier de Troyes une belle verrière du commencement du XVIe siècle qui représente le supplice de saint Sébastien. Le saint est criblé de flèches par des soldats romains qui portent le costume du temps de Louis XII. Dans le haut du vitrail, on lit cette brève invocation adressée au martyr : « Gardez vos confrères archers ! » Le vitrail de saint Sébastien est donc un présent fait par la confrérie des archers de Troyes à l’église Saint-Nizier. Une étude attentive permettra sans doute d’attribuer à la générosité des confréries militaires beaucoup d’œuvres d’art qui leur reviennent.

Mais c’est aux confréries pieuses que nous devons le plus de statues, de bas-reliefs, de vitraux. Elles avaient toutes, évidemment, une image de leurs patrons ; les anciens registres, « les martologes, » comme on les appelait, en parlent quelquefois. A Saint-Lô, la confrérie de Saint-Jean avait fait faire, pour l’église Notre-Dame, une statue de saint Jean-Baptiste, son patron. Les confrères de la Conception, établis en l’église Saint-Gervais à Paris, notent dans leurs archives qu’ils ont une image d’albâtre de Notre-Dame. Parfois, mais trop rarement à notre gré, les registres font mention d’une commande faite à un artiste. Les confrères de la Charité de Saint-Ouen de Pont-Audemer se font sculpter un retable. Ceux de Menneval se font faire un vitrail. Les archives des notaires ont livré et livreront encore beaucoup de contrats passés entre des confréries pieuses et des artistes.

A Marseille, en 1517, la confrérie de Saint-Claude demande au peintre Peson l’histoire de son patron. En 1526, une autre confrérie marseillaise charge Jean de Troyes de peindre un retable de la vie de saint Antoine.

Il serait facile d’accumuler les exemples. Mais à quoi bon ? Il vaudra mieux, je pense, essayer de retrouver quelques-unes des œuvres dont ces vieilles confréries ornèrent nos églises.

L’église Saint-Martin de Laigle conserve dans son bas côté méridional deux grands vitraux du XVIe siècle consacrés à la légende de saint Porcien. Saint Porcien ou saint Pourçain, comme on dit dans le Bourbonnais, son pays d’origine, était un pauvre esclave du VIIe siècle, qui étonna son temps par sa sainteté et ses pouvoirs miraculeux. Quand Thierry III marcha contre l’Auvergne avec son armée, les chefs mérovingiens voulurent voir cet homme extraordinaire, qu’ils admiraient et redoutaient tout à la fois comme quelque dangereux magicien. Le vitrail nous montre donc Porcien, vêtu du sombre habit bénédictin, au milieu de guerriers multicolores. Ils ont le fifre et le tambour. Et l’artiste, pour exprimer l’effroi de ces temps antiques, leur a mis ‘sur la tête ce turban turc, qui alors faisait trembler l’Europe. Mais, au bas de l’un des vitraux, une scène curieuse attire l’attention : une longue procession se déroule. En tête, marche un sonneur de cloche ; puis, voici la bannière, la croix ; enfin, viennent des fidèles qui portent au bout d’un manche de grosses torches de cire. Quelle est cette procession ? C’est celle des confrères de la charité Saint-Porcien, les donateurs du vitrail. Ils ont voulu être peints au-dessous de leur patron, dans le bel appareil qu’ils déployaient le jour de sa fête. Cette charité Saint-Porcien de Laigle remontait à 1318. Elle avait dans ses archives la bulle d’un pape. Elle était riche, généreuse. Elle ne se contenta pas d’offrir à l’église deux verrières. Quand on refit le bas côté méridional, elle y contribua de ses deniers. Sans elle, nous n’aurions pas cette voûte à pendentifs, ces arabesques, et ces jolis cartouches de la Renaissance où des enfans nus se mêlent aux fruits et aux fleurs.

Il y a à l’église Saint-Jacques de Lisieux, un vitrail de 1527, où est raconté le fameux miracle du pèlerin. Un jeune homme qui se rendait à Compostelle est faussement accusé de vol par un hôtelier de Toulouse, condamné, pendu, mais miraculeusement sauvé par saint Jacques, qui, monté sur le gibet, le soutint pendant trente-six jours. Cette curieuse verrière a été donnée par une pieuse confrérie, comme le prouve le long défilé qui en occupe la partie basse. Instruits par le vitrail de Laigle, nous y reconnaissons au premier coup d’œil des confrères célébrant la fête de leur patron. En effet, des documens écrits nous apprennent qu’il y avait dans cette église une confrérie de Saint-Jacques qui remontait à l’année 1442. Elle fêtait, comme il arrivait souvent, plusieurs autres saints, mais saint Jacques était son principal patron. C’est pourquoi il arrivait de temps en temps qu’un confrère entreprît le grand voyage de Compostelle. Ainsi s’explique le sujet du vitrail.

Voilà quelques preuves de la libéralité des confréries. Dans tous ces exemples, les œuvres parlent d’elles-mêmes. Mais la plupart du temps elles sont muettes. Seules d’heureuses rencontres dans les archives nous permettent parfois de rendre aux confréries ce qui leur revient.

Que de problèmes seraient faciles à résoudre, si nous avions la liste de toutes les confréries qu’abritèrent jadis nos églises ! Mais il ne faut pas espérer arriver jamais à cette connaissance parfaite. Beaucoup d’entre elles, sans doute, ont disparu sans laisser de trace. Mais il est certain aussi qu’on pourrait encore en découvrir un très grand nombre. Le profit serait grand ; car toutes les fois qu’un vitrail se présente sans un nom ou sans une image de donateur, il y a lieu de supposer qu’il a pu être offert par une confrérie. Ainsi, les raisons qui présidèrent au choix des vitraux, deviendraient claires.

On comprendrait aussi beaucoup mieux la vraie signification d’une foule de statues isolées qui représentent des saints. On les trouverait plus belles encore parce qu’elles paraîtraient plus touchantes. Il faut savoir leur histoire. Dans nos musées, l’amateur tourne autour, approuve ce pli, cette jolie ligne. Mais nos jeunes saintes perdent là leurs principaux moyens d’émouvoir. Elles sont belles surtout d’avoir été tant aimées. J’avoue que la sainte Marthe de l’église de la Madeleine à Troyes, si admirable qu’elle soit, m’a semblé plus belle quand j’ai su qu’elle avait été donnée à l’église par une confrérie de servantes[22]. C’est à elle que s’adressèrent pendant tant d’années, aux messes matinales, des prières, moins magnifiques sans doute, mais pareilles pour le fond à celles que le grand poète a écrites pour la parfaite servante : « Nous nous attachons au foyer, à l’arbre, au puits, au chien de la cour, et le foyer, l’arbre, le puits, le chien nous sont enlevés quand il plaît à nos maîtres… Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce et de l’accepter sans murmure, comme la condition que vous avez imposée à tous en nous envoyant dans ce monde[23]. »

Les confréries ne se contentaient pas de faire construire des chapelles et de demander aux artistes des vitraux, des tableaux et des statues ; on découvre de temps en temps qu’un beau candélabre, un ornement d’autel, une paix, un émail, une boîte ciselée pour les aumônes, un manuscrit orné de miniatures ont appartenu à des confréries. C’est donc à peine si nous commençons à entrevoir les influences de toute sorte que les confréries ont exercées sur les arts à la fin du moyen âge.

J’en aperçois une qui n’a jamais encore été signalée. En organisant des processions, des tableaux vivans, des représentations dramatiques, les confréries proposèrent sans cesse des modèles aux artistes. Il y avait, à Vire, une confrérie qui, le jour de la procession de la Fête-Dieu, devait escorter l’ostensoir. Douze frères marchaient derrière le dais, vêtus du costume traditionnel des apôtres, nu-pieds, les instrumens de leur martyre à la main[24]. Une confrérie toute semblable existait à Châlons-sur-Marne. Les confrères de Châlons, fiers de jouer un si beau rôle, voulurent laisser un souvenir durable de la procession du Saint-Sacrement. Ils donnèrent donc à l’église Saint-Alpin un vitrail divisé en plusieurs compartimens[25]. Dans le haut, on voit deux scènes eucharistiques : la chute de la manne ut le dernier repas de Jésus. Au-dessous, les douze confrères, après avoir communié de la main d’un prêtre, comme les douze apôtres communièrent de la main de Jésus-Christ, marchent derrière le dais avec le costume et les attributs consacrés[26].

On ne peut guère douter qu’un confrère jouant le rôle d’un saint n’ait parfois servi de modèle aux artistes. On se rappelle qu’à Châlons, les déchargeurs de bateaux, le jour de la fête du métier, faisaient représenter saint Christophe par un des leurs. Or, on voit justement, à Châlons, dans l’église Saint-Loup, une extraordinaire statue de saint Christophe. Le saint est un magnifique portefaix qui a pris son costume des grands jours : le pourpoint du XVIe siècle décolleté sur la chemise et le haut-de-chausses à étages. Plus rien de traditionnel dans cette figure. C’est l’image naïve d’un ouvrier endimanché. Je ne sais si cette statue de saint Christophe est celle des déchargeurs de bateaux, mais c’est bien ainsi qu’on l’imagine.

Si l’on veut bien songer encore au saint Joseph des charpentiers de Verneuil, à ce jeune compagnon que nous avons décrit plus haut, on acquerra la certitude que les artistes copiaient ce qu’ils voyaient. Et d’ailleurs, il est probable que les confrères eux-mêmes désiraient avoir un saint tout pareil à celui qui marchait en tête de leur procession. Ils imposaient sans doute leurs conditions à l’artiste.

Les confréries ne se contentaient pas de figurer les saints dans les processions, elles représentaient encore des tableaux vivans. A la cathédrale de Rouen, « les confrères du jardin, » comme on les appelait, jouaient, le 15 août, l’Assomption de la Vierge. Ils transformaient leur chapelle en un jardin, et, vêtus en apôtres, ils figuraient les funérailles et la miraculeuse résurrection de la Mère de Dieu. Leur « jeu » attirait à la cathédrale un tel concours de curieux, que le chapitre s’émut. Les confrères furent invités à renoncer à leurs vieilles traditions. On leur fit entendre qu’il serait beaucoup plus décent d’employer leur argent à faire faire un vitrail qui ornerait leur chapelle. Ce vitrail, en effet, fut mis en place en 1523. Il a malheureusement disparu. C’est une perte très regrettable, car tout nous laisse supposer qu’il nous aurait montré l’Assomption de la Vierge telle que la jouaient les confrères.

D’autres vitraux, heureusement, subsistent, où le souvenir de ces jeux se retrouve. Les confréries firent mieux que de représenter des tableaux vivans : elles jouèrent souvent de véritables pièces. On sait que la plupart des Mystères consacrés à la vie d’un saint ont été demandés à leurs auteurs par des confréries pieuses. C’est pour une confrérie de Saint-Didier, à Langres, qu’avait été faite « la Vie et Passion de Monseigneur saint Didier ; » c’est pour une confrérie de Saint-Louis, établie à Paris dans la chapelle Saint-Blaise, que Gringore écrivit « La Vie de Monseigneur saint Louis. » Le Mystère de saint Crépin et de saint Crépinien a été composé à la requête d’une confrérie de cordonniers. Les confrères jouaient souvent eux-mêmes l’histoire de leur saint. C’était, pensaient-ils, la meilleure manière d’honorer leur patron, et la plus méritoire. À Compiègne, en 1502, la confrérie de Saint-Jacques de Compostelle joua le Miracle de Monseigneur saint Jacques. Elle avait invité à cette fête d’autres pèlerins de Saint-Jacques, les confrères de Roye. Beaucoup de confréries de Saint-Jacques durent jouer ce fameux miracle : plusieurs même ne se contentèrent pas de le jouer, elles voulurent commémorer le souvenir de la représentation par un vitrail. En effet, si on étudie attentivement les vitraux consacrés au miracle de saint Jacques, on acquiert la certitude que les artistes qui les ont dessinés ne connaissaient pas le récit de la Légende dorée, mais s’inspiraient des souvenirs récens d’une représentation. Dans la Légende dorée, en effet, il s’agit de deux pèlerins, le père et le fils, qu’un hôtelier de Toulouse veut perdre, sans qu’on s’explique pourquoi. Il cache donc une coupe d’argent dans leurs bagages, et, le lendemain, il les accuse de la lui avoir volée. Ils ont beau nier, le juge décide qu’un des deux doit mourir, et, après une lutte de générosité entre le père et le fils, c’est le fils qui est pendu. Mais saint Jacques veille, et, trente-six jours après, le fils, miraculeusement sauvé, est rendu à son père. C’était là le récit traditionnel, et on le jugeait d’autant plus respectable qu’il se présentait avec l’autorité du pape Calixte.

Pour un poète dramatique, la matière était, il faut l’avouer, un peu mince. Aussi la légende, en se transformant ? en pièce de théâtre, reçut-elle quelques embellissemens. Une famille entière, — le père, la mère et le fils, — est partie pour Compostelle. Le fils est un gracieux adolescent dont le charme commence à opérer partout où il passe. Dans l’hôtellerie de Toulouse, la chambrière ne l’a pas plutôt aperçu qu’elle ne pense plus qu’à lui. Elle le lui dit sans détour, mais le jeune homme, qui sait ce que se doit un pèlerin de saint Jacques, l’éconduit avec mépris. La rage la pousse au crime. Pendant la nuit, elle entre dans la chambre où dorment les trois voyageurs, et glisse une coupe d’argent dans le sac du jeune homme. — L’histoire ainsi présentée devient non seulement vraisemblable, mais encore très propre à intéresser le spectateur.

Tel est le thème qui a inspiré tous nos peintres verriers. A Lisieux, à Courville (Eure-et-Loir), à Triel (Seine-et-Oise), à Châtillon-sur-Seine, à Châlons-sur-Marne, on voit la servante qui cache la coupe au milieu des hardes du jeune voyageur. Partout aussi on voit la mère couchée aux côtés du père. Donc partout l’artiste s’est souvenu du drame. Il est évident que les confrères lui proposèrent leur pièce comme modèle. Il est non moins évident que les dessinateurs de ces vitraux avaient assisté à une représentation du Miracle de saint Jacques.

Bien d’autres vitraux commémorent les jeux dramatiques organisés par les confréries.

Dans les vitraux légendaires de la fin du XVe siècle et de la première moitié du XVIe siècle, on devine partout des souvenirs des Mystères. Les saints se meuvent dans un monde où la vérité se mêle au rêve. Les costumes sont bien ceux du règne de Louis XII ou de François Ier. Mais de temps en temps un détail étonne, dépayse : les tyrans portent d’étranges chapeaux, les reines ont trop de perles dans leurs merveilleuses coiffures ; les chevaliers ont des armures d’or dont il n’y a pas de modèles. L’artiste cependant n’a rien inventé : il a copié ce qu’on lui montrait. Il suffit d’avoir lu la description des costumes du Mystère joué à Bourges pour en être convaincu. De ce gracieux mélange de réalité et de -poésie sont nées des œuvres d’art exquises. Ces belles verrières du XVIe siècle qui sont si près de la vie, et pourtant flottent dans le songe, font penser non pas aux Mystères, — elles sont plus riches d’art et de vraie beauté, — mais au théâtre de Shakspeare.

Voilà les chefs-d’œuvre qu’ont fait naître les Mystères. Or, comme ce sont des confréries qui demandaient aux poètes la plupart des drames consacrés aux saints, comme ce sont elles qui les conservaient, qui les mettaient en scène, qui les jouaient, on voit tout ce que l’art leur doit. Elles ne se contentaient pas de faire faire des vitraux ou des statues ; elles en proposaient en même temps les modèles aux artistes.


V

C’est donc surtout par les confréries que s’est entretenu le culte des saints à la fin du moyen âge. Il reste à rechercher quels saints ces confréries ont honorés de préférence. Je parle surtout des confréries pieuses, car les confréries de métiers et les confréries militaires avaient d’antiques patrons que la tradition leur imposait.

Quand on visite les églises de la Champagne et de la Normandie, si riches en œuvres d’art du XVe et du XVIe siècle, on remarque avec surprise qu’il y a huit ou dix saints dont les images reparaissent sans cesse. On en trouve beaucoup d’autres assurément, — saints locaux, vieux évêques du diocèse, — mais ces huit ou dix reparaissent toujours. Si on étend ses investigations à d’autres provinces, ce sont les mêmes saints que l’on rencontre encore. Quelles raisons ont déterminé ces choix ? Pourquoi, par exemple, y a-t-il en France des milliers de statues de sainte Barbe ? Voilà le problème que nous devons maintenant essayer de résoudre. Il offre à l’historien de l’art un vif intérêt.

Le moyen âge a envisagé les saints sous deux aspects. Il y a vu de beaux modèles que l’on doit imiter, mais il y a vu aussi de puissans protecteurs qu’il importe de se rendre favorables.

Les œuvres d’art prouvent clairement qu’au XVe siècle, ce que les fidèles attendent d’abord des saints, c’est une protection efficace. On les honore en proportion des pouvoirs qu’on leur attribue, aussi voit-on des saints longtemps oubliés passer au premier rang.

Que demande le chrétien à ses célestes protecteurs ? La guérison de ses maladies ? — Sans doute ; mais au fond, ce n’est pas la mort qui lui fait peur : ce qu’il redoute cent fois plus que la mort elle-même, c’est de mourir sans avoir eu le temps de se réconcilier avec Dieu. La mort subite, cette mort que l’épicurien souhaite, que Montaigne trouve douce, voilà la grande terreur de l’homme d’alors. Il cherche s’il ne trouvera pas dans le ciel quelque puissant intercesseur qui le protège. Il en découvre plusieurs.

Les saints qui défendent contre la mort subite : — voilà donc d’abord ceux que les derniers siècles du moyen âge ont honorés d’un culte particulier.

Déjà célèbre au XIVe siècle, saint Christophe le devint bien davantage encore plus tard. Il suffisait, on le sait, de voir son image, pour être sûr de ne pas mourir dans la journée. Dans les livres d’Heures, dès la fin du XIVe siècle, saint Christophe est expressément invoqué comme le saint qui nous garde de la mort subite. C’est dans le cours du XVe siècle, et même au XVIe, que s’élevèrent dans nos églises ces nombreuses statues de saint Christophe dont les plus gigantesques ont disparu aujourd’hui. On les plaçait près de la porte pour que chacun pût emporter l’influence du saint, comme un fluide mystérieux qui vous imprègne soudain, et se retire avec lenteur. Dans les petites églises de villages, dans les pauvres oratoires des montagnes, où l’art savant des villes ne pénétrait pas, on rencontre parfois, encore aujourd’hui, une grossière peinture à moitié effacée qui représente saint Christophe. On regardait l’étrange saint, tout pareil aux géans des contes de la veillée, on murmurait une prière, et on s’en allait rassuré.

Mais dans le même temps, il y avait une jeune sainte qui protégeait, elle aussi, contre la mort subite. Sa taille gracieuse, son doux visage souriant faisaient naître la confiance et l’amour. C’était la plus populaire de toutes les saintes, sainte Barbe. Son histoire, telle qu’on la racontait, était touchante. Cette jeune Grecque de Nicomédie n’avait rien trouvé dans le paganisme qui satisfît son cœur. Elle écrivit à l’illustre Origène qu’elle cherchait un Dieu inconnu. Emu de ce cri d’angoisse, le grand docteur lui envoya Valentin, un de ses disciples, qui lui révéla le christianisme et la baptisa. Devenue chrétienne, elle fut invincible. Invitée à sacrifier, elle préférera endurer tous les supplices et mourir de la main même de son père. Mais ce n’est pas cette histoire qui semble avoir séduit le XVe siècle. Plus d’un peut-être, qui honorait sainte Barbe, ne savait rien de sa vie. Ce que personne n’ignorait, c’est que sainte Barbe avait obtenu de Dieu la plus précieuse des faveurs : par son intercession, le chrétien était sûr de ne pas mourir, sans avoir reçu le suprême viatique. Insigne privilège ! et qui lui valut l’amour de toute la chrétienté. L’étude des recueils de prières ne peut laisser subsister aucun doute sur ce point. Ce qu’on demande à sainte Barbe, ce n’est ni l’ardeur de la foi, ni la force à supporter les épreuves, c’est seulement la faveur de mourir après avoir communié. Dans un choix d’oraisons publiées par Vérard, et empruntées textuellement à des livres d’Heures plus anciens, on lit cette prière : « Faites, Seigneur, que, par l’intercession de sainte Barbe, nous obtenions de recevoir avant de mourir le sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Voilà pourquoi elle est souvent représentée (surtout dans les vieilles estampes du XVe siècle) portant un calice à la main. Voilà pourquoi tant de confréries pieuses, préoccupées avant tout de la pensée de la mort, l’avaient choisie comme patronne.

Avec cette logique que présentent souvent les créations populaires, on prêta à sainte Barbe des puissances nouvelles, qui ne sont que les conséquences naturelles de son merveilleux privilège. Puisqu’elle écartait la mort subite, elle devait protéger contre la foudre. Dans le Midi, le paysan prononçait rapidement son nom quand il voyait briller l’éclair. La cloche, qu’on sonnait à toute volée quand grondait l’orage, était souvent ornée de son image. Et, parfois, les hauteurs qui attirent le tonnerre lui étaient dédiées. Quand « par suggestion diabolique » on découvrit la poudre, on crut tenir le feu du ciel. Même violence irrésistible, mêmes coups imprévus. Souvent l’arquebuse éclatait aux mains du soldat. Qui pouvait protéger l’artilleur, le marin, le mineur, tous ceux qui maniaient la foudre, sinon la sainte qui détournait l’éclair ?

Ainsi allait s’étendant la puissance de sainte Barbe. Qu’on ne s’étonne donc plus de rencontrer l’image de sainte Barbe dans tant d’églises. Où n’avait-on pas besoin de sa protection ?

Au moment où la découverte de la poudre, multipliant les chances de mort subite, obligeait la chrétienté à recourir au patronage de sainte Barbe, un épouvantable fléau commença à dévaster la terre. La peste apparut. Depuis cette fameuse année 1348, « où, au dire de Froissart, la tierce partie du monde mourut, » elle ne quitta plus la France. Souvent on put la croire vaincue ; le XVe siècle la redouta moins que le XIVe ; mais, dès les premières années du XVIe siècle, elle éclata avec une violence nouvelle. Ce qu’il y avait de terrible, c’est que la maladie était presque toujours foudroyante. On était bien portant la veille, mort le lendemain. « La mort noire » était encore plus redoutable que la mort subite, car on pouvait demander un prêtre et ne pas l’avoir. On savait qu’on allait paraître devant Dieu tout à l’heure, chargé de ses péchés, et souvent l’on ne pouvait rien pour son salut.

A peine pouvons-nous imaginer l’épouvante qui s’emparait parfois des grandes villes pendant le XVIe siècle. La vie s’arrêtait. A Rouen, on ne rencontrait plus dans les rues que le sinistre tombereau peint en blanc et en noir. « Les serviteurs du danger » allaient de quartier en quartier, entraient dans les maisons marquées d’une croix blanche, en rapportaient un cadavre et le jetaient dans la charrette. Bientôt les habitans n’eurent plus le courage de voir l’affreux cortège. Une jeune fille était morte de peur en l’entendant arriver. Il fut décidé qu’on enlèverait les pestiférés pendant la nuit. C’était à la lueur des torches que la charrette montait vers le cimetière Saint-Maur. A dix pas en avant marchait un prêtre qui récitait les psaumes en respirant une boule de parfums. On longeait des églises vaguement éclairées où l’on priait toute la nuit. Arrivés dans l’enclos, où il n’y avait ni monumens, ni tombes, les serviteurs, qui étaient parfois des moines, jetaient à la hâte les corps dans la fosse ; on les recouvrait de si peu de terre que souvent les loups venaient la nuit suivante les déterrer.

Ces scènes d’horreur et l’épouvante suspendue sur la ville affolaient les imaginations. Puisque la science humaine était impuissante, il fallait à tout prix trouver un protecteur céleste. La piété populaire en connaissait plusieurs.

Il est remarquable que quelques-uns des saints qu’on invoquait contre la peste étaient également invoqués contre la mort subite. « La mort noire » apparaissait donc comme la forme la plus redoutable de la mort qui foudroie.

Saint Sébastien est probablement le saint qu’on songea à prier le premier pour détourner les épidémies. Dès 680, s’il en faut croire la tradition, une maladie contagieuse qui désolait Pavie avait pris fin par son intercession. On voit encore à Saint-Pierre-aux-Liens les restes d’une mosaïque qu’on fit alors en son honneur. On a prétendu avec infiniment d’ingéniosité que les coups frappés par la peste avaient éveillé dans des imaginations encore à moitié païennes le souvenir des flèches lancées jadis par les dieux irrités. Saint Sébastien, que les bourreaux avaient criblé de flèches sans pouvoir le tuer, semblait donc le protecteur naturel du chrétien dans les temps d’épidémie[27]. Il est difficile d’émettre sur ce sujet délicat autre chose que des conjectures. Ce qui paraît certain, c’est que les reliques de saint Sébastien, apportées de Rome à Soissons en 826, répandirent sa renommée au-delà des Alpes. La châsse de saint Sébastien était le plus riche trésor de l’abbaye de Saint-Médard. Dès le IXe siècle, on y venait de toutes parts pour demander au martyr la guérison des maladies contagieuses. Aussi, quand éclatèrent les grandes pestes du XIVe siècle, c’est saint Sébastien qu’on invoqua dans toute la France. Les consuls de Montpellier décidèrent qu’on ferait brûler dans sa chapelle un rouleau de cire capable d’entourer la ville et ses murs. Ils pensaient que cette ceinture symbolique empêcherait la mort d’entrer.

Saint Adrien ne jouit pas comme saint Sébastien d’une réputation universelle. C’est surtout dans les régions du Nord et de l’Est de la France, Flandre, Picardie, Normandie, Champagne qu’il fut l’objet d’un culte fervent. C’est là qu’il fut invoqué, contre la mort subite dès le XIIe siècle, contre la peste à partir du XIVe. Ses reliques étaient conservées dans un monastère célèbre situé au point de rencontre des langues germaniques et des langues romanes. On l’appelait Grammont en français, Gheraerdsberghe en flamand. Dans les temps d’épidémies, les pèlerins y affluaient. Louis XI, qui faisait sa cour à tous les saints dont les pouvoirs étaient bien établis, ne manqua pas d’aller à Grammont. Comment saint Adrien est-il devenu un des saints qui protègent contre la peste ? — Voilà qui n’est pas facile à deviner. Rien dans son histoire ne fait pressentir qu’il aura un jour cette vertu. Sa légende est d’ailleurs fort belle. Adrien et sa femme Natalie forment un couple héroïque. Ils sont tous les deux jeunes, beaux, passionnés. C’est Polyeucte et Pauline, sans les hésitations que leur prête Corneille. Quand Natalie apprend que son mari a été condamné à mort par l’empereur Maximin pour la foi de Jésus-Christ, elle entre dans une sainte allégresse. Déguisée en homme, elle pénètre dans son cachot et baise respectueusement ses chaînes. Puis, quand l’heure du supplice est venue, quand le bourreau commence à briser les cuisses d’Adrien sur une enclume, c’est elle qui jusqu’au bout soutient son courage. — Voilà l’essentiel du récit de la Légende dorée : on n’y trouve pas un mot qui puisse rendre raison du patronage attribué à saint Adrien. Il est probable que quelques faits réputés miraculeux commencèrent, vers le XIIe siècle, à attirer sur le saint l’attention des populations flamandes et wallonnes. Sa réputation de guérisseur s’établit petit à petit. A la fin du moyen âge, elle était incontestée. L’auteur du Mystère de saint Adrien rapporte à ce sujet une tradition qui est évidemment récente, et qui avait dû naître à Grammont, autour de sa châsse. On disait qu’avant de mourir, saint Adrien avait obtenu de Dieu le privilège de protéger contre la mort subite et les épidémies tous ceux qui le prieraient avec confiance.

Saint Adrien fut célèbre dans le Nord ; saint Antoine le fut d’abord dans le Midi. On racontait que le corps de l’illustre solitaire de la Thébaïde avait longtemps reposé à Constantinople. Mais, en 1050, Josselin, seigneur dauphinois, avait obtenu de l’empereur Constantin VIII cette insigne relique. Il emporta ce trésor qu’il déposa dans l’église bientôt célèbre de Saint-Antoine de Viennois. En 1095, un gentilhomme y fut guéri de cette étrange maladie qu’on appelait alors le « feu sacré » et qu’on appellera plus tard le « feu saint Antoine. » Il y fonda un ordre religieux. Les Antonins se consacraient aux malades et particulièrement à ceux que dévorait ce feu redoutable. C’est ainsi que, par un singulier concours de circonstances, saint Antoine, ce grand contemplateur qui avait fui le monde pendant sa vie, se trouva mêlé, après sa mort, comme un bon médecin, à toutes les angoisses des hommes. De tous les points de la France on accourait en Dauphiné. Quand éclatèrent les grandes pestes, des vœux y amenèrent des pèlerins de toute l’Europe. On y vit Charles IV empereur d’Allemagne et plus tard l’empereur Sigismond. Jean Galéas, duc de Milan, fonda une messe dans l’église de Saint-Antoine et y envoya de précieux reliquaires. Plusieurs de nos rois y vinrent. On pense bien que Louis XI ne manqua pas d’aller rendre ses devoirs à un saint qui faisait reculer la mort. Car, dès le XIVe siècle, les privilèges de saint Antoine s’étendirent. Ce ne fut pas seulement le mal des ardens qu’il guérit, ce fut toutes les maladies contagieuses. Mais ce saint secourable était en même temps un saint terrible. Ce n’est qu’en tremblant que l’on regardait ses images. Ce grand vieillard au regard sévère qui avait des flammes sous les pieds était la maître du feu. Malheur au parjure qui l’avait trompé, à l’esprit fort qui avait osé douter de sa puissance : il était réduit en cendres. A Saint-Antoine de Viennois, on montrait les os calcinés de ceux qui l’avaient offensé. Au temps de la Réforme, il avait brûlé, disait-on, trois soldats qui avaient osé porter la main sur sa statue. On avait vu des flammes leur sortir par la bouche.

Saint Sébastien, saint Adrien, saint Antoine, ces trois saints très antiques, avaient acquis assez tard le privilège de défendre contre les maladies contagieuses. Mais voici le dernier né de ces puissans protecteurs et le plus grand de tous, saint Roch. Il vécut au XIVe siècle, au temps même où commencèrent les grandes épidémies. Celui-là fut un vrai saint, un saint comme on les aime en France, non pas un contemplateur, mais un homme d’action. Il naquit à Montpellier qui appartenait alors au roi de Majorque. Quand il eut l’âge d’homme, il entreprit un pèlerinage à Rome. Il s’acheminait par la vieille route de la Toscane, celle-là même que suivaient encore les diligences au commencement du XIXe siècle, quand à Acquapendente il rencontra la peste. Au lieu de s’enfuir, comme eût fait un autre, il s’arrêta, et soigna les malades. Lorsque le fléau eut diminué, il était sur le point de se mettre en route pour Rome, quand il apprit que la peste venait d’éclater à Césène. Il y alla tout droit. Puis, suivant l’épidémie à la trace, il se rendit à Rimini et enfin à Rome. La ville sainte était alors sublime de désolation. Veuve des papes, à moitié vide, silencieuse, ravagée par la maladie, elle n’était plus qu’un grand tombeau. Saint Roch y resta trois ans. Quand il repartit pour la France, la peste avait gagné l’Italie du Nord. Il vint l’y rejoindre. Il soignait les pestiférés de Plaisance, quand il fut lui-même atteint de la maladie qu’il bravait depuis quatre ans. Il alla se cacher dans un bois et attendit la mort avec tranquillité. La légende ici se mêle à l’histoire, légende touchante et où le moyen âge mit de son cœur. Dans ces tristes siècles où la réalité est si sombre, l’homme si dur, c’est l’animal qui a pitié. Une biche nourrit Geneviève de Brabant, un chien apporte tous les jours un pain à saint Roch. C’est ainsi qu’il put vivre, guérir et rentrer en France. A Montpellier, personne ne voulut reconnaître ce pèlerin décharné qui ressemblait à un mendiant. On le soupçonna d’être venu pour espionner, et on le jeta en prison. Il y resta cinq ans. Un matin le geôlier, le trouva mort, mais il vit avec étonnement que le cachot était éclairé d’une étrange lueur. Ainsi mourut ce jeune homme de trente-deux ans, sans enfans, sans œuvre, sans fortune, renié des siens, et qui n’avait rien su faire dans la vie que se dévouer. Quand les hommes entendirent raconter cette histoire, ils devinrent pensifs. On crut que Dieu avait voulu donnera son serviteur une récompense en ce monde. On raconta donc qu’on avait trouvé dans sa prison une tablette apportée par un ange. On y lisait que cet homme était un saint et que Dieu guérirait de la peste tous ceux qui l’invoqueraient en son nom.

Le culte de saint Roch, déjà répandu en France au XIVe siècle, devin européen au XVe. En 1414, les évêques réunis à Constance, pour faire cesser la peste qui désolait la ville, firent une procession en l’honneur de saint Roch. Dès lors, on le voit invoqué dans tous les pays. Il inspirait une telle confiance en Italie que les Vénitiens volèrent ses reliques à Montpellier. Ils bâtirent pour les recevoir la magnifique église San Roco, et cette fameuse Scuola que décora Tintoret[28].

Quant à la France, elle rendit à saint Roch un culte passionné. A partir du XVIe siècle, les grandes épidémies firent naître des confréries de Saint-Roch jusque dans les plus petits villages. Dans le seul Bourbonnais, on comptait cent quatorze paroisses qui honoraient saint Roch d’une dévotion particulière. Sa puissance s’étendait aux animaux. Le jour de sa fête, le 16 août, on bénissait des herbes, la menthe, le pouliot, la roquette, qui, mêlées à la nourriture du bétail, le préservaient des maladies contagieuses.

Ces quatre saints, saint Sébastien, saint Adrien, saint Antoine et saint Roch étaient invoqués tour à tour au moment du danger. En 1420, la ville de Nevers offre à saint Antoine un cierge de cent livres. En 1455, c’est dans la chapelle de saint Sébastien, à la cathédrale, qu’elle fait brûler des torches. En 1497, la ville de Chalon-sur-Saône, qui depuis six ans souffre de la peste, décide, pour désarmer la colère de Dieu, de faire jouer le mystère de Saint-Sébastien. Abbeville représente, en 1458, le jeu de Monsieur saint Adrien, en 1493, la vie de Monsieur saint Roch. Souvent, à la suite de ces représentations, les spectateurs formaient des associations pieuses qui perpétuaient le culte des défenseurs de la cité contre les épidémies. Les confréries vouées à un et souvent à plusieurs de ces saints protecteurs abondaient.

On s’explique sans peine, maintenant, pourquoi tant d’œuvres d’art ont été consacrées à nos quatre saints. Les particuliers et les confréries offraient à l’envi aux églises statues, vitraux, retables. Je ne parle pas des mille petites images de piété que la gravure multipliait. On les achetait comme des talismans. Une image de saint Sébastien, accompagnée d’une certaine prière, si on la portait toujours avec soi, devenait un sûr préservatif contre la peste.

Le type des quatre saints qui nous occupent se fixa dans le cours du XVe siècle. Saint Sébastien fut représenté nu, attaché au poteau et criblé de flèches. Il fut pour les artistes de la fin du moyen âge le martyr par excellence. Ils n’essayèrent même pas de le concevoir autrement. Nul effort pour lui prêter un caractère, pour exprimer son être moral. Le supplice fut sa raison d’être. Les artistes d’ailleurs ne furent pas libres de le représenter à leur guise. Les patronages qui avaient été assignés à saint Sébastien déterminèrent son type. À ces flèches qui le criblaient le peuple reconnaissait le patron des archers, et sans doute aussi le céleste médecin qui guérit de la peste.

Saint Adrien apparut sous l’aspect d’un jeune chevalier de la plus fière mine. Souvent il s’appuie sur l’enclume de son supplice, et, près de lui, un lion est couché. Ce lion mystérieux est-il le symbole de la force d’âme du héros, ou bien n’est-il qu’un animal héraldique emprunté au blason flamand ? Ne rappelle-t-il pas tout simplement que l’abbaye de Grammont est en Flandre ? Voilà ce qu’on n’a pas encore réussi à découvrir[29].

L’image de saint Antoine se chargea de naïfs détails. On chercherait en vain, au XVe siècle, l’anachorète brûlé par le soleil de la Thébaïde, le maigre athlète qui, la nuit, luttait avec le démon dans les anciens tombeaux. Les artistes du moyen âge se représentèrent saint Antoine comme un vénérable religieux de l’ordre des Antonins. Ils lui donnèrent le froc à pèlerine, le bâton noueux, le chapelet à gros grains. Un de ces porcs, que le couvent de Saint-Antoine de Viennois avait le singulier privilège de laisser errer dans les rues de la ville, l’accompagne. Avec sa grande barbe, son air grave, il aurait l’air du supérieur de l’Ordre, si des flammes jaillissant sous ses pieds ne rappelaient son merveilleux pouvoir. À ce signe le saint se révèle.

Saint Roch était pour les artistes une figure pleine de séduction. Il avait la double poésie du voyageur et du héros. Il fut admis d’abord que ce noble jeune homme était beau. On conservait son portrait à Plaisance. Il avait été peint, disait-on, par un gentilhomme que l’exemple de saint Roch avait ramené à la vertu et qui devint fameux lui-même sous le nom de saint Gothard[30]. Au XVIIe siècle le portrait de saint Roch existait encore. Il représentait un homme de petite taille, mais d’une physionomie douce et gracieuse. Des cheveux tombant en longues boucles, une barbe un peu rousse, lui donnaient l’air d’un apôtre. Ses mains, qui soignèrent tant de malades, étaient fines. Ce portrait n’avait peut-être aucune authenticité. Il a pu cependant être tenu pour fidèle. Il est remarquable, en tout cas, que les artistes se représentent d’ordinaire saint Roch sous cet aspect. Ils lui donnent presque toujours cette figure évangélique. Tel nous le montre la belle statue de la chapelle Saint-Gilles à Troyes, ou le tableau de Jean Bellegambe conservé dans la cathédrale d’Arras. On pensait qu’à ce degré de sublimité, la charité marquait un visage et le façonnait à la ressemblance de Jésus-Christ, ou au moins de ses apôtres. Saint Roch ressemble à saint Jacques. Il lui ressemble aussi par le costume. Il porte le chapeau, le manteau, le bourdon, la panetière, tout ce qui symbolisait alors le voyage et l’aventure, les orages : et le grand soleil. A Troyes, deux clefs gravées sur sa pèlerine rappellent qu’il se rendait au seuil du prince des apôtres.

Plusieurs particularités empêchent qu’on ne le confonde avec saint Jacques. Une de ses jambes est nue et laisse voir une plaie pour faire entendre qu’il fut atteint lui aussi de la peste. Chose curieuse, cette plaie a presque toujours la forme d’une blessure : profonde. On dirait que la flèche qui l’a faite vient à peine d’en être retirée. La peste restait donc toujours pour l’imagination populaire un trait lancé par la main de Dieu[31]. Un ange s’approche de saint Roch et touche cette plaie d’une main délicate. Il en rapproche les bords ou la frotte doucement avec un céleste onguent. C’est l’ange qui, suivant la légende, fut envoyé par Dieu pour le guérir. Enfin le bon chien se tient à ses côtés et porte parfois un pain dans sa gueule[32].

Les œuvres d’art consacrées aux saints qui guérissent de la peste offrent cette particularité de les représenter généralement réunis. On jugeait qu’en groupe ils avaient plus de puissance auprès de Dieu.


Voilà les saints auxquels le moyen âge finissant a donné toute sa confiance. Ce sont eux que les confréries honoraient de préférence, eux dont les artistes reproduisaient le plus souvent l’image. Il en est peu qui aient été priés avec plus de ferveur. Combien de générations n’ont-ils pas rassurés contre la peur de la mort subite, de la terrible mort païenne qu’aucune consolation n’accompagne !

Telle fut à la fin du moyen âge la prodigieuse fécondité du culte des saints. Des milliers d’œuvres d’art sont nées de la foi profonde en leur intercession. Ce que les artistes du XVe siècle et ceux des premières années du XVIe ont fait de plus exquis leur a été inspiré par les saints. La Réforme vint, et, avec elle, apparut l’esprit critique. Les saints furent discutés. Pour la première fois, on entendit soutenir que saint Christophe était un symbole, que les Actes de sainte Barbe étaient peu authentiques et que sainte Catherine n’avait peut-être jamais existé.

La Réforme, il est vrai, ne triompha pas en France et les artistes continuèrent à représenter des saints. Mais le charme était rompu. Au lieu de croire, les hommes avaient voulu savoir. Les artistes purent désormais avoir toutes les qualités ; ils n’eurent plus la candeur qui rend ces vieilles œuvres inimitables.


EMILE MALE.


  1. Latin 1 052, f° 412 v, 540, 543 v°
  2. Mazarine, 491, f° 291 v° ; on voit cependant déjà saint Georges avec un costume de chevalier.
  3. Dans les Heures d’Estienne Chevalier, à Chantilly.
  4. Au Louvre.
  5. Arsenal, manuscrit n° 417. J’ai montré, dans la Gazette des Beaux-Arts (décembre 1904), qu’il était de Bourdichon.
  6. Cette charmante statue vient de l’église Saint-Laurent de Verneuil et appartenait à la corporation des charpentiers. Voir abbé Dubois, l’Église Notre-Dame de Verneuil, Rennes, 1894, p. 87.
  7. Visitation de l’église Saint-Jean, à Troyes.
  8. Miniature des Heures d’Etienne Chevalier conservée à la Bibliothèque nationale.
  9. Miniature des Heures d’Etienne Chevalier, à Chantilly.
  10. Le vitrail de Blainville n’existe plus, il a été reproduit par Gaignières Estampes Pe, 8 f° 4.
  11. C’est un petit bas-relief funéraire.
  12. Cathédrale d’Albi, peintures de la chapelle de la Sainte-Croix (fin du XVe siècle).
  13. Indre-et-Loire.
  14. Les vitraux ont été commencés en 1559. Voyez abbé Bossebœuf, le Château et la chapelle de Champigny-sur-Veude, Tours. Le château de Champigny appartenait aux Bourbons.
  15. Département de la Loire.
  16. Ces vitraux ont dû être faits entre 1470 et 1491.
  17. La chapelle, fondée par Dunois, date de 1464. Dunois est mort en 1468. Il paraît évident que les deux saint Jean sont là pour rappeler son prénom (Jean, bâtard d’Orléans). La statue de Dunois qu’on voit dans la chapelle était à l’origine sur un pignon du château.
  18. Coudray, Hist. du château de Châteaudun, Paris (2e édit.), 1875, in-18.
  19. Il faut citer d’abord l’important mémoire de M.-E. Veuclin dans le Recueil des travaux de la Société d’agriculture de l’Eure, 1891. On y trouvera toute la bibliographie du sujet. Signalons encore l’article de M. H. de Formeville dans le Bull. de la Soc. des antiq. de Normandie, tome IV, p. 518, et celui de M. Ch. Vasseur dans les Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, 3e série, tome V, p. 549.
  20. A. Janvier, Notice sur les anciennes corporations d’archers et d’arbalétriers des villes de Picardie, Amiens, 1855.
  21. Les archers de Châlons-sur-Marne avaient pourtant fait faire un tableau représentant la victoire qu’ils avaient remportée en 1431, près de Châlons, sur les Anglais et les Bourguignons. Sellier, Notices sur les compagnies d’archers… de Châlons-sur-Marne, Châlons, 1857.
  22. Grosley, Mém. hist., tome II, p. 320. Je ne vois pas de raison de douter que notre sainte Marthe ne soit celle dont parle Grosley. Sainte Marthe, symbole de la vie active, était la patronne naturelle des servantes.
  23. Lamartine, Geneviève.
  24. Bulletin historique et philologique, 1894.
  25. Il est au pourtour du chœur (commencement du XVIe siècle).
  26. On lit dans un compartiment du vitrail ces mauvais vers : « Douze confrères gens de bien — en douze apôtres revêtus — sont accoustrés par bon moyen — pour décorer le doux Jésus. »
  27. Les flèches dont saint Sébastien fut criblé expliquent que les confréries d’archers l’aient choisi comme protecteur. C’est là un patronage sans rapport avec celui que nous étudions en ce moment.
  28. Les reliques de saint Roch furent volées en 1485. En 1856, Venise a rendu à Montpellier la moitié du corps de saint Roch. Cf. Histoire de Saint Roch, par l’abbé Recluz, Montpellier, 1858, in-8.
  29. C’est le P. Cahier qui a dit le premier (Caract. des Saints, t. II, p. 512) que le lion était emprunté au blason de la Flandre. Je crois que c’est là la vérité. Les abbayes publiaient souvent des gravures représentant leur saint accompagné du blason du monastère, de la ville ou de la province. Un graveur aura annexé le lion du blason au sujet principal.
  30. Il avait fait pénitence plus tard dans les solitudes sauvages de la montagne qui prit son nom.
  31. Une vie de saint Roch ajoutée après coup à la Légende dorée dit même expressément « qu’il eut la cuisse percée d’une flèche, » ce qui est très remarquable.
  32. Ce chien était tellement inséparable de saint Roch qu’on a dû être amené à l’appeler un « roquet. » C’est là, je crois, la véritable explication de ce mot dont Littré, aussi bien que Darmesteter, Hatzfeld et Thomas disent ne pas connaître l’étymologie. Quand Victor Hugo écrivait : « Saint Roch — avec son chien saint roquet, » il ne croyait sans doute pas si bien dire.