L’Art romantique/Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains/Auguste Barbier

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Réflexions sur quelques-uns de mes contemporainsCalmann LévyŒuvres complètes de Charles Baudelaire, tome III (p. 331-337).


II

AUGUSTE BARBIER




Si je disais que le but d’Auguste Barbier a été la recherche du beau, sa recherche exclusive et primordiale, je crois qu’il se fâcherait, et visiblement il en aurait le droit. Quelque magnifiques que soient ses vers, le vers en lui-même n’a pas été son amour principal. Il s’était évidemment assigné un but qu’il croit d’une nature beaucoup plus noble et plus haute. Je n’ai ni assez d’autorité ni assez d’éloquence pour le détromper ; mais je profiterai de l’occasion qui s’offre pour traiter une fois de plus cette fastidieuse question de l’alliance du Bien avec le Beau, qui n’est devenue obscure et douteuse que par l’affaiblissement des esprits.

Je suis d’autant plus à l’aise que, d’un côté, la gloire de ce poëte est faite et que la postérité ne l’oubliera pas, et que, de l’autre, j’ai moi-même pour ses talents une admiration immense et de vieille date. Il a fait des vers superbes ; il est naturellement éloquent ; son âme a des bondissements qui enlèvent le lecteur. Sa langue, vigoureuse et pittoresque, a presque le charme du latin. Elle jette des lueurs sublimes. Ses premières compositions sont restées dans toutes les mémoires. Sa gloire est des plus méritées. Tout cela est incontestable.

Mais l’origine de cette gloire n’est pas pure ; car elle est née de l’occasion. La poésie se suffit à elle-même. Elle est éternelle et ne doit jamais avoir besoin d’un secours extérieur. Or, une partie de la gloire d’Auguste Barbier lui vient des circonstances au milieu desquelles il jeta ses premières poésies. Ce qui les fait admirables, c’est le mouvement lyrique qui les anime, et non pas, comme il le croit sans doute, les pensées honnêtes qu’elles sont chargées d’exprimer. Facit indignatio versum, nous dit un poëte antique, qui, si grand qu’il soit, était intéressé à le dire ; cela est vrai ; mais il est bien certain aussi que le vers fait par simple amour du vers a, pour être beau, quelques chances de plus que le vers fait par indignation. Le monde est plein de gens très-indignés qui cependant ne feront jamais de beaux vers. Ainsi, nous constatons dès le commencement que, si Auguste Barbier a été grand poëte, c’est parce qu’il possédait les facultés ou une partie des facultés qui font le grand poëte, et non parce qu’il exprimait la pensée indignée des honnêtes gens.

Il y a en effet dans l’erreur publique une confusion très-facile à débrouiller. Tel poëme est beau et honnête ; mais il n’est pas beau parce qu’il est honnête. Tel autre, beau et déshonnête ; mais sa beauté ne lui vient pas de son immoralité, ou plutôt, pour parler nettement, ce qui est beau n’est pas plus honnête que déshonnête. Il arrive le plus souvent, je le sais, que la poésie vraiment belle emporte les âmes vers un monde céleste ; la beauté est une qualité si forte qu’elle ne peut qu’ennoblir les âmes ; mais cette beauté est une chose tout à fait inconditionnelle, et il y a beaucoup à parier que si vous voulez, vous poëte, vous imposer à l’avance un but moral, vous diminuerez considérablement votre puissance poétique.

Il en est de la condition de moralité imposée aux œuvres d’art comme de cette autre condition non moins ridicule que quelques-uns veulent leur faire subir, à savoir d’exprimer des pensées ou des idées tirées d’un monde étranger à l’art, des idées scientifiques, des idées politiques, etc… Tel est le point de départ des esprits faux, ou du moins des esprits qui, n’étant pas absolument poétiques, veulent raisonner poésie. L’idée, disent-ils, est la chose la plus importante (ils devraient dire : l’idée et la forme sont deux êtres en un) ; naturellement, fatalement, ils se disent bientôt : Puisque l’idée est la chose importante par excellence, la forme, moins importante, peut être négligée sans danger. Le résultat est l’anéantissement de la poésie.

Or, chez Auguste Barbier, naturellement poëte, et grand poëte, le souci perpétuel et exclusif d’exprimer des pensées honnêtes ou utiles a amené peu à peu un léger mépris de la correction, du poli et du fini, qui suffirait à lui seul pour constituer une décadence.

Dans la Tentation (son premier poëme, supprimé dans les éditions postérieures de ses Iambes), il avait montré tout de suite une grandeur, une majesté d’allure, qui est sa vraie distinction, et qui ne l’a jamais abandonné, même dans les moments où il s’est montré le plus infidèle à l’idée poétique pure. Cette grandeur naturelle, cette éloquence lyrique, se manifestèrent d’une manière éclatante dans toutes les poésies adaptées à la révolution de 1830 et aux troubles spirituels ou sociaux qui la suivirent. Mais ces poésies, je le répète, étaient adaptées à des circonstances, et, si belles qu’elles soient, elles sont marquées du misérable caractère de la circonstance et de la mode. Mon vers, rude et grossier, est honnête homme au fond, s’écrie le poëte ; mais était-ce bien comme poëte qu’il ramassait dans la conversation bourgeoise les lieux communs de morale niaise ? Ou était-ce comme honnête homme qu’il voulait rappeler sur notre scène la Melpomène à la blanche tunique (qu’est-ce que Melpomène a à faire avec l’honnêteté ?) et en expulser les drames de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas ? J’ai remarqué (je le dis sans rire) que les personnes trop amoureuses d’utilité et de morale négligent volontiers la grammaire, absolument comme les personnes passionnées. C’est une chose douloureuse de voir un poëte aussi bien doué supprimer les articles et les adjectifs possessifs, quand ces monosyllabes ou ces dissyllabes le gênent, et employer un mot dans un sens contraire à l’usage parce que ce mot a le nombre de syllabes qui lui convient. Je ne crois pas, en pareil cas, à l’impuissance ; j’accuse plutôt l’indolence naturelle des inspirés. Dans ses chants sur la décadence de l’Italie et sur les misères de l’Angleterre et de l’Irlande (Il Pianto et Lazare), il y a, comme toujours, je le répète, des accents sublimes ; mais la même affectation d’utilité et de morale vient gâter les plus nobles impressions. Si je ne craignais pas de calomnier un homme si digne de respect à tous égards, je dirais que cela ressemble un peu à une grimace. Se figure-t-on une Muse qui grimace ? Et puis ici se présente un nouveau défaut, une nouvelle affectation, non pas celle de la rime négligée ou de la suppression des articles : je veux parler d’une certaine solennité plate ou d’une certaine platitude solennelle qui nous était jadis donnée pour une majestueuse et pénétrante simplicité. Il y a des modes en littérature comme en peinture, comme dans le vêtement ; il fut un temps où dans la poésie, dans la peinture, le naïf était l’objet d’une grande recherche, une espèce nouvelle de préciosité. La platitude devenait une gloire, et je me souviens qu’Édouard Ourliac me citait en riant, comme modèle du genre, ce vers de sa composition :

Les cloches du couvent de Sainte-Madeleine

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On en trouvera beaucoup de semblables dans les poésies de Brizeux, et je ne serais pas étonné que l’amitié d’Antony Deschamps et de Brizeux ait servi à incliner Auguste Barbier vers cette grimace dantesque.

À travers tout son œuvre nous retrouvons les mêmes défauts et les mêmes qualités. Tout a l’air soudain, spontané ; le trait vigoureux, à la manière latine, jaillit sans cesse à travers les défaillances et les maladresses. Je n’ai pas besoin, je présume, de faire observer que Pot-de-vin, Érostrate, Chants civils et religieux, sont des œuvres dont chacune a un but moral. Je saute par-dessus un petit volume d’Odelettes qui n’est qu’un affligeant effort vers la grâce antique, et j’arrive à Rimes héroïques. Ici, pour tout dire, apparaît et éclate toute la folie du siècle dans son inconsciente nudité. Sous prétexte de faire des sonnets en l’honneur des grands hommes, le poëte a chanté le paratonnerre et la machine à tisser. On devine jusqu’à quel prodigieux ridicule cette confusion d’idées et de fonctions pourrait nous entraîner. Un de mes amis a travaillé à un poëme anonyme sur l’invention d’un dentiste ; aussi bien les vers auraient pu être bons et l’auteur plein de conviction. Cependant qui oserait dire que, même en ce cas, c’eût été de la poésie ? J’avoue que, quand je vois de pareilles dilapidations de rhythmes et de rimes, j’éprouve une tristesse d’autant plus grande que le poëte est plus grand ; et je crois, à en juger par de nombreux symptômes, qu’on pourrait aujourd’hui, sans faire rire personne, affirmer la plus monstrueuse, la plus ridicule et la plus insoutenable des erreurs, à savoir que le but de la poésie est de répandre les lumières parmi le peuple, et, à l’aide de la rime et du nombre, de fixer plus facilement les découvertes scientifiques dans la mémoire des hommes.

Si le lecteur m’a suivi attentivement, il ne sera pas étonné que je résume ainsi cet article, où j’ai mis encore plus de douleur que de raillerie : Auguste Barbier est un grand poëte, et justement il passera toujours pour tel. Mais il a été un grand poëte malgré lui, pour ainsi dire ; il a essayé de gâter par une idée fausse de la poésie de superbes facultés poétiques ; très-heureusement ces facultés étaient assez fortes pour résister même au poëte qui les voulait diminuer.