L’Assistance par le travail - La fausse indigence, la charité efficace

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L’Assistance par le travail - La fausse indigence, la charité efficace
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 300-336).
L’ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL

LA FAUSSE INDIGENCE. — LA CHARITE EFFICACE.

Dans les différentes études que j’ai publiées ici même sur Paris bienfaisant, je crois avoir démontré que nul groupe social ne répudie la charité, qui est la vertu par excellence. Si calomniée que soit la grande ville, si décriée qu’elle soit par les étrangers qui s’empressent d’y apporter leurs mauvaises mœurs, si entraînée qu’elle soit souvent à faire des sottises, elle vaut mieux que sa réputation ; ne l’étudier que dans ses vices, c’est se contenter de la regarder à la surface : il faut aller au fond, pénétrer dans son cœur et s’incliner, car on y découvre des sentimens élevés auxquels un pays peut se ressaisir et reprendre le rang qui lui appartient. Une nation se maintient à des hauteurs enviables, si elle veut s’appuyer sur les fortes qualités qui vibrent en elle, ne pas lâcher la proie pour l’ombre, fermer l’oreille aux promesses décevantes des exploiteurs de leur propre ambition, se résoudre à n’être plus la dupe des mensonges dont on leurre ses espérances et revenir à ce qui fait seul la grandeur des peuples : le travail et l’abnégation. L’exemple est donné, il ne s’agit que de s’y conformer. Partout j’ai trouvé la bienfaisance en activité ; c’est un labeur qui parfois serait ingrat, s’il ne trouvait sa récompense en soi-même. Loin de le dédaigner, on le recherche et l’on s’en montre digne. Les catholiques, les protestans, les israélites, les indifférens ne se refusent aucune des joies de la charité ; les œuvres que j’ai choisies, parmi celles qu’ils ont fondées et qu’ils entretiennent, prouvent que chez eux la commisération, l’effort et la ténacité dans le dévoûment sont invincibles. Les personnes riches ou d’aisance médiocre, qui donnent leur argent ou se prodiguent elles-mêmes, forment au milieu de la population parisienne une sorte de tribu de la compassion et du bienfait. C’est vers ce groupe vaillant au bien que montent les clameurs désespérées et que se tendent les mains suppliantes ; mais c’est à lui que s’adresse également la fainéantise qui simule l’indigence, car elle préfère l’aumône aléatoire aux certitudes du travail rétribué.

J’ai rappelé que le livre des Proverbes a dit : « La fortune du riche, c’est sa ville fortifiée. » La forteresse est assiégée jour et nuit ; à toutes les portes, devant toutes les échauguettes, sous toutes les embrasures, on sonne l’assaut et l’on s’ingénie en mille roueries pour pénétrer dans la place. L’armée des malandrins est multiple et elle est partout ; elle se déguise, elle revêt toutes les formes, elle parle tous les langages ; mieux qu’Ulysse elle est fertile en ruses, rien ne la décourage, elle sait d’avance qu’elle finira par remporter la victoire, qui est celle de l’imposture, car elle s’attaque à ce qu’il y a de plus facile à tromper : aux cœurs compatissans. J’ose à peine dire à quel chiffre on peut évaluer le nombre d’individus pour lesquels la mendicité plus ou moins occulte est un métier, sinon une vocation. Des hommes intelligens, qui ont fait de cette question une étude spéciale, m’ont affirmé, avec preuves à l’appui, que l’on ne serait pas éloigné de la vérité en fixant à 200,000 la troupe des combattans du mauvais combat. Et je ne parle pas de la mendicité qui vague dans nos rues, sur nos boulevards, psalmodiant sa plainte et gueusant les gros sous ; je parle de ce que l’on pourrait appeler la mendicité épistolaire, de celle qui ne se montre pas volontiers, qui dépose une lettre, — toujours la même, — à domicile et « viendra chercher la réponse chez M. le concierge. » Celle-là n’est ni humble ni modeste : si elle se dissimule, c’est pour n’être pas dévisagée ; elle est arrogante, elle lève tribut sur les fortunes particulières, et s’imagine que ce tribut est une redevance qui lui est due. Elle se recrute dans toutes les classes de la société. Ne point travailler semble être le premier devoir de ces volontaires de la paresse, vivre en parasites est leur unique préoccupation ; ils y parviennent et parfois avec de grands efforts qu’ils n’ont jamais l’idée d’appliquer au travail. J’y vois des employés de commerce congédiés pour des causes qu’ils laissent ignorer, des officiers qui ont quitté les rangs et ont cherché la fortune qu’ils n’ont point rencontrée, des gens de noblesse minés par le jeu et qui mendient afin de se mieux conformer à l’adage coupable : qui travaille déroge ; des négocians qui ont trop compté sur leur capacité ou sur leur crédit ; d’anciennes femmes galantes qui jouent les veuves éplorées et qui n’ont rien su conserver des prodigalités offertes au plaisir vénal ; j’y vois un spécimen de toutes les défaillances, et c’est à peine si, çà et là, j’y découvre quelques êtres intéressans que l’infortune a frappés et qui n’ont pu résister aux duretés du sort.

Ces individus portent un nom dans le langage des chevaliers du méfait, qui les connaissent et les fréquentent : on les appelle les francs-bourgeois ou les drogueurs de la haute. D’un mot français, ce sont des escrocs. Pour tromper la bonne foi, abuser de la compassion, arracher l’aumône aux personnes charitables, tout prétexte est bon, tout mensonge est utilisé. Je les trouve plus méprisables que les voleurs, car le voleur risque sa liberté toujours et parfois son existence. Eux ne s’exposent qu’à une rebuffade ; nul péril ne les menace, ils « travaillent » en sécurité, sans vergogne, mais sans peur ; car ce ne sont pas les riches qu’ils volent, ce sont les malheureux, en pillant le budget de la charité, en diminuant la part que la bienfaisance réserve à ceux qui souffrent. Le préjudice que cette aristocratie de la mendicité cause aux vrais misérables, à ceux qui sont dignes de secours, est incalculable. Avec ce qu’ils reçoivent, on fonderait plus d’une œuvre dont pourraient profiter l’infirmité, l’indigence et la vieillesse ; car la moyenne de ce qu’ils enlèvent à la charité, à force d’astuce et de mensonges ne s’éloigne guère de la somme de six millions ; six millions extorqués à la crédulité, — à la naïveté parisienne, — qui ne sait se protéger contre elle-même, quelle fortune de bienfaits entre des mains intelligentes et désintéressées ! Bien faire l’aumône est un art ; lorsqu’on ne le possède pas, il arrive trop souvent qu’au lieu de porter aide au malheur, on encourage la paresse et l’on nourrit l’oisiveté.

Cet inconvénient est grave, non point parce que les gens riches font sortir quelque argent de leur bourse, mais parce qu’ils donnent mal et qu’ils versent entre des mains indignes l’offrande qu’ils voulaient garder pour de sérieuses infortunes ; double inconséquence qui augmente le nombre des malheureux et le nombre des fainéans. Un homme a essayé et essaie avec persévérance de remédier à cet état de choses, et il a créé une œuvre de secours où l’aumône n’est plus un don gratuit et devient la rémunération du travail ; mais pour n’être point trompé par des manœuvres frauduleuses, il y a adjoint un service de renseignemens. Son but est de relever l’individu abattu par la fortune adverse en lui procurant un labeur qui doit, s’il est probe, lui interdire de tendre la main, et de rejeter hors des générosités charitables les hommes valides que l’habitude de la quémanderie abrutit et déshonore. Son principe est celui-ci : aux indigens incurables, l’aumône ; — aux indigens temporaires, le travail ; — aux indigens volontaires, le travail forcé dans la réclusion. Avant de dire quels moyens il emploie et propose d’employer pour parvenir à ce résultat, nous devons parler du genre de mendicité contre lequel il est sage de se tenir en garde.


I. — LA FAUSSE INDIGENCE.

« La charité, s’il vous plaît ! » c’est la vieille phrase consacrée de la mendicité ; c’est celle qui se larmoie au coin des rues, c’est celle qui s’écrit dans les lettres menteuses à l’aide desquelles on se joue des cœurs généreux ; mais c’est également celle qui bien souvent ne trompe pas, affirme la détresse et obtient un secours justifié. Il est parfois difficile de distinguer la vraie pauvreté de la pauvreté feinte : toutes deux ont les mêmes apparences et procèdent de la même façon. La mendicité a cela de cruel et de diabolique, — perseverare diabolicum, — qu’elle s’empare de celui qui, dans une heure de désespoir, n’a pas craint de recourir à elle, et que pour lui elle devient une habitude, sinon une passion. La population parisienne a toujours en poche le denier de l’aumône. Le malheureux qui, pour la première fois, l’a implorée, s’en va le gousset plus garni qu’il n’eût osé l’espérer, et il constate qu’une journée de mendicité lui a rapporté plus qu’une journée de travail. Ses scrupules, s’il en a, s’apaisent ; son courage à la vie laborieuse s’éteint ; la première honte est bue qui est la plus amère. À quoi bon se tuer au profit d’un patron ? Il est dur de rester tout le jour debout et pleurnicheur à l’angle d’une porte-cochère, mais c’est moins dur, après tout, que de raboter des planches ou de limer le fer : le métier est bon, il est fructueux et sans chômage, car la charité n’en a pas. L’homme qui a mendié une fois par nécessité et qui a fait ces réflexions est perdu ; il appartiendra désormais à la tribu des quémandeurs, et si ses journées sont employées à ramasser l’aumône, il aura du moins la liberté de ses soirées, et Dieu sait ce qu’il en fait ! « Les ténors, » c’est-à-dire ceux qui savent chanter, pénètrent dans les cours et entendent les gros sous pleuvoir autour d’eux ; ils n’empochent point toute la recette, car ordinairement et par suite d’un accord tacite, ils en remettent le tiers ou le quart au portier qui ne leur a point interdit l’entrée de la maison.

Pour ces gens d’âme basse et sans vigueur, la paresse devient une telle habitude, un besoin si impérieux, qu’elle crée l’impossibilité morale, et par conséquent l’impossibilité matérielle de travailler ; ils ne sont point faibles, cependant, et leur musculature est pleine de promesses ; ils le savent, et, pour vaincre les objections que leur apparence fait naître, il n’est ruse qu’ils n’inventent, il n’est simagrée qu’ils n’imaginent. Bien plus simple est l’action de l’infirme, qui se contente d’exposer son infirmité sous les yeux du public. Être manchot, avoir une jambe de bois, c’est être rentier. J’ai entendu, un jour, un balayeur dire à un cul-de-jatte qui se plaignait d’avoir été éclaboussé : « Eh ! va donc ! millionnaire ! » Le mot est exagéré ; mais tout est relatif ; une infirmité qui frappe les regards ouvre bien des bourses et procure une abondance d’aumônes qui équivaut à un revenu régulier. J’ai raconté autrefois que certains aveugles, après avoir fait la saison d’hiver à Paris, à genoux sur un trottoir, montrant leurs yeux laiteux et portant au cou un tableau attendrissant, vont passer l’été à la campagne, dans leur maison, et y vivent comme de bons bourgeois retirés du commerce. L’infirmité est un gagne-pain assuré ; on le sait si bien, qu’il y a des pays où l’on fabrique des infirmes, comme dans la Forêt-Noire on fabrique des horloges qui sont toujours détraquées : c’est un article d’exportation. On s’attache surtout à faire des culs-de-jatte, qui sont très demandés sur le marché de la mendicité. Les principales usines sont situées à La Corogne. Là on choisit de petits Espagnols un peu contrefaits, d’une dizaine d’années, et avec précaution on achève l’œuvre ébauchée de la nature. Boiteux, bancal ou bossu, cela ne suffit pas à émouvoir sérieusement la charité : on prend le malheureux, à l’aide de courroies on immobilise, dans une position déterminée, les membres inférieurs : six semaines, deux mois suffisent à provoquer l’ankylose des articulations ; les jambes, les cuisses s’atrophient, le torse se développe ; on met le monstre dans la boîte à roulettes qui lui servira de véhicule et de lit, puis on l’expédie en France, le bon pays où la sébile des mendians est souvent pleine. La plupart restent dans les départemens voisins des Pyrénées, surtout dans celui de la Haute-Garonne. Quelques-uns viennent à Paris, mais ceux-là s’appartiennent rarement à eux-mêmes ; ils sont aux gages d’un entrepreneur qui les a loués à forfait, les exploite, s’empare de leur recette, les nourrit et les couche, souvent une douzaine ensemble, dans la même charrette sous hangar, côte à côte, comme des veaux liés aux pattes et conduits au marché. Lorsque, sur nos boulevards riches, vous entendez un cul-de-jatte parler un charabia mélangé d’espagnol et de français, soyez certain que vous êtes en présence d’un produit industriel de La Corogne. Le scandale est devenu si grand qu’au mois de mai 1887 le directeur de la sûreté générale au ministère de l’intérieur a lancé une circulaire, — inutile, — pour mettre obstacle à cet abominable commerce.

L’aumône que l’estropié reçoit est en raison directe de la gravité de son infirmité. Dans les quartiers opulens de Paris, qui sont les seuls que j’aie étudiés de près, la recette quotidienne varie de 10 à 25 francs ; parfois elle s’élève jusqu’à 30 francs, mais c’est là une aubaine exceptionnelle et « sur laquelle, me disait un cul-de-jatte, il serait imprudent d’établir son budget. » Cependant, à quelque heure du jour que l’on mette la main à la poche d’un de ces éclopés, on n’y trouvera jamais plus d’une vingtaine de sous. Cela tient à ce que le mendiant « travaille » rarement seul ; il a un compagnon, le plus souvent une compagne, qui reste en surveillance en face de sa station, et plusieurs fois au cours de la journée vient faire ce que l’on nomme « la collecte, » c’est-à-dire lui prendre, pour la mettre en réserve, la recette déjà effectuée ; acte de prévoyance pour éviter les vols dont les mendians sont fréquemment victimes, mais surtout acte de prudence destiné à dérouter les curiosités de la police, qui sait à quoi s’en tenir à cet égard et ferme volontiers les yeux devant ce péché véniel. Des personnes charitables, craignant pour le mendiant l’entraînement du cabaret, remplacent l’aumône en argent par un de ces « bons de fourneaux » à l’aide desquels on se procure des alimens en certains endroits désignés. Beaucoup de maisons bienfaisantes, de grands magasins, de congrégations religieuses, distribuent, à jours et à heure nommés, ces bons, qui sont dus à l’initiative de la Société philanthropique. Autrefois, les mendians ne les recevaient qu’en rechignant ; ils grommelaient : « Que voulez-vous que je fasse de ce morceau de carton ? Donnez-moi deux sous, j’aime mieux cela. » Aujourd’hui, ils se sont fort radoucis et les acceptent volontiers, car ils en font trafic. Quand un de ces malingreux a réuni trente bons, représentant, pour celui qui les a achetés, une valeur de 3 francs, et au moins une valeur double pour celui qui voudrait les utiliser correctement, il va les vendre à des marchands de vin connus dans le monde de la gueuserie pour en faire marchandise. Trente bons sont payés couramment 16 sous, plus un double petit verre d’eau-de-vie, d’absinthe ou de verjus. L’affaire n’est point mauvaise pour le marchand de vin, chez lequel les 80 centimes sont généralement dépensés et bus ; en outre, il envoie chercher la nourriture par différentes personnes ou à différens fourneaux, afin de ne pas éveiller les soupçons ; il la « raccommode » et la sert à bon prix aux cochers de voiture de place, car leur cabaret est presque toujours voisin d’une station de fiacres. C’est de l’argent placé à gros intérêts : les trente portions achetées par eux 16 sous sont revendues 30 centimes chacune ; et c’est ainsi, sans le soupçonner, que la charité parisienne enrichit certains débitans de boissons.

Je l’admire, cette charité imperturbable qui, dans la crainte d’avoir tort vis-à-vis d’elle-même, commet souvent des erreurs ; mais je ne puis m’empêcher de la plaindre lorsque je vois avec quelle facilité elle se laisse duper et combien il est facile d’abuser de sa sensibilité. Que de fois nous avons vu les passans s’arrêter autour d’un malheureux et faire une collecte en sa faveur ! Si un sergent de ville est là, regardez-le, et au sourire ironique de ses lèvres, vous comprendrez qu’il a ses raisons pour ne pas s’associer à l’émotion générale. Entre vingt exemples qui se pressent dans mon souvenir, j’en citerai un qui s’est produit il y a peu de temps et qui, du reste, était déjà connu sous le nom du « coup du noyé. » On ne le fait guère qu’en été, et pour cause. Le 28 août 1887, un dimanche, à l’heure où la population est nombreuse sur les quais voisins des Champs-Elysées, un homme mal vêtu pousse un cri le désespoir et se jette à la Seine, près du pont de l’Alma. La foule s’amasse, elle voit le malheureux reparaître sur l’eau qu’il frappe de gestes incohérens, et couler encore comme s’il avait plongé. À cet instant, un autre homme, costumé en ouvrier, se précipite à la rivière, nage avec vigueur, saisit le noyé et, à grands efforts, le ramène sur la berge. Tout le monde accourt ; on environne le sauveteur et le noyé. Celui-ci semble sortir d’un évanouissement, et s’écrie : « Qu’as-tu fait ? pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ? je n’ai plus d’ouvrage, et voilà trois jours que je n’ai mangé ! » il se relève et veut s’élancer vers la rivière ; on le retient, il se débat : « Laissez-moi ! laissez-moi mourir ! » Le sauveur intervient ; il fouille dans ses poches, en tire 50 centimes : « Tiens, voilà tout ce qui me reste ; j’en serai quitte pour ne point dîner aujourd’hui ! » Ces deux pauvres gens tombent dans les bras l’un de l’autre et se donnent l’accolade fraternelle des grands dévoûmens. Qui résisterait à un tel spectacle ! Tous les cœurs s’émeuvent, les yeux sont humides, et chacun met la main à sa poche. Les gros sous, les pièces blanches, deux pièces d’or sont donnés à cet infortuné qui est à jeun depuis trois jours. Les deux camarades s’éloignent, se soutenant, à petits pas tant qu’ils sont sur les quais, un peu plus vite lorsqu’ils approchent de Chaillot, lestement dès qu’ils se croient hors des regards. Deux agens de la sûreté, sceptiques par métier et par conviction, avaient assisté aux incidens de l’aventure ; ils suivirent, — ils filèrent, — les acolytes, qui entrèrent dans un cabaret, où les attendait une compagnie d’aspect peu édifiant. On étala sur la table l’argent récolté ; on fit de grands cris de joie, on s’ébroua comme des chiens mouillés pour secouer l’eau du suicide et du sauvetage, puis en riant de la bêtise de « ces brutes de bourgeois, » on commanda « un Balthazar. » Trois heures après, les deux compagnons de bain, encore humides, mais ivres-morts, étaient arrêtés par les agens qui les guettaient et conduits au Dépôt, d’où ils n’eurent pas long chemin à faire pour aller jusqu’aux chambres de la police correctionnelle. Ces ingénieux personnages étaient des repris de justice qui avaient voulu faire un bon repas aux dépens des âmes compatissantes.

Intéressans ou non, dignes de pitié ou dignes de prison, les hommes dont je viens de parler exercent en plein jour, comme de loyaux industriels qui n’ont rien à cacher de leur commerce ; ils accostent, ils sollicitent le passant, « à la rencontre, » et quoiqu’ils aient presque toujours des cliens attitrés dont chaque jour ils reçoivent une aumône, c’est à la charité anonyme, à celle qui passe, donne et continue sa route, qu’ils doivent le plus sûr de leur recette. Il n’en est point de même pour les faux indigens dont la spécialité est de « droguer la haute, » ce qui signifie en français « escroquer les gens riches. » Ceux-là ne reçoivent pas l’offrande de la bienfaisance, ils l’extorquent. Le plus souvent, on ne les voit pas, mais en revanche on est assailli de leurs lettres. Les plus hardis pénètrent dans les maisons, se recommandent souvent d’un nom connu, et lorsqu’on donne audience au récit de leurs infortunes, il est rare qu’ils se retirent les mains vides. Ils sont dangereux, et, s’ils en trouvent l’occasion, ne se font point scrupule de décrocher une montre ou tout objet précieux à portée de leur main, dont, parfois, l’habileté est excessive. Il y a quelque dix-huit ou dix-neuf ans, à l’époque où j’étudiais de près les malfaiteurs qui pullulent dans Paris, on me prévint, au moment où je venais de me mettre à table, qu’un homme me demandait pour une communication urgente et d’une extrême importance. Je donnai ordre de le faire entrer dans mon cabinet. Je vis un individu âgé d’environ quarante ans, solide, fraîchement rasé, ne portant que ses favoris, les cheveux en coup de vent, la main charnue, l’œil impudent et de costume convenable. À ma question : « Que désirez-vous ? » il se campa de trois quarts, le regard levé vers le plafond, la bouche crispée par un sourire amer ; il poussa un soupir, et avec une voix de traître de mélodrame, il s’écria : « Ah ! c’est une étrange histoire que la mienne, monsieur ! » Je n’en écoutai pas davantage ; je l’interrompis sans respect pour son infortune, et je lui dis : « Mon garçon, tu es un drogueur de la haute ; il n’y a rien à barboter dans la cambrouse, la braise et la toquante sont dans le radin, et le radin est bouclé ; donc esbigne-toi et tire tes pattes en vitesse. » Je n’ai jamais vu une expression plus étonnée. L’homme, sans mot dire, tourna les talons, et je l’entendis descendre l’escalier comme s’il avait la maréchaussée à ses trousses. Je venais de lui dire : « Il n’y a rien à voler dans l’appartement, l’argent et la montre sont dans le tiroir et le tiroir est fermé ; donc décampe promptement. » À cette époque, j’allais parfois passer une partie de la nuit aux fours à chaux des carrières d’Amérique. Vêtu à la diable et méconnaissable, je n’avais pas tardé, en causant avec mes compagnons de hasard, à apprendre le langage qu’ont parlé les Argonautes partis à la conquête de la toison d’or. Cela m’avait permis d’adresser à mon faux indigent une phrase qu’il ne se fit pas répéter.

Ceux qui ne reculent point devant l’audace de la visite montrent souvent des certificats ou des listes de souscription signés des noms les plus honorables ; bien souvent les signatures sont fausses, mais souvent aussi elles sont réelles, données par insouciance, par bonté, pour se débarrasser d’un importun. Grave imprudence qu’il faut se garder de commettre, car elle ne sert qu’à faire des dupes. Un prêtre d’une des religions reconnues par l’état, — abbé, pasteur ou rabbin, cela importe peu, — prête 10 francs à un indigent, qui les renvoie quelques jours après avec une lettre de remercîment. Le prêtre, qui ne comptait guère sur un remboursement, écrit à ce débiteur délicat pour le féliciter de son exactitude et l’engager à persévérer dans la probité dont il vient de fournir un bon témoignage. Cette lettre, colportée chez les personnes charitables, montrée comme une attestation de rectitude et de probité, rapporta plusieurs mille francs à celui qui l’utilisait et savait lui faire produire de prétendues avances, relativement considérables, qu’il ne restituait jamais. Dix francs bien placés, — bien rendus, — lui valurent un crédit dont il abusa pour mener l’existence avec gaîté. Ce coup-là aussi est connu ; il est plus fréquent et plus facile à exécuter que le coup du noyé : on l’appelle le coup de « la rembourse. »

L’action des faux indigens qui exploitent la crédulité des bonnes âmes s’exerce sur une catégorie sociale déterminée ; elle vise, elle ne peut viser que les gens riches et les gens connus. Certains financiers, célèbres par leur richesse et par leur bienfaisance, reçoivent annuellement plus de cinquante mille demandes. Chez ces personnages opulens, qui ont un budget spécial de charité, on trouverait une sorte d’aumônerie où des employés intelligens sont chargés de faire des enquêtes et de s’informer de l’état réel des misères signalées. Malgré les précautions prises et qu’indique la préoccupation de la vraie charité, ils sont trompés, le savent, ne se récusent pas, car le plus souvent c’est pour eux-mêmes qu’il leur répugne de refuser, quoiqu’ils ne se fassent guère d’illusion sur la moralité de ceux qui les sollicitent et sur l’usage que l’on fera des secours accordés. À Paris, tous les gens « qui donnent, » qui se laissent « carotter » par générosité ou par indifférence, sont cotés sur la place de la mendicité. On sait jusqu’où l’on peut pousser l’insistance, ce que l’on est en droit d’en attendre ; on connaît l’époque de leur départ pour la campagne et celle de leur retour. Bien plus, il existe des agences où l’on se procure leurs noms et des notes sur la façon la plus fructueuse de s’adresser à eux, chaque renseignement fourni est frappé d’un droit fixe de 0 fr. 10. Ainsi pour 100 sous on obtient la désignation et l’adresse de 50 personnes qui « lâcheront 1 ou 2 ronds, » c’est-à-dire feront remettre 5 ou 10 francs au quémandeur. Beaucoup de ces faux indigens forment en outre une confrérie dont les membres échangent d’utiles indications et se réunissent souvent le soir pour dépenser en commun le produit de la journée, car il est à constater que tous ces mendians qui crient famine aiment le plaisir, le vin, l’eau-de-vie, le reste, surtout le reste, et s’y abandonnent avec passion. Les personnes charitables ont pu faire l’observation que voici : lorsqu’elles ont répondu favorablement à une demande de secours, elles reçoivent coup sur coup, à un ou deux jours d’intervalle, plusieurs lettres plaintives qui font appela leur bon cœur. C’est parce que le malandrin qui a empoché la première aubaine s’est empressé de faire savoir à ses compagnons d’escroquerie qu’en telle maison, tel homme ou telle femme ne ferme ni l’oreille ni la bourse aux doléances, — à moins que ce ne soit le même individu qui, sous différens noms, renouvelle une démarche dont il n’a pas eu à se repentir. Ce fait est très fréquent, car souvent ces gens habiles, pour mieux déguiser leur écriture, se sont appris à écrire de la main gauche. Plusieurs ne sont point embarrassés pour se munir de pièces d’identité variée, qu’ils emploient successivement et souvent avec succès, en les enfermant dans leurs lettres de sollicitation et en priant qu’on les fasse déposer chez le portier, où ils viendront les reprendre. Le procédé pour se procurer les pièces est très simple, quoiqu’il tombe sous le coup de lois sévères.

C’est généralement dans les « garnis » que l’on opère ce genre de détournement, dont le résultat aide à commettre un faux en écritures privées. Un drogueur de la haute s’adresse à de pauvres diables tombés en détresse par suite de chômage, de maladie ou de causes moins avouables ; il les plaint, il voudrait les protéger et leur propose d’écrire à ses « belles connaissances, » afin de les aider à sortir de misère. On accepte avec gratitude et on lui remet le livret, ou l’acte de naissance, ou l’acte de mariage, ou un certificat quelconque, afin qu’il puisse prouver que l’on n’a pas affaire à de « mauvaises gens comme il y en a tant. » Une fois muni de ces pièces, l’honnête homme décampe, s’en va dans une de ces maisons où on loge à la nuit, recommence les mêmes manœuvres auxquelles se prête la crédulité intéressée, et au bout d’une semaine se trouve en possession d’une demi-douzaine d’états civils dont il va se servir à son profit. Ces filous portent un nom dans leur monde : on les appelle des « rinceurs de fafiots, » des voleurs de papiers. Plus que le riche, le pauvre est exposé à être dépouillé. Je me rappelle un fait qui m’a laissé une vive impression : une femme, hâve et mourant de faim, tombe d’inanition à la porte d’un bureau de commissionnaire au mont-de-piété, dans le quartier Saint-Jacques ; on s’empresse autour d’elle. Lorsqu’elle revient de sa syncope, elle cherche le paquet de linge qu’elle venait engager et ne le retrouve plus : un voleur l’avait enlevé. Heureusement on la conduisit chez le commissaire de police, où elle reçut un secours immédiat. Le vice saisit toute occasion de se manifester : la nuit, sur le boulevard, pendant l’incendie de l’Opéra-Comique, alors que les sinistres civières charroyaient les cadavres, le vol et la débauche ne se gênaient guère au milieu de la foule.

Les lettres expédiées par l’indigence menteuse, — qui n’en a reçu ? — ont toutes un air de famille auquel on les reconnaît. Les aventures sont diverses, les infortunes sont différentes, mais le ton général est le même et les formules sont identiques : éloges outrés du futur bienfaiteur, abus d’épithètes, désespoir emphatique ; ce qui domine, c’est l’accent de l’imposture que l’on exagère pour en faire l’accent de la vérité. La suscription seule de l’adresse est un indice auquel ne se trompent point les personnes accoutumées à recevoir ce genre de correspondance. Tout événement connu, tout sinistre retentissant sert de prétexte à la quémanderie. Après la guerre franco-allemande, la plupart de ces requêtes étaient signées par des individus que le patriotisme avait forcés à quitter Strasbourg (Lorraine) ou Metz (Alsace). Ils n’y regardaient pas de si près ; bien des braves gens, envoyant leur aumône, n’y regardaient pas plus qu’eux, et l’on pouvait admettre que la charité leur avait fait oublier la géographie. Lorsque notre Midi fut ravagé par des inondations, on n’était plus sollicité que par des inondés qui se trouvaient réduits à la dernière misère, après avoir sauvé quelques femmes et plusieurs enfans. Ceux-là ne réclamaient qu’un prêt, un simple prêt, afin de pouvoir attendre la récompense pécuniaire que le gouvernement leur avait promise. Je garde précieusement la lettre d’un bon Français, qui me priait de venir à son aide parce que le tremblement de terre d’Ischia l’avait complètement ruiné, « car, me disait-il, ce cataclysme inénarrable l’avait empêché d’établir à Casamicciola un hôtel perfectionné où il n’aurait pu manquer de faire fortune. » Ce motif ne put me convaincre.

La pureté des sentimens religieux de quelques-uns de ces drôles est édifiante ; seulement leur ferveur varie selon la qualité des personnes qu’ils invoquent, et sans grand effort ils sont tour à tour catholiques, Israélites ou protestans. L’un d’eux, né en Suisse, et que l’on devrait reconduire à la frontière en vertu du second article de la loi de vendémiaire an II, a exploité le monde de la religion réformée de 1880 à 1885 ; il a tant saigné la veine qu’elle s’est épuisée, et alors il a été touché de la grâce, car il s’est brusquement converti à la mendicité envers le catholicisme. J’ai sous les yeux trente-deux lettres de lui, sans compter une demi-douzaine qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser sous trois noms différens, mais avec des formules semblables qui dénoncent chez lui quelque stérilité d’imagination. Sa piété est extrême et faite pour toucher les cœurs les plus endurcis. Que l’on en juge : « Sancta Dei genitrix, ora pro nobis ! Au nom du Dieu d’amour et de charité, je viens faire appel à votre grande générosité et solliciter votre noble cœur. » Une demande d’emploi qu’il a fait parvenir aux administrations publiques est apostillée par des sénateurs, par des conseillers municipaux, par le maire du *** arrondissement. Mais, en attendant la réponse, qui ne peut être que favorable, il est obligé de loger en garni, en « chambrée, dans un hôtel à la nuit où je n’entends parler que de vol et d’assassinat ; c’est pour moi un vrai suicide moral. Ce qui me soutient, c’est la méditation des belles paroles prononcées par le regretté Mgr Dupanloup. » Suit une citation qui n’a aucun rapport avec l’objet de la lettre. Habiter en chambrée, « au milieu de futurs criminels et de repris de justice, me rend matériellement impossible d’accomplir cette année dignement mes devoirs religieux, à l’occasion des belles fêtes de Pâques. » Il ne peut se recueillir et se préparer a célébrer les saints mystères de notre religion vénérée qu’en louant un cabinet où il restera seul vis-à-vis de sa conscience. Il demande qu’on lui paie le premier mois de loyer : coût, 30 francs, « qu’il espère trouver chez le concierge en venant chercher la réponse. » Cette réponse et cette avance, on ne les lui refusera pas, à lui qui chaque jour récite la prière qu’il a composée :


J’ai soif de ta présence
Divin chef de ma foi,
Dans ma faiblesse immense
Que ferais-je sans toi ?


Puis il termine : « Dans l’espoir d’un bon accueil, je fais des vœux pour que Dieu vous accorde, monsieur et honoré maître, des jours purs comme le beau printemps, et que votre belle vie, remplie de bonnes œuvres, coule paisiblement comme un limpide ruisseau à travers une plaine fleurie. » j’avoue la sécheresse de mon cœur : ces calembredaines ne m’ont jamais touché, et les lettres de ce catholique sont restées sans réponse. Bien m’en a pris. Un personnage riche, ayant reçu des lettres analogues, avait déjà plusieurs fois envoyé des aumônes. Les demandes se répétant, il fut pris de doute sur tant de vertu alliée à tant de malheur, et, un soir, il se fit conduire au garni indiqué par le solliciteur, qui n’était pas au logis. Comme le bienfaiteur se retirait par un couloir étroit, il se rangea pour n’être point heurté par un couple ivre, qui battait la muraille en se dirigeant vers l’escalier. Quoiqu’il s’effaçât de son mieux, il fut frôlé par la femme, qui l’apostropha : « Tu ne peux donc pas faire attention, espèce de marsouin ! » l’homme, en vrai chevalier français, s’arrêta : « Qu’est-ce qu’il t’a fait, cet animal-là, que je lui casse la figure ! » Le bienfaiteur s’éloigna sans répondre, songeant avec tristesse aux voisins déplorables qui troublaient son protégé dans la préparation de la communion pascale. Le garçon du garni vint à lui : « c’est là M. X…, que vous demandiez. » Le choc fut dur. « Est-ce qu’il est marié ? » — « Oh ! non ; mais il se marie de temps en temps, comme ça se trouve. » Le bienfaiteur fut édifié et pour toujours : Sancta Dei genitrix, ora pro nobis !

Je reçus un jour une lettre assez touchante, de ferme écriture et de bonne orthographe ; les explications que l’on me donnait ne s’éloignaient guère de celles que je connaissais depuis longtemps : chômage, difficulté de trouver un emploi, misère lancinante, menace d’être expulsé du garni. Au-dessous de l’adresse, qui indiquait un des endroits les plus mal famés de Paris, on avait ajouté et souligné : « où je ne pourrai probablement rentrer ce soir, monsieur, qu’avec l’aide de votre bienveillante aumône. » Il est pénible de se dire que faute d’un secours un homme peut être exposé à passer la nuit à la belle étoile en plein hiver. Je fis remettre de quoi vivre pendant plusieurs jours. Le quémandeur eut une défaillance de mémoire, car, deux mois après, il déposa chez moi une lettre accompagnée du même post-scriptum qui m’avait ému. Je m’enquis de l’individu : il fait métier de mendicité et il en vit assez confortablement. C’est un ancien percepteur des finances qui a quitté son administration pour des motifs que j’ignore, qui dupe les gens, recule devant le travail et ne manque point d’esprit pour tromper la charité.

Quelques-uns écrivent eu prose ou en vers, ad libitum ; ils « tournent » le couplet, ils façonnent le dithyrambe, ils s’élèvent jusqu’à l’ode, toujours sur le même thème : « Un petit sou, s’il vous plaît ! » Ceux qui exercent le métier de cette manière en sont les Crésus ; l’un d’eux excelle à entremêler ses phrases de strophes plus ou moins bien rimées. Il ne se contente pas de solliciter, il met en demeure et ne manque point d’impertinence ; il écrit à l’un de ses bienfaiteurs attitrés : « Aiguisez, si vous voulez, toutes les pointes de votre subtile dialectique, je vous mets au défi de me prouver que je déraisonne en vous priant de me trouver aujourd’hui même, soit chez vous, soit chez quelque membre de votre comité, un peu d’argent. » Il paraît que ses façons d’être sont acceptées, car, de son propre aveu, il se fait 16,000 livres de rente. C’est là un maximum qui doit être rarement dépassé, car, en général, cette industrie rapporte de 4,000 à 8,000 francs par an, lorsqu’elle est exercée par un individu seul ; mais si une famille, composée du mari, de la femme, d’un ou de deux enfans, concentre ses efforts et sait les diviser pour les rendre productifs, la recette devient considérable, permet un loyer d’un millier de francs et les services d’une bonne à tout faire. C’est l’aristocratie du genre, et les représentans en sont moins rares qu’on ne le pourrait croire ; l’un d’eux est de vieille maison inscrite, en bonne place, à l’armoriai de notre pays. Sa femme et lui rivalisent de zèle pour mendier. Il écrit : « Je vous prie de faire le plus modique sacrifice pour soulager une des plus anciennes familles de France qui souffre avec résignation. » Sa femme expédie, de son côté, lettre sur lettre. Son orthographe est inférieure à son blason ; elle parle des malheurs qui l’ont « frappées » et de « son bras excrofié. » On a proposé un emploi à ce gentilhomme ; il a répondu que, lorsque l’on avait des pères qui ont porté le fanion des ducs de Bretagne, on ne s’abaissait point à un travail manuel. Cet homme est un exemple mémorable des ravages que l’aumône mal appliquée peut produire sur une nature sans résistance à soi-même. Il est fils d’un officier supérieur de la garde royale ; il est sorti d’une école militaire, il a servi et a porté la double épaulette d’or. Il a quitté l’armée française, où il n’a pu rentrer, après avoir vainement essayé d’être pourvu d’un grade important dans des troupes levées par un souverain électif étranger. Son patrimoine avait été rapidement dissipé ; un beau jour il se réveilla pauvre, n’ayant pour toute ressource que son énergie, qui était nulle. Grâce à son nom et à ses relations, il obtint je ne sais quelle fonction sur une ligne de chemin de fer. Il séduisit et épousa la fille du notaire d’une ville voisine de nos frontières. Il abandonna son emploi, dévora promptement la dot de sa femme et, revenu à Paris, incapable de la volonté qui fait rechercher le travail, il se mit à mendier par lettres ; sa femme l’imita, et ses trois enfans, livrés à eux-mêmes, allèrent aussi quémander de-ci et de-là. On accusa la destinée au lieu d’accuser sa propre paresse, et l’on demanda à l’absinthe l’oubli des maux que l’on avait mérités. Aujourd’hui, le père est abruti par l’alcoolisme ; la mère sollicite toute charité ; la fille aînée, âgée de vingt-deux ans, a déserté le domicile paternel et court des hasards ou nous n’avons pas à la suivre, les deux autres enfans n’ont d’autre instruction que d’avoir appris à frapper aux portes de la bienfaisance : cinq personnes perdues sans retour, parce qu’au lieu de leur imposer le travail rétribué, on les a admises à d’abondantes aumônes qui ont développé leurs vices et rendu leur faiblesse incurable.

Là où l’enfant est mêlé à la mendicité des parens, la loi devrait intervenir ; car, dans bien des cas, l’état a mission de faire acte de père de famille. La quémanderie est pour l’enfant une école de démoralisation et de perversité. Un homme que connaissent bien tous les gens de plume auxquels il s’adresse de préférence a fait de son fils le messager de ses demandes de secours, toujours justifiées par des infortunes extraordinaires. À quatre ans, l’enfant a débuté dans ce métier de perdition, où je l’ai vu travailler avec une astuce larmoyante dont j’ai été stupéfait ; aujourd’hui, à douze ans, il le continue encore. C’est à peine s’il a reçu quelques notions d’enseignement élémentaire ; mais il sait lire les suscriptions des lettres, ne se trompe ni de nom ni d’étage, et excelle à soutirer l’argent, car il n’ignore pas que, s’il revient sans bonne réponse, il sera souffleté par son père, qui l’attend à l’angle de la rue voisine. Veut-on savoir ce que deviennent ces pauvres petits êtres irresponsables que la rapacité des parens envoie mendier à domicile ? Knoblock, condamné aux travaux forcés dans une affaire qui fit grand bruit, il y a peu d’années ; Marchandon, exécuté sur la place de la Roquette pour un assassinat commis dans d’horribles circonstances, portaient tous deux, au temps de leur enfance, les lettres que leurs mères écrivaient pour se faire donner le pain quotidien qu’elles refusaient de demander à leur travail. Il ne faudrait point de longues recherches dans les greffés des cours d’assises pour multiplier de tels exemples. Dumolard, l’assassin dont la spécialité était de tuer les servantes, afin d’anéantir les preuves d’un crime préalable, avait mendié dès l’âge de cinq ans. Pour beaucoup de criminels, la mendicité a été la première étape du chemin qui mène au bagne et à l’échafaud.

Qui croirait que des élégans dont l’on a jadis admiré les chevaux, les maîtresses et les belles allures, se sont laissé réduire à cet état d’abjection ? En voici un qui a soixante-cinq ans ; au temps de ma jeunesse, on en parlait, et je me rappelle l’avoir vu sortir du Café de Paris, le cigare aux lèvres et une rose mousseuse à la boutonnière. Il a été le compagnon de certains lions, — c’est ainsi que l’on disait alors, — qui ont laissé quelque renommée dans le monde où l’on ne s’ennuie pas, et où l’on ne se respecte guère. La vie à outrance l’a ruiné, et il est tombé si bas, si bas que jamais il ne s’est relevé : il a touché le fond de la mendicité par l’escroquerie. Ses lettres, qu’il multiplie, se divisent en deux catégories distinctes, qui font honneur à son imagination. Les premières brodent sur un thème connu et paraphrasent le vers d’une chanson qui eut de la célébrité dans les ateliers de l’École des Beaux-Arts : « C’est pour ma mère, on me respectera. » Sa mère est âgée, infirme, sa mère est ruinée par des revers de fortune ; passant ses journées en courses infructueuses pour obtenir un emploi, il prie, il conjure que l’on vienne à son aide, pour qu’il puisse au moins arracher aux tortures de la faim celle qui lui a donné le jour. On ne resta point insensible à cette voix filiale et les aumônes furent larges. Fort alléché, ce bon fils dépassa la mesure, et ses demandes furent trop fréquemment renouvelées : il inspira quelque méfiance, et s’en aperçut en voyant ses recettes diminuer. Il s’abstint et fit le mort pendant quelque temps. Tout à coup, la mère intervint à son tour, cette mère pour laquelle on n’avait point recalé devant la honte de tendre la main. Elle est si vieille, si affaiblie, si ravagée par la douleur, qu’elle ne peut que signer les lettres que l’on écrit pour elle. Un malheur irréparable l’a frappée : son fils, ce fils exceptionnel qui bravait tout pour elle, tout jusqu’à l’opinion de la caste noble à laquelle il appartenait, ce modèle des fils lui a été enlevé par une maladie qu’ont provoquée les angoisses et la pauvreté. Seule au monde, que va-t-elle devenir, à demi paralysée, presque grabataire, si les âmes charitables n’ont point pitié d’elle ? Plusieurs lettres écrites par des voisines compatissantes, qui se relaient pour la soigner, exécutent quelques variations sur le même air. Le lecteur a compris. Toutes ces lettres, dont l’écriture même se trahit, malgré les efforts que l’on a faits pour la déguiser, sont rédigées par l’ancien viveur qui se porte fort bien, et dont la mère est morte alors qu’il était au collège. On s’enquiert de lui ; que l’on me pardonne le mot : il vit dans « la crapule, » gaspille en orgies tout l’argent qu’il récolte, courtise les cuisinières et a emprunté à l’une d’elles 200 francs qu’il ne lui a jamais rendus. On estime à plus de 200,000 francs les sommes que cet habile homme a extorquées depuis qu’il est entré dans la bande des escrocs, où il a pour acolyte un bon gentilhomme dont le fils s’est noyé accidentellement et qui profite de cet « incident » pour demander des secours à tort et à travers.

Parfois, au lieu de mendier, on fait, — on a l’air de faire, — un petit commerce. Les femmes s’y empressent ; l’une d’elles, ancienne institutrice, « instruite, bien ronde et potelée, vit largement aux dépens des personnes charitables. » Le procédé est autre et parvient au même résultat. On envoie, avec une lettre à la fois explicative et suppliante, une boîte de plumes de fer que l’on viendra reprendre le lendemain, si elle ne convient pas. La boîte a coûté 1 fr. 50, et il est rare qu’en échange la personne à qui elle est envoyée ne donne pas 5 ou 10 francs. Un bienfaiteur curieux se rendit au domicile de cette vendeuse ambulante ; il aperçut sur la table le volume de Tout-Paris ouvert et une quarantaine de lettres auxquelles la suscription manquait encore. Que pense-t-on de ce comte espagnol, hidalgo impétueux,


Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,


qui écrit : « j’ai servi dans l’armée borbonique, non sans un mérite onéreux, » et qui envoie son portrait gravé, afin qu’on ne le puisse confondre avec « les pitoyables dont la basse honte ne craint pas de revêtir son nom, ses titres et ses décorations pour en abuser. » Celui-là ne vend pas des plumes de fer, il vend des brochures dont il se dit l’auteur.

Les œuvres les meilleures servent de prétexte à l’exploitation de la charité. On a mis en recherche, et je crois que l’on n’a pu découvrir, un escroc qui se présentait dans les maisons du faubourg Saint-Germain et dans les ambassades pour quêter au nom de l’Hospitalité de nuit ; c’est la fausseté du timbre et de la signature qui a fait reconnaître la supercherie à laquelle plus d’une bonne âme a dû se laisser prendre. Non-seulement on se recommande des œuvres existantes, mais on en invente, on en crée avec pièces à l’appui : prospectus, attestations imprimées, approbations de hauts personnages, livres à souche, bulletins, reçus timbrés signés du percepteur, du contrôleur et du directeur ; c’est complet, mais ça exige une certaine mise de fonds préalable pour fabriquer tant de paperasses. On y est pris, j’y ai été pris comme les autres. Il s’agissait d’un orphelinat que trois coquins avaient imaginé pour en bien vivre ; l’un d’eux était une sorte d’instituteur qui rédigeait les requêtes pour amorcer « les pantres, » c’est-à-dire les imbéciles, — les pantres, c’est vous et moi. — Pour 300 francs, on obtenait un diplôme d’honneur ; pour 100 francs, on était membre fondateur, et membre titulaire pour 50. Les metteurs en action de cette escroquerie, qui a eu des proportions considérables, relevaient dans les Petites-Affiches le nom et l’adresse des gens qui demandaient un emploi ; d’eux l’on n’exigeait rien, sinon qu’ils eussent une bonne tenue. On leur donnait leurs instructions et on les envoyait quêter en leur accordant 35 pour 100 sur leur recette. Vingt quêteurs bien stylés rapportaient chacun une moyenne de 100 francs par semaine, soit ensemble 2,000 francs. Comme en été, pendant la saison des déplacemens, le produit est toujours moindre, l’escroquerie ne fournissait guère plus de 75,000 francs par an. L’orphelinat, avec cette somme, aurait pu être nombreux et sérieusement entretenu. En réalité, il se composait d’une chambre où l’instituteur distribuait des leçons de lecture et de morale à deux élèves payans. Un négociant à qui « le diplôme d’honneur » fut proposé flaira quelque vilenie et fit arrêter les quêteurs. L’orphelinat en mourut ; il renaîtra.

La religion est un appât puissant que l’on utilise avec fruit. Un homme encore très jeune, que les scrupules de conscience paraissent ne point tourmenter, et qui a débuté dans la vie par obtenir, en Lorraine française, deux ans de prison pour escroquerie, non content de solliciter les secours de l’impératrice Eugénie, de la reine d’Espagne, de quelques maréchales, de quelques duchesses auxquelles il explique que ses opinions antirépublicaines lui ferment toute carrière, a imaginé une industrie nouvelle où l’histoire sainte et la lanterne magique, mêlées dans de savantes proportions, doivent nécessairement ramener la nation française aux principes de la vraie foi. Membre de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, « cousin d’un examinateur de l’École polytechnique qui est absent pour plusieurs mois, » il écrit et quête à domicile. Il ne manque point de faconde ; il explique son projet, l’avantage moral que l’on en peut retirer : foin des bénéfices ! il ne veut que le bien et la conversion du peuple. Total, 100 francs l’action. Carnet, registre, grand-livre, paperasserie à vignettes, timbre humide, timbre sec et autant de signatures que l’on voudra : la comédie est bien outillée et a souvent du succès. On souscrit, et l’on souscrit d’autant plus volontiers que ce chevalier d’industrie religieuse est recommandé par un homme qui, tout en portant un costume respecté, serait sans doute fort empêché de se recommander lui-même. Autour de ces deux personnages principaux gravitent quelques chenapans qui les aident à frauder la charité catholique. Celle-ci est si ample, si généreuse, si infatigable, que c’est pitié de la voir ainsi détroussée.

Les orphelins, la religion, exploités par les drogueurs de la haute, ont servi à escroquer bien des sommes d’argent dont les vrais malheureux auraient pu profiter. Un individu dévoyé peu à peu par la facilité même avec laquelle il récoltait des aumônes a quêté pour une œuvre de son invention ayant pour devise : « Dieu et patrie ! » et que je ne nommerai pas, car elle a été patronnée par des personnages qui n’en soupçonnaient point la vilenie. Tout ce qu’il a recueilli, — Et il a recueilli beaucoup, — a été dissipé en ce que nos grands-pères appelaient « la godaille. » Cet homme, qui a fini par se rendre la justice qu’on lui devait, a commis une sorte de crime moral dont il a su tirer grand parti. Une femme veuve, arrivée au dernier période de la phtisie, mère de quatre enfans en bas-âge, connue de cet industriel, avait été transportée à l’hôpital Necker. Il conduisit les enfans près de la moribonde, et levant la main vers le ciel, il jura de les adopter, de leur servir de père et de négliger tous ses devoirs pour accomplir ce « devoir sacré. » La pauvre femme mourut, sinon consolée, du moins plus tranquille : ses enfans avaient trouvé un protecteur. Il fut ingénieux, ce père adoptif : il fit imprimer l’anecdote, où il jouait le rôle de la Providence. Dans le texte, il intercala une gravure représentant le lit de la mourante, au pied duquel les enfans sont agenouillés pendant qu’il prête son serment de paternité, et, sous l’estampe, il ajouta l’explication que voici : « M. B… visite, à l’hôpital Necker, la veuve R… et la console à ses derniers momens, en lui promettant de placer ses chers enfans dans une excellente maison d’éducation. Après la mort de leur mère, ces enfans, dignes d’intérêt et de pitié, ne sont pas restés abandonnés, grâce à des personnes charitables et compatissantes qui sont venues en aide à M. B… » On voit d’ici les lettres de quête : « Au nom de quatre orphelins que j’ai juré à leur mère expirante d’arracher à la misère, à l’ignorance, au vice, à la corruption, et dont mon devoir, mon devoir sacré, est de faire d’honnêtes citoyens dévoués à la religion et à notre belle France, je viens, etc., » et comme cela pendant quatre pages. L’apport de la charité fut sérieux, et le sieur B… reçut des louanges. Ai-je à dire que les enfans avaient été délaissés par lui ; que le commissaire de police les avait envoyés au Dépôt, qui les transmit à l’hospice des Enfans assistés ? Au bout de quatre mois, le père adoptif imagina qu’il ferait ample recette s’il pouvait aller quêter à domicile suivi des quatre orphelins sauvés par lui. Il alla les réclamer à la maison de la rue d’Enfer, et apprit, avec étonnement, que l’Assistance publique les avait placés entre les mains d’un homme bienfaisant qui se chargeait de pourvoir à leur instruction et de leur donner plus tard une petite dot. L’affaire fut ébruitée, et la justice y regarda. Ce qu’elle aperçut lui sembla sans doute peu régulier, car un mandat de comparution fut lancé contre ce protecteur de l’enfance malheureuse. La veille du jour où il devait répondre aux magistrats de la police correctionnelle, il mourut subitement : on a dit qu’il s’était empoisonné. Son inventaire fut fait, et l’on constata qu’il laissait 30,000 francs de dettes.

Je m’arrête ; aussi bien ces exemples suffisent à mettre la bienfaisance en éveil sur elle-même et à sauvegarder l’aumône due aux pauvres ; mais, pour les multiplier indéfiniment, je n’aurais qu’à puiser dans les quatre-vingt mille dossiers qui sont à ma disposition et dont aucun n’appartient ni à l’Assistance publique, ni à la Préfecture de police, ni aux greffes des tribunaux correctionnels. Est-ce à dire que tous les indigens, ou prétendus tels, qui crient à l’aide, nous écrivent, forcent notre porte et nous racontent leur histoire, soient des escrocs et parfois des voleurs ? Dieu me garde d’une pareille assertion ; elle serait fausse, et par cela même périlleuse, car elle pourrait fermer la main près de s’ouvrir pour soulager une infortune réelle. Les exceptions sont rares, je le reconnais, mais elles existent poignantes et dignes de tout intérêt. Ceux qui, dans le monde de la misère, échappent à la dépravation morale que produit l’aumône facilement obtenue ne sont pas nombreux. L’entraînement est naturel à l’homme ; il le subit d’abord, puis il s’y abandonne sans savoir où il sera mené, et l’habitude devient un besoin qui se tourne en passion. C’est le fait de ces vieux porte-besace haillonneux, décrépits et sordides qui meurent sur des sacs d’or qu’ils ont ramassés sou à sou. On les accuse d’avarice, et l’on a tort : ils étaient simplement atteints de mendicité maniaque, ce qui est une volupté.

Des malheureux qui ont écrit ou récité leurs lamentations n’ont point menti ; on les a aidés, on les a sauvés. Ils ont non-seulement résisté à la misère, ce qui est bien, mais ils ont résisté à l’aumône, ce qui est mieux. J’en connais et je pourrais citer quelques administrations privées, quelques grandes maisons de commerce où ils ont été accueillis sur recommandation et où jamais l’on n’a eu un reproche à leur adresser. J’en sais un qui avait été éconduit ; pour regagner l’escalier de service, il traversa la cuisine où les domestiques déjeunaient. Il se mit à pleurer en disant : « J’ai faim. » On le fit asseoir, on le servit. Le valet de chambre vint trouver son maître et lui raconta le fait. Trois jours après, l’affamé était placé : expéditionnaire comptable à 1,500 francs. Voilà de cela quatre ans ; sa situation, méritée par sa conduite et son assiduité, équivaut à peu près à celle d’un sous-chef de bureau. Son traitement est de 3,500 francs ; il les gagne. Il a payé ses dettes et vit heureux entre sa femme et son enfant. Plutôt que de repousser un tel homme, il vaut mieux s’exposer à donner son argent à dix coquins, je le sais ; mais l’inconvénient est grave dans les deux cas, et cet inconvénient, on peut l’éviter. Comment ? En faisant une enquête et en n’étant généreux qu’à bon escient, quitte à l’être avec prodigalité et surtout à prendre quelque peine pour procurer du travail à qui en demande et en est digne. Ce n’est ni long ni difficile, et je m’expliquerai.

La plupart des gens riches, je ne l’ignore pas, croient avoir pris toute précaution en remettant de l’argent à un domestique qui va visiter « le pauvre, » recueille quelques renseignemens et lui donne l’aumône, — s’il la lui donne, — lorsque le quémandeur lui paraît intéressant. Dans plus d’une occasion, l’aubaine est partagée ou tout au moins récompensée par « un canon » offert chez le marchand de vin : politesse qui ne se refuse jamais et qui assure au mendiant le bon vouloir, sinon la complicité du porte-livrée. Il ne s’agit pas de se débarrasser des devoirs charitables, il faut les remplir avec conscience et, s’il se peut, avec sagacité. Le bien est très difficile à faire, je le reconnais, et il est impossible d’arriver à ce que l’aumône ne s’égare jamais, et c’est cependant là le but que la charité, — j’entends la charité vraie, j’entends celle qui donne pour être utile et non pour être louée, — doit chercher à atteindre. Le problème est ardu et douloureux, car avoir la bienfaisance aveugle, c’est nuire à la misère. Ce problème, un homme dont le bon vouloir est touchant a essayé de le résoudre ; il sait ce que c’est que le travail : il gagnait sa vie à l’âge de quatorze ans, il a vécu dans le monde des ouvriers, et s’il en est sorti à force de rectitude et d’énergie, il se souvient de ses origines. Par fonction et dans des circonstances cruelles, il a été distributeur de secours ; il a vu la plèbe affamée se presser autour de lui ; il a regardé attentivement la misère qui défilait sous ses yeux ; il a distingué la vraie de la fausse. Dès lors, mû par un sentiment de compassion et de justice, il a tout tenté pour secourir l’une et pour arracher le masque de l’autre. Son procédé est simple : il offre du travail ; ceux qui le fuient, et c’est le plus grand nombre, il sait dans quelle catégorie il convient de les classer. Pour exercer une action sérieuse sur les mendians, pour éclairer la bienfaisance, il a fondé l’Assistance par le travail ou la Charité efficace. Son rêve est de diminuer l’indigence en faisant travailler l’indigent. Le réalisera-t-il ? Je ne sais ; mais je puis dire les efforts qu’il n’a pas épargnés et les résultats qu’il a déjà obtenus.

J’aurais voulu prononcer son nom, car c’est celui d’un homme de bien ; je ne le puis : des motifs devant lesquels j’ai dû m’incliner ne me le permettent pas. Cependant il est indispensable de le désigner, ne serait-ce que pour éviter toute confusion dans la suite de cette étude ; je l’appellerai donc le directeur : si ce n’est son nom, c’est son titre.


II. — LA CHARITÉ EFFICACE.

Cette œuvre est née au jour des grandes infortunes, alors que Paris forclos du monde extérieur était investi par les armées allemandes qui attendaient avec impatience que la faim, la maladie, la misère et la mort eussent forcé la ville entêtée à baisser ses ponts-levis. Un bombardement d’autant plus cruel qu’il fut inutile ne hâta pas d’une seconde le dénoûment que la famine seule pouvait amener. On peut comprendre à quel degré de souffrance la population se résigna sans se plaindre, en compulsant les tables de la mortalité parisienne dont le total mensuel ne dépasse point 5,000. Or, octobre 1870 donne déjà 7,543 ; novembre, 8,238 ; décembre, 12,885 ; janvier 1871, 19,233 : et il faut attendre jusqu’au mois d’août pour que les décès rentrent dans les proportions normales, car la cause a beau avoir pris fin, les effets se prolongent et sévissent sur tant de pauvres êtres dont la substance a été dévorée par les privations. Ces privations furent très dures, d’autant plus qu’elles se produisaient pendant l’hiver, que toutes les industries chômaient et que les transactions commerciales étaient nulles. L’homme, revêtu d’un costume de garde national, était au rempart ou au cabaret : la femme, privée d’ouvrage, ne sachant où en trouver, se demandait chaque matin comment elle vivrait, car le surplus de solde accordé aux hommes mariés n’arrivait que rarement et incomplètement jusqu’à elle. En ces occurrences, la charité fut extraordinaire : l’état, la ville, ne ménagèrent point les sacrifices ; les particuliers ne se refusèrent pas, et leur aumône fut la plus sérieuse ressource des malheureux.

À cette époque, le directeur était chargé de la distribution des secours dans la mairie d’un des plus riches arrondissemens de Paris. Cette mairie eut la bonne fortune d’être administrée par deux hommes éminens qui sont sénateurs aujourd’hui ; l’un, ancien ministre de l’instruction publique, adepte du saint-simonisme aux temps de sa jeunesse, membre de l’Institut, portant un nom illustre, l’autre, très intelligent, ayant, depuis lors, laissé à la Banque de France un souvenir impérissable, avaient au cœur l’amour de l’humanité. Ils apprécièrent le directeur, dont la nature est apte aux travaux du bien ; mutuellement ils se comprirent et ne reculèrent devant aucun effort pour soulager les misères qui les assaillaient. La caisse spécialement réservée aux secours était abondamment fournie par les cotisations volontaires ; mais on y puisait avec une telle largesse que bien souvent on craignit de n’y plus rien trouver. Il suffisait alors de faire un appel à certaines générosités connues et tout de suite elle était remplie ; c’était l’inverse du tonneau des Danaïdes : on avait beau la vider, elle était toujours pleine, car la charité s’y versait tout entière. Cependant on tournait dans un cercle vicieux : plus on distribuait de secours, plus on en réclamait ; non-seulement les indigens de l’arrondissement se donnaient rendez-vous dans la cour de la mairie, mais les pauvres des autres quartiers de Paris y affluaient, la main tendue et la plainte aux lèvres. Il n’était point douteux que, pour beaucoup de ces malheureux, cette sorte de mendicité officielle était devenue un métier. Plusieurs, on le savait, allaient de mairie en mairie, grappillant ici et là, ne se rebutant point lorsqu’on les rabrouait, et finissaient par arracher à la bienfaisance plus qu’ils n’auraient obtenu de la rémunération d’un travail normal.

À la mairie, où le directeur surveillait la répartition des aumônes, on avait établi une manufacture de vêtemens destinés aux gardes nationaux et aux mobiles, qui recevaient des vareuses, des capotes, des gilets et des ceintures de flanelle, que l’hiver, devenu rigoureux, rendait indispensables à des hommes exposés au froid et à l’humidité des factions nocturnes. Or les ouvrières étaient rares à l’atelier de couture, tandis que la foule des femmes s’entassait à la porte du bureau, où la bienfaisance donnait sans condition. C’était là une anomalie dont on fut frappé, et un double inconvénient auquel on voulut remédier en employant l’offrande de la charité à rémunérer un travail utile. Il fut décidé que les secours gratuits seraient, en l’espace de huit jours, supprimés aux femmes valides ; en revanche, on offrait du travail à toutes celles qui, sachant coudre, voudraient participer à la confection des vêtemens militaires. Cette mesure eut pour résultat immédiat de diminuer de plus de moitié le nombre des quémandeuses et d’augmenter dans de notables proportions celui des ouvrières. Quant aux femmes impotentes ou infirmes, on les accueillit comme par le passé. Ce fut cette expérience qui fit naître l’idée de créer une œuvre d’assistance par le travail, de façon à décourager les fainéans qui se plaisent dans la mendicité et à fournir un moyen d’existence honorable aux malheureux qui veulent lutter contre le sort contraire. Le projet ne put être réalisé sans délai. Après la guerre et les privations vinrent la commune, les orgies, le pétrole et l’assassinat. Toute administration régulière s’était réfugiée à Versailles, et pendant deux mois, Paris fut livré aux meurtriers. Lentement, la ville sortit de ses ruines et répara les désastres qu’elle devait à ses propres enfans, jaloux de prouver qu’ils auraient pu défendre leur patrie s’ils n’avaient préféré la détruire.

Les fonctionnaires de la mairie s’étaient dispersés et avaient été remplacés au gré de l’administration nouvelle, éclose sous le gouvernement de M. Thiers. Le directeur était retourné à ses occupations, songeant toujours à l’œuvre qu’il avait entrevue et s’en remettant à l’avenir pour trouver la solution du problème. Ce fut l’hiver de la fin de 1871 qui vint, pour ainsi dire, le relancer et le sommer de donner corps à son idée. Sa bonté, son activité intelligente et pratique, alors que, pendant la période d’investissement, il était le grand-maître de la bienfaisance, l’avaient rendu populaire dans son arrondissement ; aussi, dès que les premiers froids de novembre s’accentuèrent, bien des ouvrières pauvres et en chômage vinrent le trouver, lui raconter leurs peines et lui demander du travail. Lorsque l’on a vu la vraie misère, que l’on a été en contact avec elle, il est difficile, pour peu que l’on ait le cœur bien placé, de n’être pas ému. Or le directeur avait l’âme compatissante et d’autant plus accessible à la pitié, qu’il repoussait les faux indigens ; en outre, depuis longtemps, il s’était pénétré de la vérité de cette maxime proférée jadis par Benjamin Delessert : « L’homme bienfaisant n’est pas celui qui donne le plus, mais celui qui donne le mieux. » Les femmes qui s’adressaient à lui ne sollicitaient point d’aumônes : elles réclamaient un gain légitime en échange du labeur qu’elles recherchaient près de lui, parce qu’elles ne le trouvaient point ailleurs. Il résolut de leur venir en aide. Il retourna chez les personnes qui, pendant la guerre, avaient si souvent délié les cordons de leur bourse, il leur parla des misères intéressantes qui l’invoquaient, il leur exposa le projet qu’il méditait depuis déjà longtemps ; il recueillit auprès d’elles quelques souscriptions, s’imposa un sacrifice individuel, et, avec des ressources bien minimes, se mit en devoir de débuter dans son œuvre nouvelle.

Il ne s’agissait point de distribuer des aumônes, ce qui est toujours facile, mais ce qui crée la mendicité, l’entretient et enlève des bras valides au travail. Le résultat poursuivi devait être tout autre. On ne refusait pas des secours aux chétifs, aux malades, aux impotens ; mais à ceux-là seuls on donnait l’offrande en argent ; pour les autres, l’aumône devenait un salaire, le salaire de la besogne acceptée et accomplie. Comme l’on avait surtout affaire à des femmes, on installa un atelier de couture. Dans la rue Roy, on découvrit une boutique non occupée que l’on put louer pour 2 francs par jour ; on s’y établit et l’on commença, à la grâce de Dieu, sans trop savoir si toute espérance ne serait pas déçue. Le directeur, dont le nom est connu et respecté dans le commerce parisien, acheta, un peu au comptant et beaucoup à crédit, du drap commun, du madapolam, du molleton. Il engagea deux coupeurs qui taillèrent les étoffes et firent exécuter des chemises, des jupes, des caracos, des bourgerons. L’indigente devenait ouvrière ; elle était payée aux pièces, et trouvait ainsi l’occupation et le pain de la journée ; celle qui était de bon vouloir rentrait dans les rangs laborieux et abandonnait la quémanderie. Une somme de 4,000 francs fut employée à ce premier essai. Or ces 4,000 francs devaient représenter un fonds de roulement inépuisable, dépensé par l’achat et le salaire, renouvelé par la vente. On ne cherchait aucun bénéfice ; cependant le placement des objets fabriqués offrit de graves difficultés. Il faut reconnaître qu’ils avaient été confectionnés par des mains inhabiles et qu’ils ne sortaient pas de chez « la bonne faiseuse. » Les brocanteurs, les marchands d’habits dépréciaient la marchandise qu’on leur offrait, et, sans politesse, traitaient de guenilles les vêtemens qu’on leur proposait. Là on fit une école qui profita, et l’on comprit, ce que l’on eût d’abord dû deviner, qu’en matière de charité ce n’est point aux revendeurs qu’il convient de s’adresser, car pour eux tout ce qui ne garantit pas un gain assuré est de nul attrait. On délaissa les trafiquans de défroques et l’on alla trouver la bienfaisance, celle qui couvre la nudité des pauvres, habille les vieillards admis à l’hospitalité des Petites-Sœurs et des asiles, envoie des layettes aux nouveau-nés et donne des jupons de tricot aux balayeuses des rues. Là, comme déjà je l’ai signalé, la bienfaisance soutint la bienfaisance et lui permit de poursuivre l’œuvre de salut. On put donc continuer, petitement, prudemment, à secourir les malheureuses et à les sauver, en échange d’un travail approprié à leurs forces et rétribué.

Les femmes n’étaient point seules à se présenter à la boutique de la rue Roy, où le directeur se tenait pour ainsi dire en permanence, recevant, interrogeant, accueillant ou évinçant le personnel de l’indigence ; les hommes y venaient aussi, plus difficiles à caser, car ils appartenaient à tous les corps de métiers. L’argent que l’on versait entre leurs mains, « le bon de fourneau, » promptement changé en gros sous, s’en allaient presque toujours au cabaret ; afin de déjouer les ruses de ces aigrefins, dont le seul souci était de mendier pour échapper aux nécessités du travail, on s’entendit avec les personnes généreuses dans l’espoir d’obtenir des renseignemens sur les quémandeurs et de mettre hors d’aumônes ceux qui étaient indignes d’intérêt. C’est ainsi que débuta le service qui, n’étant qu’une simple annexe de l’œuvre, en assure le fonctionnement correct et vraiment secourable. Mû par le désir d’être adjuvant pour les hommes, ainsi qu’on l’était pour les femmes, on imagina une combinaison d’où sortirent des révélations qui furent précieuses, car elles mirent à jour les manœuvres de toute une série d’individus dont l’unique industrie était de « droguer » la charité privée. Avec tout mendiant qui se présente comme un ouvrier sans travail, il est une expérience que j’ai souvent faite et que le directeur n’ignorait pas : je prenais la main de l’homme, et bien rarement j’y ai senti le calus produit par l’outil et le durillon du travail. À la question : « Pourquoi ne faites-vous rien ? » la réponse est uniforme : « Mon état ne va pas, le patron a congédié la moitié de ses ouvriers ; pour gagner ma vie, je ne reculerais devant rien, je casserais des pierres si l’on veut, ou je serais laveur de vaisselle. » Tout ceci n’est qu’imposture : mendicus, mendax. En résumé, on peut traduire : « Donnez-moi cent sous. » Le directeur savait cela et bien autre chose encore ; mais comme un ouvrier brave et désemparé pouvait avoir été fourvoyé, par les circonstances, au milieu de ce mauvais monde, il tenta un essai d’où la vérité jaillirait nécessairement. Il se mit d’accord avec une quinzaine de commerçans, et il convint avec eux que toutes les fois qu’un homme en détresse se présenterait de sa part, on l’emploierait pendant trois jours pleins, sous la surveillance spéciale d’un contremaître et avec un gain quotidien de 4 francs. C’était au commerçant à l’utiliser, à reconnaître le parti que l’on en pouvait tirer et à le conserver s’il faisait preuve de bon vouloir.

Cette association, désireuse de soulager la misère provenant du chômage, avait dû primitivement s’appeler : la Pierre de touche. La dénomination était irréprochable ; mais on craignit de blesser quelques amours-propres susceptibles, et elle n’a été connue que sous le titre de : l’Œuvre des commerçans. Elle a duré huit mois et a produit des résultats qui éclairent bien des profondeurs ignorées et ne sont point indignes de méditations. 727 demandes adressées au directeur furent suivies d’autant de recommandations destinées à faire obtenir un emploi. Sur les 727 solliciteurs avisés d’avoir à venir chercher une lettre qui les faisait entrer en fonctions, moins de la moitié, 312, se présentèrent ; beaucoup trouvèrent même que ça prenait fâcheuse tournure, qu’il n’y avait pas moyen de « carotter le bourgeois » et qu’il fallait travailler ; aussi, 174 individus seulement allèrent frapper à la porte qu’on leur ouvrait. Ainsi, de 727 « ouvriers » résolus à accepter n’importe quelle besogne, 553 désertent immédiatement, parce qu’ils ne sont, en réalité, que des « bohèmes » de la fausse indigence. Dans Gil Blas, le vieux mendiant dit à Scipion : « Pour peu que vous fussiez accoutumé à nos manières, vous préféreriez notre état à la servitude, qui sans contredit est inférieure à la gueuserie. » Ce n’est pas tout ; il faut suivre cette statistique jusqu’à la fin. La moralité s’en dégage d’elle-même. Les 174 qui persistèrent furent admis dans les maisons auxquelles on les avait adressés ; 37, leur demi-journée faite, réclamèrent 2 francs pour aller prendre le repas du midi et ne revinrent pas ; 68 eurent bon courage jusqu’au soir, touchèrent 4 francs et ne reparurent plus ; 51 eurent de l’héroïsme et travaillèrent pendant deux jours. Un tel effort, sans doute, avait épuisé leur énergie : on ne les revit plus ; 18 subirent victorieusement l’épreuve, ils sont restés dans les maisons où ils avaient été accueillis. L’un d’eux est chef de départ dans une grande boulangerie et gagne 8 francs par jour. Donc, sur 727 quémandeurs, 18 étaient de cœur droit et de ferme résolution ; ils ont été sauvés. L’Œuvre des commerçans n’a pas à se plaindre, elle a été utile ; mais qu’on le sache bien, cette proportion qui nous semble dérisoire, est la proportion normale. Il en résulte que, sur 750 lettres de sollicitation que l’on reçoit, on peut, sans remords, en jeter 730 au feu. Mais comment distinguer le malheureux du mendiant ? comment ne pas se tromper, faire le bien à celui qui en est digne et ne pas se laisser prendre aux lamentations du filou ? En s’adressant au directeur, dont le service de renseignemens est singulièrement riche en documens. À l’aide de ceux-ci, il serait facile d’écrire une histoire de la mendicité à notre époque.

L’expérience faite par « la Pierre de touche » était concluante. On avait acquis la preuve que la bienfaisance était trompée dans des proportions que les honnêtes gens ne soupçonnaient pas. La mendicité venait de se démontrer elle-même ; elle avait mis en lumière son invincible horreur du travail. Elle n’est qu’une parasite, elle vit de la substance d’autrui, et ce qu’elle dévore, c’est ce qu’il y a de plus sacré au monde : c’est la réserve gardée pour le malheur. Il est humain de ne repousser a priori aucune sollicitation adressée à la charité, mais celle-ci serait coupable, non pas si elle donnait sans mesure, mais si elle donnait sans discernement. Le principe absolu de la bienfaisance doit être : ne jamais accorder d’aumône qu’après enquête. Donner est facile ; savoir donner est une science qu’il faut se résigner à acquérir, par respect pour soi-même et pour remplir le devoir des âmes élevées. Or, le directeur, par cela même qu’il est animé de l’amour du bien, veut arracher la pauvreté aux manœuvres de la fausse indigence qui la dépouille. Il sait qu’il existe des dynasties de mendians, et que les registres de l’Assistance publique reçoivent aujourd’hui le nom des petits-fils de ceux que l’on y inscrivait en 1801, lorsque l’on reconstitua le bureau des pauvres. Il veut empêcher l’aumône de faire fausse route et d’aller chez le vendeur d’absinthe au lieu d’aller chez le boulanger. Il a raison, car, du même coup, il rend service aux âmes charitables et aux malheureux. À force d’étudier ce monde spécial, de réunir des notes, de collectionner des lettres de demandes, d’interroger les mendians et même les bienfaiteurs, il est arrivé à connaître, on peut dire individuellement, tout ce personnel qui vit de fainéantise et d’escroqueries. J’en eus la preuve : je venais de lui remettre une lettre dont j’avais pris soin d’enlever la signature. On y lisait : « Celui qui nous voit dans notre intérieur nous croit heureux, tandis qu’au milieu de nos meubles, qui sont la garantie du loyer, nous avons faim, sans que personne sache à quelle extrémité nous sommes réduits ; venez à mon secours, ou la mort sera ma seule ressource. » Il me dit en riant : « c’est le mendiant fastueux qui veut garder les apparences. Celui-ci, qui a été condamné à trois ans de prison, ne vit que de l’argent qu’il soutire aux naïfs de la charité. Il s’appelle X… ; il a été autrefois employé au comptoir Z.. ; on l’y reprendrait volontiers, mais il n’y veut rentrer que comme chef de service. Il est habile et récolte beaucoup d’argent, ce qui lui permet de passer de joyeuses soirées. » Comme je savais déjà à quoi m’en tenir sur le personnage, j’ai pu reconnaître l’exactitude du renseignement.

Les archives de l’Assistance par le travail peuvent répondre à toute question relative à la mendicité clandestine. Lorsque l’on reçoit une demande de secours, appuyée sur une de ces historiettes qui sont le lieu-commun de la gueuserie, on n’a qu’à s’adresser au directeur : le renseignement arrivera bientôt, et comme le renseignement ne coûte que 1 franc, on peut, sans grands frais, se donner le plaisir, — ou le chagrin, — d’apprendre la vérité. Les personnes qui ont recours à lui pour ne faire le bien que correctement sont nombreuses : j’en ai vu la liste, qui m’a touché, car j’y ai retrouvé les noms de tant de bienfaiteurs que ces études m’ont rendus familiers. Ces noms viennent de tous les points de l’horizon social et prouvent ce que j’ai dit souvent, qu’en notre bon pays de France chacun s’efforce vers la charité. À côté des noms de l’impératrice Eugénie, des princes d’Orléans, de la reine d’Espagne, de la princesse Mathilde, voilà ceux de M. Carnot, de M. Floquet, de M. Jules Ferry, de M. Goblet. Le monde de la noblesse, l’institut, le monde de la finance, la synagogue, le temple, l’église, s’y rencontrent ; tous les membres de la maison qui porte d’or au sautoir ancré d’azur, et pour devise : « À nul autre, » y sont inscrits auprès du Figaro, du Temps, du ministère des affaires étrangères, de la Préfecture de la Seine, de la Banque de France, de la Société philanthropique, de la Société des femmes du monde, de l’Œuvre des libérées de Saint-Lazare et de tant d’autres qui feraient supposer que l’âme de la « Babylone moderne » n’est point aussi pervertie qu’on se plaît à le dire, après boire, dans quelques capitales d’Europe.

Les demandes de renseignemens arrivent au bureau en quantité considérable. En hiver, on reçoit 200 ou 250 lettres par jour ; ce chiffre s’élève à 400 aux environs du premier de l’an, et retombe à une soixantaine pendant les mois d’été, qui représentent à Paris la morte saison de la charité. Chaque demande de renseignement donne lieu à un rapport qui est envoyé, à bref délai, au domicile des bienfaiteurs. J’ai en mains plusieurs de ces rapports ; ils sont faits avec soin, avec impartialité, et sont généralement empreints d’indulgence, à moins qu’ils n’aient trait à ces mendians invétérés que rien ne décourage, qui harcèlent la compassion, et qui changent de nom pour mieux dérouter la défiance. Je lis dans les uns : « Ce sont des gens de bonne conduite qui élèvent bien leurs enfans et qui sont estimés dans leur quartier. » — « Veuf depuis trois mois, il reste avec quatre enfans de treize, onze, huit et sept ans. Cet homme est dans la misère. Les enfans sont en guenilles ; un secours en vêtemens serait ici bien utile. » — « Elle travaille avec un dévoûment bien rare, soit comme femme de ménage, soit comme laveuse, pour donner du pain à sa vieille maîtresse. C’est un cas digne du prix Montyon. » En revanche, il en est d’autres qui débutent ainsi : « Nous sommes navré toutes les fois que nous avons à fournir des informations sur…, car nous constatons combien est grand le nombre des personnes qu’il a dupées ;.. » et qui se terminent par ces mots : « Trois enfans sont venus dans ce ménage, mais les ressources, le courage et la dignité en sont partis. La femme s’est faite quémandeuse, l’homme s’est adonné à l’absinthe et les enfans ont été déplorablement élevés. » Si, lorsqu’elle est renseignée de la sorte, la bienfaisance se trompe, c’est qu’elle le veut bien.

Trois visiteurs et quatre scribes forment le personnel du service ; les uns font l’enquête, les autres rédigent les rapports : le travail serait trop lourd, si la plupart des prétendus indigens, sur lesquels on demande quelques notes d’éclaircissement, n’étaient déjà connus. Des fiches et des numéros d’ordre, concordant aux noms des mendians et des bienfaiteurs, permettent de faire rapidement les recherches dans les dossiers méthodiquement classés. À moins d’erreur involontaire, comme il s’en produit en toute chose humaine, le renseignement fourni est toujours exact. Ce système d’informations, qui a déjà rendu tant de bons offices à la pauvreté sincère, n’est point du goût des malandrins, qui estiment avec raison que la vérité nuit à leur industrie. Ils ont donc peu de sympathie pour l’Assistance par le travail, et ils l’ont prouvé. La boutique de la rue Roy devint promptement trop étroite, et dès 1872 on en loua une autre, plus ample, au prix quotidien de 3 francs, rue Delaborde. L’Œuvre se développait peu à peu, sagement, sans vouloir sortir du cercle déterminé qu’elle s’était tracée ; elle continuait de faire confectionner des vêtemens par les femmes heureuses de recevoir un salaire, et ne se lassait pas de repousser les escrocs qui quêtent pour leurs vices et non pour leurs besoins. On était parvenu à l’année 1878, faisant le bien avec persévérance et simplicité, comptant sur l’avenir et sur la bonté de la cause pour élargir le domaine de l’action, lorsque l’on eut à subir un assaut qui faillit tout perdre et anéantir l’Œuvre à jamais. Mécontens d’être démasqués et de voir, par conséquent. tarir une partie de leurs ressources, mécontens surtout d’être réduits à la cruelle obligation de travailler, quelques recrues de la gueuserie et de l’imposture se concertèrent ; comme une bande de voleurs qui détroussent une diligence, ils se jetèrent sur le magasin de la rue Delaborde et le mirent au pillage. Ils étaient en nombre, on ne put résister. On leur criait : « Mais ce que vous volez appartient aux pauvres ! » Ils répondaient : « C’est pour cela que nous le prenons ; c’est à nous, puisque nous sommes pauvres. » La maison fut dévalisée. Les vêtemens destinés aux adultes, les layettes réservées aux petits enfans, les draps de lits gardés pour les malheureux et les malades, tout fut enlevé, vendu à quelque brocanteur de bas étage, et bu. Ces gredins se félicitaient de leur exploit et se vantèrent d’avoir « rincé la cambriole ; » on eût bien voulu mettre la main sur les papiers ; mais, sauf quelques registres relatant des entrées et des sorties de marchandises, on ne découvrit rien : les dossiers étaient ailleurs ; l’Œuvre et l’enquête se complètent et s’entr’aident, mais elles sont personnes prudentes et n’habitent point le même domicile.

Le coup était rude et de nature à décourager un homme d’âme indécise. Ce n’est heureusement point le cas du directeur, que l’expérience de la vie a bien trempé et auquel l’attaque même des aigrefins de la mendicité avait prouvé l’utilité de son système. Si les filous avaient tenté de briser violemment son action, c’est que son action était bonne. C’est ainsi qu’il raisonna ; il fit bien, et ne se sentit que plus de vaillance pour continuer l’œuvre qu’il a entreprise et qu’il poursuit avec un désintéressement et une modestie exemplaires, car son nom même n’y est jamais prononcé. Ce ne fut pas du jour au lendemain qu’il réussit à réparer le désastre matériel ; pendant six mois, « la maison » fut fermée. Il lui fallut ce temps, et sans prendre de loisir, pour réorganiser son personnel, réunir les ressources indispensables à l’achat des étoffes, au salaire des ouvrières, et pour trouver un local où l’on put s’installer avec quelque sécurité. En 1879, l’Assistance par le travail, remise de l’alerte récente, renforcée par de nouvelles adhésions, établit ses quartiers charitables rue du Colisée, no 34, non plus dans une boutique de hasard louée à la journée, mais dans un rez-de-chaussée suffisant, dont les fenêtres, munies de barreaux de fer, semblent protégées contre toute agression. Là, du moins, on est chez soi, avec un bail qui assure la jouissance de l’appartement. Deux pièces de dimensions convenables, mais d’une clarté rendue douteuse par la hauteur et la proximité des maisons situées vis-à-vis, servent de magasin et de bureau. Deux coupeuses sont à l’œuvre, taillent le drap, le molleton, la flanelle, et remettent les étoffes ainsi préparées aux femmes indigentes, qui viennent les chercher et touchent leur « paie » dès qu’elles les rapportent. Tous les travaux de couture et de tricot sont faits par les femmes ; quelques chaussures neuves, dont la matière première est fournie par l’Assistance, sont confiées à des cordonniers en chômage. Le fonds de roulement à l’aide duquel on opère, dans les conditions dont j’ai parlé, est plus élevé qu’au début, mais il est encore bien faible, car il ne dépasse pas 20,000 francs. Tel qu’il est, il suffit cependant ; on n’est pas riche, mais on est économe, et l’on parvient, comme l’on dit, à joindre les deux bouts. En ceci comme en tant d’autres choses, hélas ! c’est la caisse qui est la grande maîtresse ; on se dilate ou l’on se restreint, selon qu’elle est plus ou moins riche, et souvent l’on se voit forcé, par quelque pénurie, de renoncer aux projets les meilleurs. Que de fois, en étudiant les œuvres secourables j’ai été saisi de regret en constatant qu’elles n’acquéraient point l’ampleur qui leur serait nécessaire, parce que les ressources leur faisaient défaut, et qu’elles étaient réduites à végéter au lieu de s’épanouir. Ce regret, je l’ai éprouvé à l’Assistance par le travail ; certes l’œuvre fonctionne, elle n’a eu qu’à marcher pour démontrer le mouvement ; mais il est des limites qu’elle n’a pu franchir, et bien souvent elle est obligée de tourner sur place au lieu de s’élancer à travers le vice et la misère pour toucher au but qu’elle a visé, qui est de lutter contre l’indigence en ramenant l’indigent dans la voie du travail. C’est encore Benjamin Delessert qui a dit : « La véritable manière de secourir le pauvre est de le mettre en état de se passer de secours. » Ce qui ne signifie pas qu’il faut l’enrichir, mais simplement qu’il faut le mettre à même de gagner sa vie. C’est ce que l’on tente à l’Assistance et l’on y réussit dans une mesure déterminée par « le capital » dont on dispose.

Le principe sur lequel l’œuvre repose est celui-ci : l’aumône est une cause de démoralisation ; la rémunération du travail est honorable, élève l’âme et la maintient en ligne droite. Donc, il faut substituer le salaire à l’aumône. Est-ce à dire que l’aumône doit être supprimée ? Non, certes, mais elle doit se produire comme supplément d’une rétribution insuffisante et comme encouragement au travail. Si une femme pauvre, dont la misère a été constatée, accepte la besogne de coulure qui lui est offerte par la maison de la rue du Colisée, elle recevra un salaire maximum de 1 fr. 75 ; lorsqu’elle a des enfans dont elle doit s’occuper, elle pourra ne gagner que 1 franc par jour. C’est la rémunération du travail, c’est l’ouvrière que l’on paie, mais ce n’est point l’indigente que l’on aide. Le directeur fait alors intervenir ce qu’il nomme « la compensation. » Au salaire, il ajoute un don de 2, de 3 francs, selon les besoins de la malheureuse ; cet argent est pris dans la caisse de secours où quelques personnes bienfaisantes versent des sommes qui jamais ne sont distribuées sous forme d’aumône, mais gardent toujours l’apparence d’un gain mérité. Combinaison ingénieuse, très morale, qui satisfait en même temps celui qui donne et celui qui reçoit. Les résultats obtenus sont bons ; sauf de très rares exceptions, — 4 pour 100 environ, — l’indigente reste fidèle à son travail, si celui-ci persiste, prend des habitudes laborieuses et abandonne la quémanderie.

Parfois, surtout pour les femmes, « la paie » se fait moitié en argent, moitié en nature. S’il lui est dû 8 francs, elle recevra, je suppose, deux pièces de 40 sous et, pour le surplus, elle acceptera, — Elle demandera, car elle y a tout bénéfice, — quelque vêtement, ou du savon, ou des légumes secs, ou de l’huile, ou du vin, qu’elle obtiendra là au prix de revient, c’est-à-dire meilleur marché que chez l’intermédiaire. Pour aider à ce genre d’opération que l’on ne propose jamais et qui est presque toujours réclamé, l’Assistance par le travail a émis des bons variant de 5 à 30 francs : « Bon pour un lot de vêtemens ou chaussures de la valeur de… » Il est facile de s’en procurer et de les donner au lieu d’une aumône ; on n’en peut faire trafic chez les marchands de vin ni les échanger contre un verre d’eau-de-vie ; les intentions du bienfaiteur seront donc remplies. Ils ne sont point à dédaigner, ces bons : derrière la carte imprimée, portant le cachet de l’Œuvre, le reçu est inscrit : bon de quinze francs : une paire de souliers napolitains ; une robe pour enfant de trois ans ; une chemise pour garçon de huit ans ; trois mouchoirs ; — bon de trente francs : une paire de souliers napolitains ; une paire de draps, 12 mètres ; un bourgeron de travail ; deux tabliers de femme ; 2 mètres de flanelle grise. Pour cent sous, c’est-à-dire pour le minimum, je vois le récépissé d’un caraco de femme et de trois mouchoirs. Ce système est irréprochable ; la volonté du bienfaiteur est exécutée, et toute tentation est épargnée à l’indigent, qui, neuf fois sur dix, ne peut résister aux promesses que l’argent lui fait de sa voix métallique. J’ajouterai ceci, qui paraîtra peut-être un paradoxe et qui est une vérité que l’observation n’a jamais démentie : tous les indigens sont des prodigues.

On me comprend : leur prodigalité consiste à dépenser en une heure ou en un jour les ressources qui eussent assuré leur existence pendant une semaine. Voici un cas dont j’ai eu connaissance ; je le cite, car il peut servir de type à bien des faits de même nature. Un ouvrier marié, père de deux enfans, est en chômage. C’est un honnête homme, il est de bon renom dans son quartier, il y trouve crédit, car on sait que ce n’est point sa faute s’il n’est pas embauché. Il rencontre un ancien patron auquel il raconte sa misère et qui lui donne 20 francs. C’est une somme ; il va pouvoir payer ses dettes. Rentré au logis, il fait son compte avec sa femme : tant pour le charbonnier, tant pour le fruitier, tant pour le boulanger ; et le propriétaire que l’on oubliait ! total 18 fr. 90. Quoi, de cette belle pièce d’or, il ne resterait que 22 sous ! Bast ! on paiera une autre fois, lorsque les temps seront devenus meilleurs. On envoie un des enfans chez un gargotier ; il en rapporte un morceau de bœuf bouilli, des pommes de terre frites et un litre de vin. On mange de bon appétit. Les portions ne sont pas copieuses ; l’enfant retourne chercher des pommes de terre ; par la même occasion, il achètera encore un litre de vin, et comme on a de l’argent et que l’on peut ne se rien refuser, il prendra aussi un morceau de fromage. À la fin du repas, les têtes ne sont pas échauffées, mais on est plus gai que de coutume. Un des gamins propose d’aller terminer la soirée au café-concert où l’on chante de si jolies chansons ; ça ne coûte rien. On va au « beuglant ; » l’entrée est gratuite, mais « les consommations » ne le sont pas, et il faut les renouveler ou quitter la place. Lorsqu’à onze heures du soir on revient à la maison, les deux enfans sont ivres, la femme rit en pensant aux sornettes qu’elle vient d’entendre, l’ouvrier est sombre, car il ne lui reste plus un sou en poche. De tout ce qu’il s’était promis de faire avec les 20 francs qu’il avait reçus, il ne lui reste plus rien que ses dettes. Blâmer cet homme est facile, mais serait injuste. Ses privations ont été excessives ; il a eu en main, par bonne fortune, la somme de 20 francs sur laquelle il ne comptait pas : il n’a pas résisté au désir de « régaler » lui, sa femme et ses enfans. Cela est naturel et ne serait point de conséquence grave, si le malheureux n’avait fait une expérience qui peut-être lui deviendra funeste. Il sait maintenant que, sans travailler, il a pu bien manger, bien boire et bien s’amuser : il ne s’agit que de rencontrer un brave homme qui donne la pièce jaune ou la pièce blanche. Lorsqu’on ne le rencontre pas, on peut le chercher, le trouver : qu’est-ce que ça leur fait de donner, à ces gens-là, ils sont riches ! Si cette idée s’empare de lui, s’il se met en quête de ceux qui ont la main large, c’en est fait de lui, il désertera l’atelier et s’en ira quémander de porte en porte. Le secours qui devait l’aider et dont il a mésusé l’a poussé sur le mauvais chemin.

En regard de ce fait, j’en citerai un autre qui, par un résultat contraire, provoque des réflexions et offre des enseignemens analogues. M. le comte de Ch.., au lieu de distribuer 500 francs en dix fois, préfère les donner d’un seul coup, en exprimant le désir que cette somme soit employée au soulagement et, s’il le peut, au salut d’un ménage. Il s’adresse à l’Assistance par le travail, qui accepte la mission à la condition d’en rendre compte. Un ouvrier teinturier en peaux a été expulsé de son atelier pour avoir participé à une tentative de grève. Il chôme. Il a cinq enfans, par lesquels la mère est si étroitement occupée qu’elle ne peut se livrer à aucun travail rétribué ; la fille ainée, âgée de quinze ans et qui déjà gagnait quelques sous, est condamnée à l’oisiveté par suite d’un accident : elle a eu la main écrasée dans un engrenage. Un terme est dû au propriétaire, qui se fâche et par le de faire vendre le mobilier. La situation est très dure : c’est la misère et le désespoir. La femme se lamente, la fille souffre, l’homme cherche en vain de l’ouvrage, n’en trouve pas et ne peut se résigner à aller en demander à son ancien patron. C’est alors que, munie des largesses du comte de Ch.., l’Assistance par le travail intervient, après enquête qui lui a fait reconnaître la moralité de ce ménage naufragé. La fille blessée reçoit 1 fr. 25 de secours quotidien tant que durera son impotence. Les quatre enfans sont pourvus de linge, de vêtemens et de chaussures ; le terme dû est acquitté, à la condition que l’ouvrier fera sa soumission à l’atelier et y rentrera ; il y rentre. Les renseignemens recueillis sont bons, aussi un second terme est payé entre les mains du propriétaire. L’ouvrier a été prévenu qu’il n’avait qu’à s’adresser à l’Assistance par le travail, qui garde encore 120 fr. à sa disposition dans le cas où quelque nécessité nouvelle s’imposerait. Plusieurs mois se sont écoulés, nulle demande n’est parvenue au directeur. L’œuvre de bien est accomplie, le ménage et les cinq enfans sont sauvés parce que l’aumône n’a pas été seulement donnée, mais administrée, et que l’Assistance a fait acte de conseil judiciaire. Si la somme de 500 francs avait été simplement remise au malheureux qu’elle a tiré de l’infortune, il est bien probable qu’elle l’eût à jamais perdu. La générosité du bienfaiteur et l’intelligence du mode de sauvetage ont, en réalité, arraché sept personnes à la faim et à l’abjection de la mendicité.

Je n’ignore pas qu’il est impossible de surveiller l’emploi des aumônes ; c’est ce que l’Assistance par le travail essaie de faire en en déterminant l’usage, en supprimant, à moins de circonstances exceptionnelles, le don en argent et en le remplaçant par le don en nature : et encore, dans ce dernier cas, est-elle très prudente. Ainsi elle distribue annuellement, en échange des bons acquis par les bienfaiteurs, environ deux cents paires de draps, draps de coton qui probablement ne seront point fatigués par de trop fréquens blanchissages ; en revanche, c’est à peine si elle donne vingt-cinq couvertures, et ne les livre-t-elle qu’à des indigens offrant quelque garantie morale, car elle sait que le plus souvent la couverture sort de ses magasins pour être portée directement au mont-de-piété. La nuit on dort tout habillé, ou, si l’on se met au lit, on se couvre avec des loques, avec des vêtemens hors d’usage, parfois même avec un vieux paillasson ramassé au coin d’une borne ; mais la couverture est un objet de luxe qui, engagée « au clou, » permet une longue visite chez le marchand de vin.

Avec le salaire du travail et ce que l’on appelle « la compensation, » on diminue singulièrement l’indigence qui a la volonté d’échapper à ses propres périls. Mais bien des gens accablés par la misère ne sont aptes ni aux travaux de la couture, ni au métier d’hommes de peine ; nul corps d’état n’échappe aux étreintes de la pauvreté, je les trouve tous indiqués sur des tables statistiques relatant les origines de 96,000 individus valides, devenus indigens pour des causes qui varient à l’infini. À côté des terrassiers, des maçons, des coiffeurs, des ouvriers en articles de Paris et de bien d’autres encore, je lis : comptables, écrivains, 1,723 ; commerçans ruinés, faillis, 1,187 ; professeurs, gens de robe, nobles, 1,523. Voilà donc 4,430 malheureux qui n’ont reçu aucune éducation manuelle et qui sont incapables de faire toute grosse besogne. Plus l’homme a vécu confortablement, plus il a été bien élevé, plus il tombe bas dans les jours de détresse, car, n’ayant appris aucun métier, il en est réduit à se faire terrassier ou gravatier ; rude labeur qui l’épuise, auquel il est impropre et devant lequel il recule. L’Assistance par le travail s’est préoccupée avec sollicitude de cette catégorie d’individus, que leurs habitudes précédentes et bien souvent la délicatesse de leurs manières rendent plus intéressans que les autres. Parmi ces hommes, il en est beaucoup qui ont de l’instruction, qui ont une « belle main » et qui sont capables de faire des recherches dans les bibliothèques. Pour ceux-là, on a établi et l’on voudrait développer un bureau de « copies, » sans retenue sur le salaire. Les frais d’achat, — plumes, encre et papier, — sont minimes et le bénéfice serait acquis tout entier à ces ouvriers de l’écritoire. Dans certaines agences où vont travailler les déclassés, dans ces « fosses aux lions » où s’entassent les bacheliers, les professeurs sans élèves, les comptables sans registres, les clercs sans étude, la rémunération est dérisoire et suffit mal au pain du jour. Plus d’un de ces copistes condamnés aux pages forcées, ne sachant où aller coucher, dort sur le carreau de la chambre où il a travaillé depuis le matin. À l’assistance, le salaire a plus d’ampleur et permet, pour peu que l’on soit économe, l’achat des vêtemens et le paiement du loyer ou du garni.

L’Assistance par le travail ne voudrait pas s’en tenir à ces deux « branches, » comme elle dit : à la branche des confections et à la branche des travaux d’écritures. Elle a des visées plus hautes, qui, si elles parvenaient à réalisation, constitueraient un bienfait social. Elle voudrait que chaque groupe d’indigens, classé par métier, pût trouver à s’occuper dans une branche qui serait celle de sa spécialité : l’industrie des tissus, des cuirs, des travaux du bois, de la sparterie, du fer, de la blanchisserie, de l’alimentation, exercés, soit dans des ateliers, soit à domicile, peuvent porter aide et donner salaire à un nombre considérable d’individus aux abois. Le système de rémunération serait simple : les corps d’état se fourniraient les uns les autres, selon leurs besoins, et le cordonnier recevrait le prix de ses chaussures en bons de vêtemens, de repas ou de meubles. Le nécessaire ne manquerait donc point aux indigens, qui, sans souffrir de la faim ni de privations trop pénibles, pourraient attendre ainsi la venue de jours propices. Ces projets son excellens : prendront-ils corps, et, grâce à leur mise en pratique, pourra-t-on livrer combat à la misère et à la mendicité ? Je l’ignore, mais je le désire. Avec ses ressources étroites et son médiocre fonds de roulement, l’Assistance par le travail a déjà fait beaucoup ; elle a surtout prouvé ce qu’elle saurait faire s’il lui était possible d’étendre son action, et de saisir d’une main secourable les misères iniques et touchantes dont elle a reçu la confidence. Elle ne parviendra jamais à supprimer l’indigence, qui est d’essence sociale, ni à détruire le vice, qui est d’essence humaine ; mais, si elle était en situation d’acquérir l’ampleur dont elle est digne, elle rendrait d’incomparables services aux malheureux, car elle leur fournirait du travail et les mettrait hors des atteintes de l’improbité mendiante, qui vit à leur préjudice en volant les ressources que leur destine la charité.

Ce n’est pas sans raison que je termine cette série d’études par celle que l’on vient de lire. J’ai voulu mettre la bienfaisance en garde contre elle-même ; c’est parce que je connais sa générosité qu’il m’a paru bon de lui montrer le péril auquel elle s’expose en agissant avec trop d’insouciance. Donner une aumône, ce n’est pas faire le bien ; faire le bien, c’est secourir celui qui souffre, qui souffre véritablement, et non pas celui qui feint la souffrance et n’a d’autre malheur, d’autre misère, que son incurable paresse. Tout ce qu’il extorque est enlevé au pauvre ; le sort de celui-ci en devient plus pénible, et la charité elle-même est coupable de n’avoir pas agi avec discernement, car, en se laissant duper, elle a manqué à la mission qu’elle a embrassée avec ardeur, qui est de soulager l’infortune. Vouloir secourir la victime des destins contraires et encourager les instincts mauvais, c’est commettre une regrettable erreur qu’un peu de prudence éviterait. On peut dire cela à Paris sans le blesser, car le nombre des gens pervers qui cherchent à l’exploiter, qui vivent en l’exploitant, témoigne en sa faveur. Il ne lui déplaît peut-être pas d’être trompé, et on croirait qu’il s’y prête dans la crainte de repousser une sollicitation justifiée. Que de fois, devinant que l’on abusait de sa bonté, le Parisien ne s’est-il pas dit : « Après tout, le pauvre diable en a peut-être besoin, et, s’il ment, tant pis pour lui. » À l’honneur de l’espèce humaine, on ce bas monde, il existe encore plus de bonté que de friponnerie ; ce qui permet aux filous de réussir. Je connais un vieux philosophe qui fuit les hommes pour pouvoir continuer d’aimer l’humanité ; comme on lui demandait le mot d’ordre pour vivre en paix avec soi-même, il répondit : « Rien n’est important que d’être dupe. »

C’est dans toutes les circonstances et par toutes ses catégories que la population parisienne fait acte secourable. On dirait que le bien en découle comme d’une source naturelle. Si l’aumône donnée sans discernement se perd sur des individus qui en rient et en font mauvais usage, elle est clairvoyante et touche à son but même lorsqu’elle s’adresse à ces grandes, à ces admirables institutions où j’ai conduit le lecteur. Ici la charité n’a point de défaillance et ne dévie jamais. Elle a saisi corps à corps la caducité, l’impotence, la débilité morale, la faiblesse physique ; elle ne recule devant aucun effort, devant aucun sacrifice, pour les soutenir, les relever et les rendre à l’espérance. Il y a émulation entre les sectes ; on dirait qu’elles se jalousent et cherchent à se surpasser dans l’expansion de leurs bienfaits. Toutes, selon sa foi, ses préceptes et sa conception de la vie future, soignent les corps dolens et parlent à l’âme immortelle. Je n’étonnerai personne en disant que l’élévation et la ferveur des croyances conduisent à d’ineffables grandeurs. On ne se ménage pas dans ces lieux de sélection ; la parole est convaincue, les largesses sont magnifiques, le don de soi-même est sans réserve. Cependant, au milieu des dévoûmens que j’ai eu la bonne fortune d’étudier, il en est qui, plus que d’autres, ont ému le profond de mon être. Lorsque ma pensée se reporte vers ces créatures d’abnégation que j’ai vues à l’œuvre de la vertu divine et en qui semble vibrer l’âme du bon Samaritain, c’est vous, Petites-Sœurs des pauvres, et c’est vous. Dames du Calvaire, qu’évoque mon souvenir attendri.


MAXIME DU CAMP.