L’Atelier de Marie-Claire/2

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Eugène Fasquelle (p. 13-23).
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II

Octobre était venu. Les toilettes de mariage se terminaient les unes après les autres, et il ne resta bientôt plus que la robe blanche qu’on devait faire au dernier moment afin de lui conserver toute sa fraîcheur.

C’étaient Sandrine et Bouledogue qui s’occupaient de ce travail. Mme Dalignac leur donnait des tabliers blancs qui les couvraient jusqu’aux pieds, et elles s’installaient momentanément au bout de la table.

Mme Doublé revint comme l’avait prédit Sandrine. Elle fit tourner d’un coup de pouce les mannequins sur lesquels étaient les robes, et après avoir crayonné des lignes sur un bout de papier, elle sortit de l’atelier comme elle y était entrée, sans dire un mot.

La voix de Bouledogue gronda derrière elle :

— Elle nous prend pour des chiens.

Au même instant Duretour leva le nez au plafond et fit entendre une petite voix flûtée qui disait :

— B’jour, M’dame.

Maintenant, les planches débordaient d’étoffes et les rires des premiers jours avaient cessé. Le soir à la sortie, on ne prenait plus le temps de bavarder sous la porte cochère. Bouledogue filait vite dans la clarté des becs de gaz. Bergeounette, qui se pressait aussi, ne prenait pas toujours la direction de sa demeure, et Duretour, serrée contre son fiancé, l’entraînait rapidement vers la rue de la Gaîté.

Sandrine habitait une rue voisine de la mienne et nous remontions une partie de l’avenue du Maine ensemble. Une fois, elle m’avait quittée pour courir à la rencontre de son Jacques qui venait au-devant d’elle.

J’avais souvent entendu parler du Jacques à Sandrine, ainsi que le nommait Bergeounette. Mais lorsque je le vis il me fit penser à une chose inachevée. Il était beaucoup plus grand que Sandrine. Cependant quand elle lui prit le bras pour l’appuyer sur le sien, il me sembla qu’elle n’aurait eu aucune peine à le porter comme un petit enfant.

Jacques et Sandrine n’étaient pas des fiancés, comme la petite Duretour et son mécanicien. Ils étaient des amoureux qui s’étaient toujours aimés.

La mère de Sandrine les avait nourris ensemble et longtemps ils s’étaient crus frère et sœur. Puis les parents de Jacques avaient repris leur fils, pour le mettre au collège. Mais chaque année ils le renvoyaient passer ses vacances dans le petit village. Aussi, lorsque à vingt ans Sandrine était venue chercher du travail à Paris, elle était déjà mère d’une petite fille.

Elle l’avait avoué sans honte ni crainte à Mme Dalignac. Et tout de suite elle avait demandé à emporter de l’ouvrage le soir pour augmenter le prix de sa journée.

Elle savait son métier à fond. Elle était douce et gaie. Et dès les premiers jours Mme Dalignac l’avait prise en amitié.

Depuis, il lui était venu un autre enfant, un petit garçon qui allait sur ses trois ans et que la grand’mère élevait à la campagne avec la petite fille.

Jacques était caissier dans une grande maison de banque. Il habitait avec sa mère qu’il faisait vivre maintenant que son père était mort, mais il passait toutes ses soirées auprès de Sandrine à faire des colonnes de chiffres qui n’en finissaient plus. La même table et la même lampe leur servait, et tout deux travaillaient courageusement jusqu’à minuit pour gagner de quoi faire vivre leurs petits.

Pour l’instant, il y avait quelque chose de changé dans leur intimité. Jacques ne venait plus au-devant de Sandrine, et il la laissait seule à veiller dans la petite chambre. Sandrine n’en prenait pas souci. Jacques lui avait dit qu’il était obligé de rester auprès de sa mère très souffrante et cette explication lui suffisait. Elle se montrait heureuse et tranquille, comme si elle eût été la femme légitime de Jacques, et elle disait avec un sourire plein de confiance :

— Je sais bien que mon Jacques ne pourra jamais m’épouser, mais je sais bien aussi que rien ne pourra nous séparer.

C’était à elle que je devais mon entrée chez Mme Dalignac. Le hasard nous avait réunies un dimanche sur un banc du boulevard. Nous avions parlé de la couture, et elle m’avait proposé la place de mécanicienne qui était libre dans son atelier.

Moi aussi je l’avais prise en amitié tout de suite. J’ignorais si elle se sentait elle-même attirée vers moi ; car elle paraissait indifférente à tout ce qui n’était pas son Jacques ou ses enfants. Mais lorsqu’elle levait les yeux sur moi, elle avait toujours l’air de m’offrir quelque chose.


Au jour fixé pour le mariage de la jeune cliente, Sandrine mit la robe dans le carton, afin d’aller habiller elle-même la mariée et s’assurer qu’aucun point n’avait été oublié. Elle aimait faire ce travail et Mme Dalignac savait bien qu’elle s’en acquittait parfaitement. Aussi, elle lui indiqua seulement la manière de disposer le voile à la nouvelle mode. Il fallait surtout que la couronne de fleurs d’oranger retînt très en arrière les plis de tulle.

— Tenez, comme ceci.

Et Mme Dalignac drapait une mousseline raide sur les cheveux de Duretour, et elle ramassait au hasard une bande de toile, qu’elle lui enroulait au front, en guise de couronne.

Sandrine ne riait pas comme nous des mines révoltées de Duretour. Elle suivait attentivement les gestes de Mme Dalignac et, quand elle eut elle-même arrondi certain pli sous la bande de toile, elle partit toute légère et pleine d’assurance.


L’activité se relâchait toujours un peu lorsqu’une commande importante était finie. Bouledogue prenait son temps. Le patron se croisait les bras, et Bergeounette regardait plus qu’il ne fallait à travers la vitre.

Bergeounette était la plus ancienne après Sandrine. Elle avait pris sa place devant la fenêtre et n’avait jamais voulu la céder à personne.

Le patron affirmait qu’elle faisait des signes à un manchot qui passait sur le trottoir d’en face, mais Mme Dalignac disait que cela ne l’empêchait pas de coudre très vite et très bien.

Personne ne savait le véritable nom de Bergeounette et personne ne s’en inquiétait.

Le premier jour de son entrée à l’atelier, elle avait refusé de faire le travail à la manière de la maison, prétendant que sa manière à elle était aussi bonne. Le patron qui n’aimait pas à être contredit s’était emporté en lui criant qu’elle était aussi entêtée qu’une Bretonne.

Aussitôt elle s’était redressée pour répondre avec fierté :

— J’en suis une. Je suis une véritable Barzounette.

Le patron s’était moqué :

— Comment dites-vous cela ?

Mais Bergeounette l’avait nargué :

— Je dis comme ça, Monsieur. Et vous ne pourrez pas le répéter, parce que les gens du Midi ne sauront jamais prononcer ce mot-là.

Le patron avait ri au lieu de se fâcher, et il avait cédé à l’entêtée en l’appelant : tête de Bergeounette.

Elle continuait à montrer le même entêtement pour tout ce qui n’était pas son idée.

Les cris furieux du patron ou les douces remontrances de sa femme n’avaient aucune prise sur elle ; et il fallait toujours lui céder à la fin.

En dehors de ce défaut qui amenait souvent des disputes, elle était toujours prête à rendre service aux autres. De plus, elle était d’humeur égale et ne cherchait jamais les querelles. Sa grande joie était d’être écoutée, quand elle parlait de sa Bretagne, elle disait :

— La lande est grise, mais les ajoncs fleuris sont plus jaunes que les genêts.

Elle parlait de la mer comme d’une personne qu’elle aurait aimée tendrement.

— Quand j’étais petite, disait-elle, je courais sur les rochers pour mieux la voir, et lorsqu’elle se mettait à écumer, je croyais qu’elle s’habillait en blanc pour une fête, et que toutes les vagues la suivaient en procession.

Par les jours de grand vent, Bergeounette ressentait une véritable inquiétude et ne manquait jamais de nous dire :

— Il y aura des barques à la côte.

Parfois elle ouvrait la fenêtre et regardait le ciel comme si elle y cherchait les barques en péril. Puis elle fixait longuement les nuages, et souvent, en se rasseyant, elle chantait d’une voix lente et comme lointaine :


D’où viens-tu, beau nuage,
    Apporté par le vent ?
    Viens-tu de cette plage,
    Que je vois en rêvant ?

Notre gaîté s’effaça brusquement au retour de Sandrine. Elle rentrait de chez la cliente avec un visage si bouleversé, que tout le monde pensa qu’un malheur était arrivé à la robe.

Le patron et sa femme n’osaient pas l’interroger. Ils attendaient ce qu’elle allait dire, mais elle passa devant eux sans parler, et au lieu de s’asseoir, elle resta debout près de son tabouret.

Ses épaules étaient comme tassées et ses yeux étaient si élargis qu’ils faisaient mal à voir. Et tout à coup, elle se tourna contre le mur pour y appuyer son front.

Alors le patron n’y tint plus. Il se précipita en lui criant dans les oreilles :

— La robe ? la robe ?

Le regard de Sandrine passa sur lui et sur nous et aussitôt elle parla. Elle parlait avec vivacité ; et ce qu’elle disait était si embrouillé qu’il semblait que personne n’y comprendrait jamais rien. Cependant, quand elle s’arrêta, tout le monde savait que la robe allait bien, que le voile avait été disposé à la nouvelle mode, et que la pauvre Sandrine venait d’apprendre que son Jacques était marié à une jeune fille riche depuis une semaine déjà.

Il y eut comme une épouvante qui sembla commander le silence. Puis le patron baissa la tête et recula jusqu’à son tabouret, pendant que sa femme s’avançait lentement vers Sandrine, comme si elle y était attirée contre sa volonté.

Ce fut Bouledogue qui ramena le bruit en lançant des mots injurieux à l’adresse de Jacques. Bergeounette secoua les épaules comme si elle voulait se débarrasser d’un manteau gênant. La petite Duretour se mit à pleurer tout haut. Et quand enfin je ramenai mon regard sur la machine à coudre, je m’aperçus que je serrais fortement la burette contre ma poitrine, et que l’huile tombait goutte à goutte sur mes vêtements.

C’était chez la mère de Jacques que Sandrine avait appris son malheur. Comme la vieille dame lui avait toujours témoigné de l’amitié, elle n’avait pu résister au désir de monter prendre de ses nouvelles en passant devant sa demeure. Mais là, au lieu d’une malade, elle avait trouvé une personne bien portante et gaie qui lui avait dit tout de suite :

— Jacques a fait un beau mariage.

Et après avoir donné beaucoup de détails sur le bonheur de son fils et la beauté de sa bru, elle avait renvoyé doucement Sandrine en lui disant :

— Allez vite habiller votre jeune mariée.

Tout le jour Sandrine pleura. Elle poussait des cris comme un petit enfant, et sa peine nous paraissait si grande que nous ne trouvions rien à lui dire.

Elle s’arrêtait pour répéter d’un ton plein d’angoisse :

— Pourquoi ? mais, pourquoi ?

Justement, la veille, Jacques avait passé quelques instants dans la petite chambre, et il était parti en emportant une photographie des enfants.

Et le front de Sandrine se plissait, et son regard semblait se retourner en dedans comme pour fouiller sa mémoire :

— Pourquoi ? mais, pourquoi ?

Elle finit par s’endormir contre le mur et le bruit des tabourets ne la réveilla pas, à la sortie des ouvrières.

Je restai pour attendre son réveil afin de l’accompagner chez elle. De son côté, Mme Dalignac parlait de tirer le lit-cage de son coin, pour l’étendre dans l’atelier.

Sandrine se réveilla au bruit que fit la sonnette de la porte.

C’était Jacques qui venait aux nouvelles. Il était comme apeuré, et il n’avait ni chapeau, ni pardessus, malgré le temps humide et froid.

Sandrine trembla de tout son corps en le voyant, et lui, en s’avançant, semblait implorer sa pitié :

— Ma Sandrine !

Et Sandrine en lui tendant les deux mains comme pour le protéger, répondit aussitôt :

— Mon Jacques.

Ils restèrent un long moment à se regarder.

Le visage de Jacques exprimait une tendresse si profonde, qu’il me vint à l’idée qu’il n’y avait rien de changé entre eux. Mais cela s’effaça vite, car tous deux se mirent à pleurer lamentablement.

Sandrine ne fit aucun reproche. Elle dit seulement à travers ses larmes :

— Comment vais-je faire pour élever les enfants ?

Jacques voulut parler aussi, mais les mots qu’il avait à dire sortaient difficilement de sa bouche.

Sa voix restait au fond de sa gorge, et il pressait davantage les mains de son amie, comme si cela suffisait à le faire comprendre. Puis il se mit à tirer sur le dossier d’une chaise dont les pieds se trouvaient retenus par la traverse de la table. Il tirait fortement, et quand il eut réussi à sortir la chaise il respira avec satisfaction comme s’il venait de faire une chose absolument nécessaire. Peu après, il reprit son air craintif, et il regarda vers la porte avec un mouvement qui lui fit tendre le dos.

Sandrine ne chercha pas à le retenir, mais au moment où il la quittait pour aller rejoindre sa nouvelle femme, elle lui lustra du bout des doigts le plastron de sa chemise, dont les plis formaient des cassures.

Le lendemain, personne ne la vit pleurer.

Cependant, elle gardait un tic qui lui tirait durement la bouche. Et à tout instant son regard s’en allait autour de l’atelier comme à la recherche d’un objet perdu.