L’Atelier de Marie-Claire/8

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Eugène Fasquelle (p. 80-95).
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VIII

Jacques rôdait dans l’avenue.

Bergeounette qui le voyait de sa place nous le signalait. Il marchait la tête baissée et son dos paraissait tout arrondi.

Après l’enterrement, il n’était pas rentré chez lui, et sa femme l’avait retrouvé pleurant dans la petite chambre de Sandrine.

La voisine qui ignorait le mariage de Jacques avait dit tout ce qu’elle savait de leur amour, de leurs veillées et de leurs enfants. Et la jeune femme profondément froissée avait quitté Paris en attendant son divorce.

Un soir que Jacques rôdait encore après le départ des ouvrières, Mme Dalignac l’appela d’un signe. Il fit le tour de l’atelier comme s’il espérait rencontrer Sandrine dans quelque coin, puis il dit :

— Je sais bien qu’elle n’est plus ici, mais c’est comme si elle y était encore.

Il était très amaigri, et il gardait son air du jour de l’enterrement.

Il prit vite l’habitude de revenir. Il montait bien avant le départ des ouvrières, et il s’asseyait tout au fond de l’atelier pour ne gêner personne. Il apportait comme un grand deuil dans la maison. Et Bergeounette ne chantait pas quand elle le savait là. Peu à peu cependant elle oublia sa présence et il lui arriva de chanter ce couplet :

    Quand je vis Madeline
    Pour la dernière fois,
    Ses mains sur sa poitrine
    Étaient posées en croix.
    Elle était toute blanche…

Elle s’arrêta net, parce que le patron la poussa du coude, mais Jacques s’en alla presque aussitôt et il ne revint plus.


Malgré toute notre activité nous n’arrivions pas à contenter les clientes. Mme Dalignac recevait des lettres de reproches qui la mettaient au supplice, et l’obligeaient à des excuses sans fin. La fatigue des veillées ajoutée aux autres fatigues la laissait dans un état d’énervement maladif, qui la faisait sursauter violemment, chaque fois qu’on sonnait à la porte.

Un matin, en revenant d’ouvrir, Duretour annonça :

— C’est un monsieur.

Mme Dalignac devint toute pâle, et sa voix eut beaucoup de peine à sortir, lorsqu’elle dit :

— Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir, ce monsieur ?

Elle était troublée au point que tout son corps s’affaissa comme si elle allait tomber en faiblesse. Alors la petite Duretour lui parla avec autorité :

— Pourquoi vous tourmenter comme ça ? Ce monsieur ne vient pas pour essayer une robe.

Mme Dalignac se mit à rire avec un peu de pitié sur elle-même. Elle redressa les épaules et s’en alla retrouver le monsieur.

C’était un placier en broderies. Elle ne resta que quelques minutes près de lui, et au retour elle riait encore de son angoisse sans motif.

Nos veillées continuaient. Nous passions une nuit sur deux pour achever le plus pressé.

Il y avait des nuits si dures que le sommeil finissait par nous vaincre et que le patron nous retrouvait endormies, la tête sur la table. Nous étions toutes raidies par le froid, et la joue que nous avions appuyée sur le bras restait longtemps fripée.

Le patron nous grondait :

— Vous feriez mieux de vous étendre par terre.

Et pendant que nous reprenions notre ouvrage, il s’en allait à la cuisine nous faire du café très fort.

Nous buvions le café en quelques gorgées rapides. Je le trouvais parfois si amer que je ne pouvais m’empêcher de faire la grimace, mais Mme Dalignac disait :

— Bah ! le goût ne compte pas. C’est comme lorsqu’on met de l’huile dans la machine.

Une intimité confiante nous liait à présent.

Quand la fatigue nous laissait quelque répit, nous causions à cœur ouvert, et les nuits nous semblaient moins longues.

Je n’avais pas grand’chose à dire sur moi-même.

Mais Mme Dalignac me confiait ses soucis et ses craintes.

La maladie de son mari ne l’inquiétait pas trop. Elle était persuadée que quelques mois de repos à la campagne le remettraient vite, mais elle ne savait comment faire pour lui assurer ce repos. La plupart des clientes faisaient attendre leurs paiements, et, depuis que le patron ne travaillait plus, l’argent qui rentrait suffisait tout juste à la vie de chaque jour et à la paye des ouvrières.

Elle s’intéressait à mon avenir aussi. Elle pensait qu’il ne me faudrait pas longtemps pour savoir faire les robes aussi bien que la meilleure ouvrière.

— C’est un joli métier, disait-elle, et bien des femmes savent en tirer parti.

Tandis qu’elle parlait, je pensais comme elle, et je désirais vivement devenir une couturière habile. Mais aussitôt qu’elle se taisait, le métier m’apparaissait terne et plein d’ennuis. J’oubliais les robes de toutes couleurs et de toutes formes que je voyais partir avec regret, tant j’avais de plaisir à les regarder. J’oubliais même le visage si intelligent et comme illuminé de Mme Dalignac, lorsqu’elle composait ses modèles, et je ne me souvenais plus que de son tourment devant les reproches des clientes, du mécontentement continuel de Bouledogue, et de notre peine à toutes.

La dernière semaine de juin fut si encombrée d’ouvrage que la grande Bergeounette offrit de rester chaque soir jusqu’à minuit.

Avec elle les veillées devinrent presque des distractions. Elle chantait ou racontait sans se lasser. Et le patron restait à l’écouter au lieu d’aller se coucher.

Elle se souvenait d’une quantité de refrains baroques qu’elle avait entendu chanter par les marins. Elle imitait leur voix mal assurée au sortir du cabaret, et on croyait les voir regagnant leur bateau en chantant, avec des gestes en l’air et des pas tout culbutés.

Elle parlait de sa mère avec un peu de dédain, mais elle gardait de son père un souvenir plein de compassion moqueuse, et sa voix eut un fléchissement quand elle nous dit :

— C’était un homme sans malice, et qui ne pensait qu’à boire et à chanter.

Elle racontait sur lui toutes sortes d’histoires drôles. Et même, en parlant de sa mort, elle ne put s’empêcher de rire.

Il avait la manie de descendre dans le puits, qui était peu profond et qui tarissait pendant l’été. On ne savait pas comment il faisait pour y descendre mais, dès qu’il était au fond, il poussait des cris aigus pour qu’on vînt l’aider à remonter.

Un jour il s’était noyé parce que le puits s’était empli à la suite d’un grand orage.

Et Bergeounette affirmait :

— Je suis bien sûre qu’il est au paradis, quoiqu’il soit mort sans confession.

On riait et minuit venait vite.

Pendant le jour, on n’entendait ni conte ni chant, et cependant les heures passaient avec une rapidité qui étonnait tout le monde.

Tout à coup une voix inquiète s’élevait :

— Déjà cinq heures !

Et les respirations devenaient plus bruyantes, et une jambe trop crispée s’étirait brusquement sous la table.

Nos seuls instants de répit nous venaient des grimaces de Roberte et des taquineries de Duretour.

Roberte assurait qu’elle était Parisienne, mais personne ne la croyait. Elle avait un accent rude qu’elle cherchait à dissimuler en imitant le parler traînard des faubourgs. Et lorsqu’il lui arrivait de laisser échapper un mot de patois, Duretour lui demandait :

— De quel pays êtes-vous ?

Roberte clignait précipitamment des yeux, comme si elle craignait d’avoir oublié le nom de son pays et toujours elle répondait :

— Je suis de Paris, mais pas de Montparnasse.

— Je m’en doute bien, répliquait Duretour en lui riant au nez.

D’autres fois Duretour s’amusait à lui jeter des bouts de chiffons sur la tête, et, pour la faire cesser, Roberte criait d’une voix forte et menaçante :

— Allez… allez… là-bas !

Cela me rappelait un vacher de mon pays criant après ses vaches, pour les empêcher de brouter les pousses des jeunes arbres. Et je joignais mon rire à celui des autres.


Nous savions qu’après les jours de grandes courses, le travail serait moins pénible et cela soutenait notre courage.

Bouledogue cessait peu à peu de grogner et Mme Dalignac semblait respirer plus librement.

Mais voilà que deux jours avant le grand Prix, alors que la plupart des commandes allaient être livrées, une cliente nous arriva en menant grand tapage.

Duretour la reconnut à son coup de sonnette :

— C’est Mme Linella.

Mme Linella était une cliente très jolie et très bien faite, qui se fiait au bon goût de Mme Dalignac, mais qui commandait toujours ses robes au dernier moment.

Cependant, comme on venait de lui faire spécialement pour le jour du Grand Prix une magnifique robe rouge toute brodée, personne ne se troubla de sa venue.

Elle entra dans l’atelier malgré Duretour qui cherchait à lui barrer le passage et elle dit très vite à Mme Dalignac :

— Je sais que vous êtes pressée et je ne veux pas vous faire perdre votre temps.

Elle s’appuya contre la table pour expliquer :

— C’est une robe blanche que je veux. Vous me ferez la jupe très collante et le corsage très flou, sans broderie, car je veux être la seule à n’en pas avoir sur le champ de courses.

Elle reprit haleine pour ajouter d’un ton sec :

— Et vous me la livrerez dimanche matin avant dix heures.

Mme Dalignac répondit sans la regarder :

— Vous demandez une chose impossible, nous n’avons plus le temps.

Les yeux de la cliente se durcirent comme si elle allait se fâcher :

— Par exemple ! fit-elle.

Elle se radoucit pourtant :

— Sans cette robe je ne pourrais pas aller à Longchamps.

Et elle continua d’insister sur l’extrême besoin qu’elle avait d’une robe non brodée pour ce jour spécial.

Mme Dalignac ne répondait plus ; elle se contentait de faire un continuel mouvement de refus avec sa tête. Alors Mme Linella se fit câline :

— Allons ! Vous veillerez un petit peu. Voilà tout !

Mme Dalignac eut un rire qui lui tira les coins de la bouche en bas. Elle leva le coude d’un air excédé, comme pour repousser la cliente, et au moment où l’on croyait qu’elle allait refuser encore, elle laisser retomber son bras et promit de faire la robe pour le dimanche matin.

Il y eut un murmure parmi nous, mais déjà Mme Linella s’en allait vers la porte. Elle revint pour dire :

— Tenez, j’ai une idée pour le corsage. Vous mettrez un tout petit peu de bleu au col et à la ceinture.

Elle s’éloigna pour revenir de nouveau :

— Surtout faites-moi des manches qui n’aient pas l’air d’être des manches.

Et cette fois, elle partit pour de bon.

Aussitôt le patron demanda à sa femme :

— Tu ne la feras pas cette robe, hé ?

— Est-ce que je sais, répondit Mme Dalignac.

Et son visage prit un air de découragement si intense qu’on eût dit qu’elle allait se mettre à pleurer.

Mais cela ne dura pas longtemps ; son regard devint vite absent et préoccupé comme lorsqu’elle avait une robe difficile à composer, et les paroles inquiètes du patron ne semblèrent plus arriver jusqu’à elle.

Dans l’atelier on se moquait de la cliente.

— Elle est loin, sa robe blanche, disait Duretour.

— Personne ne l’empêche de courir après, ricanait Bergeounette.

Bouledogue, le nez tout plissé de colère, ronchonnait :

— Il y a des limites à tout.

Le soir, lorsque je fus seule avec Mme Dalignac, elle me dit :

— En travaillant pendant toute la nuit de samedi nous arriverions peut-être à faire la robe de Mme Linella.

J’avançai la bouche en signe de doute. Je me sentais très lasse, et de plus je craignais de ne pas apporter une aide suffisante, car je prévoyais que la robe ne serait que dentelle et mousseline, et j’avais peu de capacité pour ce genre de travail.

Elle reprit comme si elle devinait ma pensée :

— Vous vous chargeriez de la jupe qui sera de drap souple, et je m’occuperai du corsage.

Je ne répondis pas encore. Je pensais à la robe rouge qui nous avait déjà fait veiller, et une colère pareille à celle de Bouledogue me venait contre cette cliente capricieuse.

Mme Dalignac reprit de nouveau :

— Ce serait la dernière nuit à passer.

Elle attendit avant de dire, comme pour elle seule :

— Comment ne pas la faire, maintenant que j’ai promis ?

Sa voix angoissée me fit oublier d’un seul coup toute ma rancune. Je compris qu’elle essayerait quand même de contenter sa cliente et que rien ne l’empêcherait de passer encore une nuit ; alors je promis de ne pas la laisser seule et de l’aider de tout mon courage.

La robe n’était pas encore coupée quand Mme Linella vint pour l’essayer, et elle dut attendre plus d’une heure.

Après son départ, tandis que les autres terminaient ce qui devait être livré le soir même, j’enlevai les épingles de l’essayage, et je passai les fils de couleur qui devaient me guider pour la confection de ma jupe.

Bouledogue souffla fortement par le nez et Bergeounette fredonna la rengaine qu’un vieux mendiant venait chanter sous les fenêtres de l’atelier :


  Elle avait ce jour-là mis une robe blanche,
  Où flottait, pour ceinture, un large ruban bleu.

La petite Duretour s’en alla la dernière. Sa jolie figure montrait une grande pitié, quand elle offrit de venir le lendemain matin pour faire la livraison.


La lumière du jour éclairait encore l’avenue, quand Mme Dalignac apporta la lampe tout allumée sur la table. Elle tira un tabouret pour s’installer en face de moi et la nuit de travail commença.

Les heures passèrent, l’horloge d’une église les comptait une à une sans oublier les quarts et les demies, et les sons entraient par la fenêtre ouverte comme s’ils étaient chargés de nous rappeler que nous n’avions pas une minute à perdre.

Les douze coups de minuit résonnèrent si longtemps que Mme Dalignac alla fermer la fenêtre comme elle fermait parfois la porte derrière une cliente trop exigeante. Mais les heures qui suivirent ne se lassèrent pas, elles revinrent à travers la vitre, et leurs sons grêles retenaient sans cesse notre attention.

Par instant, Mme Dalignac cédait au sommeil. Elle lâchait brusquement son aiguille en inclinant la tête, et à la voir ainsi, on eût dit qu’elle regardait attentivement l’intérieur de sa main droite qui restait à demi ouverte sur son ouvrage.

Je la touchais du doigt alors, et le sourire qu’elle m’adressait était plein de confusion.

Depuis longtemps les tramways ne passaient plus sur l’avenue. Les fiacres eux-mêmes avaient cessé de rouler et, dans le silence qui s’étendait maintenant sur la ville, l’horloge de l’église compta tout à coup trois heures.

Mme Dalignac se redressa tandis que sa bouche laissait échapper un souffle court.

Elle posa son ouvrage et se leva péniblement pour aller nous faire du thé.

Dès qu’elle fut sortie je m’aperçus que la lampe baissait. Elle baissait rapidement, et j’en ressentis une véritable angoisse. Je la remontai d’un mouvement sec, mais, au lieu d’augmenter sa lumière, elle ne jeta qu’une longue flamme mélangée d’étincelles, et, comme si elle venait de donner d’un seul coup toute sa réserve, elle fit cloc, cloc, et s’éteignit.

Ce fut comme si une catastrophe s’abattait sur moi, et, pendant un instant, je crus que tout était perdu. Je cherchai du secours en me tournant vers la croisée, mais j’étais si troublée qu’il me sembla voir une large draperie lamée d’argent à travers la vitre. Je reconnus presque aussitôt le ciel et son reste d’étoiles sans éclat. En même temps je compris que le jour se levait, et que la lampe devenait inutile, alors je laissai mon corps se tasser dans le repos et je cédai au désir intense de quelques minutes de sommeil.

Mme Dalignac me réveilla en rentrant avec le thé. Elle se plaignit de la mauvaise odeur que la mèche charbonneuse répandait dans la pièce, et elle rouvrit la fenêtre en disant :

— L’air frais va nous faire du bien.

Je frissonnai lorsque l’air frais me toucha. À ce moment j’eusse préféré toutes les mauvaises odeurs à cet air pur qui m’apportait une souffrance plus vive. Cependant je m’y habituai peu à peu, et bientôt j’allai m’accouder aussi à la fenêtre.

Toutes les étoiles avaient disparu. Le ciel était d’un bleu gris. Et là-bas, du côté du levant, des petits nuages roses s’en allaient en bandes au-devant du soleil.

Tout près de nous, sous la haute toiture vitrée de la gare Montparnasse, une machine sifflait doucement comme si elle appelait quelqu’un en cachette. D’autres arrivaient en glissant silencieusement sur les rails et lançaient un coup de sifflet clair et net comme un joyeux bonjour.

En bas, des voitures de laitiers commençaient à descendre l’avenue à grand fracas, et des chiffonniers fouillaient déjà les boîtes à ordures.

Mme Dalignac versa le thé dans les tasses. Elle le versait doucement pour éviter les éclaboussures et il coulait si noir de la théière qu’on aurait pu croire que c’était du café.

Il ne nous apporta pas tout de suite l’énergie que nous en attendions. Au contraire, sa chaleur humide nous enveloppait d’un bien-être et nous amollissait, mais la demie de trois heures sonna pleine de force à nos oreilles, et avant même qu’il fît grand jour, je repris ma jupe, et Mme Dalignac, son corsage.

Malgré moi je regardais le fouillis de dentelle et mousseline qui allait servir à faire les manches de Mme Linella.

Mme Dalignac les ajusta d’abord avec de la dentelle, puis elle épingla de la mousseline qu’elle rejeta pour reprendre de nouveau la dentelle.

Rien ne la satisfaisait et à chaque changement elle répétait d’un ton machinal ces mots qui sonnaient presque aussi fort que les heures à mes oreilles :

— Des manches qui n’aient pas l’air d’être des manches.

Elle se décida enfin, et, après une heure de travail, elle s’éloigna du mannequin pour mieux juger de l’effet. Mais lorsqu’elle se tourna vers moi pour prendre mon avis, comme elle le faisait souvent, elle vit que je regardais déjà les manches, et sans que j’aie dit un seul mot, elle recula jusqu’au mur et se mit à pleurer.

Elle pleurait mollement, et disait en prononçant à moitié les mots :

— Je suis trop lasse, je ne peux rien faire de bien.

Elle resta un moment le dos appuyé et le visage caché dans ses mains. Puis, comme si elle était vraiment à bout de forces et de courage, elle fléchit tout à coup et tomba sur les genoux.

Elle voulut se redresser, mais le poids de sa tête était trop lourd et ses mains restèrent collées au parquet. Elle eut encore un sursaut, comme les gens qui veulent échapper au sommeil ; mais dans ce mouvement, ses deux coudes se replièrent et elle s’écroula sur le côté.

Je crus qu’elle s’évanouissait, et je me levai précipitamment pour lui porter secours, mais en me penchant je vis qu’elle venait de s’endormir lourdement. Elle dormait la bouche ouverte, et son souffle était rude et régulier.

Je lui glissai un paquet de doublure sous la tête, et, dans la crainte de m’endormir comme elle, je me passai un linge mouillé sur le visage.

« Des manches qui n’aient pas l’air d’être des manches. »

Je les regardai longtemps, puis je les défis, et, après avoir plissé de la mousseline, ajusté des entre-deux, et disposé de la dentelle, je m’éloignai à mon tour du mannequin pour juger de l’effet…

Six heures sonnaient à ce moment, et le patron entrait dans l’atelier avec son teint jaune et ses cheveux ébouriffés. Il tourna autour du corsage avec des gestes d’admiration et il dit en montrant sa femme :

— Elle peut dormir maintenant, elle a fait là un beau travail.

Et il se sauva bien vite à la cuisine.

Mme Dalignac s’était réveillée au bruit.

Elle ne pouvait pas croire que ses manches étaient faites. Elle les touchait l’une après l’autre d’un air craintif, comme si elle craignait de les voir disparaître subitement. Elle voulut parler aussi, mais il se trouva qu’elle avait perdu la voix.

Je ne parlais pas non plus. Je sentais que la moindre parole m’apporterait un surcroît de fatigue et j’indiquais par signes ce qui restait à faire.

Je repris ma place. Le soleil qui passait au-dessus de la maison neuve cherchait à s’encadrer dans une vitre et m’aveuglait.

Mes paupières se fermèrent et pendant un instant le sommeil m’écrasa. Puis une sorte d’engourdissement me saisit, il me sembla qu’un grand trou se creusait dans ma poitrine, et il n’y eut plus en moi que l’idée fixe qu’il fallait à tout prix livrer la robe avant dix heures.