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L’Atlantide et les Atlantes

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GÉOGRAPHIE

L’Atlantide et les Atlantes.

I.

L’anthropologiste ne saurait, de parti pris, négliger les données que lui fournit l’histoire ; mais dans bien des cas il ne doit se servir des documents historiques qu’après les avoir soumis au contrôle de la science. Cette critique devient d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de temps plus éloignés de nous et elle est absolument indispensable lorsqu’il est question de ces traditions qui nous ont été transmises par les historiens de l’antiquité. C’est pour n’avoir pas tenu compte de ces préceptes que tant d’auteurs ont émis sur l’Atlantide[1] les opinions les plus bizarres.

Tout le monde sait que c’est à Platon que nous devons la description de cette terre merveilleuse ; on en avait parlé cependant avant lui : « Il est question des Atlantes et de leur île dans deux endroits de l’Odyssée. Hésiode en fait mention dans sa Théogonie ; Euripide les nomma sur le théâtre d’Athènes ; Solon consacra les loisirs de sa vieillesse à composer une grande épopée sur la tradition des conquêtes des Atlantes et de leur roi Atlas ; enfin Platon dans deux dialogues (le Timée et le Critias) consacrés à l’histoire de l’Atlantide, raconte qu’encore enfant il écouta les récits de son aïeul Critias, lequel avait entendu de la bouche même de Solon ce qu’avait enseigné à celui-ci un vieux prêtre égyptien de Saïs[2]. »

Il est à peine besoin de rappeler la description du philosophe grec. Lorsque les dieux abandonnèrent la terre, une grande île échut en partage à Neptune : c’était l’Atlantide, située en face des colonnes d’Hercule et dont l’étendue dépassait celle de la Libye et l’Asie réunies. « Elle produisait, en dehors des choses nécessaires à la vie, tous les métaux solides et fusibles et celui que nous connaissons sous le nom d’oricalcon, dont le nom n’avait alors aucune signification et qui, après l’or, qui se trouvait outre beaucoup d’autres métaux, était le plus précieux de tous. L’île fournissait aussi tous les matériaux nécessaires aux arts ; elle nourrissait un grand nombre d’animaux domestiques et de bêtes sauvages, entre autres une grande quantité d’éléphants ; car elle offrait d’abondants pâturages aux animaux qui vivaient dans les marais, dans les lacs, les rivières, les montagnes et les plaines, et l’éléphant lui-même trouvait de quoi satisfaire son insatiable voracité[3]. »

Platon énumère bien d’autres produits : des parfums de toutes sortes, des raisins, du blé, des cocos, des noix, etc. Les montagnes de l’île fournissaient aux habitants des pierres blanches, noires et rouges qui leur servaient à exécuter des travaux gigantesques dans Cerné, leur capitale. Cette ville renfermait des palais superbes ornés d’étain, de bronze, d’argent et d’or. Le temple de Clito et de Neptune était entouré d’une muraille d’or ; tous les métaux précieux et l’ivoire avaient servi à orner ce sanctuaire.

Les Atlantes étaient, dans le principe, des gens vertueux et justes par excellence ; le philosophe athénien le démontre en décrivant l’organisation de leurs armées, leurs cérémonies religieuses, leur manière de rendre la justice. Mais, tout d’un coup, ils rompirent avec leurs traditions anciennes. Pris subitement d’un désir immodéré de conquêtes, ils partirent en grand nombre et allaient se rendre maîtres de l’Europe et de l’Asie, lorsqu’ils furent arrêtés par les Athéniens. C’est alors que Jupiter, pour les châtier, engloutit leur île sous les eaux.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de l’Atlantide, telle que nous la raconte Platon. Ce récit est-il digne de foi ou bien n’est-il pas « beaucoup plus probable que cet événement est une de ces mille fictions merveilleuses si communes en Orient, et que l’éloquent disciple de Socrate aura embellie de toutes les richesses de son style, afin de donner quelque utile leçon à ses compatriotes[4] » ?

Au premier abord, il semble assez difficile d’admettre que les Égyptiens aient eu à rappeler aux Grecs les glorieux exploits de leurs ancêtres ; il paraît même que Platon se soit rendu compte de l’invraisemblance de son récit. Pour expliquer cette bizarrerie il reporte l’expédition des Atlantes très loin dans le passé et il ajoute que si le souvenir s’en était gardé chez les Égyptiens, c’est qu’ils avaient la coutume de conserver les traditions par écrit.

Cette explication n’a pas satisfait tous les partisans de l’Atlantide. M. Berlioux regarde la défaite des Atlantes comme un fait relativement récent. D’après cet auteur, Athènes et une partie de la Grèce avaient été envahies par les Phéniciens qui en furent chassés par Thésée en 1300 ou en 1233[5]. Ce seraient eux qui auraient opposé une digue à l’invasion et les Grecs n’auraient pris aucune part au fait glorieux que leur attribuait à tort le vieux sacerdote de Saïs.

Au lieu de nous laisser entraîner dans des discussions de ce genre, il nous semble préférable de rechercher si l’île de Platon a réellement existé et quelle position on pourrait lui assigner. Sur ce dernier point les opinions se sont partagées et les auteurs qui se sont prononcés pour l’existence de la grande terre submergée sont loin d’être d’accord sur l’emplacement qu’elle devait occuper. Elle a été tour à tour placée en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique et même en Océanie. Dans un mémoire lu en 1819 à l’Académie des sciences, Latreille s’est efforcé de démontrer que la Perse occupait l’emplacement de l’Atlantide et que jadis elle avait dû former une île, lorsque la mer Caspienne, l’Oxus et l’Indus occupaient une plus grande étendue. Parmi ceux qui ont mis l’île merveilleuse en Amérique, il en est qui sont allés jusqu’à prétendre qu’elle avait été visitée par les Carthaginois, et ils invoquent à l’appui de leur thèse un passage d’Aristote et un autre de Diodore de Sicile. D’après le philosophe athénien, il existait dans l’Océan une île délicieuse qui avait tant de charmes pour les citoyens de Carthage que le Sénat défendit sous peine de mort d’y aller ; d’après le second, c’est dans cette île lointaine que les Carthaginois auraient décidé de transférer le siège de leur république, en cas d’un désastre irréparable. Cette terre ne pouvait être que l’Atlantide et sa situation lointaine au delà de l’Océan ne permet d’y voir que l’Amérique. Les auteurs qui raisonnent ainsi semblent oublier que Platon a abîmé son île au fond des eaux ; ils étaient donc dispensés par cela même d’aller chercher si loin un pays qui répondît tant bien que mal à la description du disciple de Socrate.

M. Berlioux place l’Atlantide sur le continent africain ; ce serait la région de l’Atlas, depuis l’ancien lac Tritonis occidental jusqu’à la Méditerranée. Quel que soit le talent avec lequel l’auteur défende cette thèse, nous ne saurions voir dans cette contrée, malgré les modifications qu’elle a pu subir, le pays décrit dans le Critias et le Timée.

Empressons-nous d’ajouter que les diverses hypothèses qui précèdent n’ont rallié que fort peu de partisans. La plupart de ceux qui ont ajouté foi au récit de Platon sont allés rechercher l’Atlantide dans la région située au delà des colonnes d’Hercule. Mais parmi ceux-là, il s’est encore produit des divergences : les uns ont admis que l’île avait été entièrement submergée ; les autres, au contraire, ont cru que les montagnes n’avaient pas été recouvertes par les eaux et avaient formé des archipels. C’est cette dernière opinion qu’ont soutenue Tournefort, Buffon[6], Mentelle et Bory de Saint-Vincent.

Pour n’y plus revenir, nous dirons deux mots de la première de ces deux théories. Dans l’état actuel de la science, rien n’autorise à supposer que l’Atlantide gît au fond des eaux, en face des colonnes d’Hercule.

Aussi n’est-ce pas dans cette région que la cherchent aujourd’hui ceux qui la croient entièrement submergée : c’est dans le nord, vers le Groënland. Certaines observations indiscutables peuvent amener à considérer comme faciles, pendant l’époque tertiaire, les communications entre l’ancien et le nouveau continent. « MM. Unger et Heer, guidés uniquement par des considérations de botanique, ont soutenu l’existence, autrefois, d’un continent atlantique pendant une partie de la période tertiaire comme fournissant la seule explication plausible qu’on pût imaginer de l’analogie entre la flore miocène de l’Europe centrale et la flore actuelle de l’Amérique orientale[7]. » Ce serait par cet isthme que les animaux pliocènes de l’Amérique du Nord auraient gagné l’Europe où ils ont vécu à l’époque post-pliocène et où une partie vit encore de nos jours.

Cette Atlantide ne pouvait exister que dans le nord : à l’époque du boulder clay, la mer restait ouverte jusqu’à Madère, puisque, dans cette île, on a signalé la présence de blocs erratiques d’origine septentrionale qui, d’après Darwin, Lyell, Hausmann, Ch. Martins, etc., n’ont pu arriver là que portés par les glaces flottantes.

Nous sommes loin des colonnes d’Hercule ; il ne s’agit plus d’une île, mais d’un isthme et nous remontons à une époque tellement reculée qu’il est bien difficile d’admettre que le souvenir de cette terre se soit perpétué jusqu’à Platon.

Il ne nous reste plus qu’à examiner l’hypothèse de la submersion partielle de l’Atlantide. Bory de Saint-Vincent, qui, nous l’avons déjà dit, admet cette opinion, pense que les Açores, Madère, les Canaries et les îles du Cap-Vert faisaient partie du royaume des Atlantes qui fut submergé quand un immense lac salé, existant dans l’intérieur de l’Afrique, disparut par la rupture des terres qui le laissèrent s’écouler dans l’Océan.

« Tournefort avait précédemment émis une opinion analogue, en attribuant la disparition de l’île en question à l’irruption du Pont-Euxin dans la Méditerranée par le Bosphore et de cette dernière dans l’Océan par le détroit de Gibraltar[8]. »

On ne s’explique guère comment les eaux du Pont-Euxin ou du grand lac salé auraient pu faire disparaître l’Atlantide. Ou ne saurait, en effet, invoquer des érosions qui n’auraient enlevé que la partie située en face du nouveau détroit ; il ne saurait être question d’ablations qui n’auraient fait disparaître que les couches superficielles ; on ne trouverait pas alors ces grands fonds dont nous allons parler et les surfaces dénudées seraient restées à peu près planes. Est-il permis d’invoquer le volume des eaux nouvelles qui, en se déversant dans l’Océan, en auraient élevé le niveau ? Si grand qu’on le suppose, personne, croyons-nous, ne pourra admettre qu’il ait pu élever de plusieurs milliers de mètres le niveau de l’ancien Atlantique.

C’est qu’en effet les sondages pratiqués récemment par la commission des dragages sous-marins nous ont montré, dans ces régions, des fonds qui atteignent et dépassent 5 000 mètres. « Si la mer eut englouti l’Atlantide, en laissant ses montagnes à découvert, les eaux qui les séparent ne devraient pas être profondes. Les terres récemment couvertes sont des mers nouvelles qui ont peu de fond[9]. »

Bien que Bory de Saint-Vincent déclare ne pas vouloir accumuler « les raisonnements pour démontrer une chose déjà évidente », nous confessons avoir besoin de nouvelles preuves pour nous ranger à son avis. Il nous faut donc passer en revue les divers arguments qu’il invoque à l’appui de sa thèse.

Son raisonnement, presque exclusivement basé sur la géologie, est des plus simples et peut se résumer en quelques mots. Depuis les Açores jusqu’au cap Vert, la constitution géologique est la même : partout, à côté de couches volcaniques, on rencontre des formations anciennes. Toutes ces îles ont donc fait jadis partie d’une même terre qui n’était autre que l’Atlantide de Platon.

Pour les Açores, pour Madère, l’auteur procède par affirmations sans citer de faits bien précis. « Madère, dit-il, est rempli de volcans ; mais il s’en faut que son sol soit entièrement volcanique[10]. » Au cap Vert, cependant, il ne retrouve pas ces formations anciennes ; mais il tourne ingénieusement la difficulté : « Les feux souterrains, déclare-t-il, comme dans les archipels que nous venons de parcourir, y ont exercé la tyrannie la plus absolue. Rien n’y est à sa place, tout est bouleversé[11]. » Affirmer que des couches que personne n’a rencontrées doivent exister, c’est, il nous semble, raisonner sur de pures hypothèses.

Bory de Saint-Vincent invoque, toutefois, des arguments plus spécieux. Il a visité l’archipel canarien et il y a retrouvé « des débris de roches primitives, des granites parfaitement conservés ou qui, pour avoir éprouvé un feu violent, n’en existaient pas moins avant les incendies souterrains ; des lits de sable ferrugineux qui n’ont éprouvé aucune altération ; des couches d’argile qui ont conservé leur disposition et tous leurs caractères ; enfin des amas de corps fossiles où l’on distingue des productions maritimes et des empreintes de végétaux[12]) ».

Nous sommes heureux d’avoir pu examiner sur place la valeur des faits signalés par l’auteur, et, après plus de quatre ans de recherches dans les Canaries, il nous sera permis d’émettre, sur ce sujet, notre humble avis.

Les explorateurs qui ont parcouru, depuis Bory de Saint-Vincent, l’archipel dans tous les sens n’ont jamais rencontré ces « granites parfaitement conservés ou qui, pour avoir éprouvé un feu violent, n’en existaient pas moins avant les incendies souterrains ». Il est vrai que sur plusieurs points, entre autres à la Croix de Ginamar (Grande Canarie), se voient « des variétés de roches à éléments très grossiers qui simulent, par leur aspect, des roches plutoniques[13] » ; mais de granite on n’en a trouvé nulle part. Nous ne voulons pas suspecter la bonne foi de Bory de Saint-Vincent ; il est probable que, ne disposant pas des moyens d’investigation que possèdent les minéralogistes actuels, il a été conduit à de graves confusions. « C’est de cette façon qu’on peut expliquer que des géologues aussi éminents que Buch, Berthelot et Lyell aient affirmé l’existence, à la Grande Canarie, de micacites, d’eurites et de diabases[14]. » Pas plus que les granites, ces roches ne se rencontrent dans l’archipel.

Les « lits de sable ferrugineux qui n’ont éprouvé aucune altération » sont assurément récents. Si « à coup sûr on ne peut révoquer en doute l’origine éruptive de ceux qui accompagnent l’argile rouge et le minerai de fer dans les gisements sidérolitiques du Jura bernois[15] », il est encore bien moins permis de douter de l’origine volcanique de ceux des Canaries. À chaque pas le géologue se trouve en présence de cônes volcaniques tout à fait modernes, recouverts sur leurs flancs de ce sable ferrugineux ; un grand nombre, pendant leurs dernières éruptions, ont rejeté dans le voisinage une quantité énorme de ce sable qui forme, sur beaucoup de points, la couche la plus superficielle.

Quant aux argiles, elles n’ont nullement la signification que veut leur attribuer Bory de Saint-Vincent. Elles existent en effet là où il les signale, c’est-à-dire sur le plateau de la Laguna, dans l’île de Ténériffe ; il aurait pu en citer dans beaucoup d’autres localités et si les couches argileuses de la Laguna sont situées à 30 pieds de profondeur, on en voit, à la Grande Canarie, qui se trouvent interposées entre deux lits de basalte. Ce dernier fait, à lui seul, suffirait à prouver que nous sommes en présence d’argiles volcaniques rejetées entre deux éruptions de basalte. Leurs strates n’indiquent pas des terrains anciens : ce sont des couches stratifiées composées de fragments volcaniques et de cendres transformées en wackes et consolidées par des infiltrations. À la Laguna les argiles résultant de la décomposition des cendres, des scories et de diverses roches éruptives ont pu être entraînées des hauteurs dans le fond de la cuvette qu’entourent ces montagnes ; il se serait produit une véritable sédimentation mécanique, sans qu’il soit permis d’en conclure à la haute ancienneté des îles.

Les arguments que Bory de Saint-Vincent tire de l’existence de couches fossilifères peuvent se retourner contre sa thèse. Les fossiles que renferment ces couches sont en effet exclusivement marins ; Lyell, Hartung, Woodward, etc., y ont reconnu un certain nombre d’espèces malacologiques de la fin de l’époque miocène. Ce fait démontre que, pendant l’époque tertiaire, les Canaries étaient encore recouvertes par les eaux : les êtres marins dont on retrouve les débris dans les bancs dont nous parlons n’ont pu s’accumuler sur une terre émergée ; ils se sont déposés au fond de la mer. C’est plus tard que les couches formées par leur accumulation ont été soulevées, à la suite de quelque phénomène volcanique, à des altitudes de 100, 200 et même 1 000 mètres au-dessus du niveau de l’Océan.

Il existe d’autres couches qui contiennent des fossiles marins plus récents encore. Si elles renferment réellement, comme on l’a prétendu, des espèces post-pliocènes et même des espèces actuelles, il nous faudra admettre qu’après l’époque tertiaire l’archipel canarien était encore submergé. Nous ne pouvons pas préciser l’époque du soulèvement de ces îles, mais nous pouvons affirmer qu’elle n’est pas fort ancienne ; nous pouvons affirmer surtout que les Canaries ne sont pas les restes d’un continent affaissé, mais qu’elles sont au contraire le résultat d’un soulèvement de couches jadis submergées.

Les empreintes de végétaux que Bory de Saint-Vincent a vues à la Rambla, dans l’île de Ténériffe, lui ont montré l’oranger, le citronnier, le châtaignier, la vigne, le mûrier et la ronce[16]. Cette simple énumération suffit à prouver qu’il s’agit d’un phénomène récent : la plupart des végétaux que cite l’auteur ont été introduits depuis le XVe siècle. Nous avons pu observer le phénomène à la Rambla même et nous convaincre que les empreintes de végétaux sont de fausses pétrifications, des incrustations qui, pour se produire avec plus de lenteur qu’à Saint-Allyre ou à Saint-Nectaire, n’en sont pas moins dues à la même cause.

De tous les arguments invoqués par Bory de Saint-Vincent, il n’en est aucun qui ait une réelle valeur. Plusieurs même, au lieu de démontrer que les Canaries sont des îles émergées depuis de longs siècles, prouvent, au contraire, qu’elles étaient encore sous les eaux après l’époque tertiaire.

Mais ce naturaliste n’était ni géologue ni minéralogiste, et nous ne saurions passer sous silence les opinions émises par des spécialistes éminents. Nous avons déjà vu ce que, d’après M. Calderon, il faut penser des micacites, des eurites et des diabases de la Grande Canarie. C’est aussi à la suite d’études incomplètes que L. de Buch a signalé dans la même île l’existence de schistes : mieux étudiés, ils sont devenus des phonolithes. « Nous devons insister sur ce point que les roches qui, avant les récents progrès de la lithologie, ont été appelées, par les observateurs, diabases schisteuses et schistes métamorphiques sont en réalité des phonolithes qui sont devenues plus ou moins feuilletées par suite de la natrolisation de leur hauÿne ou de leur néphéline, de même que les mélaphyres de quelques-uns sont devenues des andésites augitiques. S’il existe réellement des roches prétertiaires à la Grande Canarie, ce doit être d’une manière fort circonscrite[17]. »

M. Calderon a étudié trois échantillons de roches de cette nature ; l’un se rapporte aux diorites quartzifères, l’autre aux diabases et le troisième aux porphyrites ; le premier provient, il est vrai, de décombres d’une maison qu’on avait démolie. Nous avons nous-même recueilli quelques fragments de fer oxydulé, de sulfure de plomb, de carbonates de cuivre, etc. ; mais ces fragments se sont toujours rencontrés isolés au milieu de débris volcaniques de toutes sortes ; jamais nous n’avons trouvé ces roches en place, pas plus que ne l’avaient été celles étudiées par le savant minéralogiste espagnol. Ne s’agirait-il pas simplement, comme le pense cet auteur, de « fragments arrachés, pendant les éruptions, aux assises primitives à travers lesquelles les volcans de l’Océan se sont ouvert un passage ». Cette opinion, qui est partagée d’ailleurs par plusieurs hommes éminents, parmi lesquels nous pourrions citer Scrope, Stoppani, M. Fouqué, etc., nous semble la seule admissible, dans l’état actuel de nos connaissances, et nous continuerons à regarder, avec M. Calderon, comme « essentiellement modernes » les îles Canaries.

Quand nous disons que les Canaries sont essentiellement modernes, nous entendons qu’elles ont émergé à une époque récente. Les assises fossilifères nous ont déjà montré que quelques couches se sont formées sous les eaux pendant l’époque tertiaire et notre ami, M. Calderon, a prouvé, dans ses beaux travaux sur les roches de l’archipel canarien, que la plupart d’entre elles datent de la même époque. Mais il a, en même temps, mis hors de doute, à l’aide de preuves multiples, que les éruptions auxquelles elles doivent leur origine ont été sous-marines.

Les conclusions à tirer de ce qui précède peuvent se résumer en quelques lignes :

1o Le sol des Canaries offre, disséminés par-ci par-là au milieu de produits volcaniques récents, quelques rares fragments de roches anciennes qui ont dû être arrachés des couches profondes, pendant les éruptions.

2o La plupart des roches qui émergent aujourd’hui doivent leur origine à des éruptions sous-marines remontant à l’époque tertiaire. Les couches de fossiles marins démontrent aussi que les Canaries gisaient sous les eaux pendant toute la période tertiaire et sans doute pendant l’époque post-pliocène.

3o Ce n’est qu’à une époque récente que ces îles ont été soulevées par les forces volcaniques. Toutes les roches qui ne résultent pas d’éruptions sous-marines prouvent, en effet, qu’elles doivent leur origine à des éruptions toutes modernes.

Par conséquent, rien n’autorise à supposer l’existence ancienne, dans cette région, d’une vaste terre qui aurait été submergée. Les recherches scientifiques ont réduit à néant les raisons invoquées par quelques-uns en faveur de l’Atlantide de Platon. Cette île hypothétique ne repose que sur le texte du philosophe. Entre un récit, qui a toutes les apparences d’une fable, et les déductions tirées des données de la science, nous ne pouvons hésiter et, avec M. Hœfer, nous dirons : « Quelle que soit l’opinion des érudits, nous pensons que l’Atlantide n’est qu’une fiction[18]. »

II.

Après ce que nous venons de dire de l’Atlantide, nous pourrions nous dispenser de parler des Atlantes. Nous croyons cependant utile d’envisager la question au point de vue de l’anthropologie. Quelques spécialistes ont cru, en effet, pouvoir tirer de certains faits, parfaitement indiscutables d’ailleurs, des conclusions qui nous semblent tout à fait erronées. Pour être compris du lecteur, il nous faut d’abord rappeler brièvement les faits auxquels nous voulons faire allusion.

En 1858, des ouvriers retiraient de l’abri sous roche de Cro-Magnon, dans la vallée de la Vézère, les ossements de trois hommes, d’une femme et d’un enfant, dont M. Louis Lartet détermina l’âge géologique : ces débris humains remontaient à l’âge quaternaire ; ils étaient contemporains du mammouth et du rhinocéros. Étudiés avec le plus grand soin par Broca, Pruner-Bey, MM. de Quatrefages, Hamy et une foule d’autres anthropologistes, les gens de Cro-Magnon offrirent des caractères si différents de ceux que présentaient toutes les races connues jusqu’alors, qu’on ne pouvait les rattacher à aucune d’elles. Ils ne restèrent pas isolés : de nouvelles découvertes vinrent bientôt montrer que des individus du même type que ceux de la Vézère avaient jadis vécu en grand nombre dans notre pays. Il fallait se rendre à l’évidence et admettre que la race de Cro-Magnon avait, à une époque ancienne, joué chez nous un rôle important.

Mais si les anthropologistes ne pouvaient se refuser à admettre la légitimité d’un groupe aussi bien caractérisé, il s’est trouvé récemment des archéologues et des géologues pour contester l’ancienneté de la race de Cro-Magnon : certaines sépultures ne seraient pas aussi anciennes qu’on l’avait cru tout d’abord. Les individus de l’abri sous roche de la Vézère ne remonteraient pas à l’époque quaternaire et il faudrait les rajeunir considérablement. Si ce fait était démontré pour Cro-Magnon, et il est loin de l’être, il n’en resterait pas moins établi que la race dont nous parlons vivait dans notre région dès les temps quaternaires : on l’a rencontrée avec tous ses caractères dans une foule de grottes et de stations de cette époque, à côté de débris d’animaux éteints ou émigrés. À Grenelle aussi bien qu’à Sorde, elle apparaît dès l’époque de l’ours et du lion, c’est-à-dire dès les premiers temps quaternaires. Se fût-on trompé relativement à l’âge de telle ou telle station, il n’en resterait pas moins prouvé que la race de Cro-Magnon a vécu en France dès le début de l’époque glaciaire.

Ce n’est pas chez nous seulement qu’on l’a rencontrée. M. Hamy « l’a suivie jusqu’en Afrique, dans les tombes mégalithiques explorées surtout par le général Faidherbe, et chez les tribus kabyles des Beni-Menasser et du Djurjura. Mais c’est principalement aux Canaries, dans la collection du Barranco-Hondo de Ténériffe, qu’il a rencontré des têtes dont la parenté ethnique avec le vieillard de Cro-Magnon est vraiment indiscutable. D’autre part, quelques termes de comparaison, malheureusement bien peu nombreux, lui font regarder comme probable que les Dalécarliens se rattachent à la même souche[19]. »

Cette communauté de type indique une communauté d’origine. Aussi devait-on se demander quelle était, parmi ces populations, celle qui avait donné naissance aux autres. Ne seraient-ce pas les Guanches des Canaries qui auraient été les ancêtres des Kabyles, des Beni-Menasser et du Djurjura et des hommes de Cro-Magnon ? Mais alors, les Guanches ne seraient-ils pas simplement ces Atlantes qui, d’après Platon, auraient envahi la Libye et une partie de l’Europe qu’ils allaient soumettre, lorsqu’ils furent arrêtés par les Athéniens ?

Pour résoudre ces questions, il nous faut entrer dans quelques détails et esquisser l’histoire de la race de Cro-Magnon dans les différents pays où elle a été rencontrée.

En France, avons-nous dit, cette race apparaît dès le commencement de l’époque quaternaire. Elle prit un grand développement, dans le sud-ouest principalement. « Le petit bassin de la Vézère était, pour ainsi dire, sa capitale ; ses colonies s’étendaient jusqu’en Italie, dans le nord de notre pays, dans la vallée de la Meuse[20], etc. »

Dès les temps quaternaires, les hommes de Cro-Magnon s’étaient vu disputer le sol par des individus d’un type physique différent : des brachycéphales essayèrent de se substituer aux dolichocéphales. Sur plus d’un point, des croisements eurent lieu, et de ces alliances résulta un type intermédiaire. Ce fut surtout au début de notre époque géologique que nos chasseurs de la Vézère eurent à soutenir de redoutables luttes. Des envahisseurs, appartenant à ce type qu’on a appelé dolichocéphale néolithique, arrivaient en grand nombre ; ils finirent par s’établir dans les régions qu’occupait précédemment la race de Cro-Magnon.

Mais qu’était devenue cette race ? Avait-elle été exterminée par les nouveaux venus ? Nous pouvons hardiment répondre non. À l’époque de la pierre polie, elle comptait encore, chez nous, un bon nombre de représentants dont nous trouvons les restes dans les stations de cette époque. Dans la plupart des cas, leur type dénote un métissage : ils s’étaient alliés aux envahisseurs. Sur quelques points, cependant, à Sorde, par exemple, dans les Pyrénées, la race avait persisté à l’état de pureté : elle s’était évidemment trouvée là dans des conditions d’isolement qui lui avaient permis de conserver, sans altération sensible, les caractères de ses ancêtres quaternaires. La race de Cro-Magnon a si peu disparu à la fin de l’époque glaciaire qu’on en a retrouvé des représentants non seulement dans beaucoup de stations néolithiques, comme nous venons de le voir, mais encore dans des sépultures gauloises (Piette), et que, de temps à autre, nous retrouvons ce type chez nos populations modernes[21].

Il n’en est pas moins vrai que lorsque les hommes de la pierre polie sont arrivés chez nous, le nombre des individus du type de Cro-Magnon a diminué considérablement. Les luttes qu’eurent à soutenir les vieux habitants de notre sol n’ont pas été l’unique cause de cette diminution. Sans vouloir nier l’importance qu’il faut leur attribuer, nous pensons qu’elles n’ont pas été aussi meurtrières qu’on pourrait le supposer. La paix s’est faite entre les envahisseurs et les premiers occupants, et nous en avons la preuve dans les alliances que nous venons de signaler.

Une autre raison nous explique la diminution de la race de Cro-Magnon au début de notre époque géologique, ce sont ses migrations. Habitué à chasser des animaux qui émigraient alors dans diverses directions, gêné aussi, sans doute, par ces nouveaux venus qui lui disputaient ses ressources, l’homme de Cro-Magnon a cherché d’autres territoires. Il est possible qu’il ait suivi plusieurs voies ; les documents dont nous disposons actuellement ne nous permettent pas de faire l’histoire complète de ces migrations, et, d’ailleurs, il n’en est qu’une qui nous intéresse pour le moment, c’est celle qui s’est dirigée vers le sud. Nous espérons la mettre hors de doute.

Depuis les Pyrénées jusqu’en Algérie, la distance est grande, et si quelque anthropologiste avait eu, il y a quelques années, l’idée de faire descendre les hommes de Roknia des chasseurs de la Vézère, on aurait pu, à bon droit, lui objecter qu’on ne trouvait nulle part de traces de leur passage. Aujourd’hui, cette objection ne saurait plus nous être faite : nous avons, en effet, été assez heureux pour combler en partie la grande lacune qui existait. Lors de notre dernier séjour à Madrid (1884), nous avons pu étudier certaines pièces qui démontrent l’existence de la race de Cro-Magnon en Espagne pendant l’époque néolithique. Nous avons donné de ces pièces, jusqu’alors inédites, une description assez détaillée[22] pour n’avoir pas besoin de les décrire de nouveau. Il nous suffira de rappeler que, jusqu’à ce jour, le type de Cro-Magnon n’a pas été signalé en Espagne avant notre époque géologique. Mais a l’époque de la pierre polie il fait son apparition, et nous avons constaté sa présence depuis Oviedo jusqu’en Andalousie. D’autres races vivaient déjà dans le pays, et, sur plus d’un point, des croisements se sont produits. Dans la province de Ségovie, la race quaternaire de la Vézère se montre à peu près pure à l’époque néolithique ; elle avait sans doute trouvé là le champ presque libre.

Peu nous importe, en somme, au point de vue où nous nous plaçons, que les hommes de Cro-Magnon aient vécu seuls dans la péninsule à l’âge de la pierre polie ; ce qu’il fallait constater, c’était leur présence, et nous l’avons démontrée.

Lorsque les métaux font leur apparition, le type ne disparaît pas d’Espagne. Dans le mémoire auquel nous venons de faire allusion, nous émettions l’idée qu’il avait dû persister pendant l’âge du bronze ; mais nous étions cependant forcé de faire quelques réserves, les matériaux dont nous disposions ne nous permettant pas d’être très affirmatif. Des faits nouveaux sont venus lever nos derniers doutes. MM. Siret ont eu la bonne fortune de recueillir en Andalousie, dans diverses sépultures de l’âge du bronze, soixante-dix crânes, presque tous complets. Étudiés par le savant secrétaire de la Société d’anthropologie de Bruxelles, M. Victor Jacques, ils l’ont conduit aux conclusions suivantes, qu’il a bien voulu nous communiquer il y a quelques mois :

« Les représentants de l’antique race de Cro-Magnon ont une influence prépondérante dans les populations de l’âge du bronze du sud-est de l’Espagne : on pourrait affirmer que cette race formait le fond de la population. » Le type ancien se montre pourtant ici légèrement altéré, en général. Malgré « quelques différences », l’analogie entre les crânes quaternaires de la Dordogne et les crânes de l’âge du bronze d’Andalousie est cependant frappante, « aussi bien dans l’ensemble des caractères descriptifs qu’au point de vue des mesures crâniennes ; les os longs présentent les mêmes caractères de forme ; mais la plupart dénotent une taille inférieure à la moyenne (de la race de Cro-Magnon). En somme, quelques caractères du crâne s’écartent de ceux de la race typique, et la taille se trouve notablement abaissée. Ces deux faits s’expliquent par la juxtaposition d’un peuple différent[23]… »

Dans l’état actuel de nos connaissances, la question, en ce qui touche l’Espagne, peut se résumer en quelques mots. Inconnu dans ce pays pendant l’époque quaternaire[24], le type de Cro-Magnon fait son apparition, dans le nord de la péninsule notamment, à l’époque néolithique, c’est-à-dire lorsque, chez nous, de nouvelles populations tentaient de s’emparer du sol. N’est-il pas logique d’en conclure que les hommes qui chassaient autrefois l’ours, le mammouth, le renne, dans le sud-ouest de la France, ont, en partie, franchi les Pyrénées à l’arrivée des envahisseurs néolithiques ?

Continuant sa route vers le sud, la race arrive jusqu’en Andalousie où, à l’âge du bronze, elle formait encore « le fond de la population ».

Mais déjà le sud-est de la péninsule ibérique recevait des individus de races différentes. Des peuplades du type de Furfooz et des individus, qui semblent à M. Victor Jacques « se rapprocher du type ligure », s’établissaient à côté des hommes de Cro-Magnon. Leur nombre augmentant, il a dû se produire ce qui s’était produit chez nous au début de notre époque : la vieille race s’est, en partie, croisée avec les nouveaux venus et, en partie, dirigée vers d’autres terres.

Ce qui nous fait émettre cette dernière idée, ce sont les découvertes de MM. le général Faidherbe, Bourguignat, Mac-Carthy et celles plus récentes de M. Laburthe, dans les dolmens d’Algérie. Tous ces explorateurs ont rencontré à Roknia la race de Cro-Magnon, tantôt à l’état de pureté, tantôt plus ou moins altérée par des croisements avec d’autres éléments ethniques. Et ce n’est pas seulement dans cette localité, mais dans presque tout le nord de l’Afrique depuis l’extrémité orientale de la Tunisie jusqu’aux limites occidentales du Maroc, qu’on a retrouvé des traces de cette race dans les sépultures mégalithiques.

Malheureusement les dolmens de Roknia et du nord de l’Afrique ne nous renseignent pas sur l’époque de l’arrivée de leurs constructeurs. Ce que nous savons, c’est que, parmi ces sépultures, il en est de postérieures à l’occupation romaine : les médailles trouvées dans quelques-unes ne permettent pas de conserver le moindre doute à ce sujet. Il est assez admissible que les plus anciennes ne remontent pas très haut : tous dénotent un même degré de civilisation, et si « au Bou-Merzoug, les dolmens sont de plus belle apparence, cela tient, non au progrès de l’art, mais à la qualité des matériaux[25] ».

Il nous semble que les constructeurs de ces dolmens relativement récents du nord de l’Afrique ne sauraient être considérés que comme les descendants des individus de même type qui vivaient en Espagne aux époques de la pierre polie et du bronze et qui avaient dû fuir devant ces hommes se rapprochant « du type ligure » que M. Jacques a retrouvés en Andalousie. C’est aussi l’avis de MM. Siret qui sont arrivés à cette conclusion par la comparaison des industries. Nous sommes heureux de voir que la théorie que nous avons exposée dans plusieurs publications[26] reçoit de nouvelles adhésions et se trouve confirmée par de nouveaux faits.

Notons en passant que notre opinion concorde entièrement avec celle de l’éminent historien que nous citions tout à l’heure, le regretté Henri Martin. Il attribue, en effet, les monuments mégalithiques d’Algérie « aux Celtes primitifs, en prenant ce mot dans le sens où je l’entends, c’est-à-dire aux hommes blonds qui de la Gaule passèrent en Espagne, et de là sans doute en Afrique ».

Pour nous, ces Celtes primitifs aux cheveux blonds n’étaient autres que les hommes de Cro-Magnon : leurs derniers descendants, que nous avons pu étudier aux îles Canaries, présentent effectivement, avec tous les caractères physiques des chasseurs quaternaires de la Vézère, une chevelure blonde et des yeux bleus.

C’est aussi cette coloration de cheveux qu’offrent certains Kabyles que l’on rencontre disséminés çà et là, ceux, par exemple, de la tribu des Denhadja. « Ils se disent « fils de païens » et leurs traditions rapportent que la nécropole de Roknia, qui compte trois mille dolmens, est composée des tombes de leurs anciennes (Henri Martin). » Pour notre part, nous croyons à ces traditions des Denhadja ; nous pensons que lorsque les Romains vinrent occuper le pays et se mêler aux constructeurs de dolmens, une partie de ceux-ci, pour échapper aux croisements, se réfugia dans des endroits où ils se trouvèrent isolés et où ils purent conserver leurs caractères primitifs. Quelques-uns allèrent même fort loin : ils arrivèrent jusque dans les îles Canaries où ils rencontrèrent des conditions d’isolement qui leur permirent de garder presque pur le type de leurs vieux ancêtres de Cro-Magnon. Nos recherches ont, en effet, pleinement confirmé sur ce point celles de M. Hamy : le vrai Guanche offrait les caractères ethniques des hommes quaternaires de la Vézère.

On peut supposer aussi que les Guanches soient venus directement d’Espagne, à l’époque où une partie des hommes du type de Cro-Magnon quittaient ce pays pour gagner le nord de l’Afrique ; mais cette hypothèse nous paraît peu admissible, étant donnée la longueur du trajet qu’ils auraient eu à accomplir par mer. D’ailleurs, les épaves qu’ils ont laissées sur leur route doivent plutôt faire pencher vers l’idée d’une migration par terre ; à chaque pas, sur le chemin qu’ils ont dû parcourir, on trouve, en effet, des Berbers qui, d’après le peu que nous savons de leurs caractères physiques, ne sont pas sans parenté avec nos ancêtres quaternaires.

Pas plus que pour les constructeurs de dolmens de Roknia, nous ne connaissons l’époque exacte de l’arrivée des Guanches aux Canaries. Rien ne nous autorise à la reporter bien loin dans le passé ; tout ce que nous avons vu, pendant notre long séjour dans ces îles, nous fait penser qu’ils ne sont arrivés qu’à une époque assez peu éloignée de nous. Ce que nous croyons pouvoir affirmer, c’est que, en poussant les choses à l’extrême, on ne saurait faire remonter l’arrivée de l’homme dans l’archipel canarien à une époque antérieure à l’époque géologique actuelle. Nous avons vu, en effet, que ces îles étaient émergées depuis peu. À l’époque quaternaire, elles gisaient très probablement sous les eaux, puisqu’on n’y a jamais trouvé que des végétaux et des animaux terrestres exactement semblables à ceux qui y vivent de nos jours, et qu’en revanche on y rencontre des animaux marins qui se sont déposés au fond de la mer pendant l’époque glaciaire. Par conséquent, il nous est impossible d’admettre que l’homme ait pu y vivre à une époque ancienne. Nous ajouterons même que tous les débris humains que nous avons vus ont un aspect récent, ce qui s’explique tout naturellement au moyen de la théorie que nous venons d’exposer.

Nous ne pouvons nous refuser à rattacher à la même souche toutes ces populations qui présentent ce type si caractérisé de la race de Cro-Magnon ; nous sommes donc forcé d’admettre que cette race a accompli de grandes migrations. Après tout ce que nous venons de dire, nous ne saurions considérer les îles atlantiques comme son berceau, et nous avons eu la satisfaction de faire partager nos convictions à notre éminent maître, M. de Quatrefages. En 1877, il émettait l’idée que la race de nos chasseurs quaternaires n’était peut-être « qu’un rameau de population africaine, émigré chez nous avec les hyènes, le lion, l’hippopotame, etc. En ce cas, il serait tout simple qu’elle se retrouvât, de nos jours, dans le nord-ouest de l’Afrique et dans les îles où elle était le plus à l’abri du croisement[27]. » Les arguments que nous venons de faire valoir lui ont paru probants, et, avec la bonne foi dont il ne se départit jamais, il n’hésita pas un instant à se rallier à notre manière de voir.

L’hypothèse d’une migration vers le sud de la race de Cro-Magnon est, en effet, la seule qui puisse expliquer les faits que nous venons de relater. Dans le cours de ce long voyage, les émigrants ne furent pas sans se croiser avec quelques-unes des populations qu’ils trouvèrent sur leur chemin. C’est ce qui nous fait comprendre comment, au delà des Pyrénées, le type ancien de la Vézère se montre à nous généralement un peu altéré. Certains individus conservèrent pourtant jusqu’au bout la pureté de leur type primitif.

Sur toute la route parcourue, nous trouvons des témoins de la migration : les uns sont restés au point de départ et ont transmis leurs caractères, de génération en génération, jusqu’à leurs descendants actuels ; les autres se sont établis en Espagne, où leur influence s’est fait sentir du nord au sud. En Afrique, beaucoup d’individus de l’époque romaine et, de nos jours, certains Kabyles ont conservé le type des hommes quaternaires de la Dordogne ; aux Canaries, enfin, un bon nombre d’habitants modernes offrent encore tous les caractères des troglodytes de la Vézère.

De tout ce qui précède, nous nous croyons autorisé à tirer deux conclusions :

1o L’Atlantide de Platon n’est qu’une fiction.

2o Au lieu d’être les ancêtres des hommes de Cro-Magnon, les anciens habitants des îles de l’Atlantique n’en sont que les descendants.

Verneau.

  1. Nous continuons à nous servir du mot consacré par l’usage, bien que, d’après M. Berlioux, il faille dire Atlantis. « Platon, dit-il, ne donne ce nom qu’au génitif et au datif ; il écrit Ατλαντιδος-τιδί, ce qui ne permet pas de le traduire par Atlantide. » (E.-F. Berlioux, Les Atlantes, Histoire de l’Atlantis et de l’Atlas primitif, Lyon, 1883.)
  2. Art. Atlantide, par Am. Dupont, in Encyclopédie moderne, publiée par MM. Firmin-Didot frères, sous la direction de M. Léon Rénier. Paris, MDCCCLIX, in-8o.
  3. Platon, le Timée et le Critias, traduction française par Victor Cousin. Paris, 1839.
  4. Am. Dupont, op. cit.
  5. E.-F. Berlioux, op. cit., p. 145 et 146. La défaite des Atlantes serait, dans ce cas, antérieure de mille ans à Platon, qui naquit l’an 429 avant notre ère et mourut l’an 347.
  6. Buffon ne paraît pas, toutefois, avoir eu une opinion bien arrêtée sur ce sujet, bien qu’il fasse observer qu’il existe une corrélation entre le système orographique des îles Canaries et la chaîne de l’Atlas et que, dans un passage des Époques de la nature (t. Ier, p. 170), il s’exprime en ces termes : « Les Atlantes chez lesquels régnait Atlas, paraissent être les plus anciens peuples de l’Afrique et beaucoup plus anciens que les Égyptiens. La théogonie des Atlantes, rapportée par Diodore de Sicile, s’est probablement introduite en Égypte, en Éthiopie et en Phénicie, dans le temps de cette grande irruption dont il est parlé dans le Timée de Platon, d’un peuple innombrable qui sortit de l’île Atlantique et se jeta sur une grande partie de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. »
  7. Ch. Lyell, l’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie, 2e édition française, p. 485. Paris, 1870.
  8. Am. Dupont, op. cit.
  9. Bailly, Lettres sur l’Atlantide de Platon et l’ancienne histoire de l’Asie, p. 98. Paris, 1805.
  10. Bory de Saint-Vincent, Essai sur les îles Canaries et l’ancienne Atlantide. Paris, germinal an XI.
  11. Bory de Saint-Vincent, op. cit., p. 432.
  12. Ibid., p. 432-433.
  13. S. Calderon y Arana, la Evolución en las rocas volcánicas en general y en las islas Canarias en particular, in Anales de la Sociedad española de Historia natural, t. VIII, Madrid, 1879.
  14. S. Calderon, op. cit., p. 269.
  15. Ch. Coutejean, Éléments de géologie et de paléontologie, p. 491. Paris, 1874.
  16. Bory de Saint-Vincent., op. cit., p. 302.
  17. S. Calderon y Arana, Nuevas observaciones sobre la litologia de Tenerife y Gran Canaria, in Anales de la Sociedad española de Historia natural t. IX. Madrid, 1880.
  18. Hœfer, Platon, in Nouvelle Biographie générale, publiée par Firmin-Didot. Paris, 1862.
  19. A. de Quatrefages, l’Espèce humaine. Paris, 1877.
  20. A. de Quatrefages, op. cit.
  21. Voir, à ce sujet, l’Espèce humaine, par M. de Quatrefages ; les Crania ethnica, par MM. de Quatrefages et Hamy, et les deux notes que nous avons publiées, l’une Sur deux crânes modernes du type de Cro-Magnon (Bull. Soc. anthrop., 1876), l’autre sur la Race de Cro-Magnon, ses migrations, ses descendants (Revue d’anthropologie, t. Ier, 3e série, 1886).
  22. Voir Revue d’anthropologie, t. Ier, 3e série.
  23. Henri et Louis Siret, les Premiers âges du métal dans le sud-est de l’Espagne, Revue des questions scientifiques, 1888. MM. Siret citent, dans ce passage, les conclusions auxquelles l’étude de leur collection ostéologique a conduit M. Victor Jacques.
  24. Si des découvertes ultérieures venaient prouver l’existence, en Espagne, du type de Cro-Magnon avant notre époque géologique, notre théorie ne se trouverait pas renversée du coup. Il se pourrait fort bien, en effet, que des chasseurs de la Vézère aient franchi les Pyrénées dès l’époque quaternaire.
  25. Henri Martin, les Types indigènes de l’Algérie (Bull. Soc. anthrop., t. IV, 3e série, 1881).
  26. Voir, outre le mémoire cité, notre Rapport sur une mission scientifique dans l’archipel canarien (Arch. des Missions, 3e série, t. XIII).
  27. De Quatrefages, l’Espèce humaine.