L’Avare (Conscience)/3

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L’Avare
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 78-98).
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III


III



Cécile ouvrit la porte et entra. Il n’y avait personne dans la chambre d’en bas. La glaciale solitude de cette pièce fit encore impression sur l’âme de la jeune fille, bien qu’elle y fût accoutumée. Elle promena lentement son regard autour de la chambre, et laissa errer des yeux distraits sur les murs tapissés de sombres toiles d’araignée. Une expression de tristesse ou de pitié se peignit sur ses traits, et elle s’arrêta quelques instants, toute pensive, au milieu de la chambre. Sans doute elle faisait en elle-même une comparaison entre le courage, le contentement et l’amour qui régnaient dans la maison de la pauvre veuve et la morne solitude du lieu où elle se trouvait. Cependant elle s’assit bientôt près du foyer, dans le coin de la cheminée, et fixa sur la tourbe en cendres un œil incertain. Quelques mots échappés de ses lèvres attestaient qu’elle était encore préoccupée des paroles de la pauvresse.

À peine était-elle assise depuis quelques instants qu’une tête d’homme se montra derrière elle, à travers la porte entrebâillée d’une chambre voisine. Dès que cet homme aperçut la jeune fille, son visage prit une étrange expression. Ses yeux gris étincelèrent de joie sous leurs épais sourcils, tandis que sa large bouche, contractée par un hideux sourire, trahissait la convoitise triomphante.

Il disparut sur-le-champ, et entra bientôt après dans la chambre avec trois tourbes et un fagot de bouleau sous le bras. Son visage avait en ce moment un sourire aussi affable et exprimait une bonhomie aussi naïve que le permettait sa repoussante physionomie.

— Bonjour, Cécile, dit-il d’une voix bienveillante. Il fait froid, n’est-ce pas ? Allons, ôtez vos pieds des cendres, je vais allumer pour nous un bon petit feu bien chaud.

La jeune fille le regarda avec surprise. Le ton de cette voix lui était inconnu ; ce sourire franc et ouvert, elle ne l’avait jamais vu sur la figure de Mathias. Cependant, comme les paroles de Catherine étaient encore présentes à son esprit, elle demeura dans le doute sur ce qu’elle devait penser de ce changement.

Mathias se hâta de mettre la tourbe au feu, et disposa le combustible avec intention, de façon à ce qu’il fût presque tout du côté où Cécile était assise.

— Que faites-vous, Mathias ? demanda celle-ci ; vous mettez le bois hors du foyer.

— C’est pour que vous puissiez bien vous chauffer, Cécile, répondit l’autre, tandis qu’il introduisait le soufflet sous le bois et faisait jaillir une flamme joyeuse.

— Voilà qui est bien, reprit-il. Non pas pour moi ; mais si cela vous fait plaisir, Cécile, j’y prendrai plaisir aussi, quand même je n’en profiterais pas.

— Mathias ! Mathias ! s’écria la jeune fille, je ne vous comprends pas ; vous voulez rire, n’est-ce pas ? Vous êtes devenu un tout autre homme !

— Cécile, dit Mathias d’une voix triste et en fixant sur sa voisine un regard suppliant, Cécile, vous me haïssez. Oh ! vous ne me connaissez pas !

— Vous haïr ! Fi, quel vilain mot ! J’ai peur de vous, Mathias, c’est vrai ; mais aussi vous avez toujours l’air si refrogné, et vous me parlez si rudement ! Vous le savez bien, Mathias, j’ai besoin d’affection, et j’aime à voir la bonté du cœur : c’est mon caractère.

— Vous ne me croirez pas, Cécile ; mais je suis aussi comme cela ; j’ai toujours été comme cela.

— Vous ? fit la jeune fille avec incrédulité.

— Ah ! Cécile, dit-il en soupirant, je souffre d’être forcé de vous révéler le secret de toute ma conduite. J’aime extrêmement l’oncle Jean ; le seul but de ma vie n’était autre, jusqu’à présent, que d’adoucir les dernières années de mon bienfaiteur, et de détourner de lui tout chagrin autant que possible. Vous qui êtes femme et toute naïve, vous ne pouvez comprendre qu’on fasse le moindre mal pour obtenir un plus grand bien. C’est cependant ce que j’ai toujours fait. L’oncle Jean est avare ; son argent, c’est son âme. Je ne l’accuse pas, Cécile. C’est une faiblesse de son âge. Contredire l’oncle Jean sur ce point ou contrarier sa passion, ce serait rendre sa vie amère et abréger ses jours. Eh bien, qu’ai-je fait par affection pour lui ? Je me suis fait avare, ou du moins j’ai feint de l’être ; je me suis contenté d’une chétive et mauvaise nourriture, j’ai souffert de la faim et du froid, et passé les jours entiers à languir dans cette demeure triste comme une tombe. Oui, oui, Cécile, mon cœur saignait à la vue d’un pauvre, et je le jetais à la porte ; j’aspirais ardemment au bonheur de vivre avec de bons amis, et j’ai laissé passer les plus belles années de ma vie dans un morne isolement ; je vous aime comme la chaste image de la vertu pure et ingénue, et cependant je vous réprimandais avec aigreur, avec rudesse parfois. Pourquoi tout cela ? Ah ! comprenez-le, Cécile ! N’était-ce pas pour complaire à l’oncle Jean et pour consoler sa pénible vieillesse ?

La jeune fille paraissait tout à fait convaincue par les insinuantes paroles de Mathias. Elle le regardait cependant encore avec une muette stupéfaction.

— Oh ! j’ai tant souffert ! s’écria-t-il avec une sorte de désespoir. Feindre sans cesse, ne pouvoir jamais être moi-même, être détesté à cause de son dévouement même, et devoir dévorer tout en silence. C’est comme si on n’avait ni cœur ni âme !

Il couvrit ses yeux des deux mains, mais épia, à travers ses doigts, la physionomie de la jeune fille émue.

— Pauvre Mathias ! dit Cécile avec un soupir, pourquoi ne disiez-vous pas cela plus tôt ? Je n’eusse pas été injuste envers vous.

— Et maintenant, demanda Mathias, maintenant que vous le savez ? Il découvrit son visage, qui prit une expression suppliante. Continuerez-vous à me haïr ?

— Je ne vous ai jamais haï, Mathias, répondit Cécile ; s’il en était autrement, pourquoi me réjouirais-je de voir votre amitié pour moi ? Je dois demeurer avec vous ici, comme si vous étiez mon frère. Eh bien, je vous aimerai et vous chérirai comme mon frère.

— Ainsi, vous n’aurez plus peur de moi ? — Pourquoi vous craindrais-je, puisque vous avez un bon cœur ?

Un instant de silence suivit ces mots. Il était visible que Mathias méditait quelque chose à part lui ; car son regard devint incertain et errant.

Soudain, il leva la tête et dit avec une apparente indifférence :

— Cécile, je dois vous informer d’une chose qui vous surprendra probablement ; ne vous affligez pas pourtant : ce ne sont encore que des paroles en l’air.

— Alors cela ne doit pas être bien terrible, répliqua la jeune fille en souriante Qu’est-ce que c’est, Mathias ?

— L’oncle Jean veut que je vous épouse !

— Comment ? Que dites-vous ? s’écria Cécile, tremblante de surprise et d’effroi.

— J’ai refusé, répondit Mathias.

— Mon Dieu ! quelle pensée est-ce là ? dit la jeune fille encore tout émue.

— J’ai refusé, répéta Mathias en considérant attentivement la jeune fille.

— Et il a renoncé à son projet, n’est-ce pas, Mathias ? demanda-t-elle d’un ton suppliant.

— Non, répondit l’autre, quelque effort que j’aie fait pour le persuader, il y tient et veut que la chose se fasse.

— Hélas ! hélas ! dit la jeune fille en éclatant en sanglots et en portant son tablier à ses yeux pour cacher ses larmes.

Mathias eut un sourire de démon en contemplant la jeune fille en pleurs.

Celle-ci se leva bientôt de sa chaise et demanda avec angoisse :

— Où est mon oncle ?

— Vous le savez bien, il est en haut. Si vous l’appelez ou si vous allez le troubler, il en sera fâché toute la journée.

Cécile désespérée regagna son siège, et dit :

— Oh ! Mathias, cher Mathias, reprit-elle, ôtez-lui donc cette idée de la tête !

— Parlons un peu avec sang-froid de cette affaire. Peut-être trouverons-nous le moyen de contenter tout le monde.

— Ah ! oui, dit la jeune fille vivement ; venez à mon aide, Mathias ; je vous en serai reconnaissante toute ma vie.

— Voyez-vous, Cécile, avant de vous affliger ou d’accuser notre oncle d’étourderie, il est nécessaire que vous sachiez les motifs de sa détermination. Peut-être alors en éprouverez-vous un sentiment de reconnaissance. Notre oncle pense qu’il n’a plus longtemps à vivre ; je crois qu’il ne se trompe pas. Ce qui le chagrine le plus, c’est la crainte qu’il ne quitte ce monde sans voir votre sort assuré. Votre mariage seul peut le tranquilliser là-dessus.

— Mais, Mathias, je ne veux pas me marier ; je suis encore beaucoup trop jeune ! dit la jeune fille avec accablement.

— C’était aussi mon opinion ; c’est pour cela que j’ai refusé d’abord, répondit Mathias.

— Ciel ! s’écria Cécile épouvantée ; avez-vous donc changé d’idée ?

— Je ne le sais pas moi-même, répliqua-t-il ; depuis ce moment-là, le sentiment du devoir s’est éveillé en moi, et je suis tombé dans le doute quant à ce que demandent de moi la générosité et la saine raison. Réfléchissez d’abord, Cécile, que votre oncle a conçu cette idée depuis des mois, qu’elle a pris racine dans son esprit. Vous le connaissez : s’il ne peut la mener à bonne fin, il en sera malade, il en mourra peut-être. Voudriez-vous être la cause de sa mort, Cécile ?

— Ô mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la jeune fille en levant les yeux au ciel.

— Voudriez-vous être la cause de sa mort, Cécile ? répéta Mathias.

— Oh ! non, non ! s’écria-t-elle en portant les deux mains à ses yeux et en recommençant à pleurer.

— Ainsi vous m’épouserez pour ne pas abréger sa vie ?

— Mais, Mathias, vous avez refusé positivement, n’est-ce pas ?

— J’ai refusé, en effet ; mais quand l’oncle Jean, au désespoir et se mettant à genoux, a imploré mon consentement comme un dernier bienfait, lorsqu’il m’a dit qu’il mourrait de chagrin si je ne cédais pas ; alors j’ai écouté ma pitié, mon amour pour lui.

— Mais vous n’avez pas consenti, pourtant ?

— Je ne veux pas être la cause de sa mort… Et vous, Cécile ?

— Ah ! moi non plus ! s’écria la jeune fille en sanglotant ; j’arracherai de l’esprit de mon oncle son cruel dessein. Il ne résistera pas à mes larmes, à mes prières.

— Vous ne l’espérez pas, Cécile. Quand a-t-il renoncé à un projet ? Eh bien, s’il vous demande ce mariage, s’il vous dit lui-même que votre refus le fera mourir !

— Ah ! j’obéirai ! dit la jeune fille en versant un torrent de larmes.

Elle courba la tête, et, le tablier devant les yeux, continua de pleurer et de sangloter.

Le visage de Mathias rayonnait de joie. Il s’était attendu à plus de résistance, et croyait la plus grande difficulté écartée. Ce qui d’abord lui avait semblé impraticable, était devenu possible. Les larmes de la jeune fille, bien qu’elles témoignassent contre lui, ne troublaient pas son triomphe ; cette victoire le réjouit même tellement, que la franchise se peignit sur son visage et s’empara de son cœur. Peut-être crut-il le masque superflu ; peut-être aussi voulut-il, pour rendre son triomphe plus complet, employer des moyens qui lui semblaient assez puissants pour obtenir le libre consentement de la jeune fille. Bien que celle-ci ne le regardât plus, il lui dit avec enthousiasme :

— Votre tristesse n’est pas fondée, Cécile. Nous serons les gens les plus heureux qui se puissent trouver. Vous aurez de belles robes ; vous habiterez un petit château ; vous irez en voiture ; à l’église vous vous assiérez dans le chœur, et l’on vous saluera comme une dame. Tous les mets les plus friands couvriront notre table ; nous serons servis par des domestiques, et n’aurons à songer à rien qu’à bien boire et à bien manger… Vous ne me croyez pas ? L’oncle Jean est riche, riche à trésors. Il a, grattant et ramassant, et je ne sais comment, ramassé des mille et des mille florins. C’est pour cela qu’il ferme soigneusement toutes les portes au verrou quand il va en haut pendant le jour : il fouille à belles mains dans ses écus…

La jeune fille fut saisie d’Un tremblement extraordinaire.

— Je devine à votre mouvement ce que vous voulez dire, Cécile, poursuivit Mathias ; vous me reprochez de l’encourager dans son avarice, n’est-ce pas ? Ah ! ne comprenez-vous donc pas que j’économise pour vous et pour moi ? Il restera d’autant plus pour nous. Vous pouvez dire que n’ayant aucun droit, je n’hériterai de rien. Cela paraît ainsi, mais c’est faux. L’oncle Jean me donne la moitié de son bien ; le reste vous revient de par la loi. Ainsi, Cécile, nous aurons à nous deux seuls tout l’argent, toute la fortune de l’oncle Jean ! Comme nous satisferons tous nos désirs, comme nous serons monsieur et madame !

Il considéra sans doute le silence de la jeune fille comme un tacite assentiment, car sa voix prit un ton de raillerie triomphante en continuant :

— Et nous n’attendrons plus longtemps, Cécile ; vous entendez que chaque jour l’oncle Jean tousse de plus en plus ; sa poitrine est perdue. Nous lui ferons signer un testament qui assure tout à nous deux. Maintenant cela ira facilement… Dès qu’il mourra, — nous n’y pouvons rien faire, — que Dieu ait son âme : l’argent nous restera, et nous montrerons alors si nous nous entendons ou non à vivre !

Cécile se mit à trembler plus fort en entendant cette dernière raillerie.

Mathias se tut un instant et sembla attendre d’elle une réponse. Comme elle restait assise, muette et la tête courbée, il demanda :

— Eh bien ! Cécile, pleurez-vous encore ?

La jeune fille se leva lentement, redressa la tête avec hauteur et lança sur Mathias un regard si plein de mépris qu’il tressaillit d’étonnement. Néanmoins, il ne savait ce qu’il devait penser ou espérer, car le visage de Cécile exprimait plutôt une sorte de joie que la tristesse.

— Eh bien ! eh bien ! qu’en dites-vous ? demanda-t-il avec une certaine émotion.

— Traître ! dit la jeune fille avec le ton du plus profond mépris.

— Comment ? qu’est-ce ? s’écria Mathias confondu.

— Moi, devenir votre femme ! reprit la jeune fille avec une courageuse dignité, vous aider à insulter encore à mon oncle après sa mort, — à dépouiller de leur part d’héritage la veuve et l’orphelin ? Dussé-je être enterrée vive, sur le bord de la fosse je dirais encore : non !

Muet et terrassé, Mathias regarda la fière jeune fille, qui fit tout à coup un signe si énergique qu’il baissa les yeux sous son regard.

— Vous croyiez sans doute que je pleurais, le visage caché dans mon tablier ?… Non, non ! J’ai vu s’ouvrir votre cœur — et j’ai adressé une prière au ciel et remercié Dieu de ce qu’il ait permis que vous soyez franc. À cette heure je vous connais.

Le trouble de l’imposteur démasqué dura un instant encore, mais dès qu’il fut convaincu que la résolution de la jeune fille était irrévocable, un rire vindicatif contracta son visage.

— Ah ! ah ! c’est ainsi que vous entendez les choses ! Nous verrons comment cela se passera : je saurai bien vous contraindre à entrer dans mes vues. Vous dites que vous me connaissez ? Comme vous vous trompez ! Je suis bien pire que vous ne le pensez. Un jour viendra où vous ramperez, suppliante, à mes genoux.

— Je ne ferai jamais cela, Mathias, dit la jeune fille avec un sang-froid imperturbable.

— Vous ne le ferez pas ? Ah ! je ne puis m’empêcher de rire en vous entendant parler ainsi. N’ai-je pas toute votre fortune entre mes mains ? Je vous enlèverai tout…

— Prenez, répondit-elle.

— Je vous ferai chasser d’ici,

— Faites-moi chasser.

— Votre oncle vous maudira à son lit de mort.

Muette et comme anéantie par cette terrible menace, Cécile courba la tête.

— Ah ! vous perdez courage ? Que devient cette belle intrépidité ? dit Mathias avec ironie. Je vous porterai un coup encore plus sensible. Ne sais-je pas pourquoi vous me dédaignez ? Il y a un autre homme que vous accepteriez parfaitement pour mari, et sans pleurer, n’est-ce pas ? La fermière de la Chapelle a un fils, un écervelé, un ivrogne, — c’est là celui qu’il vous faut, n’est-il pas vrai ? Eh bien, vous l’aurez ! Vous l’aurez, oui, et vous pourrez alors aller mendier ensemble… Vous souffririez et supporteriez tout pour me tenir tête. Je le sais ; sous votre douce et placide physionomie, vous cachez une grande obstination ; mais je ne me vengerai pas sur vous seule. Ma vengeance saura atteindre aussi celui qui est cause de votre refus. Je poursuivrai Barthélemy et sa mère ; je les pousserai à leur ruine, ma haine s’attachera à eux et ne les quittera que le jour où ils seront couchés sur la paille de la misère. Et à qui sera la faute s’ils sont malheureux ? À vous, à vous seule !

Cécile fut écrasée par ces cruelles paroles. Elle appuya la tête contre la cheminée, et parut en proie à une douleur immense.

Une joie sauvage rayonnait sur le visage de Mathias. Il y avait dans son regard une expression si ignoble et si cruelle, qu’on eût cru voir un reptile qui fascine sa proie d’un regard venimeux, et veut lui faire souffrir mille morts avant de l’engloutir.

— Dans un quart d’heure l’oncle Jean descendra, dit-il. Encore une fois, Cécile, et pour la dernière, je vous engage à bien réfléchir. Voulez-vous lutter contre moi ou accepter la paix ? Voulez-vous être riche et heureuse ou devenir servante, aller mendier peut-être ? Un quart d’heure est bientôt passé !

La jeune fille leva la tête et répondit en pleurant :

— Je parlerai aussi, moi ; je dirai tout à mon oncle. Il connaîtra votre perfidie. Il a bon cœur, votre méchanceté l’épouvantera…

— Allons, allons, dit Mathias en l’interrompant d’un ton railleur, parlez-lui de ma perfidie, comme vous l’appelez ; racontez-lui mot à mot ce que je vous ai dit ; il ne vous croira pas. Il a bon cœur, dites-vous ? C’est justement pour cela qu’il fera ce que je veux. Accusez-moi, accusez-moi ! le plus tôt sera le mieux…

En disant ces derniers mots, Mathias avait peu à peu laissé baisser sa voix, de telle façon que Cécile, qui avait appuyé de nouveau sa tête contre la cheminée, n’entendit qu’à demi la fin de sa phrase. En même temps l’imposteur avait gagné sur la pointe des pieds une porte latérale et avait quitté la chambre en verrouillant sans le moindre bruit la porte à l’intérieur.

Un instant après, Cécile entendit, dans les profondeurs de la maison, la voix de Mathias qui criait :

— Oncle Jean ! oncle Jean !

La jeune fille se leva toute tremblante, une vive frayeur se peignit sur son visage, son regard fit le tour de la chambre.

— Ciel ! s’écria-t-elle, il est allé trouver mon oncle ! pour le tromper d’avance !

Elle courut à la porte et voulut l’ouvrir. Un cri de désespoir lui échappa lorsqu’elle s’aperçut que Mathias avait poussé le verrou en dedans :

— Hélas ! s’écria-t-elle, il ne me croira pas, ma seule espérance est perdue. Que faire ? Oh ! que Dieu me protège !

Elle s’affaissa sur une chaise et demeura immobile, l’œil vague comme celui d’une insensée, regardant sans voir et frissonnant de temps en temps quand les pas de Mathias et de son oncle faisaient craquer au-dessus de sa tête le plancher de l’étage.

Elle était assise depuis quelque temps seulement, lorsque la porte s’ouvrit, et l’oncle Jean entra avec Mathias. La physionomie du vieillard annonçait à la fois l’irritation et la tristesse. La figure de Mathias avait au contraire repris son expression de feinte niaiserie. Ce dernier alla lentement et comme indifférent s’asseoir auprès du foyer.

L’oncle prit aussi une chaise, s’assit non loin de la jeune fille en larmes, et dit d’un ton douloureux :

— Ô Cécile, je n’eusse jamais cru que ton ingratitude envers moi irait aussi loin ; je ne le crois pas encore. Ce que je veux faire c’est pour ton bien ; c’est mon amour pour toi qui m’a seul inspiré le désir de te faire épouser un homme dont les habitudes d’économie, me garantissent que la misère ne t’atteindra pas après ma mort,

— Et tu refuses !

La jeune fille sanglota plus fort, mais ne répondit rien.

L’oncle reprit d’une voix plus douce :

— Allons, Cécile, mon enfant, le mal n’est pas irréparable. Je savais bien que, par amitié pour ton vieil oncle malade, tu consentirais. Ce que tu as dit à Mathias, ce sont des paroles en l’air, n’est-ce pas ? des paroles qu’on dit dans un moment d’emportement, mais qui ne viennent pas du cœur ? Maintenant, je t’en supplie, Cécile, consens ; accepte pour époux notre bon Mathias ; il te rendra heureuse.

La jeune fille se leva ; son visage était pâle d’angoisse ; ses joues frémissaient convulsivement. Elle s’écria, tout hors d’elle-même :

— Mon mari ? lui ? ce venimeux serpent ?

— Mon Dieu, mon Dieu ! quel mal lui ai-je donc fait ! dit Mathias d’une voix désolée. Vous voyez bien, oncle Jean, que je n’y puis rien. Laissez-la tranquille, je vous prie ; je ne veux pas être une cause de chagrin pour elle.

— Hypocrite trompeur ! dit la jeune fille en jetant sur son persécuteur un regard de souverain mépris.

Pendant ce temps, le vieillard contemplait alternativement ses deux compagnons avec autant de stupéfaction que si un prodige se fût passé sous ses yeux. Et il y avait de quoi s’étonner ; la jeune fille qu’il avait connue jusqu’ici douce et résignée comme un agneau, était là, l’œil plein de flammes ; l’accent de sa voix dénotait une inflexible volonté. Ce ton inspiré par la révolte de cette âme virginale contre une odieuse perversité, fit une impression défavorable sur l’esprit du vieillard. Deux larmes coulèrent sur ses joues creuses.

— Hélas ! tout est donc trahison et tromperie, dit-il, tout, jusqu’au cœur de Cécile ! Ainsi, mon enfant, vous avez dissimulé à ce point pendant de longues années ? Oh ! cela abrégera ma vie !

Le courage de la jeune fille se brisa tout à fait à ce cruel reproche, elle tomba à genoux devant son oncle, et, baignant ses mains de larmes, elle s’écria :

— Ô vous, que j’aime comme un second père, ne le croyez pas : c’est un démon de perfidie ! Il ne vous aime pas ; il se raille de vous, il dissimule et fait l’hypocrite. Il en veut à votre argent, il désire votre mort. Tout à l’heure encore il disait contre vous des choses qui m’ont fait peur. Pour l’amour de Dieu, ne le croyez pas : c’est votre ennemi.

La surprise du vieillard grandissait de plus en plus. Les paroles de Cécile avaient produit sur lui un effet contraire à celui qu’elle en espérait. Il releva la jeune fille, et l’éloigna avec la main. En même temps, il hochait douloureusement la tête et regardait Mathias comme s’il lui eût demandé quelque chose.

— Ne vous fâchez pas trop contre elle, oncle Jean, dit l’imposteur. Vous avez été jeune : peut-être vous est-il arrivé d’aimer. Dès lors, vous devez savoir aussi jusqu’où peut entraîner un aveugle sentiment d’amour, quand d’avides conseilleurs se mêlent d’attiser ce mauvais feu. Mais laissons là la chose ; Cécile est abusée ; elle mérite plutôt votre pitié que votre colère.

Ce langage insultant et l’injustice de son oncle envers elle surexcitèrent de nouveau Cécile et la tirèrent de son abattement.

— Oh ! c’en est trop ! s’écria-t-elle avec indignation, je ne veux pas de votre pitié ; elle me souillerait ! Comment ? il y a un instant, là, à cette même place où vous êtes, ne vous réjouissiez-vous pas à l’espoir que notre oncle ne vivrait plus longtemps ?

— J’ai dit, répondit Mathias, que vous ne deviez pas, par votre résistance à sa volonté, abréger le peu d’années que Dieu peut encore lui accorder.

— C’est faux ! c’est faux ! s’écria Cécile. Ne vous êtes-vous pas moqué de mon oncle, et ne l’avez-vous pas traité de ladre ? N’avez-vous pas cherché à me séduire et à m’entraîner dans une exécrable conspiration avec vous, pour dissiper le bien de mon oncle, après sa mort, dans le luxe et la bonne chère ? Et, pour mieux parvenir à vos fins, ne m’avez-vous pas dit que mon oncle avait amassé des milliers et des milliers de florins ?

— Comment ? Quelles horribles choses sont-ce là ? C’est le diable qui vous inspire, misérable enfant ! s’écria l’oncle en levant les mains. Je ne possède rien… rien !

— Pourquoi, Cécile, interprétez-vous faussement mes paroles ? demanda Mathias d’une voix plaintive. Il est inutile de faire de si vilains péchés. Assurément l’oncle Jean ne vous croira pas ! J’ai dit et je répète que la veuve de la Chapelle vous fait accroire ces choses-là. Pourquoi donc m’imputer les mauvaises pensées des autres ?

L’oncle se mit à tousser. C’était chez lui l’indice ordinaire de la fatigue. On pouvait voir sur ses traits qu’il allait faire une sortie violente ; et comme la colère faisait briller ses yeux éteints d’une flamme nouvelle, Mathias tendit les mains vers le vieillard comme pour l’arrêter, et dit d’une voix suppliante :

— Allons, oncle Jean, laissez là l’affaire : Cécile paraît tenir à ce que les choses ne se fassent pas selon votre désir. Eh bien, qu’elle épouse Barthélemy ; c’est elle qui en souffrira le plus.

— Tais-toi ! dit l’oncle irrité ; il parait que toi aussi tu penches vers ces détestables idées… Cécile, puisque tu n’as ni esprit ni raison, c’est à moi de décider pour toi ; il me faut mettre mon expérience à la place de ta folie. Écoute bien. Je te le demande pour la dernière fois : veux-tu, oui ou non, épouser Mathias ? Des larmes ne sont pas une réponse ; je veux que tu parles.

— Ah ! mon oncle bien-aimé, s’écria la jeune fille en tendant les mains vers lui, ah ! si vous saviez ce que vous faites !

— Réponds ! veux-tu Mathias pour mari ?

— Oh ! dit Cécile d’une voix déchirante, si on m’entraînait de force à l’église, je retiendrais ma respiration pour suffoquer en chemin !

— Fi ! quelles épouvantables paroles tu dis là ! Mathias est pourtant un homme comme un autre, dit l’oncle au comble de l’étonnement.

— Un homme ? lui, un homme ? s’écria la jeune fille égarée. C’est le démon lui-même, le démon de la fausseté et de l’avidité.

— Cécile, malheureuse enfant, je vous pardonne, dit Mathias en soupirant. Puisse Dieu là-haut vous pardonner de même cette calomnie !

— Eh bien, reprit l’oncle, tu n’en veux pas pour époux ?

— Jamais, répondit Cécile. Je suis prête à toutes les souffrances ; dussé-je mourir de la mort la plus cruelle, dussé-je être l’opprobre du monde entier, je ne consentirais jamais, jamais !

L’oncle se leva et dit d’un ton résolu :

— C’est bien, je traiterai votre ingratitude comme elle le mérite. Cette après-dînée, vous irez à la ferme de la Chapelle, vous y reprendrez ce qui vous appartient ; vous y demeurerez trois minutes… et si désormais il vous arrive d’adresser la parole, de rendre visite à ces mauvaises gens, si même vous osez les saluer, alors…

Un nouvel accès de toux surprit le vieillard et lui coupa la parole : il était visible que la sentence qu’il allait prononcer l’impressionnait péniblement.

Mathias contemplait d’un air railleur la jeune fille immobile sur sa chaise et pleurant amèrement. L’oncle reprit avec plus d’impatience, aussitôt qu’il put reprendre haleine :

— Alors, je te… Ah ! cela ne peut sortir de ma bouche… Mon enfant, mon enfant, si tu savais quelle peine tu me fais !

L’accent plaintif de ces dernières paroles émut profondément Cécile ; elle se laissa glisser de sa chaise, rampa sur les genoux jusqu’aux pieds du vieillard, dont elle saisit et baisa la main, et s’écria :

— Oh ! je vous aime encore ! encore comme autrefois ! Je donnerais toutes les années de ma vie pour prolonger la vôtre, si Dieu le permettait ! Ah ! ayez pitié, ayez pitié de moi ! Et si j’ai dit quelque chose qui vous afflige, pour l’amour de Dieu, pardonnez-le-moi !

Un sourire de joie éclaira le visage du vieillard. Il s’était vraisemblablement trompé sur les intentions de la jeune fille, car il reprit d’une voix adoucie :

— Il y a pardon pour tout, Cécile. Je savais bien que ton cœur n’avait pu changer ainsi tout d’un coup. Oublions tout, mon enfant ; l’homme le plus sage se trompe parfois. Ah ! je remercie Dieu de ce que je retrouve ma bonne Cécile !

En parlant ainsi, il la releva et fit un mouvement comme s’il voulait lui donner le baiser de réconciliation ; mais la jeune fille lui adressa un regard si interrogateur et si étrange, qu’il se prit aussi à douter :

— Eh bien ? demanda-t-il, je croyais que tu avais consenti !

Tremblante et comme saisie de convulsions, Cécile se jeta la tête en arrière, et parcourut la chambre en levant les mains et en disant d’un ton déchirant :

— Il est ensorcelé ! Mon Dieu, mon Dieu, vous m’avez abandonnée !

Mathias s’était levé, il s’approcha de l’oncle, le prit par le bras et en lui disant :

— Venez, oncle Jean, vous vous rendrez malade. Il n’y a rien à faire. Reposez-vous, et laissez Cécile se calmer : peut-être tout ira mieux que nous ne le croyons.

À ces mots, il conduisit le vieillard, en proie à un accès de toux, dans une chambre voisine dont il ferma la porte.

Cécile ; le front appuyé contre le mur, demeurait immobile comme une statue, et rien en elle ne trahissait la vie si ce n’est les douloureux sanglots qui soulevaient son sein.