L’Avenir (Haraucourt)

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(Le Journal — 22 mars 1904p. 3-7).

L’AVENIR

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C’est de l’avenir qui entre.

Mlle Madeleine débute dans le monde : pour la première fois, elle fait des visites avec sa mère. La mère et la fille pénètrent dans le salon, l’une derrière l’autre, et l’une ressemble à l’autre, comme se ressembleraient deux images de la même personne réfléchies par deux miroirs courbes, celle-là en largeur, celle-ci en longueur, et toutes les deux sourient, l’une en large, l’autre en long ; mais l’une parle at l’autre se tait.

C’est de l’avenir qui s’assied.

Mlle Madeleine a dix-sept ans et quelques mois.

Avant de s’asseoir, elle a vite inspecté, d’un coup d’œil latéral, le siège où sa robe va siéger : ainsi font les herrmines, sans doute ; puis, sans retard, l’aimable enfant a souri de nouveau, et c’est fini de rire ; elle tient le torse droit, et ne bouge plus : les fruits naissants de sa poitrine tendent le fin surah du corsage, où nulle main ne doit encore se poser ; sa jupe de soie à fleurs roses se drape chastement sur ses jambes parallèles, et ses deux genoux joints sont séparés à peine par un imperceptible creux, pudique vallon entre deux collines jumelles : c’est de l’avenir qui attend.

Entre ces deux collines, la demoiselle a déposé une ombrelle inutile contre le soleil, mais bien précieuse pour donner un emploi aux mains ; parfois, cependant, elle hausse une de ces mains, tantôt la droite, tantôt la gauche, jusqu’à sa nuque, dont elle calme les frisons qui, pourtant, n’avaient pas bougé ; ensuite, les doigts gantés de clair reviennent vers l’ombrelle dont ils lissent le manche, de haut en bas, de bas en haut.

Or, ses cheveux, comme il convient, sont blonds ; ses doigts qui caressent du bois sont un peu raides, à cause des gants neufs, et ne savent pas qu’on donne des caresses ; ses bras sont grêles et ne savent pas qu’on donne des étreintes ; ses lèvres, d’une couleur faible, sont filiales et ne savent pas qu’on donne des baisers : périodiquement elles s’entr’ouvrent, comme celles des enfants, et l’on voit alors monter, pareille à une aurore de nacre, ses petites dents mal plantées qui luisent ; périodiquement aussi sa langue innocente se glisse entre ses lèvres et les humecte avec lenteur, puis disparaît.

Ses yeux, qui sont bleus et fort grands, très bleus sur une cornée bleuissante, semblent démesurés quand elle lève les cils : prédestinés par leur candeur 4 contempler le ciel, ils le cherchent à tout moment, et, faute de le trouver, se tournent vers le lustre de cristal, comme si toute source de lumière devait les attirer. Ils fixent les objets et les gens avec une stupeur interrogative ; ils n'ont rien vu et ils attendent ; leur profondeur bleue est faite de vide, ils sont les trous où l’avenir va s‘entasser ; on y voit, entre temps, remuer quelque chose qui ressemble à une pensée, et toutes ces pensées qui glissent se résument en une seule, qui consiste à n’en point avoir. Cependant, ne prennent-ils pas, ces yeux, n’ont-ils pas l’air de prendre, par minutes, une malice qu’accompagne un sourire aussitôtt réprimé ? Cette vierge penserait donc ? Non. Elle juge.

Juger est le synonyme anobli de voir. La prunelle dit : « Lustre de cristal. » Le cerveau répond : « Ce lustre est en cristal. » Voilà un jugement.

— Dame sous un chapeau vert.

— Le chapeau de cette dame est vert, et cette dame porte un chapeau vert.

Une désagréable odeur entre dans le salon ; on dirait du vernis qui brûle ; Madeleine tousse, porte sa main gantée devant sa bouche, et le cerveau affirme :

— Odeur qui fait tousser.

Voilà des jugements. La petite vierge sourit d’aise, parce qu’elle a si bien jugé. Un ami de son père la complimentait, hier soir, de ne pas comprendre la vie ; mais elle a souri un peu plus nettement, cette fois-là, sachant ce qu’elle sait, que les lustres ont du cristal, que les dames ont des chapeaux, et que des odeurs font tousser. On ne la trompe pas, elle ne se trompe pas : elle a l’infaillibilité de la bête qui ne prolonge d’aucune idée seconde les constatations de sa narine ou de sa rétine. La beauté de son regard est faite d’une conscience animale ; ses ironies sont des perceptions qui se félicitent d’elles-mêmes ; son goût est l’instinct de beauté que porte en soi l’usage de la jeunesse, et qu’on perd avec elle. La mère de cette enfant estime que son regard est plein d’esprit, et le père qu’il est plein d’honnêteté : Madeleine écoute ces phrases avec complaisance, parce qu’elles flattent sa jeune présomption, et qu’il est doux aux créatures de s’entendre louer, même pour des vertus qu’elles n’ont pas ou des défauts qu’elles ne soupçonnent point : vous l’étonneriez fort et ne l’offenseriez pas moins de lui dire qu’elle n’est ni spirituelle ni honnête, et que ces mots ont un sens dont la portée, par bonheur, lui échappe.

Car elle est ainsi faite que, perpétuellement, avec une candide maladresse, elle aspire à ce qu’elle n‘a point, parodie ce qu’elle n’est pas, mais, en revanche, ignore ce qu’elle est ou tâche à le gâter et ne sait pas jouir de ce qu’elle possède.

Elle s’indignerait d’apprendre que tout son charme est fait de tout ce qui lui manque, que sa richesse unique est de ne rien avoir encore, que sa beauté réelle est de n’être pas belle, et son réel esprit de n’en avoir aucun. Elle est une promesse, exquise d’être vague, et se croit une réalisation ; elle est un avenir, charmant d’être imprécis, et elle se tient pour du présent. Elle n’a pas notion du repos qu’elle épanche, délicieux à l’âme, comme celui qu’on gagne à mirer ses angoisses et ses regrets, ses vœux et ses désespoirs, ses misères et ses courtes joies, dans la placidité de vos prunelles, ô ruminants pensifs, doux et vertueux de la meilleure des vertus, qui est l’innocuité du cœur…

Comme de vous, ô bêtes, on dirait qu’elle va parler, la petite jeune fille aux limpides et lentes prunelles ; à elle aussi, il ne manque que la parole : mais, moins complète que vous, elle ne sera pas jusqu’à sa mort dépourvue de ce vain ornement, et bientôt, dans quelques trimestres, elle le conquerra pour dire toute sa pensée, ou bien tout ce qu’elle désignera de ce nom, ou bien encore le contraire de sa penseée…

Ainsi se manifestera, par degrés, une âme en désaccord avec sa mignonne enveloppe, une âme vieille en un corps jeune, lourde de toute la sénilité héréditaire accumulée en elle par vingt siècles de culture, l’âme due, qui, peu à peu, s’assiéra dans la confiance et dans la graisse, à mesure que se faneront les fraîcheurs d’une jeunesse qu’elle n’a su ni goûter, ni comprendre

C’est de l’avenir qui incube…

Mlle Madeleine sourit et les minutes passent ; la visite sera bientôt terminée ; la conversation languit ; on va partir et nous irons ailleurs.

— Un début dans le monde, madame, songez donc, et notre première visite en robe longue ! Elle a voulu que sa première visite fût pour vous.

Madeleine sourit d‘entendre sa mère, et une constatation traverse l’azur de ses yeux : « Mensonge. » Madeleine apprend à mentir.

— Comme c’est beau, la jeunesse ! Ainsi, vous voilà lancée, ma chère petite, comme cela, tout d’un coup ? Elle est charmante… Vous allez danser, ce printemps ? On danse tard, depuis quelques hivers, et la saison retarde. Vous aimez la danse, sans doute ?

— Nous lui avons fait donner quelques leçons.

Madeleine sourit et baisse les paupières, car un instinct l’avise que la danse et la pudeur ont des rapports d’incompatibilité.

— Et puis, bientôt, elle vous quittera, madame.

— Ne m’en parlez pas ! Je ne veux pas y penser. Les années passent si vite.

— Jolie comme elle est, vous n’aurez pas de peine à lui trouver un mari.

— Nous n’y songeons guère !

— Le plus tard possible, n’est-ce pas ?

— Et ce sera bien assez tôt !

— Comme vous dites vrai, chère madame ! Ces enfants-là ont bien le temps de connaître la vie.

— Qui n’est pas toujours gaie.

— Oh ! vous n’avez pas à vous plaindre… Mais, ne remarquez-vous pas cette odeur, chez moi ?…

— Non… Peut-être… Madeleine, tu sens une odeur ?

Madeleine entr’ouvre un peu la bouche pour parler, mais elle ne parle pas, et seul le hochement de sa tête répond : « Non, maman. »

Madeleine ment, et, sans retard, elle tousse, un peu pour se donner contenance, un peu parce que l’âcre odeur lui pique la gorge.

— Si fait, je vous assure, et c’est insupportable ! Vous ne voulez pas l’avouer par indulgence et parce que… Non, vraiment, vous ne sentez pas ? On dirait du vernis qui brûle.

— Oui, vous avez raison… En effet… Du vernis…

— Cela vient encore, sans aucun doute, des ateliers du dessous ! J’ai beau me plaindre au propriétaire. Je finirai par donner congé !

Ce dernier mot rappelle à la mère qu’elle peut elle-même prendre congé, car sa visite a duré le temps normal. Elle se lève. Madeleine se lève. La maîtresse de maison se lève : sourires et révérences, poignées de mains, phrases aimables, et la porte du salon s’ouvre.

Mais les visiteuses ne sortent pas, et c’est un tourbillon de fumée qui se rue par la porte béante.

— Le feu !

La dame qui reçoit court vers la fenêtre et l’ouvre toute grande.

Alors, sous l’appel du vent, des flammes s’élancent à travers les fumées, et lampent les tentures. Cris. La mère et la fille, pour fuir, se jettent dans le feu, et reculent. Madeleine étend les bras et tombe à la renverse, évanouie. Sa jupe de soie à fleurs roses s’allume. Le feu prend la petite vierge et la cuit lentement.

L’avenir est fini.

EDMOND HARAUCOURT.