L’Avenir de nos enfants

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Égoïstes que nous sommes ! Dans nos vœux de révolution, il est rare que nous pensions à d’autres qu’à nous-mêmes. Nous exposons les griefs des travailleurs, surtout ceux des hommes, parce que les hommes sont les plus forts ; nous revendiquons pour eux le droit aux instruments de travail et le produit intégral de leur labeur ; nous exigeons que justice se fasse. Commençant à savoir que nous sommes le nombre et l’intelligence, nous sentons surgir en nous la volonté d’agir et, dans la demi-conscience de notre force, nous nous préparons à la révolution prochaine. Si nous nous sentions les plus faibles, lâches comme nous le sommes pour la plupart, nous mendierions encore la miette qui tombe de la table des rois.

Mais au-dessous de l’homme fait, quelque malheureux qu’il soit, il est un être plus malheureux encore, c’est l’enfant. Cet être faible n’a point de droits et dépend du caprice, bienveillant ou cruel. Rien ne le protège contre la sottise, l’indifférence ou la perversité de ceux qui en sont les maîtres. Qui poussera donc en sa faveur le cri de liberté ?

Dans la société actuelle, toute autorité s’exerce de maître à esclave suivant une série logique. Dieu règne en haut, trônant par delà des cieux et déléguant ses pouvoirs sur la terre au plus fort, prêtre ou roi, Hildebrand ou Bismarck. Au-dessous viennent des satrapes de tous noms, gouverneurs et sous-gouverneurs, présidents et vice-présidents, généraux et capitaines, maîtres et sous-maîtres, tous courbant l’échine devant un supérieur, tous se gonflant la poitrine d’orgueil devant des sujets : d’un côté l’adoration, de l’autre le mépris, ici le commandement, là l’obéissance ! Depuis Jacob on n’a rien trouvé de mieux, la société n’est qu’une série d’échelons descendant de Dieu jusqu’à l’esclave et se continuant jusque dans les enfers. Les géhennes, les abîmes de tourments ne sont-ils pas le symbole de ce qu’ont à souffrir les vaincus et les faibles !

Et parmi ces faibles, ce sont les enfants qui sont les grands souffre-douleurs ! Je fais appel aux hommes sincères qui se rappellent leurs jeunes années. Ou bien ils furent malheureux par eux-mêmes, ou bien s’ils ont été choyés, si les premières luttes de l’existence ont été facilitées pour eux, ils ont vu souffrir leurs petits camarades, et de souffrances irrémédiables contre lesquelles toute révolte est inutile : que pourraient-ils faire contre les violences et les moqueries, les lâches insultes des grands ? Rien, si ce n’est d’amasser peu à peu dans leur cœur un trésor de vengeance que, devenus grands à leur tour, ils dépensent peut-être à molester d’autres enfants.

D’ailleurs, si tendres que soient les parents, si dévoués qu’ils soient au bonheur de leur progéniture, il leur faut subir eux-mêmes les conditions que leur fait la société dans laquelle ils vivent et y soumettre également leurs enfants. On sait combien ces conditions sont dures pour le pauvre. Il faut que le fils du famélique entre tout jeune dans la manufacture, qu’il devienne le serviteur de la formidable machine tissant la laine ou broyant le fer. Non seulement il doit obéir aux maîtres, aux contre-maîtres, aux moindres ouvriers, mais il est encore asservi à tous les rouages dont il lui faut observer les mouvements pour régler les siens propres. Il ne s’appartient plus ; tout geste devient chez lui un simple mécanisme, toute ombre de ce qui aurait pu être la pensée n’est chez lui qu’un accompagnement à l’œuvre du monstre poussé par la vapeur.

C’est ainsi qu’il s’élève à l’état d’homme, quand la fatigue, la misère, l’anémie ne mettent pas un terme rapide à sa vie manquée. Chétif de corps, abêti d’intelligence, sans idées morales, que peut-il devenir et quelles seront ses joies ? De grossières et brutales sensations qui ne l’éveillent un instant que pour le laisser retomber, plus engourdi, plus incapable d’échapper à son esclavage. Et de temps en temps, les législateurs s’occupent de régler « le travail des enfants dans les manufactures ! » D’après ces lois, que l’on a l’audace de vanter comme des merveilles d’humanité, nul patron n’a le droit de faire travailler l’enfant plus de douze heures et de le priver du sommeil de la nuit, « si ce n’est pourtant dans les cas exceptionnels, » et l’exception, on le sait, devient toujours la règle. Autant dire qu’il est permis d’empoisonner, mais seulement à petites doses, d’assassiner, mais seulement à petits coups. Voilà votre compassion, nobles législateurs !

Mais admettons que désormais le travail des enfants dans les manufactures soit interdit, supposons même que les parents reçoivent une pension de l’État, en échange du maigre salaire que le patron donnerait aux enfants. Désormais, l’école serait ouverte, et l’éducation serait complète pour tous, l’enfant du pauvre aussi bien que du riche.

Maintenant que l’école est laïque, la formule religieuse a été remplacée par une formule de grammaire, les sentences latines incompréhensibles ont fait place à des mots français qui ne sont pas plus clairs. Que l’enfant comprenne ou non, peu importe ; il faut qu’il apprenne suivant un formulaire tracé d’avance. Après l’absurde alphabet qui lui fait prononcer les mots autrement qu’il ne les lit et l’habitue ainsi d’avance à toutes les sottises qui lui seront enseignées, viennent les régles de grammaire qu’il récite par cœur, puis les barbares nomenclatures qui s’appellent la géographie, puis le récit de crimes royaux qu’on nomme l’histoire. Et comment l’enfant bien doué peut-il, à la longue, débarrasser sa cervelle de toutes ces choses qu’on y a fait entrer de force, en s’aidant parfois de martinet et de pensums ! D’ailleurs, ces écoles sont-elles sans esclavage, sans heures de retenue et sans barreaux aux fenêtres ? Si l’on veut élever une génération libre, que l’on démolisse d’abord les prisons appelés collèges et lycées !

Socialistes, songeons à l’avenir de nos enfants plus encore qu’à l’amélioration de notre situation. Nous-mêmes, ne l’oublions pas, nous appartenons plus au monde du passé qu’à la société future. Par notre éducation, nos vieilles idées, nos restes de préjugés, nous sommes encore des ennemis de notre propre cause ; la trace de la chaîne se voit encore à notre cou. Mais tâchons de sauver les enfants de la triste éducation que nous avons reçue nous-mêmes ; apprenons à les élever de manière à les développer dans la santé physique et morale la plus parfaite ; sachons en faire des hommes comme nous voudrions être nous-mêmes.

Ne l’oublions pas, l’idéal d’une société se réalise toujours. La société bourgeoise actuelle, représentée complètement par l’État, a fait pour l’éducation précisément ce qu’il voulait faire. Or, que fait l’État des enfants sans famille dont il a la charge ? Nous le savons. Il les ramasse dans les hospices où, mal nourris, mal soignés, ils succombent en grande majorité ; puis il prend le reste et les élève pour en faire des enfants de troupe, des gardiens de prison, des limiers de police. Voilà son œuvre, et la société représentée par lui est pleinement satisfaite. Quant à nous, lorsque notre tour viendra, — et il viendra certainement, — lorsque nous pourrons agir et réaliser notre vouloir, notre grand but sera d’éviter à nos enfants toutes les misères que nous avons subies nous-mêmes.

Ayons la ferme résolution d’en faire des hommes libres, nous qui n’avons encore de la liberté que la vague espérance.