L’Avenir des petits états/04

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L’Avenir des petits états
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 874-894).
L’AVENIR DES PETITS ÉTATS [1]

IV
LA BULGARIE


I

Au mois de juillet 1883, la princesse Clémentine d’Orléans, duchesse de Saxe-Cobourg et Gotha, et son plus jeune fils, le prince Ferdinand, vinrent passer quelques jours chez le roi et la reine des Belges, au chalet royal d’Ostende. J’étais alors de service auprès du roi Léopold. Chaque matin, dans la pièce où je travaillais, séparée par une simple cloison de la chambre du prince (car cette partie du chalet est construite en bois), j’entendais le bruit d’une scène étrange et qui m’intriguait. Ferdinand de Cobourg entrait régulièrement en colère et malmenait son secrétaire, un jeune Autrichien. Cet orage quotidien ne se terminait qu’à l’arrivée de la princesse Clémentine qui, avec de bonnes paroles, apaisait son irascible rejeton.

Un jour, je me hasardai à demander l’explication de ces colères matinales au secrétaire autrichien, en le plaignant d’avoir affaire à un maître aussi peu sociable. « Ne me plaignez pas, me répondit cet honnête homme. La mauvaise humeur du prince Ferdinand est très naturelle. C’est un esprit supérieur, d’une haute ambition. Il s’indigne et se désespère de n’être qu’un cadet de famille, de ne jouer aucun rôle, alors qu’il se sent fait pour porter une couronne. » Tandis qu’il parlait, je regardais le prince, assis à côté de la Reine à la table royale, et je me demandais s’il y avait réellement l’étoffe d’un souverain, d’un moderne conducteur de peuple, dans ce jeune homme efféminé, couvert de bijoux, occupé en apparence de futilités, mais très intelligent et répondant avec esprit aux plaisanteries que lui décochait Léopold II.

Les paroles du secrétaire me revinrent à la mémoire, lorsque, deux ans plus tard, j’appris que Ferdinand de Cobourg avait accepté la couronne princière de Bulgarie, vacante depuis un an par l’abdication d’Alexandre de Battenberg. Le lieutenant de réserve de honveds, qui ne témoignait aucun goût pour le métier des armes, le jeune homme efféminé allait sans balancer prendre la succession d’un vrai soldat dans les circonstances les plus difficiles et les plus périlleuses. Il se préparait à régner sur un peuple, que nos yeux d’Occidentaux n’apercevaient au plus lointain de l’Europe qu’à l’état de demi-barbarie, n’usant de sa récente émancipation que pour se livrer plus librement à son jeu favori des conspirations et des attentats.

Je rencontrai, quelque vingt ans après, le prince de Bulgarie dans l’Orient-express entre Vienne et Bucarest, au moment où il allait échanger sa couronne vassale contre celle de Tsar. Le prince blond avait grisonné et pris du ventre. Son air hautain, le manque de franchise de son regard, ne le rendaient pas sympathique. Mais tout lui avait réussi. Je dus reconnaître qu’une ambition fortement enracinée peut suppléer à de belles qualités royales, même aux vertus militaires et à la séduction personnelle qui attire et qui conquiert, quand elle est servie par un sens politique supérieur, un esprit d’astuce heureusement développé et une conscience allégée de tout scrupule.

L’ambition, — une ambition effrénée, — explique toute la carrière de Ferdinand Ier. Elle a peuplé de trônes et de couronnes ses rêves d’adolescent ; elle a donné à son cœur, plutôt prudent, le courage de vivre au milieu d’hommes familiers avec l’assassinat politique ; elle lui a fait entrevoir, avec la réalisation de ses desseins balkaniques, l’empire d’Orient comme la dernière étape d’une existence prestigieuse. Or il est arrivé, chose assez rare dans le mariage des peuples avec leurs dynasties, que cet homme est bien le roi qu’il fallait aux Bulgares. Il personnifie parfaitement son pays aux yeux des étrangers. Si différent qu’il soit, par ses goûts luxueux et raffinés, sa curiosité intellectuelle, la tendance mystique et superstitieuse qu’on remarque en son esprit, de ses sujets rudes et réalistes, il représente bien néanmoins l’âme bulgare, âpre au gain, furieusement vindicative, dévorée de convoitises et de cupidités. Sa politique tour à tour sinueuse, perfide ou brutale, est comprise et approuvée par la nation. Si celle-ci lui a fait parfois un reproche, c’est de ne pas travailler aussi vite que l’aurait souhaité l’impatience de ses appétits. En réalité, l’ambition du Tsar a toujours été plus vaste que celle de ses sujets.

Le peuple bulgare avait pris conscience de lui-même, il s’était senti une âme nationale, après la publication de Tirade du Sultan Abdul Aziz lui accordant en 1870 une existence religieuse, distincte de celle des Grecs de l’empire, La création d’un exarchat bulgare a brisé les chaînes spirituelles qui liaient ce peuple à l’hellénisme sous la férule du patriarcat œcuménique. Il est curieux de constater que, parvenu le dernier à l’indépendance, il a vite dépassé ses voisins balkaniques, non pas en civilisation, mais en aspirations démesurées.

Une expression courante désigne les Puissances germaniques comme des nations de proie. La Bulgarie peut être rangée dans cette catégorie, empruntée à l’histoire naturelle : c’est l’épervier qui veut voler sur les traces des grands rapaces. On l’a appelée, dans le même ordre d’idées, la Prusse des Balkans. Quoique le Bulgare ne ressemble guère au naturel de la rive droite de l’Elbe, qu’il soit aussi égalitaire et aussi démocrate que l’autre est respectueux des privilèges nobiliaires et courbé sous l’autorité de ses rois, l’exemple de la Prusse a certainement troublé la cervelle des politiciens de Sofia. Quant à Ferdinand Ier, il a espéré sans nul doute résumer en sa personne toute la dynastie des Hohenzollern, depuis Frédéric II, le ravisseur de provinces, jusqu’à Guillaume Ier, le fondateur d’un empire agrandi aux dépens de ses voisins.

Une couronne impériale, — et quelle couronne ! — celle de Constantin et des empereurs byzantins, voilà donc ce qu’il a eu devant les yeux, dès qu’il a mis le pied sur ce sol mouvant de l’Orient, où se sont élevés jadis et écroulés tant d’empires. Des prétentions rivales du panhellénisme, il n’a jamais eu cure, sachant bien qu’elles n’avaient qu’un support moral, l’influence religieuse du patriarche de Constantinople, en pleine décroissance depuis qu’il avait cessé d’être en Turquie la tête unique de l’orthodoxie. Il n’ignorait pas non plus les visées des tsars russes au sujet de la cité impériale, mais il comptait sur son étoile, sur son habileté et sur les ennemis de la Russie pour les écarter de son chemin. Je dois à la vérité de dire que des étrangers très compétens qui comparaient, il y a quelques années, les progrès accomplis par les différens États de la péninsule, l’esprit et la force de leurs armées, les qualités laborieuses de leurs habitans, étaient enclins à considérer les Bulgares comme les héritiers les plus probables des Turcs sur les bords de la Marmara et du Bosphore.

Ferdinand Ier n’a attiré l’attention inquiète de l’Europe qu’au bout de vingt années de règne. Jusque-là il avait seulement piqué sa curiosité. Mais, à partir de 1908, il n’a pas cessé d’occuper les chancelleries des gouvernemens et les oreilles du public du bruit causé par son ambition. Ce n’est pas lui faire trop d’honneur, ainsi qu’à son peuple, que de les ranger, à cause de la seconde campagne balkanique de 1913, qui avait laissé la péninsule bouleversée et non pacifiée et la question d’Orient rouverte et dangereusement élargie, parmi les fauteurs de la guerre mondiale.


II

Le second prince de Bulgarie a profité de la bonne fortune de n’avoir pas été appelé à régner le premier sur la nouvelle principauté. Un autre a essuyé les plâtres de la résidence princière. Un autre avait été aux prises avec les difficultés extrêmes du début. Elles provenaient à la fois de la tutelle accaparée par la Russie, comme conséquence légitime de la libération du peuple bulgare par les armées du Tsar, et des mœurs politiques de ce peuple, doté sans transition, au sortir de la servitude, d’une complète liberté. Ferdinand a bénéficié des erreurs, des tâtonnemens, de l’inexpérience d’Alexandre, comme aussi de ses succès. Quand il a été élu, la réunion de la Roumélie orientale à la Bulgarie était un fait accompli et la victoire de Slivnitza avait valu à la jeune nation le respect de ses voisins et la considération étonnée des grandes Puissances.

Les sept années du premier règne avaient servi encore à délivrer la Bulgarie de toute ingérence étrangère. Les Bulgares, peuplade d’origine touranienne, n’ont emprunté aux Slaves que leur idiome, lorsqu’ils se sont fixés au Sud du Danube. Entre eux et les Russes il n’y a point d’affinités réelles. Sous le poids du joug le plus dur, le souvenir d’avoir été une race dominatrice des Balkans et qui faisait trembler les empereurs de Constantinople avait survécu obscurément au fond de leurs esprits ignorans. Une fois libérés, la reconnaissance, à défaut des liens du sang, ne les a point attachés à leurs libérateurs. Ils n’ont voulu ni des généraux, ni des pédagogues, ni surtout des tuteurs, envoyés de Russie. La scission entre l’empire des Tsars et sa protégée récalcitrante a été complète après le départ forcé d’Alexandre de Battenberg. Malgré la reprise des relations amicales, malgré de nouveaux services rendus, le gouvernement impérial n’a jamais regagné le terrain perdu par lui à Sofia le jour qu’il a contraint maladroitement ce prince à abdiquer. Ferdinand pouvait donc manœuvrer à l’aise sur un champ débarrassé des servitudes et des hypothèques créées par le Congrès de Berlin, car son vasselage envers le Sultan ne fut jamais que nominal.

A l’intérieur, cette population de paysans économes, travailleurs, sobres et robustes, avait été, dès le lendemain de son affranchissement, la proie d’une bande de politiciens, fruits secs des écoles et des universités étrangères. Ils y avaient puisé pêle-mêle des notions scientifiques et des idées fort avancées. Conspirateurs par vocation, nihilistes par fréquentation, leur principal souci fut de s’emparer du pouvoir, ce qui rendit tout gouvernement régulier impossible. De ce ramassis d’ambitieux vulgaires, de ce chaos d’intrigues acharnées à se combattre, quelqu’un cependant avait surgi, au moment où le Battenberg était renversé par un complot militaire. Stamboulof, homme d’État incomplet, mais volonté violente, sachant s’imposer à force d’énergie brutale, avait accaparé la régence. Pendant la vacance du trône, il rétablit l’ordre avec une poigne de fer, étouffa les insurrections, terrorisa les résistances par des exécutions sommaires et des emprisonnemens arbitraires, et installa un régime de dictature qui sauva la situation, en accumulant contre son auteur des rancunes sans merci. Il put alors introduire en Bulgarie le prince étranger que le Sobranié avait docilement élu sur son ordre. Le rôle de Ferdinand se trouvait singulièrement simplifié et amoindri. Il était relégué dans l’ombre du tout-puissant dictateur, qui se chargeait de gouverner et d’agir.

L’humiliation de cette attitude, le prince de Cobourg l’a subie pendant sept ans, sept années de dissimulation, qu’il a employées à consolider sa situation personnelle, à étudier les hommes et le terrain, à gagner des partisans, et il a attendu ainsi l’heure de la chute inévitable de son maire du palais. Il ne s’est senti assez fort pour lui tenir tête qu’après la naissance d’un héritier de sa couronne, qui avait resserré les liens, encore très lâches, existant entre son peuple et lui. Dans le court conflit qui mit fin à la tyrannie du dictateur, le prince eut l’appui de l’armée. La rue resta tranquille et Ferdinand commença à régner.

Privé du pouvoir, Stamboulof était un homme perdu. Il avait prédit lui-même qu’il serait assassiné, car il avait conscience de l’atmosphère de haine et de vengeance qui l’entourait. L’Europe ne fut pas très surprise, en apprenant, un an après sa chute, qu’il avait été tué à coups de yatagan dans une rue de Sofia. Sa veuve et les ennemis du prince ont jeté à ce dernier l’accusation de complicité. Un crime politique le débarrassait d’un serviteur qui ne lui pardonnait pas son renvoi et serait devenu un adversaire dangereux à la tête de l’opposition. Mais cet homme avait trop d’ennemis, pour que ses menaces eussent le temps de mûrir et ses projets de s’exécuter. Ferdinand le savait : il partit pour Marienbad ; de loin il resta spectateur impassible d’un événement facile à conjecturer.

Stamboulof lui laissait une principauté tout organisée, ayant réalisé sous sa main vigoureuse des progrès rapides et incontestables. Ponts, routes, chemins de fer, il avait commencé à tout créer à la fois pour développer les ressources nationales, en même temps que des écoles, des lycées et des casernes, si bien que l’instruction populaire était plus répandue en Bulgarie que dans les royaumes voisins et l’armée toute préparée à défendre le pays. Les-blés bulgares s’exportaient, comme ceux de la Roumanie, en Occident ; les entrepositaires d’Anvers les vendaient déjà, sous le nom générique de blés du Danube, mêlés aux céréales supérieures de Moldavie et de Valachie, ce qui n’était pas sans déplaire aux Roumains. Durant la période 1909-1914, la Bulgarie a vendu chaque année à l’étranger environ 2 230 000 quintaux de blé et 2 millions de quintaux de maïs.

De son côté, le Prince avait appris à connaître et à manier les politiciens bulgares. Sans s’immiscer dans les querelles des partis, sans sortir de l’isolement orgueilleux où il se tenait confiné, il surveilla attentivement la politique intérieure. Il discernait de loin les courans qui se manifestaient et, en appelant successivement au pouvoir les ambitions impatientes, il sut toujours, au moment voulu, museler l’opposition et faire primer sa volonté. Mais l’intérêt qu’excite pour nous son action personnelle se concentre dans la politique extérieure, dont un accord tacite des partis lui avait abandonné l’entière direction.

« Je suis mon Fouché et mon Talleyrand, » se plaisait-il à dire à ses intimes qui le félicitaient de ses succès. Voilà ses deux modèles. Nous avons vu Fouché à l’œuvre, quand il se débarrassa de Stamboulof. Examinons maintenant comment s’est comporté Talleyrand.


III

Son habileté éclate tout de suite, en même temps que sa duplicité naturelle, dès qu’il est informé de son élection au trône de Bulgarie. Il ne tient aucun compte des conditions posées par l’acte de Berlin : firman d’investiture du Sultan, reconnaissance de l’élection par les grandes Puissances. Il n’écoute même pas les conseils de patience du gouvernement autrichien, dont il était le candidat secret. Ayant reçu la députation du Sobranié, chargée de lui notifier le choix de l’assemblée, il écrit au tsar Alexandre III, alors à Copenhague, sollicitant sa « bénédiction, » sans laquelle il n’accepterait pas la couronne, et il part aussitôt pour la Bulgarie, de sorte que la lettre du Prince parvient à l’Empereur en même temps que la nouvelle de son entrée à Sofia, où il est acclamé. On ne se moque pas plus effrontément d’un souverain, de qui l’hostilité était aussi à craindre que la bienveillance était à ménager, et l’on ne traite pas plus lestement un congrès européen et ses protocoles. Ferdinand avait calculé que les Puissances, incapables de prendre une résolution commune, ne s’entendraient pas pour le mettre dehors ; dans ce cas, possession .vaudrait titre. Et il ne s’inquiéta pas outre mesure de n’être pas reconnu par elles, certain qu’elles finiraient par s’exécuter tôt ou tard. La reconnaissance toutefois se fit attendre pendant neuf ans.

Il lui fallut d’abord se réconcilier avec la Russie, qui le boudait avec ostentation, car cette attitude s’imposait comme un exemple aux autres cours. La conversion de son premier né, le prince Boris, âgé de deux ans, à l’orthodoxie, lui procura en 1896 le moyen de rentrer en grâce auprès du Tsar. On a jugé sévèrement ce sacrifice delà foi religieuse à l’intérêt dynastique, méconnaissance éclatante d’engagemens pris envers l’Eglise. Comme une mauvaise action a quelquefois sa récompense, le prince de Bulgarie, à la suite de la conversion de son héritier, est entré la tête haute dans la société des princes régnans, où il avait trouvé porte close jusqu’alors. La Russie se déclarant satisfaite, le Sultan n’avait plus de motifs pour refuser à son vassal le firman d’investiture.

Devenu Bulgare, par ambition, le descendant des Cobourg-Kohary n’a jamais cessé d’être Hongrois par inclination et par atavisme. Il a continué de subir l’attraction du milieu où il avait grandi. C’est en Hongrie qu’il revenait chaque année chercher des inspirations, se refaire et se reposer de sa cohabitation avec son peuple, car la rusticité bulgare ne laissait pas que de froisser sa nature de sybarite. En Hongrie aussi est sa fortune domaniale, très obérée par son goût pour le faste : une propriété terrienne, fragment de l’héritage opulent des magnats Kohary dévolu à son frère ainé. L’empereur François-Joseph, à qui il avait prêté son serment d’officier, est le seul souverain qu’il ait constamment traité avec respect. L’ancien lieutenant de honveds en a été récompensé par un avancement extraordinaire : il a été promu feld-maréchal hongrois. L’insistance, curieuse chez un prince étranger, qu’il a mise à obtenir du vieux monarque l’ordre de la Toison d’or, s’explique fort bien par l’envie que cette décoration excite chez les grands seigneurs de son pays d’origine, dont il avait toutes les vanités, et l’on comprend que l’Empereur ait mis quelque malice à faire languir son impatience pour avoir un gage de plus de sa fidélité. Les ministres austro-hongrois, depuis le comte Kalnocky jusqu’au comte Berchtold, ont toujours vu en Ferdinand leur homme de confiance. Ils l’ont soutenu sous main à ses débuts, veillant à ce que l’Europe ne créât pas trop d’embarras à ce nourrisson de leur politique. L’empire habsbourgeois n’a pas voulu le compromettre, en le reconnaissant avant les autres États, mais son représentant à Sofia entretenait avec lui des relations privées et intimes. Que si ce prince hongro-bulgare a été amené par les circonstances et par les nécessités de sa situation balkanique à faire quelques infidélités à la cour de Vienne, celle-ci ne lui en a pas tenu rigueur, sachant bien que l’enfant prodigue, lorsqu’il aurait besoin d’elle, lui reviendrait, avide de consolations, de conseils et de réconfort. Ce fut le cas pendant les jours sombres qui suivirent le désastreux traité de Bucarest. La cour de Vienne n’avait-elle pas elle-même à faire son meâ culpâ, ayant été la mauvaise conseillère de la perfidie de Ferdinand qui mit fin à l’union balkanique ?

Avec la cour de Russie, ses relations sont bien différentes, même après la réconciliation et le parrainage du Tsar accordé au prince Boris, qui en était la consécration. Le prince de Bulgarie a beau multiplier ses démonstrations publiques de reconnaissance, monumens au Tsar libérateur, aux héros de Plevna, discours enthousiastes prononcés dans des cérémonies officielles, on le tiendra toujours à Saint-Pétersbourg pour versatile et suspect. Peu lui importe, au reste. Il sait que la Bulgarie peut compter sur la Russie, soucieuse de ne pas rompre les derniers liens qui l’attachent à cette pupille, trop émancipée. En septembre 1900, l’assassinat dans une rue de Bucarest d’un sujet roumain, Mihaleanu, par des MacédoBulgares et les craintes conçues pour la vie même du roi Carol ayant suscité un vif conflit entre les deux Etats voisins, chacun chercha à s’assurer d’un allié et d’un défenseur. La Roumanie s’adressa naturellement à l’Autriche-Hongrie, avec qui son souverain était déjà uni par un traité secret ; une convention la garantit aussitôt contre une coalition de la Russie et de la Bulgarie. Ayant appris l’existence de cet accord, le cabinet de Sofia signa, le 13 juin 1902, une convention de contre-assurance avec l’Empire russe qui s’engageait à concourir au maintien de l’inviolabilité et de l’intégrité du territoire bulgare. Se servir ainsi de la Russie, comme d’un bouclier protecteur, se couvrir de son assistance, en cas de revers dans la grande entreprise militaire contre la Turquie, et plus tard se ranger sans remords parmi ses adversaires, lorsqu’il la croit à demi vaincue, telle fut en somme toute la politique de Ferdinand Ier envers la grande Puissance slave.

Le prince de Bulgarie a été de tous les souverains le client le plus fréquent de la Compagnie des wagons-lits, parce qu’il avait, comme Guillaume II, la manie des voyages et que l’état précaire de ses finances le contraignait à circuler de façon plus modeste. La plupart de ses déplacemens ont eu du reste un but caché et une utilité pratique ; il voyageait pour ses affaires beaucoup plus que pour son plaisir. Il voulait aussi se rendre populaire et se créer des appuis à l’étranger. Il n’y réussissait pas toujours. « Le prince Ferdinand, me disait le roi Carol, qu’il accablait de ses visites, est fort agréable, mais on ne peut se fier à lui. » A Paris, il posait pour le petit-fils de Louis-Philippe et pour le descendant des Bourbons ; à Chantilly, il se présentait comme le neveu très déférent de l’oncle illustre, qu’entourait d’affection et de respect la Maison de France ; à Windsor, comme le petit-cousin de la reine Victoria, qui l’accueillait d’un sourire indulgent. Aucun prince n’a plus joué que lui de sa parenté ni exploité davantage ses liens de famille : Français ici, Allemand là, toujours Hongrois et très Bulgare. Que l’homme véritable était difficile à découvrir sous ces avatars intéressés !

En voyageant, il faisait lui-même sa propre diplomatie, diplomatie occulte dont il ne laissait le travail à personne. Son éloignement pour les diplomates de carrière se manifestait même envers les ministres étrangers, auxquels il demeurait invisible, sauf dans les fêtes officielles, assez rares à sa cour. Ce système de claustration fut poussé à ses dernières limites, lorsqu’il eut acquis le litre et le rang de Majesté.

A la cour de Berlin on ne l’aimait guère, tant qu’on n’a pas eu besoin de lui, et l’Empereur n’essayait pas de l’attirer dans sa clientèle. Défiance et antipathie réciproques, jalousie de comédiens qui exerçaient leur art sur des tréteaux très différens. Lorsqu’il se fut proclamé Tsar, il fit attendre pendant trois ans sa première visite officielle à la famille impériale. J’ai été informé en 1910 de l’irritation que ce retard volontaire causait à Guillaume II. Cela n’a pas empêché l’Empereur allemand, de concert avec son allié autrichien, de jouer auprès du souverain des Bulgares, vaincu et humilié, le rôle de tentateur, jusqu’à ce qu’il se fût jeté dans les bras qu’on lui tendait.


IV

Aux yeux du prince de Bulgarie, le firman d’investiture et la reconnaissance de son élection par les Puissances n’étaient que le premier échelon de son ascension vers de plus hautes destinées. A l’instar de ses confrères de Roumanie et de Serbie, il lui tardait de faire figure de Prince indépendant. Mais, depuis la guerre russo-turque, la paix régnait en Orient, et la Russie, qui avait vu le traité de San Stefano annulé par le Congrès de Berlin, ne se souciait pas d’y rallumer des hostilités. Aucune Puissance n’était disposée à soutenir les ambitions de Ferdinand. Il alla à plusieurs reprises sonder le terrain dans les cours étrangères, notamment à Bucarest ; il n’en rapporta que le conseil de ne pas tenter l’aventure d’une rupture prématurée avec la Turquie.

A la satisfaction morale que lui aurait procurée l’indépendance complète, le peuple bulgare, encore plus sensible aux avantages matériels, aurait voulu ajouter quelque chose de tangible, des agrandissemens territoriaux immédiats. Ses convoitises se portaient invinciblement du côté de la Macédoine, où s’agitait une population bulgarisée, en lutte constante, non seulement avec les autorités turques, mais avec les communautés serbes et hellènes. Les attentats fomentés dans cette province par le cabinet de Sofia, les incursions des comitadjis, les répressions sanglantes ordonnées de Constantinople, forment un chapitre lugubre et monotone de l’histoire des Balkans à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe Les grandes Puissances, émues de cette longue série de crimes, obtinrent d’Abdul-Hamid en 1903 l’acceptation d’un programme de réformes, qui ne furent jamais que partiellement appliquées. Par un contre-coup naturel, les réfugiés macédoniens en Bulgarie, moitié patriotes et moitié bandits, prêts à toutes les besognes, y entretenaient une fermentation et une propagande que le gouvernement, après les avoir excitées, aurait craint d’enrayer. L’effet s’en fit sentir dans les événemens auxquels la principauté allait être mêlée.

Dans l’été de 1908 la révolution éclate soudainement à Salonique et triomphe à Constantinople. L’occasion de secouer son vasselage nominal s’offrait d’elle-même à Ferdinand. Je tiens d’un témoin très digne de foi, qui se trouvait en ce moment-là à Sofia, que les chefs de l’armée, toute préparée à une action énergique, pressèrent le Prince de marcher à la tète de ses troupes sur Constantinople, en appelant à la liberté les chrétiens ottomans. Que pouvait-on lui opposer ? Le corps d’armée révolutionnaire de Salonique et celui de la garde en garnison dans la capitale. Ce dernier aurait été jeté dans le Bosphore avant que les autres, dispersés en Asie, eussent eu le temps d’accourir. Maître de Constantinople, il aurait fallu une intervention européenne, difficile à mettre en mouvement, pour en déloger l’intrus. Il ne s’y serait pas maintenu contre la volonté des Puissances, mais de cette randonnée victorieuse il aurait sûrement conservé un grand prestige et des morceaux de territoire importans. Quant à l’indépendance vis-à-vis de la Porte, personne après cela ne se serait avisé de la lui contester.. Ferdinand n’osa pas se lancer dans une entreprise aussi aventureuse, capable seulement de tenter un militaire. Ce politique, qui n’avait pas encore vu le feu, n’a pas dans les veines du sang de soldat. Il préféra une autre voie moins glorieuse, mais plus sûre.

Il chercha à lier partie avec le cabinet de Vienne, dont il connaissait assurément les projets touchant la Bosnie et l’Herzégovine. Jusqu’à quel point les deux compères se sont-ils concertés, il est encore difficile aujourd’hui de le préciser, mais la coïncidence de leurs actes justifie le soupçon d’un accord intime. Le 23 septembre 1908, François-Joseph reçoit à la Hofburg de Budapest Ferdinand de Bulgarie, prince vassal du Sultan, avec les honneurs réservés aux souverains indépendans. Dans le même moment le gouvernement bulgare, tirant prétexte d’une grève, fait occuper et exploiter par des soldats du génie les tronçons de ligne de la Compagnie ottomane des chemins de fer orientaux passant sur son territoire. Au commencement d’octobre, François-Joseph informe personnellement les souverains et chefs d’Etat de son intention d’annexer à la monarchie austro-hongroise les deux provinces dont il n’était que l’administrateur. Le 6 octobre, Ferdinand proclame l’indépendance de la Bulgarie et prend le titre de Tsar. Comment n’être pas frappé de la concordance suspecte de ces événemens ?

La question de l’indépendance était posée vis-à-vis de la Turquie. Elle n’était pas résolue, par ce geste unilatéral, selon le vœu de la Bulgarie, pas plus du reste que celle de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine au profit de l’Autriche-Hongrie. Après des discussions, où excelle la diplomatie ottomane, et qui faillirent parfois s’envenimer, il fallut financer et racheter au propriétaire ses droits de propriété. Il en coûta 82 millions aux Bulgares, tant pour la capitalisation du tribut rouméliste payé à la Turquie que pour l’achat des tronçons des chemins de fer orientaux. Une combinaison financière, suggérée par la Russie, toujours serviable et amicale, permit au jeune État de trouver cette somme, sans avoir à s’endetter. Néanmoins, l’opération ne jetait aucun lustre sur la politique du nouveau Tsar, et il y avait tout de même quelque différence entre le payement d’une rançon et la conquête de l’indépendance à la pointe des baïonnettes, comme avait été acquise celle de la Roumanie. L’armée bulgare, qui avait conscience de sa force, constatée par tous les attachés militaires étrangers, fut humiliée de la solution pécuniaire et pacifique du conflit. Dès lors elle brûla d’entrer elle-même en scène contre les anciens maîtres de son pays.

Ce désir de revanche, non moins que les fautes commises par le gouvernement des Jeunes-Turcs, facilita trois ans plus tard la conclusion du bloc balkanique, sous la forme de traités d’alliance signés par la Bulgarie avec la Serbie et la Grèce. L’idée circulait dans les esprits d’un bout à l’autre de la péninsule. Aussi a-t-elle eu vraisemblablement plusieurs pères qui peuvent revendiquer l’honneur de lui avoir donné le jour. Cependant le tsar Ferdinand n’a pas hésité à s’attribuer cette paternité douteuse. M. Venizelos, l’homme d’État attentif à saisir l’occasion de réaliser les aspirations de l’hellénisme, a pris incontestablement l’initiative de pourparlers directs et secrets avec le cabinet bulgare. Ce qui est certain aussi, c’est qu’il y eut dès l’origine divergence de vues quant au but à atteindre entre Ferdinand Ier et ses alliés. Impuissant à endiguer le courant belliqueux qui régnait en Bulgarie et décidé cette fois à jouer la partie sur les champs de bataille, il n’a pas considéré l’union balkanique comme une coalition d’États égaux, que les mêmes mobiles poussaient à prendre les armes. En cas de succès, la guerre de libération devait, dans sa pensée, se changer immédiatement en guerre de conquête, en même temps qu’elle donnerait aux Bulgares, plus nombreux et mieux préparés militairement, l’hégémonie de la péninsule. Il a tout de suite entrevu, comme couronnement de la victoire, la prise de Constantinople, puisque c’est contre la capitale, et non en Macédoine, que s’est porté son principal effort. Tels sont les films captivans qui se déroulèrent devant le Tsar et son armée, avant même que commençât la déroute turque. La preuve en est encore dans l’acharnement des généraux bulgares contre la ligne de Tchataldja, après que leur foudroyante offensive eut assuré la délivrance de la Macédoine, but avoué de la croisade, et mis entre leurs mains presque toute la Thrace. On sait qu’à Tchataldja ils se heurtèrent finalement au veto de la Russie.

Dans la guerre fratricide pour le partage des dépouilles, la conduite de Ferdinand parait au premier abord inexplicable. Pourquoi un homme si avisé et si prudent s’est-il laissé entraîner à commettre cette faute politique impardonnable, sans parler de la perfidie de l’attaque brusquée contre les Serbes et les Hellènes ? Il faut donc que l’inquiétude que lui inspirait, avant l’écrasement de la Turquie, le sort des batailles se soit transformée en une confiance illimitée dans la supériorité de son armée. : Il est avéré aussi que l’âpreté au gain du peuple bulgare, l’influence et les menaces des Macédoniens, ne lui auraient pas permis de consentir à un partage équitable de la Macédoine, non plus qu’à l’abandon de Salonique. Ambition, orgueil et convoitises aveuglèrent également le souverain, son peuple et ses soldats.

Le châtiment ne se fit pas attendre. Le Tsar bulgare a bu jusqu’à la lie l’humiliation de la défaite. Ses demandes suppliantes d’intervention à la France et à la Russie restèrent sans effet. Son télégramme au roi de Roumanie, qui a dû coûter le plus à son orgueil, n’arrêta pas la marche de l’armée roumaine. Après son refus de se prêter à un accommodement avec la Serbie et la Grèce, il avait lâché la proie pour l’ombre, dégarni la Thrace et concentré toutes ses forces contre ses anciens alliés. Les Turcs, qui ne professent pas plus que lui la religion des traités, lui jouèrent le mauvais tour de violer immédiatement celui qu’ils venaient de signer à Londres, de reprendre sans coup férir Andrinople et d’envahir ses États. La leçon, pour méritée qu’elle fût, ne pouvait pas être plus cruelle.

Dans ces circonstances néfastes, l’altitude du peuple bulgare mérite d’être soulignée. Pas de récriminations contre le souverain, auteur du désastre national, pas de manifestations hostiles. On eût dit que la complicité dans la faute liait le Tsar et ses sujets plus étroitement que ne l’aurait fait la communauté dans la victoire. Ils n’osaient rien lui reprocher, parce qu’ils se sentaient aussi responsables que lui du dénouement de l’aventure où ils s’étaient ensemble précipités. Il n’y eut de sacrifiés que le ministre Danef et ses collègues. Mais c’est le sort commun à tous les ministres de servir de boucs émissaires à leurs concitoyens.


V

Pendant ce fatal mois de juillet 1913, Ferdinand avait imploré en vain l’entrée en scène de la Russie. Cette puissance, dont il avait dédaigné les offres d’arbitrage, quand il croyait tenir dans ses mains la victoire, s’était contentée, ainsi que la France, de conseiller la modération à la Grèce et à la Serbie. Autant prêcher la douceur à des esprits exaspérés. Une politique, plus difficile à pratiquer au point où en étaient les choses, mais plus prudente sans contredit, — nous nous en apercevons aujourd’hui, — n’eût-elle pas commandé de s’interposer entre les belligérans pour empêcher les vainqueurs de se faire un ennemi irréconciliable du vaincu ? Sinon, mieux eût valu dépecer la Bulgarie, écraser ce nid de guêpes batailleuses, rayer ce royaume de la carte de l’Europe, comme M. Zimmermann annonçait froidement l’année suivante qu’on ferait de la Serbie, si elle repoussait l’ultimatum austro-hongrois. Mais une pareille exécution n’eût été ni humaine ni réalisable. Le cabinet de Vienne, qui avait voulu soumettre à révision le traité de Bucarest, ne pouvait pas laisser démolir le trône de son protégé.

L’hiver et le printemps suivans, la Bulgarie et son Tsar vécurent dans un recueillement farouche, en grommelant des reproches dont on ne parut pas s’inquiéter à Saint-Pétersbourg. Malheur aux vaincus qui ont mérité leur sort ! Tel n’était pas l’avis des cabinets de Berlin et de Vienne. Leur diplomatie consolante n’est pas restée inactive à Sofia, tandis que les deux gouvernemens se préparaient sournoisement à une guerre prochaine. La rancune du Tsar désabusé ne visait pas uniquement, comme on l’a vu plus tard, la Serbie, la Roumanie et la Grèce. Elle enveloppait aussi dans sa fureur la Russie, qui l’avait livré, pensait-il, à ses ennemis. Ferdinand en a voulu mortellement aux ministres russes de leur partialité pour les Serbes, enfans gâtés du slavisme, et il a juré de se venger à la fois du triomphe des uns et de l’abandon des autres. Avec l’Autriche son entente fut complète, parce qu’elle se fortifiait d’une haine commune.

L’ultimatum austro-hongrois au cabinet de Belgrade l’aura fait tressaillir de joie. La cour de Vienne lui dérobait sa vengeance ; mais de la façon dont elle l’exécuterait il n’aurait pas à se plaindre, et il comptait bien participer à la curée. Contre son attente, l’armée serbe, par un effort désespéré, rejeta au bout de quelques mois les envahisseurs hors des frontières de la patrie. Les Empereurs d’Autriche et d’Allemagne appelèrent alors avec instance le Tsar des Bulgares à la rescousse.

Il avait observé, durant les premiers mois de la guerre, quels que fussent ses sentimens et ses desseins secrets, une neutralité assez correcte, commandée par la prudence. Prendre parti trop tôt pour les Empires centraux, c’était compromettre irrémédiablement la solidité de son trône, en cas de victoire de l’Entente, et s’exposer aux coups inexorables de la Russie. Mais, en suivant anxieusement la marche des événemens, il n’a contemplé, comme son ancien ennemi, Constantin de Grèce, qu’un côté du champ de bataille, celui qui était le plus voisin de ses regards, le front oriental. L’autre lui a échappé, quoique beaucoup plus important. Le jour où les Russes, sous la pression allemande, ont été contraints d’évacuer la Pologne, il a jugé la partie définitivement perdue pour eux et pour leurs alliés et s’est décidé à lever le masque : un masque de fausseté et de dissimulation, dont ce comédien consommé s’était couvert vis-à-vis des gouvernemens de l’Entente. Aux ministres des Alliés il laissait tout croire et tout espérer, pendant qu’il permettait les mêmes espoirs à ceux des Empires centraux. Il a eu ainsi le temps de peser les avantages qu’on lui offrait des deux côtés. Mais l’Entente, obligée de défendre les intérêts de la Serbie, sa courageuse alliée, de la Roumanie, son alliée imminente, et de la Grèce, sa protégée et sa cliente habituelle, n’avait pas, comme l’Allemagne et l’Autriche, les mains pleines de concessions qui ne leur coûtaient rien.

Alors qu’il traitait sous main avec les Austro-Allemands et que sa résolution était déjà prise, ses intentions sont demeurées impénétrables à ses amis de France. Jusqu’au dernier moment, il s’est étudié à endormir leurs inquiétudes par de vagues assurances, à aveugler leur clairvoyance par des déclarations sentimentales. Qu’il eût éprouvé quelque regret et quelque honte à tirer l’épée contre le pays de ses ancêtres, de ceux du moins dont il se targuait le plus volontiers, parce qu’ils étaient les plus illustres ce remords de la dernière heure n’aurait rien eu que de naturel.

Pourtant, s’il a hésité quelque temps à se rendre aux sollicitations de l’Allemagne et de l’Autriche, ce n’est point un sentiment de cette nature qui l’aura retenu, — avec la crainte de prendre trop tôt les armes ! — mais le souci même de son intérêt bien compris. Il est trop perspicace pour n’avoir pas vu qu’il allait souscrire avec l’Empereur allemand un véritable contrat de vasselage, comme un prince des temps féodaux avec Othon Ier ou Barberousse. Adieu les rêves de grandeur indépendante et de suprématie sans contrôle sur les Balkans ! Adieu l’espoir de s’asseoir un jour sur le trône du Sultan, protégé intangible de l’Allemagne ! La Bulgarie acquerrait peut-être toute la Macédoine, elle recevrait une part importante des dépouilles de la Serbie, elle déroberait au crédule Constantin la meilleure partie des territoires conquis en 1913, mais elle serait noyée elle-même dans la formidable Mittel-Europa qu’on prépare à Berlin. Elle servirait de passage à l’expansion allemande, de couloir à la pénétration germanique, qui se répandrait abondamment par ce canal dans le proche Orient. La Bulgarie ne serait plus qu’un fief éloigné des Hohenzollern et partagerait ce déshonneur avec la Turquie.

Dans ce moment décisif, en septembre 1915, le Sobranié, toujours docile aux volontés royales sur le terrain de la politique extérieure, osa se montrer récalcitrant. Les adversaires de l’alliance allemande et d’une guerre nouvelle tentèrent auprès du Tsar une démarche, au cours de laquelle ils parlèrent pour la première fois avec une franchise audacieuse. Mal leur en prit ; ils furent rabroués d’importance. Les hommes politiques qui n’ont pas consenti à se faire, comme les ministres Radoslavof et Tontschef, les valets de ce maître intransigeant, sont, d’ailleurs, dépourvus eux-mêmes d’influence : M. Guéchof, à cause de son âge ; M. Ghénadief, en raison de sa versatilité et du discrédit dont il est l’objet ; M. Stamboulinski, du parti agraire, le porte-parole des opposans, vu la maladresse brutale de son langage. Seul, l’ancien président du Conseil, M. Malinof, patriote intègre, jouit de quelque considération auprès du prince, qui lui sait gré de son opposition digne et mesurée. En définitive, dans cette jeune monarchie démocratique, Ferdinand de Cobourg agit, décide, ordonne, avec une autorité plus incontestée qui celle de ses Alliés, les souverains germaniques, dans leurs États héréditaires. C’est là le grand succès de sa politique intérieure, et la guerre présente a encore aidé à l’affermissement de son pouvoir personnel en Bulgarie.

Quant à sa politique extérieure, elle appelle toutes les sévérités de l’histoire. Que de peines il s’est données pour arriver à être proclamé souverain indépendant et reconnu comme tel au prix d’un marchandage sans gloire ! Dans ses campagnes balkaniques, que d’erreurs et de fautes son ambition ne lui a-t-elle pas fait commettre ! Elles ont réduit en fin de compte ce joueur insensé à la condition misérable d’un vaincu, dépouillé d’Andrinople, de Rodosto, de Cavalla et des trois quarts de la Macédoine. L’attaque perfide contre les Serbes et les Grecs sera toujours qualifiée de coup de rage ou de folie.


VI

Avec l’aide des Austro-Allemands, l’armée de Ferdinand n’a pas eu beaucoup de peine à faire la honteuse besogne d’écraser la malheureuse Serbie. Elle est rentrée sans résistance dans Cavalla, que Constantin, « le Tueur de Bulgares, » a eu l’aberration de lui livrer, mais elle a manqué son coup sur Salonique, où les Puissances de l’Entente l’avaient prévenue. L’année suivante, elle a attaqué la Roumanie. Nous saurons un jour si la diplomatie cauteleuse de la Russie n’avait pas réussi à inspirer au cabinet de Bucarest une fausse sécurité quant à ses véritables dispositions. Prise entre deux feux, l’armée roumaine a été forcée de reculer et d’abandonner la Dobroudja. Le programme de revanche de Ferdinand est désormais rempli au delà de ses espérances. A la Macédoine entière, Monastir excepté, il a ajouté la belle vallée de la Morawa, le plus riche morceau de la Serbie, qui le met en contact direct avec la Hongrie, au quadrilatère bulgare du traité de Bucarest, repris aux Roumains, toute la Dobroudja, que la Roumanie avait mis tant de soins à coloniser. Et voici que la Russie, dont il pouvait encore redouter un vigoureux effort offensif, abandonne la lutte. Ainsi gorgé et tranquillisé, il est prêt à faire la paix, en déclarant par la bouche de son ministre Radoslavof qu’il n’abandonnera rien de ses conquêtes.

Un bonheur aussi insolent est un défi à la morale et à la justice immanente, bien lente parfois à se mettre en mouvement. Il n’y manque qu’une dernière faveur de la fortune et nous avons la ferme conviction qu’elle l’accordera au tsar Ferdinand : c’est l’obligation pour l’Allemagne et l’Autriche d’accepter les conditions de l’Entente. Nous pensons bien qu’au fond de son cœur il n’en serait pas très marri. L’abandon par l’Allemagne de tout espoir d’hégémonie européenne le délivrerait d’une tutelle qu’il déteste et le débarrasserait de l’amitié impérieuse de Guillaume II.

Son calcul évident sera alors de conserver tous les fruits de sa perfidie envers l’Entente, de réaliser tous les gains qu’il détient grâce à l’aide militaire de ses complices, et de régner paisiblement sur les Balkans, de l’Albanie à l’embouchure du Danube. Lui seul sortirait de la guerre mondiale les mains pleines. Il doit se dire avec un mauvais sourire que ce ne serait pas chose facile de le débusquer de sa forteresse balkanique. L’Entente manque en effet d’un point d’appui pour l’attaquer et l’obliger à capituler, et c’est la puissance russe.

Il y aura sans doute d’autres moyens de forcer Ferdinand Ier à se soumettre aux volontés des Puissances qu’une expédition militaire et il ne sera pas besoin de recourir à cette ultima ratio pour le réduire à merci. Aussi bien aurait-il tort de ne pas se préoccuper du lendemain, ni du soin d’affermir sa popularité dans un pays que la prolongation de la guerre a épuisé. La Bulgarie sera lente à se remettre de son long et meurtrier effort, n’ayant pas de grandes richesses naturelles à exploiter ni d’industries productives à développer. Ce n’est pas chez les empires centraux qu’elle trouvera la continuation des subsides qui ne lui sont pas ménagés, tant qu’il s’agit de poursuivre la latte avec elles. La paix signée, leurs caisses lui resteront fermées. Le peuple bulgare, d’autre part, n’est pas devenu moins radical ni moins accessible aux idées socialistes. Si réfractaire qu’il ait été dans le passé à l’influence russe, lorsqu’elle était propagée par les agens d’un Tsar autocrate, peut-être à l’avenir serait-il moins résistant au souffle révolutionnaire qui lui arriverait, apporté par les vents violens du steppe. Ces vents déracineraient facilement une jeune dynastie, inhabile à rétablir en Bulgarie le bien-être et l’aisance.


VII

Quand on parle de la Bulgarie, il est impossible d’oublier la Turquie, ces deux ennemies mortelles s’étant transformées en amies inséparables par la grâce de Guillaume II. Un des spectacles les plus étranges de cette guerre n’est-il pas celui que nous offrent ces deux Etats, pratiquant l’un envers l’autre l’oubli des injures et le pardon des méfaits ?

A peine échappé au désastre de la guerre balkanique, le gouvernement des Jeunes-Turcs s’était livré pieds et poings liés à l’Allemagne. Hors d’elle, il ne voyait pas de salut pour l’Empire ottoman, je veux dire pour la bande d’aventuriers qui l’exploitait. La façon dont la Turquie s’est rangée du côté des empires centraux, après une brève comédie de neutralité, n’aura déçu que les gens ignorant les antécédens des Enver, des Talaat, des Djavid et de leurs acolytes. Mais il y a lieu d’admirer les illusions de ces Orientaux qui s’imaginaient, avec le concours d’officiers allemands, chasser les Anglais de l’Egypte, conquérir la Perse, menacer l’Inde, relever le prestige des Turcs aux yeux de l’Islam, en un mot redorer le Croissant. La perte de Bagdad, de la Palestine et de l’Arménie, le soulèvement de l’Arabie, n’ont-ils pas dissipé la confiance sans nuage qui régnait à Constantinople ? Talaat Pacha et Enver Pacha se sont vengés des défaites ottomanes par d’odieux massacres d’Arméniens, par le dépeuplement des côtes asiatiques, par des exécutions en masse de protégés chrétiens. Ils ont remplacé les victoires par des crimes, ce qui était plus dans leurs moyens. Dès lors, ils sont condamnés à disparaître. L’indignation de la conscience universelle et la colère des Turcs eux-mêmes, après qu’une guerre inutile aura achevé de ruiner et de démembrer leur pays, feront justice quelque jour de ces fous furieux.

Mais leur châtiment et l’établissement d’un régime réparateur ne résoudraient pas l’éternelle question d’Orient, et il n’est pas très vraisemblable que Constantinople change de maîtres à la restauration de la paix. Guillaume II avait imaginé une solution simpliste de la question d’Orient : l’exploitation de la Turquie par l’Allemagne, en laissant subsister la façade ottomane et le décor musulman des Etats du Sultan. L’occupation de la Mésopotamie par les troupes britanniques est venue bouleverser ce plan en cours d’exécution et rendre plus que problématique, dans les conditions où la finance allemande l’avait entrepris en 1902, l’achèvement du Badgad-bahn, la grande artère de pénétration, destinée à livrer l’Asie antérieure tout entière à l’avidité germanique. Les Puissances de l’Entente ne toléreront pas que les Allemands reprennent, à la faveur de la paix, la poursuite de leurs desseins. Mais pour mieux les en empêcher, il est nécessaire que la Turquie soit en Asie la grosse perdante de la partie qu’elle a si imprudemment engagée.

Au reste, Constantinople, après l’avortement des projets du germanisme, serait dépouillée d’une grande partie de sa valeur et de son importance. La capitale des Empereurs et des Sultans posséderait toujours la clef des détroits, mais elle ne commanderait plus l’entrée de l’Asie. Le défunt gouvernement provisoire de Pétrograd avait eu une bonne inspiration, — la meilleure assurément qui lui soit passée par l’esprit, — le jour où il a renoncé aux prétentions du gouvernement précédent sur Constantinople. L’attribution du Bosphore et des Dardanelles à la Russie, du consentement de ses Alliés, avait éveillé, dès qu’elle a été divulguée, les craintes des autres riverains de la mer Noire, des Roumains aussi bien que des Bulgares. Ils préféraient de beaucoup avoir affaire aux Turcs comme portiers des deux passages, car avec eux il y avait toujours moyen de s’entendre. C’était généralement question de bakchich. Il semble bien difficile de leur substituer d’autres gardiens, à condition qu’ils se renferment dans l’exécution pure et simple de leur emploi. Mais une mesure de précaution, que réclame l’opinion publique, s’imposerait avant toute chose : la neutralisation et la liberté des détroits, et elles auraient besoin d’être surveillées par un contrôle sévère, qu’il appartiendrait aux Puissances d’organiser et de maintenir.


  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier et 15 mars.