L’Aviation (P. Banet-Rivet)

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L’Aviation (P. Banet-Rivet)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 98-130).
L’AVIATION

Le 1er juillet dernier, le Zeppelin n° 4, favorisé par un temps magnifique, évoluait pendant douze heures au-dessus des lacs de la Suisse orientale. Quelques jours après, sir H. Maxim, adepte convaincu du plus lourd que l’air, dans une « interview » retentissante, n’hésitait pas à déclarer ce succès plus apparent que réel, et prédisait à ce dirigeable, comme à tous les autres, une existence éphémère. En effet, le 5 août suivant, après un voyage d’environ 24 heures, interrompu, la veille, pendant près de quatre heures, après onze heures de marche, par une avarie de moteur, — a-t-on dit, — le ballon allemand, dénué de lest, vidé de gaz, s’abattait sur un pré, aux environs de Stuttgart. C’est en vain qu’il demandait du secours, 500 tubes d’hydrogène, à son port d’attache ; à 3 heures du soir, la prophétie de sir H. Maxim se réalisait : le vent s’élevait, le dirigeable, s’arrachant à ses ancres, prenait feu, et, en quelques instans, passait à l’état de souvenir.

Bien à tort, suivant nous, on a comparé cet accident à celui de la Patrie. Si une circonstance fortuite, l’impossibilité de faire fonctionner la corde de déchirure, n’en avait empêché le dégonflement, ce dirigeable nous eût été conservé ; tandis que les ballons rigides du type Zeppelin, même vidés, offriront toujours une énorme prise au vent. Quant aux causes primordiales de l’échec subi par la science allemande, inutile de les chercher bien loin : de l’énorme poids mort qu’entraîne l’emploi d’une ossature métallique résulte une insuffisance navrante dans la provision de lest, et, d’autre part, cette ossature ne permet pas de multiplier assez les points d’attache pour amarrer le ballon, une fois qu’il est à terre, d’une manière véritablement efficace. Pour se consoler, cependant, nos voisins se sont rabattus sur ce fait que leurs ballons métalliques détenaient le record de la durée : il est certain que la République, à la fin de la belle campagne de 110 jours, silencieuse et fructueuse, qu’elle a terminée fin octobre, s’est contentée, pour sa dernière sortie, de rester en l’air 6 heures et demie seulement. Pourtant, un des leurs, le major von der Gross, déclarait, le lendemain du raid de douze heures, qu’un dirigeable quelconque, d’un autre type que les Zeppelin, et de tonnage moyen, eût été capable d’en faire autant, et le savant officier démontrait, le 13 septembre suivant, le bien fondé de son assertion en restant en l’air treize heures consécutives, par un vent dont la vitesse s’était élevée de 6 à 11 mètres. D’ailleurs, des deux facteurs, « capacité de transport » et « vitesse, » qui déterminent le rayon d’action de n’importe quelle machine volante, — plus lourde ou plus légère que l’air, — le second seul, surtout si cette machine est destinée à la guerre, doit compter. Or, les dirigeables métalliques, malgré leur énorme tonnage et la puissance de leurs moteurs, n’ont jamais dépassé sensiblement la vitesse de la Patrie et de la République. De plus, on ne saurait trop le répéter, ils n’ont été imaginés que pour parer au « télescopage, » inévitable pour les ballons d’étoffe, suivant le général Zeppelin, dès que leur vitesse absolue atteindrait 20 mètres. Mais cette vitesse, ils ne l’ont jamais atteinte, et quant au télescopage, H. Julliot assure qu’au moment même où la Patrie allait nous être enlevée, elle avait pu résister, sans se déformer et sans arrachement, à un vent debout de 22 mètres environ. La faillite du système rigide, malgré les millions souscrits en Allemagne pour réparer la perte du N° 4, aurait donc été regardée par tous ceux qui savent réfléchir, comme définitive, si le mouvement d’opinion défavorable qui commençait à se dessiner n’eût été enrayé par un accident arrivé, quelque temps après, au von Parseval n° 2.

Les von Parseval sont des dirigeables du système classique, dit système souple (comme les ballons France, Ville-de-Paris, Clément Bayard, etc.), avec ballonnet et ventilateur. Leur construction est établie sur cette idée préconçue qu’un dirigeable de guerre doit pouvoir se démonter et se plier, de façon à être rapidement mis à l’abri de tout accident et ramené à son port d’attache. Cette manière de voir nous paraît bizarre : autant exiger d’un cuirassé qu’il puisse se démonter pour devenir transportable, par morceaux, de Toulon à Brest. En tout cas, elle a pour résultat immédiat de proscrire toute armature métallique, si réduite qu’elle soit, et de contraindre à placer les plans stabilisateurs sur la carène elle-même. Conséquence : si par malheur la moindre déchirure se produit, la surpression intérieure, absolument nécessaire pour assurer la permanence de la forme, a pour effet immédiat de chasser le gaz au dehors avec une incroyable rapidité. C’est l’aventure arrivée au von Parseval, le 16 septembre 1908 : il avait lutté pendant une demi-heure contre un vent de 10 à 12 mètres environ, ce qui est très beau ; mais le plan stabilisateur de gauche étant venu à se briser sous l’effort de la rafale, le ballon se déchira sur une longueur de près d’un mètre, se plia en V, et vint s’abîmer sur un toit.

En résumé, si le système rigide présente quelques avantages : suppression du ballonnet et du ventilateur, possibilité de fixer, sans danger pour l’enveloppe, les différens organes de propulsion, de direction et de stabilisation sur l’ossature même, à leur place exacte et, par suite, de réduire leurs dimensions au strict minimum, l’insuffisance de la capacité de transport compense par trop largement ces avantages ; quant aux ballons souples, le peu de sécurité qu’ils présentent rend un peu illusoires les qualités qu’ils doivent à leur légèreté. Plus que jamais donc nous apparaissent comme seuls doués d’une supériorité manifeste à tous égards les dirigeables des types Julliot et von der Gross, types qualifiés de semi-rigides parce que l’enveloppe y est fixée ne varietur, dans ses parties les plus importantes, par une suspension courte et multiple, sur une plate-forme métallique rigide, indéformable et relativement légère à laquelle peut s’attacher, directement ou indirectement, une partie considérable des organes stabilisateurs. Il est vrai que l’arrière de leur carène est garnie de deux grands papillons dont on pourrait craindre l’arrachement par le vent ; mais la forme, la situation de ces appendices, rendent tout accident de ce genre bien improbable ; puis, s’il se produisait, ou même, chose plus grave, si le ventilateur venait à s’arrêter, on a le droit d’espérer que le ballon garderait sa forme pendant un assez long temps pour que l’atterrissage pût se faire sans danger. Plus que jamais aussi, nous sommes persuadés que les ballons, comme postes d’observation, comme éclaireurs et même comme engins capables de foudroyer de haut en bas les « plus lourds que l’air » que l’on fusillera de bas en haut, seront toujours employés à la guerre, et qu’ils y seront d’autant plus utiles que leur tonnage sera plus considérable. N’empêche que, bien qu’on doive les considérer comme un moyen agréable et peu dangereux de voyager, leur prix élevé, qui en fait des véhicules de grand luxe, menace d’entraver pour toujours leur avenir industriel.

Il n’en est pas de même des appareils d’aviation : en effet, tandis qu’un dirigeable de moyen tonnage, la République, par exemple, coûtera toujours 3 à 400 000 francs, avec le hangar nécessaire pour l’abriter, sans compter les frais de personnel et d’entretien, les gonflemens successifs, etc., et qu’on aura toujours la crainte de le perdre si l’on est forcé d’atterrir en plein champ, — car il n’y a pas de système d’amarrage capable de lui permettre de résister s’il vient à être pris de flanc par le vent, — en revanche les machines volantes plus lourdes que l’air (volateurs, aéronefs) telles que le Wright et le Voisin, n’ont guère coûté plus de 30 000 francs, moteur compris, et, construites en série, ne reviendraient pas à plus de 15 à 20 000 francs. De plus, ces volateurs, plus solides, moins encombrans que les dirigeables, se contentent d’abris faciles à édifier, craignent peu le vent, une fois à terre, même en plein champ, et n’exigent guère plus de frais d’entretien que les automobiles ; puis, à peine nés, ils se sont trouvés nantis d’une vitesse absolue que les ballons ont mis un siècle à conquérir. Si donc on considère que le problème, nous ne dirons pas de la Navigation, mais de la Locomotion aérienne, consiste, en somme, à se rendre d’un point à un autre du sol par le chemin le plus court et que, dans ces conditions, la trajectoire doit être, en général, aérienne, on voit que l’avenir, — nous l’avons déjà dit il y a huit ans, — est du côté de toute machine volante plus lourde que l’air, quel qu’en soit le principe.

Les premiers rêveurs, utopistes, demi-fous si l’on veut, qui se sont attaqués au problème de la navigation aérienne, laissant de côté les insectes, aux formes et au nombre d’ailes si divers, avaient naturellement pris pour modèles les oiseaux, dont le vol leur paraissait plus facile à étudier et à imiter. Ne se rendant compte ni de la complexité de la structure de l’aile, ni de la complexité de ses mouvemens, ces prédécesseurs des H. Maxim, Ader, Langley, Lilienthal, Chanute, Santos-Dumont, etc., s’imaginaient qu’en construisant des machines, dénommées orthoptères, où de grands plans battraient l’air orthogonalement, ils arriveraient à leurs fins. Erreur grave ! La buse, cet oiseau si calomnié, se garde bien d’être orthoptère ; elle sait qu’elle ne soulèverait ainsi que le dixième de son poids, — S. Drzewiccki l’a mathématiquement établi. Comme les camarades, elle incline ses ailes pour donner le coup, et les déforme en le donnant, ce qui lui permet, en utilisant le pouvoir portant de son corps et de sa queue, de soulever, tout en se propulsant, la totalité de ce poids : elle est, en définitive, ornithoptère, nom que l’on a récemment et prudemment donné aux appareils qui tendent à réaliser la locomotion aérienne en imitant le vol à ailes battantes des oiseaux (vol ramé). Ce changement de nom, reconnaissons-le, ne les a pas aidés à voler ; tout de même, l’idée n’est peut-être pas si mauvaise d’organes remplissant à la fois le rôle de propulseur et celui de sustentateur. A vrai dire, on reproche aux partisans de ce genre de vol de chercher à utiliser les moteurs actuels pour engendrer des mouvemens alternatifs, alors qu’ils ne produisent aisément que des mouvemens rotatifs. L’argument, examiné de près, ne nous semble pas péremptoire ; mais enfin, quels que soient les mérites de ceux qui travaillent dans cette voie et sans vouloir préjuger de l’avenir, les ornithoptères n’ayant rien ou presque rien donné, nous nous ferons un devoir, ici, de n’en point parler.

L’hélice a sur l’aile de l’oiseau l’avantage d’agir sans intermittences, contribuant ainsi, dans toutes les parties de sa structure, à sa destination. De là cette faveur dont elle jouit aujourd’hui, et la construction des machines volantes dites hélicoptères, où la propulsion et la sustentation sont assurées par des hélices, les organes de propulsion (hélices à axe horizontal, à grand pas et à petit diamètre) étant, en général, séparés des organes de sustentation (hélices à axe vertical, à petit pas et à grand diamètre). Mais, jusqu’à présent, le gyroplane Bréguet-Richet est l’unique volateur de ce genre qui se soit élevé, de lui-même, un peu au-dessus du sol, avec son moteur et son conducteur. C’est peu, et c’est tout ! La classe des hélicoptères, dans cette étude, sera donc laissée de côté, comme la précédente. Seule, la troisième classe de volateurs, celle des aéroplanes, nous occupera, et c’est justice !

Seuls, en effet, ces appareils, dans lesquels on imite ce qu’on appelle, chez les oiseaux, le vol plané, — ce genre de vol où l’animal, les ailes complètement déployées, mais immobiles, s’abandonne à la vitesse acquise, qu’il entretient, de temps à autre, par un coup d’ailes, — ne nous ont-ils pas donné ce spectacle stupéfiant d’une machine infiniment plus lourde que le volume d’air qu’elle déplace, s’ébattant pendant des heures dans l’atmosphère, au gré de son conducteur, et qui en est presque arrivée à regarder en face et à défier le plus subtil, le plus sournois, le plus redoutable de ses ennemis, le vent ? Tant il est vrai « qu’après six mille ans d’observations, l’esprit humain n’est pas épuisé, qu’il cherche et qu’il trouve encore, afin qu’il connaisse qu’il peut trouver jusques à l’infini, et que la seule paresse peut mettre des bornes à ses connaissances et à ses inventions ! »

Parlons donc des aéroplanes, et des aéroplanes seuls.


I

En principe, un aéroplane est un appareil indéformable composé : 1° d’un carreau de toile ou d’étoffe légère tendue, (surface portante, voilure) relevé sur l’horizon d’un certain angle (angle d’attaque) ; 2° d’une nef (corps de l’aéroplane) aussi légère que possible, orientée suivant Taxe longitudinal de la surface portante, rattachée à cette surface et portant un moteur, un propulseur (l’hélice, jusqu’à nouvel ordre) et un voyageur au moins, l’aviateur, le moteur et le propulseur ayant pour rôle d’imprimer à l’aéronef, dans le sens de son axe, une vitesse horizontale capable de le propulser et de le soutenir dans l’espace, la sustentation étant la conséquence de la propulsion. Comment ce phénomène se produit, c’est ce qu’il est aisé de comprendre, si l’on remarque que les molécules de l’air ambiant, — que nous supposerons, pour plus de simplicité, absolument calme, — brusquement heurtées par la face inférieure du carreau, engendrent nécessairement, par leur résistance au mouvement dont il est animé, une force normale à la surface portante, dirigée obliquement de bas en haut (résistance de l’air) et appliquée en un point (centre de pression) d’autant plus rapproché, — l’expérience le prouve, — du bord antérieur de cette surface que l’angle d’attaque est plus faible. Or la force ainsi produite peut se décomposer en deux autres : l’une, horizontale, directement opposée à la force de traction due au mouvement de l’hélico, l’autre, verticale, dirigée de bas en haut (composante de soulèvement) qui tend à soutenir le système dans l’air. D’un autre côté, l’expérience montre que la résistance de l’air augmente d’abord avec l’angle d’attaque, ensuite, à très peu près, en raison directe de faire de la surface portante et, enfin, propriété précieuse ! en raison directe, non de la vitesse, mais du carré de cette vitesse. De là résulte que la composante de soulèvement augmente aussi avec l’angle d’attaque, — au moins dans certaines limites, — et, toujours, à peu de chose près, proportionnellement à faire de la surface portante et au carré de la vitesse. Si le poids à enlever n’est pas trop considérable, la voilure assez étendue et, surtout, si la vitesse est assez grande, on doit donc pouvoir arriver à douer la composante de soulèvement d’une valeur suffisante pour neutraliser l’effet de la pesanteur sur l’ensemble du système, la propulsion engendrant la sustentation et l’une ne pouvant exister sans l’autre ! C’est, en effet, le résultat auquel on est parvenu à l’aurore de ce siècle, résultat prévu, escompté depuis longtemps par tous les savans que la Navigation aérienne préoccupait.

Mais, une fois atteint le minimum de vitesse nécessaire à la sustentation, l’équilibre s’établit entre les quatre forces principales, le poids et la composante de soulèvement d’une part, la résistance à la traction et la force de traction de l’autre, qui sollicitent l’aéronef et, par suite, celui-ci se meut horizontalement d’un mouvement uniforme avec cette vitesse. Qu’arriverait-il, alors, si, faisant appel au moteur, on accélérait la rotation de l’hélice ? Pour un navire, un dirigeable, un hélicoptère même, la réponse est immédiate : la vitesse augmenterait, la trajectoire restant horizontale. Il n’en est pas de même pour les aéroplanes, les autoplaneurs, comme on les a appelés si joliment : l’accroissement de la vitesse augmentant la résistance de l’air et, par suite, la composante de soulèvement, l’autoplaneur montera suivant une ligne oblique, le contraire ayant lieu si la vitesse de l’hélice venait à diminuer. Il n’y a donc, pour un aéroplane, — si l’on ne tient pas compte de l’action possible des gouvernails, — qu’une vitesse, et une seule, qui assure sa marche en palier : la vitesse minimum dont il a été question tout à l’heure, sa vitesse de régime, comme on dit encore. La preuve en est que si, sans toucher à cette vitesse, on s’avise d’augmenter le poids de l’appareil (en prenant à bord, par exemple, un voyageur de plus), on voit le système descendre, de sorte que, pour maintenir l’horizontalité de la marche, il est absolument nécessaire, en pareil cas, d’augmenter la vitesse en faisant appel au moteur. Mais la réciproque est vraie, en ce sens que si l’on veut construire des aéroplanes d’un même type (c’est-à-dire ayant mêmes surfaces portantes et même angle d’attaque) de plus en plus rapides, il faut les faire de plus en plus lourds, ce qui a l’avantage, du reste, d’accroître leur capacité de transport, c’est-à-dire d’en permettre l’accès à un plus grand nombre de voyageurs, tout en favorisant l’approvisionnement de combustible. Il va de soi, aussi, que toute variation dans l’angle d’attaque et dans la voilure donnerait lieu à des considérations analogues : ainsi, toute diminution de la voilure et de l’angle d’attaque, ou de l’un de ces deux élémens seulement, nécessite une augmentation de la vitesse de régime et, par suite, un appel au moteur, tandis que la variation en sens inverse exige un ralentissement de l’hélice et du moteur ; toutefois, un aéroplane dont on transforme la voilure ou l’angle d’attaque, ou les deux à la fois, ne peut guère être regardé comme ayant conservé ses caractéristiques principales. D’ailleurs, la vitesse de régime des autoplaneurs ne dépend pas seulement de leur poids, de leur angle d’attaque et de faire de leurs surfaces portantes, mais aussi de la forme et de la disposition de ces surfaces et même de celle de la nef et de ses différentes parties, des aéroplanes de même poids, de même étendue de voilure et de même angle d’attaque pouvant ainsi ne pas posséder la même vitesse de régime.

Ainsi, l’expérience a montré depuis longtemps qu’une surface légèrement incurvée fournit, pour la même vitesse de translation, une composante de soulèvement supérieure à celle que donnerait la même surface supposée plane : l’emploi de pareilles surfaces s’impose donc, puisque, à poids égal, on a besoin de moins de vitesse et qu’à vitesse égale, on peut transporter un poids plus considérable. Il y a longtemps aussi que l’on sait, — les oiseaux nous en donnent constamment la preuve, — qu’une surface d’une aire déterminée ne peut acquérir son maximum de valeur portante que si elle présente la plus grande envergure possible, et qu’alors elle attaque l’air par son plus grand côté. Si nous considérons, en effet, deux surfaces portantes rectangulaires identiques et si, pour mieux fixer les idées, nous supposons, comme le fait M. V. Tatin dans ses Élémens d’aviation, — où cette question de l’envergure est très clairement présentée, — que ces deux surfaces aient 12 mètres sur 2, soient animées de la même vitesse, 15 mètres à la seconde, par exemple, et soient inclinées du même angle sur l’horizon, il est évident que celle qui progressera par son petit côté ne s’appuiera, au bout d’une seconde de parcours, que sur une couche d’air de 30 mètres carrés, tandis que celle qui progressera par son plus grand côté devra sa sustentation, au bout du même temps, à une couche d’air de 180 mètres carrés, c’est-à-dire six fois plus grande. De plus, dans la progression d’une telle surface par le bord le plus étroit, l’observation montre que les filets d’air qui la rencontrent perpendiculairement à sa ligne de marche, d’abord parallèles entre eux, — nous supposons toujours l’aéroplane s’avançant dans un air calme, — tendent à se dérober à l’attaque et à fuir par les côtés latéraux, tandis que, dans la progression par le bord le plus large, forcés de rester parallèles, ils ne peuvent échapper et présentent à la surface portante toute la résistance dont ils sont capables, seuls, les filets avoisinant les côtés latéraux, se séparant des autres, s’échappant sans avoir pleinement contribué à la sustentation.

Conclusion : un aéroplane, pour se soutenir dans les meilleures conditions, doit donc se présenter sous la forme d’un grand oiseau qui plane, les ailes parfaitement immobiles, complètement déployées et légèrement incurvées. C’est ainsi que se présentent, actuellement, tous les aéroplanes, et les 50 mètres carrés de surface portante du Wright, par exemple, ne lui permettent d’enlever et de propulser ses 450 kg. de poids total, pilote compris, à la vitesse de régime relativement faible de 15 mètres à la seconde, environ, que parce que, dans cet autoplaneur, les deux lois fondamentales de l’envergure et de l’incurvation des surfaces sont rigoureusement et rationnellement observées.

Mais si le pouvoir portant de l’air est 800 fois moindre, environ, que celui de l’eau, en revanche, sa résistance à l’avancement est diminuée dans les mêmes proportions. De là résulte que la force de traction nécessaire à la marche d’un aéroplane est relativement faible : 90 kg. environ pour le Wright. Par suite, l’énergie que demande la production de cette force et de la vitesse de régime se trouve, elle aussi, très réduite : 25 chevaux-vapeur (25 H. P.), à peu près, pour le Wright. D’ailleurs, nos lecteurs le savent (voir les Dirigeables, n° du 15 juillet 1908), le moteur à essence, « si puissant par rapport à son poids, si pratique par son approvisionnement, si peu dangereux par l’absence de tout foyer, si ramassé sur lui-même, » pouvait seul leur procurer cette force motrice, la première qualité du moteur d’une machine volante étant, de toute évidence, une légèreté qui permette de le loger à bord : celui du Wright, pesant environ 90 kg, avec ses accessoires, abstraction faite de la provision d’essence, et qui fournit le cheval à 3 kg. 5 environ, présentait donc toutes les qualités requises. Cependant, la légèreté du moteur, si importante qu’elle soit, n’est pas tout : il lui faut encore la sûreté de marche, l’endurance nécessaire ; on sait combien le moteur Wright a montré, à cet égard, sa supériorité sur les moteurs extra-légers, de 2 kg. par cheval environ, imaginés par quelques-uns de nos ingénieurs qui, pour arriver à leurs fins, les avaient privés de certains organes importans. Aussi l’ingénieur avisé qu’est M. J. Armengaud n’a-t-il pas rendu un mince service à l’Aviation française, en forçant ces constructeurs, par la fondation d’un prix destiné au premier de nos sportsmen qui se serait maintenu un quart d’heure en l’air, à rétablir les radiateurs. Puis, si désirables que soient des appareils donnant le cheval à 1 ou 2 kg., et doués d’une endurance satisfaisante, la question, toutefois, ne presse pas autant qu’on pourrait se l’imaginer ; nous verrons plus loin qu’on peut beaucoup demander à de simples moteurs d’automobiles, pesant 3 à 4 kg. par cheval, comme celui des Wright, et, par conséquent, d’une sûreté de marche très satisfaisante.

Ici, une parenthèse.

On s’est quelquefois demandé si, à l’aide d’un ingénieux appareil actionné par notre propre force, nous ne pourrions, avec un élan suffisant, nous élever dans l’espace. A première vue, on peut admettre, en effet, que la loi du carré des vitesses puisse nous permettre, avec une allure assez rapide et une inclinaison convenable, de nous soutenir dans l’atmosphère ; mais le fait brutal que le moteur humain ne donne le cheval que sous un poids de 1 000 kg., alors que l’expérience et le calcul ont amplement démontré, — et depuis longtemps, — qu’au-dessus de 10 à 12 kg., tout vol plané est interdit à un appareil emportant avec lui son moteur et son pilote, doit, désormais, nous faire considérer cette idée comme absolument irréalisable. Jamais, au grand jamais, l’aérocycle, machine volante mue par le seul moteur humain, ne sera possible ou, ce qui revient au même, jamais, comme l’a si bien dit Baudry de Saunier, l’Aviation n’entrera dans le domaine des sports athlétiques.


D’après les chiffres donnés plus haut, il est clair que la légèreté du moteur à essence nous met en présence, à l’heure actuelle, d’un excès plutôt que d’un manque de puissance. Mais cette force, cette puissance, c’est-à-dire le travail que produit dans l’unité de temps le moteur qui fait progresser le véhicule, est exactement mesurée, si le mouvement est uniforme et la trajectoire horizontale, par le produit obtenu en multipliant la force de traction par le chemin parcouru dans cette unité de temps, autrement dit, par la vitesse. Dès lors, en raison de l’abondance de la force motrice, la question se pose aujourd’hui, pour les aéroplanes, de gagner sur la capacité de transport ou sur la vitesse, ou sur les deux à la fois, en réduisant au minimum la force de traction. La simple réflexion indique que, pour arriver à cette fin, il faut d’abord réduire autant que possible l’angle d’attaque. Mais cette réduction a l’inconvénient d’affaiblir la composante de soulèvement, ce qui est grave. Il y a donc lieu de rechercher l’angle satisfaisant le mieux à ces conditions contradictoires, l’angle optimum, comme disent les techniciens. Des calculs minutieux, d’un côté, l’observation du vol plané chez les oiseaux, de l’autre, sans qu’on soit arrivé à fixer d’une manière absolue la valeur cherchée, ont montré qu’elle est comprise entre 3 et 8 degrés ; on a opté pour les mêmes limites. Seulement, dans ces conditions, il ressort d’un calcul assez simple que, pour le Wright, par exemple, la force de traction devrait être à peine le tiers de ce qu’elle est en réalité. Comment expliquer cette différence ? Évidemment par la résistance qu’oppose le milieu aérien au mouvement de progression les différentes parties de l’autoplaneur, par le frottement qu’il exerce sans cesse sur elles.

C’est dire, comme nous l’avons déjà fait entrevoir, que, les grandes lignes d’un aéroplane étant définitivement établies, chacune de ses différentes parties doit, ensuite, être étudiée, au point de vue de la forme, avec le soin le plus minutieux ; que, désormais, la puissance de pénétration de ces appareils, c’est-à-dire la réduction au minimum de toutes les résistances nuisibles dues au milieu ambiant (abstraction faite, bien entendu, de la résistance d’où jaillit la sustentation), doit passer au tout premier plan, être la préoccupation constante des ingénieurs. Ainsi la réduction au minimum de l’angle d’attaque doit être poursuivie, non pas seulement pour les raisons exposées tout à l’heure, mais encore parce que le frottement de l’air diminue avec cet angle. De même pour les surfaces incurvées : si leur emploi est particulièrement désirable, ce n’est pas uniquement parce qu’elles favorisent la sustentation, — et même la propulsion, — mais aussi parce qu’elles pénètrent et glissent mieux dans l’air que les surfaces planes, et la plupart des constructeurs, les frères Voisin entre autres, dussent-ils aggraver le poids par le doublement de la toile et l’augmentation de l’encadrement, s’attachent, dès maintenant, à donner à la section des ailes les formes les plus propres à réduire toute résistance. Une section pisciforme, le gros bout à l’avant, semble tout indiquée et, en ce moment même, un jeune officier de la marine italienne, M. Calderara, un des néophytes de la brillante école des Crocco, des Ricaldoni, des Canovetti, etc., ne désespère pas d’arriver bientôt, en travaillant dans ce sens, à réduire peut-être de moitié la force de traction de nos autoplaneurs actuels. Alors, dans le Wright, par exemple, avec la même puissance de 25 chevaux et en réduisant ou les surfaces portantes, ou l’angle d’attaque, ou les deux à la fois, on pourrait accroître notablement la vitesse. On pourrait encore se contenter d’un moteur deux fois moins puissant, donc deux fois plus léger : on gagnerait ainsi en capacité de transport et, par suite, en approvisionnement de combustible. Mais passons... Les mêmes soins, et dans le même sens, sont nécessaires, cela va de soi, dans la construction du corps de l’aéronef. Pour emporter le moteur, l’aviateur, les passagers, etc., un berceau aussi léger que possible (fuselage), pisciforme, recouvert d’une toile faisant fonction de coupe-vent, semble s’imposer, conformément aux principes émis depuis si longtemps par Renard, Chanute, Weyher, etc.

La capacité de transport et la vitesse, ces deux élémens du rayon d’action de n’importe quel véhicule, ne sont pas tout, cependant. Il faut encore que l’appareil soit aisément réalisable, maniable, aussi peu encombrant que possible, et présente, enfin, le maximum de sécurité et de tranquillité pour ses passagers, c’est-à-dire que son équilibre, ou mieux sa stabilité pendant la marche, soit à peu près assuré. Si, par exemple, les 50 mètres carrés de voilure du Wright étaient répartis sur une surface portante unique de 25 mètres sur 2, les difficultés d’exécution seraient telles, l’encombrement si grand, la stabilité si précaire, par suite de l’importance que prendrait le moindre déplacement du système dans un sens ou dans un autre, qu’il n’y a pas lieu de songer un instant à un tel monoplan. On pourrait, il est vrai, recourir à une surface de 10 mètres sur 5, mais on diminuerait par trop le pouvoir portant et la puissance de pénétration. Pour le moment, d’ailleurs, malgré les essais si intéressans de Blériot. d’Esnault-Pelterie et autres courageux aviateurs, les monoplans, bien que doués d’un pouvoir portant considérable, ne sont pas en faveur auprès des techniciens ; ils leur préfèrent (es biplans (monocellulaires) dont on peut dire que le véritable inventeur est Hargrave.

Au lieu d’une surface portante unique de 20 mètres sur 2, par exemple, et, par conséquent, d’une envergure égale à 10 (l’envergure, au point de vue de son importance, pouvant être mesurée par le rapport de la longueur à la profondeur), on utilise aujourd’hui, comme dans le Voisin, l’ensemble formé par deux surfaces portantes, de 10 mètres sur 2 chacune, placées parallèlement l’une au-dessus de l’autre, reliées par des montans rigides, le tout formant une espèce de boîte ou cellule, à l’intérieur de laquelle on loge la nef et le moteur Dans ces conditions, les composantes de soulèvement, sans s’additionner rigoureusement, donnent cependant un pouvoir portant plus que suffisant, l’envergure est diminuée de moitié, — elle atteint alors celle du faucon, oiseau de grand vol, comme on sait, — l’appareil est plus facile à construire, plus solide, plus maniable, moins encombrant, plus stable aussi, évidemment. On conçoit, de plus, que le centre de pression de l’ensemble se trouvant désormais peu éloigné du centre de la cellule, il devient plus aisé d’assurer la stabilité pendant la marche en annulant à très peu près, comme ils le sont chez les oiseaux, les deux couples nuisibles que constituent, d’une part, le poids de l’appareil et la composante de soulèvement, de l’autre la force de traction et la résistance à la translation. Il devient ainsi plus facile d’amener l’appareil à cet état d’équilibre particulier, — état qui est à peu près celui des oiseaux, — grâce auquel il est à la fois plus maniable et plus stable, et où le centre de gravité : 1° avoisine le centre de pression, tout en lui restant inférieur, — disposition qui rend le volateur beaucoup plus sensible à l’action de son gouvernail de profondeur ; — 2° est placé à la hauteur des centres de traction et de résistance. Les mêmes considérations s’appliquent évidemment aux aéroplanes multicellulaires (triplans, tétraplans, etc.), appareils qui n’ont pas encore assez fait leurs preuves pour qu’il y ait lieu de s’en occuper ici.


L’aéroplane construit d’après les principes que nous venons d’exposer, il faut encore pouvoir le faire dévier, rapidement et commodément, soit dans le plan horizontal, soit dans le plan vertical. Pour les changemens de direction proprement dits, aussi bien que pour les virages, le gouvernail classique vertical, placé à l’arrière du volateur, monoplan ou multiplan, est seul capable de rendre le service désiré et, par conséquent, se trouve tout indiqué. Pour les changemens de direction dans le plan vertical, c’est-à-dire la montée ou la descente, l’envolée ou l’atterrissage, étant donné la nature du moteur à essence, que l’on est forcé de régler une fois pour toutes avant le départ, ils doivent, autant que possible, s’effectuer indépendamment de celui-ci : la nécessité s’impose donc d’un autre organe accessoire, un gouvernail horizontal (gouvernail d’altitude, gouvernail de profondeur, élévateur) plus long que large, — conformément à la loi de l’envergure, — monoplan ou multiplan. D’ailleurs, l’envolée et la montée s’effectuant suivant une pente assez douce, le moteur, qui a été réglé pour donner une vitesse un peu supérieure à la vitesse de régime, fournit toujours l’excès de puissance suffisant pour vaincre la résistance de la pesanteur, excès que l’on neutralise, s’il le faut, pendant la marche en palier, en agissant sur le gouvernail comme si l’on voulait descendre. La seule véritable difficulté est dans la place à assigner à cet organe de direction : en général, les aviateurs opinent pour l’arrière : c’est dans cette position qu’il semble le mieux assurer la stabilité longitudinale ; toutefois, dans le Wright et dans le Voisin, on l’a placé à l’avant où il s’est montré, paraît-il, plus efficace. Quant à l’atterrissage, il s’opère comme il suit : on arrête le moteur et, grâce à la vitesse acquise, l’appareil tend à revenir à terre suivant une ligne oblique, dont on modère la pente à l’aide du gouvernail de profondeur. Cette manœuvre, bien exécutée, est sans danger aucun : Wilbur Wright, en arrêtant son moteur à 20 mètres de haut, a pu, en relevant convenablement le gouvernail d’altitude, atterrir doucement après une glissade de 60 mètres environ, ce qui démontre les qualités de bon planeur, au point de vue de l’équilibre, de son volateur, qualités dont personne n’a, d’ailleurs jamais douté. Bien entendu, les sections des gouvernails d’altitude et de direction doivent, elles aussi, être pisciformes ; l’un et l’autre, comme dans les navires, comme dans les dirigeables, doivent être fixés le plus loin possible du centre de gravité de l’appareil, de façon à porter au maximum la longueur du bras de levier sur lequel agit la résistance que l’air leur oppose.

Mais assez de théorie... Nous connaissons, maintenant, les organes essentiels d’un aéroplane : le corps (la nef) ; le cœur (le moteur), cœur malheureusement encore bien faible, trop sujet à cesser de battre, mais que la Science, n’en doutons point, saura rendre de plus en plus robuste ; les nerfs et les muscles (les leviers qui mettent en jeu les gouvernails, l’hélice) ; les ailes (les surfaces portantes, les deux gouvernails) ; la tête ou, mieux, le cerveau (l’aviateur). Il est temps de passer aux faits.

Cependant, deux observations encore :

1° Lorsque l’aéroplane, cessant de progresser suivant son axe, vient à décrire une courbe, une nouvelle force intervient dans son équilibre, la force centrifuge, proportionnelle au carré de la vitesse et inversement proportionnelle au rayon de la courbe décrite, qui tend à le rejeter en dehors de sa nouvelle trajectoire. Tous les véhicules, au moment d’un « virage, » y sont soumis, et ils ne réussissent à tourner que si quelque chose vient s’opposer à cette force. Pour les navires, pour les dirigeables, c’est le frottement de l’eau ou de l’air contre leur énorme surface latérale qui se charge de l’annihiler, ou à peu près ; il n’en saurait être ainsi d’un aéroplane, tel que le Wright, dont la résistance transversale est extrêmement faible : quand il vire, il tend toujours à être chassé hors de la trajectoire qu’il voudrait décrire, à moins qu’on ne trouve le moyen de l’incliner d’un angle tel que sa composante de soulèvement soit dirigée non plus suivant la verticale, mais suivant la résultante du poids de l’appareil et de la force centrifuge. Pour un volateur quelconque, il faut donc, en général, provoquer cette inclinaison, qui doit être d’autant plus grande que l’allure est plus rapide. Mais pour un aéroplane, il n’en est heureusement pas de même, par suite de l’intervention d’un nouvel élément, l’envergure de la voilure. Il est évident, en effet, que dès qu’on fait tourner l’appareil, l’aile extérieure, dirigée vers l’extérieur de la courbe décrite, — nous supposons un monoplan, mais nos raisonnemens s’appliqueraient aussi bien à un biplan, un triplan, etc., — se trouve animée d’une vitesse linéaire supérieure à celle de l’aile intérieure, dirigée vers l’intérieur du tournant ; dès lors, la résistance de l’air agit plus fortement sur l’aile extérieure que sur l’aile intérieure, la composante de soulèvement est plus grande sur la première que sur la seconde et, par suite, l’aéroplane s’incline de lui-même vers le centre de la courbe décrite, en faisant avec l’horizontale un angle qu’il n’y a plus qu’à régler. En même temps, d’ailleurs, la valeur totale de la composante de soulèvement se trouvant diminuée, l’appareil tend à s’abaisser, d’autant moins, cependant, que le virage se fait sur un rayon plus étendu.

2°, Dès que l’autoplaneur, le gouvernail horizontal étant convenablement incliné, prend son essor, l’hélice mord dans l’air et le résultat de sa rotation est le même, que l’air ambiant soit calme, comme nous l’avons supposé jusqu’à présent, ou qu’il soit animé, dans toute son étendue, d’un mouvement horizontal de translation. Il en résulte que, si l’hélice imprime à l’aéroplane une vitesse absolue de 15 mètres à la seconde, par exemple, dans un air calme, c’est encore la même vitesse qu’elle lui imprimera dans le lit du vent, et que tous les grands principes que nous avons exposés restent vrais, ou peu s’en faut, dans une atmosphère en mouvement, si ce mouvement est régulier et horizontal. Il est clair, alors, que si le vent est debout et possède, par exemple, une vitesse de 10 mètres à la seconde, l’appareil ne fera que 5 mètres par rapport au sol, tandis qu’avec un vent arrière de même vitesse, c’est 25 mètres par seconde qu’il ferait. Ainsi, tout se passe pour un volateur comme pour un dirigeable : par rapport au sol, les vitesses s’ajoutent s’il y a vent arrière, se retranchent s’il y a vent debout et, dans ce dernier cas, si la vitesse du vent venait à égaler la vitesse absolue de l’appareil, celui-ci serait incapable de prendre son vol, ou bien, s’il était déjà dans les airs, paraîtrait immobile au spectateur. Cette loi fondamentale, trop souvent ignorée, ne doit jamais être perdue de vue quand on parle de vitesse en matière d’aviation.


II

Ceux de nos lecteurs qui n’ont pas complètement oublié l’article du 15 mars 1901 publié dans la Revue, savent depuis longtemps que tout semble indiquer que le premier volateur ayant réellement quitté le sol, avec son moteur et son pilote, par les seuls moyens du bord, est l’Avion, d’Ader (14 octobre 1897). Mais la disproportion entre le résultat espéré et le résultat obtenu, la somme relativement énorme engloutie dans la construction et les essais de cette machine, détournèrent, à cette époque, notre gouvernement et nos ingénieurs de tout ce qui avait trait à l’aviation. Morte en France, c’est en Amérique qu’elle devait renaître, sous l’énergique impulsion de Chanute qui, protagoniste convaincu des méthodes de Lilienthal, poussa et encouragea les frères Wright dans la voie où ils allaient trouver le succès, la gloire et… l’intelligence généreuse de M. Lazare Weiller.

Leur histoire décèle leur race : travailleuse, froide, méthodique, positive, avec une pointe d’humour et, parfois, une certaine témérité. En 1900, ils construisirent un biplan, différant de tous ceux dont on avait usé jusqu’alors par deux modifications importantes : tout d’abord, ils placèrent le gouvernail d’altitude à l’avant, — nos lecteurs savent pourquoi ; — puis ils eurent l’idée originale, et dont la réalisation ne paraissait pas exempte de tout danger, de coucher l’aviateur à plat dans l’appareil, au lieu de le laisser debout, accroché comme il pouvait et forcé d’atterrir sur ses pieds, ainsi qu’on avait fait jusque-là. En même temps, ils augmentèrent l’épaisseur et le poids du châssis, le pourvurent d’une paire de patins et le disposèrent pour glisser de l’avant sur le sable au moment de l’atterrissage, afin d’obtenir l’arrêt. Comme ces dispositions requéraient des conditions particulières, ils choisirent comme terrain d’expériences les dunes désertiques de Kitty-Hawk, dans la Caroline du Nord, au bord de l’Atlantique, à plus de 1 300 kilomètres de leur domicile habituel, Dayton (Ohio), leur ville natale. Vers la même époque, l’idée leur vint aussi de rendre le gouvernail d’altitude flexible, et de gauchir les ailes. En 1901, ils agrandirent leur biplan avec lequel ils firent des centaines de glissades, dans les conditions atmosphériques les plus variées et avec un tel succès, au point de vue de la stabilité en marche, que le sentiment leur vint qu’ils pouvaient mieux, et plus. La forme des ailes laissait pourtant à désirer : une partie de l’année 1902 fut employée à les perfectionner, et ils y réussirent, comme le démontrèrent les expériences faites à l’automne. Quand ils s’aperçurent, après le voyage que fit Chanute en France dans l’intention de faire connaître leurs travaux, qu’un petit groupe d’hommes, les frères Voisin, le capitaine Ferber, etc., dont E. Archdeacon était l’âme, commençaient, à la suite d’un certain nombre d’essais plus ou moins heureux, à ramener la faveur publique vers les « plus lourds que l’air, » ils se décidèrent à doter leur machine d’un moteur à essence, qu’ils construisirent eux-mêmes dans le courant de 1903. Le 17 décembre de cette même année, ils réussirent, par un vent debout de 9 mètres à la seconde, toujours à Kitty-Hawk, quatre vols dont le plus long fut de 59 secondes et de 259 mètres mesurés sur le sol. Ils reprirent leurs expériences l’année suivante (1904), près de Dayton, au-dessus d’une prairie marécageuse et entourée d’arbres, avec un nouveau moteur. Dès le 14 octobre, ils savaient virer dans le vent, c’est-à-dire manœuvrer dans le lit du vent de façon à y décrire une courbe dont la projection sur le sol correspondait à la trajectoire à parcourir ; à tour de rôle, ils firent, ce jour-là, trois envolées circulaires, dont la plus considérable fut de 1 500 mètres environ, atterrissant chaque fois avec une entière sécurité. Les six longs vols dont on s’est tellement obstiné, en France, à nier la réalité, eurent lieu en septembre et octobre 1905, et ne prirent fin, chaque fois, que par suite d’une avarie de moteur ou d’un manque d’essence. Le dernier fut le plus important : Wilbur, en un peu plus de trente-huit minutes, parcourut environ 39 kilomètres. L’année 1905 datera donc dans l’histoire de la science : pour la première fois, enfin, l’homme ne se sentait plus humilié par le dernier des hochequeues.

Mais il s’agissait de tirer parti de tous ces travaux. Assurés d’avoir trouvé la machine volante si longtemps cherchée, les Wright jugèrent prudent de cesser des expériences qui commençaient à exciter par trop la curiosité de leurs compatriotes : une trop grande publicité eût pu devenir dangereuse pour leurs intérêts financiers. On sait le reste : leurs démarches auprès des divers gouvernemens, les refus qu’ils éprouvèrent et, enfin, leur campagne triomphale de l’été et de l’automne derniers, suivie de l’achat de leur appareil pour 500 000 francs par le syndicat français, présidé par M. Lazare Weiller.

Cependant, en France, les essais de vol plané sans moteur continuaient, et peut-être continueraient-ils encore, si Santos-Dumont, intervenant avec sa fougue et, sa crânerie ordinaires, n’avait un beau jour mis fin aux glissades en essayant de s’élever en l’air brusquement, sans apprêts, pour ainsi dire, avec un biplan de sa construction. Un premier bond, de 60 mètres, lui fit gagner, le 23 octobre 1906, la coupe E. Archdeacon ; une véritable envolée de 220 mètres, exécutée le 12 novembre suivant, trois ans, comme on le voit, après le premier vol des Wright, lui rapportait le prix de l’Aéro-Club de France. L’élan était donné aux aviateurs français, et G. Voisin se décidait à mettre en chantier le modèle d’aéroplane qui porte son nom et que devaient illustrer, dix-huit mois plus tard, en 1908, H. Farman et L. Delagrange.

Revenons aux Wright ou, plutôt, à leur appareil.

Ce biplan, entièrement construit en spruce (sapin américain très résistant et très léger), sauf la partie mécanique et la voilure, qui est en toile, pèse 380 kilogrammes sans son pilote, et a 10 mètres de longueur ; il est monté, nous avons dit pourquoi, sur des patins reliés au corps de l’appareil par des tiges de bois entre toisées. Ces patins se relèvent à l’avant pour soutenir, à 4 mètres de distance des surfaces portantes et à une hauteur qui ne gêne ni le pilote, ni l’atterrissage, le gouvernail d’altitude, d’une superficie totale de près de 8m, 50, biplan aussi, mais non rigide. Par un jeu de leviers, de tiges et de biellettes, les surfaces de cet organe, concaves quand on le relève lors de l’envolée ou d’une montée, deviennent planes, en effet, lorsqu’on l’abaisse au moment d’une descente, de l’atterrissage, ou pendant la marche en palier, pour combattre l’excès de vitesse du moteur. Le gouvernail de direction, biplan et rigide, couvrant à peu près 1m, 80, porté par des longerons fixés au corps de l’appareil, est à l’arrière, à 2m, 50 des surfaces portantes. Ces surfaces, qui ont 12m, 50 de largeur sur 2 mètres de profondeur, ce qui donne une superficie totale de 50 mètres carrés, sont reliées l’une à l’autre par des montans verticaux de 1m, 80. Rigides à l’avant, souples à l’arrière, ce qui leur permet de se mouler, pour ainsi dire, dans le vent, comme les voiles d’un navire, à première vue, elles sont rectangulaires ; mais chacune d’elles affecte, en réalité, à peu de chose près, la forme d’un D très allongé, en ce sens que les coins arrière ont été rognés sur une certaine longueur pour faire place à une courbe régulière, ce qui a évidemment pour but de faciliter la fuite des filets d’air divergens dont il a été question plus haut, — cette forme a d’ailleurs été donnée à presque toutes les surfaces que l’on rencontre dans l’appareil. — Quant à leur angle d’attaque, c’est-à-dire l’angle que fait avec l’horizon la corde de la courbe parabolique que dessine leur section transversale, il est de 4 à 7 degrés environ.

Le moteur, à essence, d’une endurance très convenable, a 4 cylindres (c’est probablement assez) ; sa force est de 25 à 30 chevaux environ, et son poids atteint 90 kg. en ordre de marche, c’est-à-dire avec tous ses accessoires, sauf, bien entendu, la provision d’essence. Fonctionnant à 15 ou 1 600 tours par minute, il ne diffère pas sensiblement d’aspect et de dimensions d’un moteur d’automobile ordinaire de même puissance. Afin de l’alléger, il n’y a pas de carburateur, l’essence étant refoulée dans chaque cylindre par un ajutage, au moyen d’une pompe. Il est placé à droite, entre les surfaces portantes, naturellement, la place de gauche étant réservée à l’aviateur dont le siège est disposé de manière qu’il fasse équilibre, une fois en place, au poids du moteur. Si l’on prend un passager, — l’appareil a été construit pour enlever deux personnes, — on l’assied au centre de gravité du système.

Deux hélices jumelles en bois, de 2m, 80 de diamètre, faisant 450 tours environ à la minute, tournant en sens inverse par suite du croisement de l’une des chaînes qui leur transmettent la force motrice, et placées à l’arrière, à gauche et à droite de l’axe du corps de l’aéroplane, constituent le propulseur. Ces hélices, dont le rendement atteindrait 70 pour 100, présentent par leur situation, leur nombre et leur mode de rotation des avantages qui peuvent se résumer ainsi : 1° l’air qui arrive sur elles est canalisé en partie par son passage entre les surfaces portantes, de sorte qu’elles le mordent mieux ; 2° le recul, auquel une hélice donne toujours lieu, est moins sensible, paraît-il, que si elles étaient à l’avant ; 3° elles s’appuient sur une masse d’air plus considérable qu’une seule hélice, qui imprimerait la même vitesse à l’ensemble ; 4° elles neutralisent l’une par l’autre le mouvement de virage et, par suite, de renversement, que chacune d’elles tend à créer, de sorte qu’en définitive elles semblent assurer, mieux qu’une hélice unique, la stabilité transversale. Quant à la lenteur relative de leur rotation, rien ne prouve encore, d’une façon irréfutable, que des hélices tournant lentement et de diamètre plutôt grand, ne sont pas plus efficaces que des hélices animées d’une très grande vitesse : ces dernières, malgré leur moindre diamètre, sont, en tout cas, plus fragiles, surtout quand elles sont en bois. Toutefois, depuis la catastrophe de Fort-Myers, près Washington, le 17 septembre 1908, où l’arrêt accidentel d’un des propulseurs a fait chavirer l’aéroplane d’Orville Wright et occasionné la mort de son compagnon, le lieutenant Selfridge, on peut se demander s’il ne serait pas plus prudent de les placer l’une derrière l’autre, sur le même axe, ou de se contenter d’une seule hélice, comme dans les Voisin. Il est vrai que, depuis peu, W. Wright a imaginé un dispositif spécial, une chaîne horizontale circulant sur les pignons des deux hélices, qui, dans le cas où l’une des chaînes mentionnées tout à l’heure viendrait à se briser, actionnerait l’hélice privée subitement de sa force de rotation habituelle. L’emploi de deux hélices jumelles n’en comporte pas moins une transmission compliquée qui ne peut se faire sans une perte assez considérable de force motrice, ce qui n’a pas lieu avec un propulseur unique, qui peut se placer dans le prolongement de l’arbre de couche. Cependant, l’hélice unique a le défaut, surtout aux grandes vitesses, d’opposer une résistance considérable aux changemens de direction ; à ce point de vue, le système des hélices jumelles semble présenter beaucoup plus de souplesse. Il y a là, évidemment, une question que l’avenir seul tranchera.

Arrivons maintenant au gauchissement des ailes. Dans le Wright elles ont un certain jeu qui permet au pilote, au moment d’un changement de direction, d’abaisser les coins postérieurs des ailes intérieures en même temps qu’il relève ceux des ailes extérieures, de façon à augmenter la composante de soulèvement pour les premières, et à la diminuer pour les secondes, manœuvre qui atténue l’inclinaison, et empêche que dans un virage l’aéroplane ne glisse vers l’intérieur de la courbe décrite. A cet effet, seuls forment un système rigide, dans le rang arrière des montans de bois qui réunissent les cadres des deux surfaces, ceux qui avoisinent l’axe de l’appareil ; les autres sont articulés avec les ailes, de sorte que l’ensemble des quatre coins postérieurs constitue une armature dont les changemens de forme sont déterminés et réglés par un système de câbles raccordés au levier qui actionne le gouvernail de direction. Cette disposition est de toute nécessité, si l’on veut que la pression de l’air sur cet organe puisse mathématiquement enrayer le mouvement de conversion que tend à prendre l’aéroplane sous l’influence de la déformation hélicoïdale imprimée à ses ailes. Mais on ne saurait méconnaître que, dans ces conditions, le maintien de l’équilibre ne dépende beaucoup plus de l’habileté du pilote que de l’appareil en soi. Il en serait de même, d’ailleurs, si, comme dans l’aéroplane Curtiss, qui a gagné, le 4 juillet 1908, la Coupe américaine, on remplaçait le gauchissement par la manœuvre de deux ailerons pivotant autour des bords latéraux des surfaces portantes supérieures.

En France, nos aviateurs agissent tout autrement : ils partent de ce principe, intangible à leurs yeux, qu’une machine volante, quelle qu’elle soit, n’a aucune espèce de valeur, théoriquement et surtout pratiquement, si elle n’est pas établie dans des conditions telles que, sans danger, toute personne ayant de la volonté et du coup d’œil soit en mesure, en peu de jours, de se lancer et de se diriger dans l’espace. Logiquement donc, ils ne veulent point d’un système où la moindre fausse manœuvre peut entraîner une catastrophe, car la « vessie de Charles » n’est plus là, font-ils remarquer, pour réparer les maladresses de l’aéronaute. C’est un équilibre indépendant du pilote, automatique, en un mot, qui constitue le but suprême de leurs recherches, équilibre assurant également la stabilité longitudinale et la stabilité transversale, de manière que, dans aucun cas, l’appareil ne puisse ni tanguer, ni rouler.

En ce qui concerne l’équilibre transversal, le plus important sans aucun doute, étant donné les conséquences d’un chavirement du volateur, multiples sont les moyens qui ont été proposés. Ceux de nos lecteurs que la question peut intéresser les trouveront résumés dans le savant ouvrage de]M. J. Armengaud, le Problème de l’aviation. Signalons, cependant, au passage, l’emploi, préconisé par MM. Santos-Dumont, le capitaine Ferber, Zens, etc., d’ailes en forme de V très obtus : c’est la disposition de celles de la buse quand elle plane, mais il importe de remarquer que cet oiseau ne sort point par les très grands vents. D’ailleurs, les Wright affirment qu’elle ne peut être de quelque utilité qu’en temps calme et qu’elle a, en tout cas, le grave défaut de faire osciller indéfiniment le volateur, ce qui n’est pas précisément l’idéal rêvé. Ils préfèrent de beaucoup le A ou, pour être plus exact, la forme concave que donnent les mouettes à leurs ailes, dans le sens transversal, pour lutter contre la tempête, et c’est en raison de cette préférence qu’ils ont arqué dans ce sens les bords latéraux de leurs plans sustentateurs, ce qui présente encore l’avantage d’emprisonner, mieux les filets d’air porteurs dont il a déjà été question ; si l’on ajoute à cette première précaution l’influence d’une sorte de biplan. vertical fixe, installé entre les deux plans du gouvernail horizontal, dont le but est de venir en aide au gouvernail vertical pour l’amortissement du mouvement de conversion que produit le gauchissement, on voit qu’une certaine dose d’automatisme dans l’équilibre de leur appareil, dose qu’ils augmentent, parfois, en plaçant un ou deux grands plans verticaux entre les ailes, a été reconnue indispensable par les Wright eux-mêmes. Mais G. Voisin, dans ses aéroplanes, ne s’est pas contenté de si peu, voulant, avant tout, rendre absolument inutile la manœuvre du gauchissement. Laissant les ailes faire tranquillement leur office, il a eu recours à un système d’empennage vertical (comme disent les techniciens) aussi simple qu’efficace : prenant modèle sur les cerfs-volans de Hargrave, il a fermé latéralement son biplan par des pans d’étoffe verticaux tendus, et l’expérience lui a montré que, dans ces conditions, le frottement de l’air sur les flancs de l’appareil devient si intense que la force centrifuge s’en trouve presque annulée, l’inclinaison très atténuée et, par conséquent, les virages facilités.

Ce résultat n’a, d’ailleurs, rien de très extraordinaire. Il ne faut pas s’exagérer, en effet, l’inclinaison des ailes dans un mouvement tournant : si, pour fixer les idées, nous supposons que leur envergure soit de 10 mètres (c’est celle d’un Voisin), et que le virage s’effectue sur un rayon de 100 mètres, il est facile de calculer que la diminution de force portante, d’une extrémité à l’autre des surfaces, n’est, quelle que soit la vitesse, que de 19 p. 100, c’est-à-dire peu de chose. Il est vrai que pour une courbe de petit rayon, 50 mètres, par exemple, elle atteint 37 pour 100 ; mais alors le virage est court, et la résistance qu’oppose le biplan par sa masse à tout changement dans son allure, son inertie, si l’on préfère, tend à enrayer toute rupture d’équilibre.

Quant à la stabilité longitudinale, que les Wright obtiennent par une manœuvre constante de leur gouvernail d’altitude, afin de l’assurer, ou, si l’on préfère, d’empêcher tout mouvement de tangage ou, du moins, de l’amortir sensiblement, G. Voisin n’hésite pas à donner à ses autoplaneurs, comme à de simples véhicules terrestres, de l’empattement, c’est-à-dire à leur faire prendre appui, dans l’espace, et dans le sens de leur progression, sur deux points extrêmes aussi éloignés que possible l’un de l’autre, disposition que les Wright ont rejetée, il est vrai, mais que les savans calculs du capitaine Ferber semblent indiquer comme indispensable. À cet effet, M. G. Voisin a joint à son biplan une cellule-arrière ou queue, parallèle à la grande, fermée aussi latéralement, et à l’intérieur de laquelle est logé le gouvernail de direction. On augmente ainsi, sans aucun doute, le poids de l’appareil et sa résistance à l’avancement, on le rend moins maniable ; mais, enfin, presque tous les grands oiseaux planeurs présentent de l’empattement, et la preuve qu’il favorise autant peut-être la stabilité transversale que la stabilité longitudinale, c’est que les oiseaux tels que le canard, l’oie, etc., qui ont la queue très peu développée, partent toujours droit devant eux, et ne se décident que difficilement à tourner. D’ailleurs, la lutte victorieuse que Farman a soutenue, au camp de Châlons, le 24 novembre 1908, contre des vents dont la vitesse variait de 6 à 14 mètres à la seconde, peut être regardée comme une preuve convaincante de l’utilité de la queue dans les autoplaneurs.

Si nous prenons maintenant, comme type à décrire, le biplan Voisin, avec lequel M. H. Farman vient d’opérer à Châlons, — biplan qu’il se propose, dit-on, de transformer en triplan, conservant ainsi la même étendue de surfaces portantes, tout en séduisant, l’encombrement, — nous verrons qu’il se compose, essentiellement, d’une cellule rectangulaire de 10 mètres d’envergure sur 2 mètres de profondeur, couvrant par conséquent 40 mètres carrés environ, et dont la hauteur est de 1m, 50. Des longerons en frêne (comme toute la charpente, d’ailleurs). entretoisés par des fils d’acier, la relient à une autre cellule, la queue, de 4 mètres d’envergure sur 2 mètres de profondeur, et de même hauteur que la précédente, ce qui fait, au total, 56 mètres de surfaces portantes, gouvernail d’altitude non compris. Ce gouvernail, monoplan, porté à l’avant par des longerons de bois à une distance de 1m, 50, mesure 5 mètres de large sur 1 mètre de profondeur. Le pilote est placé, avec le moteur, dans un fuselage en frêne, léger et rigide, d’une longueur de 3m, 50, recouvert, à l’avant, d’une toile faisant fonction de coupe-vent ; à sa portée se trouve un volant double qui actionne le gouvernail vertical au moyen de câbles, et le gouvernail horizontal par une tige. Le moteur, de 50 chevaux, à 8 cylindres (ce qui est trop), dont le poids total est de 200 kg., accessoires compris, actionne une hélice en acier et aluminium, de 2m, 30 de diamètre, placée à l’arrière, et tournant à plus de 1 100 tours par minute. Le poids total de l’appareil, en ordre de marche, non compris l’aviateur, est considérable, 550 kg. environ (nous en verrons plus loin la raison). Au risque de l’alourdir encore, on a placé, à l’intérieur de la grande cellule, deux cloisons verticales qui la divisent en trois compartimens : l’air est ainsi mieux canalisé, la stabilité transversale plus assurée, la puissance de pénétration et la stabilité de route sensiblement accrues.

En résumé, alors que les frères américains ont réalisé un volateur instable, mais ramassé, maniable, avec lequel on peut arriver à décrire les courbes les plus hardies, M. G. Voisin et, avec lui, les aviateurs français se sont tout d’abord posé, en attaquant de front la question de l’équilibre automatique, comme le leur a dit W. Wright, un problème beaucoup plus ardu. Ont-ils eu tort ? Oui ! si l’on ne tient compte que du résultat immédiat, car, pour l’instant, l’appareil américain détient tous les records : record de la distance et de la durée (vol de 99 kilomètres en une heure 54 minutes) ; record du vol à deux (vol de 65 kilomètres en une heure 10 minutes environ) ; record de la hauteur (vol à plus de 100 mètres). Non ! si l’on considère que ces remarquables « performances, » auprès desquelles les 40 kilomètres courus en 44 minutes par M. H. Farman, au camp de Châlons, le 2 octobre 1908, semblent bien peu de chose, sont dues surtout à l’endurance du moteur Wright et, ensuite, aux trois ans d’avance qu’ont, à tous les points de vue, les deux aviateurs américains sur nos compatriotes qui, de plus, il faut avoir le courage de le dire, n’ont à leur disposition jusqu’à présent que des moteurs détestables. Avouons, tout de même, qu’il serait un peu osé de vouloir nier que l’appareil américain soit un véhicule plutôt dangereux ; capable, certes, de rendre à la guerre de réels services, propre aussi à faire la joie de certains sportsmen aventureux, mais qu’enfin, comme appareil de transport aérien, il est au Voisin ce que la motocyclette est à l’automobile. Tel quel, il constitue, certes, une solution élégante, géniale même, nous sommes prêts à l’accorder, du problème de la Locomotion aérienne ; il n’en procure point la solution générale, seule susceptible d’un avenir industriel sérieux. Avec lui, l’aviateur est un homme-oiseau, ce n’est pas un homme-volant dont le seul rôle doit être d’assurer la direction verticale ou horizontale, le moteur étant laissé, s’il le faut, aux soins d’un mécanicien.

Et puis, le Wright a été construit, nous l’avons vu plus haut, pour atterrir dans les prairies marécageuses des environs de Dayton, ou sur les sables de Kitty-Hawk et du camp d’Auvours ; on ne se le figure guère se posant sans heurt dommageable sur un terrain dur ou rocailleux. Pour mener à bien pareil exploit, il lui faudrait des roues pneumatiques, un châssis robuste, des ressorts dans sa suspension, toutes additions qui modifieraient profondément sa construction, lui feraient perdre cette légèreté qui est une de ses qualités les plus précieuses et, enfin, diminueraient sa puissance de pénétration. Il ressemblerait alors à un Voisin, et s’alourdirait, comme lui, probablement, de 70 kilogr., en s’adjoignant un châssis en tubes d’acier, monté sur quatre roues folles. Il ne pourrait plus enlever que son pilote, mais il lui deviendrait possible d’atterrir en tous lieux et l’envolée, aussi, lui serait plus facile : il lui suffirait, tout comme à un Voisin, d’un terrain aplani. Puis, au moment du départ, au lieu de se faire poser, pour acquérir la mobilité nécessaire, sur un petit chariot muni de deux roulettes en « tandem » dans lesquelles s’encastre un rail de bois de 30 à 35 mètres de long, il n’aurait besoin, pour prendre son vol, que de recourir à ses hélices : il serait autonome. Il est juste de reconnaître, pourtant, que si partout où il va, le Wright est forcé de traîner avec lui ce rail (ne parlons pas de la catapulte, reconnue enfin inutile, dont on s’est servi si longtemps pour le lancer), ce dernier présente aussi l’immense avantage de pouvoir se poser sur à peu près n’importe quel terrain, tandis qu’on ne trouve pas facilement partout un sol parfaitement plan.

Qui, en définitive, l’emportera du rail ou des roues ? c’est ce qu’il serait peu prudent, à l’heure actuelle, de vouloir décider. Certes, nous regardons comme désirable, à tous égards, l’autonomie de tout volateur, quel qu’il soit, et nous penchons nettement vers le système français. Mais nous sommes prêts à admettre l’opinion contraire, à tenir, en fin de compte, la question de l’aéroplane autonome pour secondaire, la Navigation aérienne, par sa nature même, pouvant rendre obligatoire, comme la navigation maritime, des points d’embarquement et de débarquement spéciaux. Nous serions, plutôt, avec Chanute, Edison, G. Voisin, etc., intransigeans sur l’automatisme de l’équilibre. N’insistons pas... Après tout, sans cacher nos préférences, nous avons placé sous les yeux de nos lecteurs les pièces principales du procès pendant entre les deux écoles : l’école américaine, personnifiée par les frères Wright, l’école française, représentée par M. G. Voisin. A eux de prendre parti ! A nos aviateurs, s’ils se croient dépassés, de prendre bientôt une éclatante revanche, en nous apportant la solution définitive si impatiemment attendue, et en sachant l’imposer !

En attendant, à titre documentaire, nous croyons devoir, de toute manière, résumer ici l’histoire des progrès de l’Aviation dans ces dernières années, en rappelant les vols principaux accomplis par les champions des deux écoles, l’américaine et la française :


École américaine : Vols planés, avec biplan, sans moteur, dont le plus long dura 26 secondes, sur une distance de 200 mètres (1902). — Vol contre vent debout de 10 mètres, avec biplan, mais actionné par un moteur, de 59 secondes, sur une distance d’environ 200 mètres (17 déc. 1903). — Premier cercle complet (20 sept. 1904). — Vol de 39 kilomètres en 38 minutes (5 oct. 1905). — Vol d’Orville Wright, de 61 kilomètres environ, à Fort-Myers, près Washington, en 1 heure 3 minutes 15 secondes (9 sept. 1908) — Le même jour, au même endroit, vol d’Orville Wright, de 6 minutes, d’une longueur d’environ 8 000 mètres, avec un passager (9 sept. 1908). — Vol d’Orville Wright d’environ 70 kilomètres, en 1 heure 15 minutes 20 secondes (12 sept. 1908). — Vol de 1 heure 36 minutes 25 secondes ; de 90 kilomètres environ, par W. Wright (21 sept. 1908), au camp d’Auvours. — Vol de 65 kilomètres en 1 heure 9 minutes 45 secondes, avec un passager (10 oct. 1908), — Vol à 60 mètres de hauteur (14 nov. 1908). — Vol de 99 kilomètres en 1 heure 54 minutes (18 déc. 1908). — Vol à plus de 100 mètres de hauteur (18 déc. 1908).

École française : Bond d’environ 60 mètres par Santos-Dumont, qui le rend détenteur de la coupe E. Archdeacon (23 oct. 1906 . — Envolée de 220 mètres, en 21 secondes, de Santos-Dumont, qui lui fait gagner le prix de l’Aéro-Club de France (12 nov. 1906). — Circuit fermé de 1 000 mètres, exécuté par H. Farman, ce qui lui rapporte le grand prix Deutsch-Archdeacon (13 janv. 1908), — H. Farman et Delagrange, montés sur le même appareil, exécutent un parcours aérien, avec boucles, d’environ 4 kilomètres (22 mars 1908). — Vol de Delagrange, de 14 kilomètres environ en 15 minutes 30 secondes, à Rome (30 mai 1908).— Vol de 19kil, 700, en 20 minutes 19 secondes, de H. Farman, qui gagne le prix J. Armengaud (6 juillet 1908). — Vol de 40 kilomètres, en 44 minutes de H. Farman, au camp de Châlons (19 sept. 1908). — Voyage du camp de Châlons à Reims, à la vitesse de 75 kilomètres à l’heure, par Farman (30 oct. 1908).


III

M. Lazare Weiller, frappé de l’intérêt avec lequel les gouvernemens étrangers ont suivi les expériences du camp d’Auvours, voit déjà, en dépit des Conférences de La Haye, nos armées terrorisées, nos escadres surprises par les aéroplanes de l’ennemi. Il regrette, dit-il, de n’avoir pu se rendre acquéreur des brevets étrangers. Qu’il nous soit permis de lui faire observer qu’étant en possession, les premiers, du brevet Wright, qu’ayant à notre disposition les Voisin, il ne tient qu’à nous de ne pas nous laisser devancer et d’opposer volateurs à volateurs. Et puis M. Weiller s’exagère un peu, il nous semble, l’importance des machines volantes actuelles : les services que peuvent rendre à une armée en campagne des Wright, dont la capacité de transport, malgré leur légèreté, est assez faible, dont la vitesse ne dépasse pas 15 mètres par seconde, qui ne peuvent s’élever que très lentement et sont incapables de lutter contre un vent debout de plus de 6 à 7 mètres, tant ils craignent la moindre rafale (comme le prouvent et les expériences du Mans et même les termes du contrat passé entre le syndicat français et les frères américains), précieux sans doute, ne peuvent être que très limités. Ils devront se borner à évoluer en arrière du front, pour porter des renseignemens ou des ordres ; mais, cela, ils ne pourront le faire qu’un jour sur six environ, car un jour sur six seulement le vent ne dépasse pas, dans la région parisienne, pourtant favorisée, la vitesse de 6 à 7 mètres. Quant à se risquer sur le champ de bataille, avec cette faible vitesse, il n’y faut point songer, alors surtout que l’état actuel des moteurs ne permet guère de s’élever à plus d’une centaine de mitres. C’est dire qu’aujourd’hui ni les Wright, ni les Voisin ne peuvent faire une concurrence sérieuse aux dirigeables, comme la République, qui peuvent s’élever facilement à des hauteurs où nul projectile ne saurait les atteindre, qui ont à peu près la même vitesse, une capacité de transport beaucoup plus considérable, qui constituent enfin des postes d’observation de premier ordre, mais qui, malheureusement, nous l’avons déjà dit et nous le répétons, coûtent vingt fois plus cher.

En réalité, pour qu’un aéroplane puisse servir d’éclaireur, il lui faut non seulement une certaine capacité de transport, mais surtout de la vitesse, d’abord, pour avoir quelques chances d’échapper à l’ennemi, ensuite pour être à même de sortir tous les jours et par tous les temps à peu près ; or, si l’on consulte la courbe qui donne la fréquence et la vitesse des vents en France dans l’année, on voit que pour obtenir ce résultat il faudrait le doter d’une vitesse propre d’environ 50 mètres (180 kilomètres à l’heure). Les vents supérieurs à 25 mètres ne soufflant guère qu’un jour sur douze, on pourrait donc, avec cette vitesse, obtenir, onze jours sur douze, vent debout, un minimum de 25 mètres à la seconde, soit 90 kilomètres à l’heure, c’est-à-dire qu’en définitive, on serait en possession d’un automobile qui n’irait pas beaucoup plus vite que ses confrères terrestres, mais aurait sur eux l’immense avantage de pouvoir se rendre, par la voie la plus directe, d’un point à un autre, malgré tous les obstacles. La chose est-elle possible aujourd’hui ? Non, sans doute. Le sera-t-elle demain ? Oui, nous le pensons, et nous ne sommes pas seuls de cet avis.

Calculons, en effet, faire des surfaces portantes d’un aéroplane du type Wright, par exemple, pesant 1 000 kg., et possédant cette vitesse de 50 mètres : nous trouverons en raison de cette vitesse, un chiffre assez faible : 5m, 7 environ, soit deux plans sustentateurs ayant à peu près 2m, 90 d’envergure sur 1 mètre de profondeur, dimensions assez réduites, observons-le en passant, pour enlever toute raison d’être au gauchissement. En admettant que le rapport de la force de traction au poids de l’appareil reste le même, c’est-à-dire un cinquième environ, nous trouvons que cette force sera de 200 kg. Si nous tenons compte du rendement des hélices et des pertes dues à la transmission, et si nous évaluons ces pertes à 35 p. 100 (nous supposons exact le chiffre donné par Wright pour le rendement de ses hélices), il faudra que la puissance du moteur employé soit de 200 chevaux environ : à 1kg, 5 par cheval, cela nous donnera 300 kg. Si le poids de l’aéroplane, moteur non compris, est de 450 kg. (car il faut prévoir, pour ces vitesses énormes, si on le veut robuste, une augmentation de poids considérable), il restera 250 kg. disponibles. Avec un pilote pesant 70 kg. environ, 180 kg. pourront être affectés à la provision d’essence ; or on peut admettre que le maximum d’essence dépensé en une heure sera voisin de 90 kg. L’aéroplane pourra donc marcher pendant deux heures au moins, temps suffisant pour une reconnaissance, puisque, en général, il pourra faire du 90 à l’heure, et que, s’il a vent debout en allant, il aura vent arrière au retour, et réciproquement. Mais le problème comporte une autre solution : supposons, en effet, que l’on arrive, d’ici peu, à réduire de moitié, c’est-à-dire à 1/10e, le rapport de la force de traction au poids de l’autoplaneur. Du coup, la puissance nécessaire pour mettre en marche l’appareil tombe à 100 chevaux, force qu’un moteur tel que celui du Wright peut dès à présent fournir, avec un poids de 350 kg. au plus. L’appareil pesant 450 kg., il restera 200 kg. disponibles ; mais 90 kg. d’essence suffiront alors pour marcher pendant deux heures, d’où, si l’aviateur pèse 70 kg., comme nous l’avons supposé tout à l’heure, un gain de 40 kg. dont on pourra disposer soit pour allonger le parcours, soit pour toute autre fin. Il est vrai que des surfaces portantes réduisant à 1/10e la force de traction n’existent pas encore, pas plus qu’il n’existe de moteurs donnant le cheval à 1kg, 5, accessoires compris. Mais en cherchant à diminuer, d’une part cette force, d’autre part, le poids du cheval, on doit arriver avant peu, fatalement, au résultat poursuivi. N’atteindrait-on, d’ailleurs, que 40 mètres de vitesse, soit 144 kilomètres à l’heure, que cette solution ne serait pas à dédaigner, toujours au point de vue militaire. Que si l’on objectait que nos calculs sont peut-être un peu aventurés, nous n’y contredirions pas, nous contentant de faire observer qu’ils ont au moins le mérite d’indiquer dans quelle voie devrait s’orienter une usine d’aéroplanes qui ne serait pas un établissement d’essais, mais se consacrerait, par exemple, à la construction de biplans d’un type donné, créant ainsi une nouvelle branche d’Industrie.

Toutefois, de même que la puissance de pénétration des différentes parties d’un autoplaneur importe plus que leur légèreté de même la sûreté de marche d’un moteur, car si elle est nécessaire pour garantir une durée suffisante au voyage, elle l’est encore pour permettre au pilote de naviguer à une altitude convenable.

Jusqu’à présent, en effet, les aviateurs n’ont pas quitté le voisinage du sol dont les nombreuses aspérités troublent l’air environnant et y créent une infinité de remous, qui se font parfois sentir jusqu’à d’assez grandes hauteurs, de même que les saillies rocheuses du lit d’un torrent y suscitent des bouillonnemens et des tourbillons. Ils se trouvent, dans ces conditions, exposés à des dangers qu’ils éviteraient en manœuvrant à une hauteur assez grande, et se mettent ainsi, comme le leur a fait remarquer maintes fois le commandant Renard, dans la situation d’un marin qui ne s’éloignerait pas des parages d’Ouessant ou de la pointe du Raz. À 3 ou 400 mètres du sol, il en serait tout autrement ; puis, qu’un défaut momentané de stabilité survienne, ils auraient le temps de conjurer toute catastrophe, en manœuvrant les gouvernails ; mais en cas de descente forcée, peut-on prévoir où la glissade qui en résultera permettra d’atterrir ? Plus que jamais donc l’endurance du moteur s’impose. Quelques aviateurs, que les pannes des moteurs à essence découragent, parlent de revenir au moteur à vapeur (vapeur surchauffée, bien entendu) à turbines, d’une marche plus sûre et plus souple. Mais on ne voit pas pourquoi le moteur à essence, brutal, mais aussi plus léger, devrait, en fin de compte, être écarté : il nous semble qu’on aurait toutes les garanties désirables en installant à bord, comme sur les dirigeables, plusieurs moteurs au lieu d’un ; puis, en diminuant le nombre des cylindres, en doublant l’allumage et, enfin, en distillant l’essence avec assez de soin pour en faire un composé bien défini, dont la puissance d’explosion serait toujours la même. Ajouterons-nous qu’il serait indispensable, aussi, de rendre le moteur silencieux, si, à la guerre, on voulait employer l’aéroplane à des reconnaissances nocturnes ?

Quoi qu’il en soit, le moteur ainsi guéri de sa faiblesse de cœur, il faudrait songer encore à l’amélioration de ses « poumons ; » il est, en effet, plus que la vulgaire machine à vapeur, sujet au mal des montagnes : à partir de 2 000 mètres, l’expérience montre (et le fait s’explique aisément) que l’oxygène manque à l’essence, que la respiration du moteur se ralentit et tend à s’arrêter, de sorte qu’à l’heure actuelle il serait à peu près impossible à un aéroplane, à un dirigeable, de franchir les Pyrénées ou les Alpes. Comment, sans un accroissement de poids considérable, remédier à cette infirmité qui menace d’interdire à jamais à nos aviateurs la « navigation hauturière, » la seule pour laquelle les tempêtes n’existent pas, ou ne peuvent les affecter, nous ne nous en chargerons pas ; il nous suffit de l’avoir signalée, et nous terminerions peut-être ici cette étude si quelques personnes, que l’Aviation intéresse, ne nous avaient demandé ce que sera, suivant nous, l’aéroplane ou plutôt le volateur des temps futurs. Leur donner satisfaction ne nous tente guère, car c’est bien osé. Osons tout de même ! les faits devraient-ils démontrer la vanité de nos conceptions.

Et d’abord, figurons-nous bien que dans vingt-cinq, dans cinquante ans, au centre de Paris, les gens affairés iront toujours à pied ; qu’il y aura toujours des véhicules terrestres et maritimes de toute sorte, mus par les moteurs les plus divers ; que les transports en grand se feront toujours par paquebots-monstres ou par voies ferrées : que notre aéroplane, notre volateur, coexistant avec des hélicoptères, des ornithoptères, des dirigeables, et même des ballons libres (pour les personnes désireuses d’aller rêver dans les nuages, ou pour les savans curieux d’arracher à l’atmosphère ses derniers secrets), ne fera qu’ajouter à tous les autres un nouveau mode de locomotion, probablement plus rapide. Sa vitesse propre, en effet, sera voisine de 360 kilomètres à l’heure, ce qui lui permettra d’en faire plus de 200 dans les pires conditions atmosphériques, aucune rafale, aucun tourbillon ne pouvant influencer sérieusement la marche et la stabilité d’une pareille masse, pesant peut-être plus de 100 tonnes, à l’intérieur de laquelle se trouveront de 50 à 60 voyageurs et dont il sera facile, du reste, de faire un redoutable engin de destruction. Ses surfaces portantes seront réduites au minimum et, très probablement, on les aura presque supprimées, de sorte que notre volateur présentera l’aspect d’un navire pisciforme, le maître-couple très proche de l’avant, — comme dans le brochet, — navire dont les lignes auront été dessinées par un Weyher quelconque, la partie inférieure de la proue tenant lieu de sustentateur. Et qu’on ne crie pas à l’invraisemblable ! M. Calderara, par un calcul simple, a montré que les destroyers anglais Cobra (430 tonnes, 12 000 chevaux) et Viper (370 tonnes, 12 000 chevaux), d’ailleurs tous les deux naufragés, avaient des machines d’une puissance suffisante pour les faire voler ! Peut-être deux quilles, l’une en bas, l’autre en haut, seront-elles nécessaires pour adoucir le roulis et assurer la stabilité de route une bordure horizontale, courant le long de la partie médiane, augmentera légèrement la force portante et amortira le tangage. En tout cas, des gouvernails verticaux et horizontaux seront toujours, très probablement, jugés indispensables pour les changemens de direction. Les hélices auront disparu, remplacées par des propulseurs à réaction, d’un rendement plus avantageux dès que la vitesse de translation dépasse 30 à 40 mètres par seconde... Bref, en gros, entre le futur navire aérien elles autoplaneurs actuels existera la même différence qu’entre un vapeur et un voilier. Cela n’empêchera pas, d’ailleurs, de construire encore de ces autoplaneurs : beaucoup moins rapides, réduits au rôle d’embarcations de plaisance, ils feront la joie des amateurs du vol à voile, ce genre de vol où l’oiseau, les ailes déployées et toujours immobiles, se laisse porter par les courans aériens ascendans et, sans le moindre coup d’ailes, reste fixe dans l’espace et même avance contre le vent. Bien entendu la coque de cette espèce de torpille aérienne aura, quoique relativement légère, une ossature d’acier, indéformable et rigide... Ce sera, si l’on veut, le triomphe du rigide, mais de tout autre façon que ne l’entendent nos voisins d’au delà des Vosges.


P. BANET-RIVET