L’Empereur de Chine

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L’EMPEREUR DE CHINE

KOUANG-SIU



Il y a peu d’années, du haut des remparts de Pékin, quelqu’un d’Europe regardait, avec une curiosité ardente, un spectacle qui se déroulait à l’intérieur de la ville, presqu’au pied des murailles. Là, le Temple du Ciel étend son parc sombre, sous le moutonnement velouté des cèdres séculaires, d’où émergent des coupoles de marbre blanc incrusté d’émaux. La vue plonge et embrasse tout l’ensemble de l’enclos ; elle suit les méandres du mur bas, crêté de tuiles jaunes, qui l’enserre au delà de l’étroit fossé qui luit.

Tapi entre deux créneaux, le spectateur français estime qu’il n’en voit pas assez ; il voudrait écarter les lourdes branches, soulever les toitures du Temple. Cependant la première cour, dallée de marbre, se montre à nu tout entière et laisse voir à loisir les personnages qui sont là, groupés dans une immobilité respectueuse : ce sont les archers de la Garde Impériale, aux éclatantes vestes blanches, cernées de larges bandes sombres, sur les robes de peaux, crânement relevées des coins et découvrant des bottes de velours noir ; les lanciers, en tuniques bleues et jaunes, la lance en travers du dos, le fer en bas protégé par une gaine. Ces cavaliers sont à pied ; hors de l’enceinte du temple, leurs chevaux, blancs comme le lait, sont tenus en main par des soldats.

La belle allure et l’aspect martial des hommes de l’escorte ne retiennent pas l’attention de celui qui regarde : un palanquin, drapé de soies jaunes sur lesquelles sont brodés des dragons, attend devant le portique du sanctuaire. Ce palanquin est gardé par six eunuques en grand costume, et par seize porteurs, qui demeurent à leur poste, l’air recueilli, les yeux baissés. L’Empereur est là ! Ce mystérieux Fils du Ciel, cloîtré au fond de ses palais, invisible, silencieux, captif, peut-être, il est là, prosterné sous cette coupole jalouse, offrant les débris de son cœur, au Ciel sourd, au Ciel injuste. Tout à l’heure il apparaîtra sur le fond sombre du portique ; il traversera le parvis, descendra quelques marches jusqu’à son palanquin, et l’étranger attentif pourra, en cette minute précieuse, graver à jamais dans sa mémoire la vision surprise ! Ce n’est pas une curiosité banale qui l’attire, mais une sympathie respectueuse qui pressent et s’apitoie.

Voici enfin que, tout chamarrés de broderie et d’or, sortent du temple les conseillers, les ministres, les princes du sang qui resplendissent au soleil. Ils se rangent et font la haie ; ils s’inclinent, et, après un instant d’attente, seul, lentement, l’Empereur s’avance, mince, élancé, très pâle, des yeux graves, dont le regard ne se pose sur personne, le visage allongé, la bouche sérieuse. Malgré la simplicité sévère de son costume, — sur une robe couleur de cuivre sombre, une veste d’un bleu presque noir, — il est tellement imposant, d’une si suprême majesté, qu’il semble vraiment d’une autre essence que le commun des hommes, et que tous les princes et les mandarins de sa suite, rutilants de satin et d’or, deviennent, tout à coup, vulgaires à côté de lui.

Le cortège se reforme, la vision disparaît ; les stores de soie jaune du palais se sont refermés ; on jette des pelletées de sable devant les pas des porteurs ; les princes du sang remontent sur leurs chevaux, harnachés en velours violet, tandis que les gardes, hâtivement, enfourchent leurs chevaux blancs. En bon ordre, gardant le plus profond silence, toute cette foule s’éloigne, retourne au cœur de Pékin, à la Ville Rouge, la ville défendue.

On ne se souvient pas assez qu’au fond du cœur de tout Chinois saigne et lancine une blessure mal cicatrisée. C’est là un secret amer et brûlant, que tous savent et dont on ne parle pas. Il expliquerait, cependant, bien des anomalies dont l’Europe parfois s’étonne ; il donnerait le mot, peut-être, de l’étrange stagnation où le grand peuple de Chine s’est si longtemps attardé.

Il y a trois cents ans, l’Empire fut conquis par les Tartares Mandchous ; le dernier souverain de la dynastie des Mings se pendit dans la Ville Rouge, à un arbre, qui porte encore des chaînes pour avoir prêté ses branches à cet impérial suicide. Les vaincus se virent contraints à changer de costume, à modifier leur coiffure. Ils durent couper leurs longs cheveux, qu’ils laissaient épars dans les batailles, se raser la moitié du crâne, pour ne conserver, à la mode tartare, que cette longue natte que nous trouvons singulière et qui, étant pour eux le signe de la servitude, n’a jamais cessé de les humilier. Combien de têtes, qui n’ont pas voulu subir l’outrage, sont tombées autrefois ! Combien de héros obscurs qui, ayant à choisir entre le rasoir et le sabre, se sont livrés au bourreau ! On n’ose pas en dire le nombre : il se chiffre par centaines de mille !… Aussi la blessure est-elle inguérissable. Les Chinois d’aujourd’hui sont domptés plutôt que soumis. Même ceux qui, ayant accepté des fonctions officielles, servent, loyaux et fidèles, le gouvernement, même ceux-là subissent, sourdement, la piqûre de cette plaie vive, la rougeur de cette honte.

Aussi, depuis trois cents ans, en Chine, la révolution couve sans cesse ; le feu éclate en incendie, ici ou là ; éteint dans une province, il se rallume dans une autre. Mais la Chine est trop immense pour que les révoltés puissent s’entendre. S’ils s’étaient jamais réunis dans un effort collectif, ils auraient depuis longtemps brisé leurs chaînes : au milieu de ce peuple de 350 à 400 millions d’hommes, les conquérants sont à peine un contre mille ! Plusieurs fois pourtant les Chinois furent bien près de la victoire et d’extraordinaires événements bouleversèrent l’Empire.

Il y a une quarantaine d’années, entre autres, les révoltés, victorieux, proclamèrent à Nanking un empereur de race chinoise, un rejeton de la dynastie des Mings, et l’on désigna son règne sous le nom de Taï-Ping-Tien-Ko : Empire de la Grande Paix Céleste. Cet empereur régna, concurremment avec le gouvernement de Pékin, pendant dix-sept ans !

Après une guerre acharnée, les Chinois furent vaincus, et les vainqueurs voulurent effacer tout de ce règne. Voici, néanmoins, des passages d’un volumineux rapport du général Tsen-Kouen-Wei à son empereur tartare.

Quand les Taï-Ping commencèrent la révolution dans la province de Kouang-tong, dit-il, ils s’étaient emparés de seize provinces et de six cents villes.

Leur coupable chef et ses criminels amis s’étaient rendus formidables. Tous leurs généraux, établis dans différentes places, s’y fortifiaient solidement. C’est seulement après trois années de siège que nous fûmes maîtres de Nanking. En ce moment, l’armée comptait cent mille hommes et plus. Mais pas un seul ne s’est rendu. Dès qu’ils se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais et se brûlèrent tous. Beaucoup de femmes se pendirent, s’étranglèrent, ou se jetèrent dans les lacs.

Je parvins cependant à faire prisonnière une jeune fille et je la pressai de me dire où était leur empereur.

— Il est mort, dit-elle, vaincu, il s’est empoisonné ; mais aussitôt après, on a proclamé empereur son fils : Hon-Fo-Tsen.

— Est-ce bien la vérité ? demandai-je. Alors elle me montra le tombeau : je donnai l’ordre de le briser et l’on trouva en effet l’empereur, enveloppé dans un linceul de soie jaune, brodé de dragons. Il était vieux, chauve, avec une moustache blanche. Son cadavre fut emporté pour être brûlé et jeté au vent.

Nos soldats détruisirent tout ce qui restait dans la ville, et il y eut trois jours et trois nuits de tueries et de pillage.

Nous ne pûmes amener à se soumettre aucun des soldats ennemis, et une troupe de quelques milliers d’hommes, très bien armés, ayant revêtu les costumes de nos morts, réussirent à sortir de la ville ; il est à craindre que leur nouvel empereur ait pu s’échapper avec eux.

Ce récit malgré sa brièveté et sa sécheresse laisse entrevoir, entre les flammes et le sang, une épopée magnifique.

À cette rancune séculaire, à cette agitation que fomente toujours l’espoir de la revanche, sont venus s’ajouter, en ces dernières années, des préoccupations nouvelles. Après la guerre de 1894 où ils furent vaincus par les Japonais, après l’annexion de Kiao-tcheou par les Allemands en 1897, de Port-Arthur et Ta-lien-wan par les Russes, de Wei-hai-wei par les Anglais, de Kouang-tcheou-wan par la France en 1898, les Chinois, à leur tour, regardèrent du côté de l’Occident ; ils voulurent savoir, acquérir eux aussi les connaissances qui ont donné aux Japonais leur puissance. Aujourd’hui des milliers d’étudiants et même d’étudiantes vont s’instruire dans tous les pays d’Europe, en Amérique, au Japon. Une jeunesse, ardente et enthousiaste, marche vers le progrès avec une hâte surprenante.

Il y a treize ans déjà, K’ang-Yeou-Wei avait pressenti la nécessité, pour son pays et pour la dynastie mandchoue, d’une réforme du gouvernement et des mœurs. Né à Canton, fils d’un lettré, membre de la Forêt des Mille Pinceaux (c’est le nom de l’Académie chinoise), K’ang-Yeou-Wei fit d’excellentes études, et revint, après les grands concours de Pékin, dans sa ville natale, où il fut professeur de philosophie. Il écrivit des poèmes, des romans, des études historiques ; commenta et expliqua les ouvrages de Confucius. Il fit des conférences humanitaires, sur les places publiques, devant un public de vingt ou trente mille auditeurs ! Ses compatriotes lui décernèrent alors le titre de : Grandeur Très Sainte.

Vivement intéressé par les sciences occidentales, il lut tous les ouvrages traduits en chinois. Mais cela ne lui suffisant pas, il apprit l’anglais et s’instruisit plus particulièrement sur les questions relatives aux gouvernements, aux législations, aux religions et il se rendit bien vite compte des réformes à apporter dans le gouvernement de son pays. K’ang-Yeou-Wei n’était pas un révolutionnaire. Ambitionnant la paix et l’harmonie universelle il ne voulait pas commencer par déchaîner la guerre.

Donc se souvenant qu’il est poète, il conçut un rêve magnifique irréalisable peut-être. Effacer l’antique rancune, réconcilier Chinois et Tartares, et, pour cela, conquérir à ses idées l’empereur qui règne à Pékin, de concert avec lui, doucement, sans secousses, réformer la Chine, sinon le monde… L’action suivant de près le projet, K’ang-Yeou-Wei quitta Canton et ouvrit une école à Pékin, en 1889.

Des rumeurs, mais combien confuses, étaient venues jusqu’à lui, sur la personnalité de cet empereur inconnu de tous, gardé en tutelle, comme prisonnier au fond de ses palais. On le croyait lettré, bienveillant, curieux des choses nouvelles. Mais des bruits contraires le disaient faible d’esprit, débile de corps, livré à tous les excès et incapable de gouverner. K’ang-Yeou-Wei ne voulut croire qu’à la version favorable. Il savait ce que valaient les ministres, favoris de l’impératrice régente et maîtres avec elle du pouvoir ; il plaignait l’impérial opprimé ; tout son cœur allait vers lui, puisqu’il était malheureux. Mais comment l’atteindre, à travers ses quadruples murailles ?… à travers tant d’obstacles dressés par les préjugés, plus impénétrables encore que les pierres ?… comment parvenir à éveiller l’attention de la mélancolique idole ?

L’illustre réformateur avait la foi d’un apôtre et il tenta l’impossible. Il rédigea, pour l’empereur, un exposé des réformes qu’il jugeait nécessaires. Mais cela n’était rien, le problème insoluble était de faire lire ce mémoire à l’inaccessible souverain. Grâce à ses hautes relations K’ang-Yeou-Wei put faire parvenir l’écrit jusqu’aux membres du conseil privé, qui le retint et ne le prit même pas au sérieux. On le renvoya en traitant l’auteur de fou et d’ivrogne.

L’apôtre ne se rebuta pas, il chercha d’autres voies plus secrètes ; toujours en vain.

Pendant dix années, sans se lasser, il renouvela sa tentative, et, enfin, un des disciples nouveaux qu’il avait gagnés à sa cause, parvint, en 1898, à placer sous les yeux de l’empereur le mémoire tant de fois rebuté ! Quelle poignante émotion pour l’auguste solitaire, dont l’esprit, dans la douloureuse inaction avait dû échafauder tant de rêves, quand il lut la proclamation ardente de tous ces droits nouveaux, l’appel enthousiaste à la justice d’un cœur désintéressé !… Ces idées fécondes l’empereur en tutelle les pressentait déjà ; ces bienfaisantes réformes, il y avait songé. Ah ! s’il était libre, s’il pouvait faire plus libre son peuple !

Kouang-Siu voulut sans tarder voir celui dont l’écrit l’avait si profondément troublé ; l’entendre l’expliquer dans tous ses détails. Il accorda une audience à K’ang-Yeou-Wei, exigea qu’on le lui amenât.

Ah ! que l’on voudrait savoir ce que fut cette longue entrevue, où, du contact de deux cœurs généreux, jaillit une flamme si belle !… K’ang-Yeou-Wei le dira peut-être, un jour… Le résultat, immédiat, merveilleux, stupéfia la cour, enchanta l’empire. Le réformateur si aimé par le peuple devint le conseiller intime du Fils du Ciel.

Quoi, l’empereur avait donc pu secouer la tutelle, ressaisir le pouvoir ? L’optimisme de K’ang-Yeou-Wei ne s’était pas trompé : Le maître était un esprit supérieur, admirablement instruit, fin lettré, au courant de tout. Bien vite conquis, il puisait une énergie inconnue dans l’appui d’un cœur tout à lui, dans les conseils d’un homme de haute valeur. Pendant quelque temps l’empereur Kouang-Siu et son conseiller gouvernèrent la Chine, travaillant ardemment à son bonheur, à son émancipation.

Dans l’emportement du désir, impatient de réaliser de si beaux projets, ils édifièrent avec une hâte fébrile et manquèrent peut-être de prudence. Les institutions millénaires, si sacrées en Chine, croulant de toutes pièces, menaçaient de les écraser. Mais ils ne voyaient pas le danger ; l’exemple du Japon les exaltait ; ils voulaient marcher de pair avec lui, ne lui céder en rien. L’empereur ne parlait-il pas de modifier la coiffure tartare, de couper cette inutile natte, de changer le costume national ! le Mikado a bien revêtu un uniforme de général français, pourquoi le Fils du Ciel hésiterait-il à l’imiter ?…

Hélas !… ce fut là l’étincelle qui mit le feu à la mine. L’indignation de l’impératrice douairière, jusque-là contenue, fut portée à son comble et éclata terrible. Elle groupa autour d’elle tous les princes mécontents, les ministres disgraciés, tous ceux qu’avait atteints le nouvel état de choses.

Elle fit un coup d’État, et reprit la direction des affaires : sans hésiter, elle ordonna l’arrestation des nouveaux conseillers de l’empereur et les fit décapiter. Trahi par Yuan-Che-K’ai sur qui il croyait pouvoir compter, K’ang-Yeou-Wei eut le temps de se sauver à Hong-Kong.

Quant à Kouang-Siu il laissa, de nouveau, le sceptre échapper de ses mains. Plutôt que de les armer du glaive, il les tendit aux chaînes. L’avenir était en marche, l’édifice commencé, une autre l’achèverait ; lui, incapable des violences sanglantes, malheureux, mais résigné, il s’en irait, au moins, pur de tout crime…

La peine capitale fut prononcée contre K’ang-Yeou-Wei et sa tête mise à prix. Elle valait, hier encore, douze cent mille francs.

Un jour, tandis qu’il était aux Indes, le réformateur reçut de quelqu’un de la cour une dépêche lui disant de revenir immédiatement, que l’empereur le rappelait. Sans défiance, il s’embarqua aussitôt, et arriva à Hong-Kong. Là il fut reconnu par des gens qu’épouvanta son imprudence : Il tombait dans un piège, rien n’était changé à la cour, il fallait repartir au plus vite ! Cette tête, de douze cents mille francs, ne tenta personne. K’ang-Yeou-Wei voyagea en Amérique, au Japon, où il prépara la rédaction de son grand ouvrage sur l’organisation des États-Unis du monde. Il est aujourd’hui en Angleterre, où il doit pleurer de tout son cœur le noble cœur qui s’était donné à lui et qui vient de cesser de battre.

Un mouvement de réaction suivit le coup d’État de l’impératrice, puis ce fut le soulèvement des Boxers. Après qu’il eût échoué, l’impératrice elle-même comprit qu’elle ne pouvait gouverner sans satisfaire aux besoins de réformes qui gagnait le pays. Elle reprit alors la plupart des idées de K’ang-Yeou-Wei, mais elle ne réussit pas à gagner l’opinion chinoise qui s’aperçut que la plupart des édits restaient lettre morte. K’ang-Yeou-Wei est dépassé ; dans le Sud et dans les provinces du Yang-tsé, des révolutionnaires s’organisent qui veulent substituer à la dynastie mandchoue un régime républicain. Les revues et les journaux nouvellement fondés sont d’une violence extrême dans leurs attaques contre le gouvernement. Aussi la répression a-t-elle été parfois terrible. On se souvient de ce malheureux journaliste chinois, que l’impératrice, implacable quand on s’attaquait au pouvoir, fit tuer à coups de bâton. Avant de mourir, il cria à ses bourreaux, qui le pressaient de dénoncer des complices : « Ne cherchez pas quels sont ceux qui vous haïssent et veulent délivrer la patrie, vous les trouverez, peut-être, tout près de vous, parmi les plus hauts personnages de votre cour ; il y en a des centaines, ici même, à Pékin, ils pullulent par tout l’empire. Ne cherchez pas trop à savoir, vous ne ferez que hâter des événements fâcheux pour vous. »

La vieille Chine bouillonne et frémit ; elle s’organise, elle s’arme, car malgré la réprobation qu’elle a toujours professé pour les conquêtes elle est bien forcée de reconnaître que, si la force brutale n’est pas une raison qui puisse être admise par les philosophes, elle est tout de même la plus forte, et qu’il est vain de répondre aux coups de canon par de belles maximes.


Judith Gautier