L’Encyclopédie/1re édition/ANTI-PHRASE

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 512).
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ANTI-PHRASE, s. f. (Gramm.) contre-vérité ; ce mot vient de ἀντὶ, contre, & de φράσις, locution, maniere de parler, de φράζω, dico. L’anti-phrase est donc une expression ou une maniere de parler, par laquelle en disant une chose, on entend tout le contraire ; par exemple, la mer Noire sujette à de fréquens naufrages, & dont les bords étoient habités par des hommes extrèmement féroces, étoit appellée le Pont-Euxin, c’est-à-dire, mer favorable à ses hôtes, mer hospitaliere. C’est pour cela qu’Ovide a dit que le nom de cette mer étoit un nom menteur :

Quem tenet Euxini mendax cognomine littus.

Ovid. Trist. Lib. I. v. vers. 13.

& au Lib. III. éleg. xiij. au dernier vers il dit, Pontus Euxini falso nomine dictus. Cependant Sanctius & plusieurs autres Grammairiens modernes ne veulent pas mettre l’anti-phrase au rang des figures, & rapportent ou à l’ironie ou à l’euphémisme, tous les exemples qu’on en donne. Il y a en effet je ne sai quoi d’opposé à l’ordre naturel, de nommer une chose par son contraire, d’appeller lumineux un objet parce qu’il est obscur.

La superstition des Anciens leur faisoit éviter jusqu’à la simple prononciation des noms qui réveillent des idées tristes, ou des images funestes ; ils donnoient alors à ces objets des noms flatteurs, comme pour se les rendre favorables, & pour se faire un bon augure ; c’est ce qu’on appelle euphémisme, c’est-à-dire, discours de bon augure ; mais que ce soit par ironie ou par euphémisme que l’on ait parlé, le mot n’en doit pas moins être pris dans un sens contraire à ce que la lettre présente à l’esprit ; & voilà ce que les anciens Grammairiens entendoient par anti-phrase. C’est ainsi que l’on dit à Paris de certaines femmes qui parlent toûjours d’un air grondeur, c’est une muette de halles, c’est-à-dire, une femme qui chante pouille à tout le monde, une vraie harangere des halles ; muette est dit alors par anti-phrase, ou si vous l’aimez mieux par ironie ; le nom ne fait rien à l’affaire ; le mot n’en est pas moins une contre-vérité.

Quant à ce que dit Sanctius, que le terme d’anti-phrase suppose une phrase entiere, & ne sauroit être appliqué à un mot seul ; il est fort ordinaire de donner à un mot, ou par extension ou par restriction, une signification plus ou moins étendue que celle qu’il semble qu’il devroit avoir selon son étymologie. On en a un bel exemple dans la dénomination des cas des noms ; car l’accusatif ne sert pas seulement pour accuser, ni le datif pour donner, ni l’ablatif pour ôter. (F)