L’Encyclopédie/1re édition/ARGILLE

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 645-647).
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ARGILLE, argilla, s. f. (Hist. nat. foss.) terre pesante, compacte, grasse, & glissante. L’argille a de la ténacité & de la ductilité lorsqu’elle est humide, mais elle devient dure en séchant, & ce changement de consistance n’en desunit point les parties ; c’est pourquoi cette terre est propre à différens usages. On en fait des vases de toute espece, des tuiles, des briques, des carreaux, des modeles de sculpture, &c. car on peut lui donner toutes sortes de formes lorsqu’elle est molle, & elle les conserve après avoir été durcie au feu. Dans cet état elle résiste à l’humidité ; & si on pousse le feu à un certain point, on la vitrifie. Il y auroit pour ainsi dire une infinité d’especes d’argille si on vouloit les distinguer par les couleurs ; il y a des argilles blanches, jaunes, grises, rousses, bleues, noires, &c. on en voit qui sont veinées comme les marbres. L’argille se trouve par-tout, mais à différentes profondeurs ; elle sert de base à la plûpart des rochers. C’est une matiere des plus abondantes & des plus utiles que nous connoissions.

M. de Buffon a prouvé que l’argille forme une des principales couches du globe terrestre, & il a traité cette matiere dans toute son étendue. C’est en réfléchissant sur la nature de cette terre, qu’il en découvre l’origine, & qu’il fait voir que sa situation dans le globe est une preuve de l’explication qu’il donne de la formation du globe. Comme cette explication fait partie de la Théorie de la terre, que M. de Buffon nous a donnée dans le premier volume de l’Hist. nat. géner. & part. avec la descrip. du cabinet du Roi, il faudroit pour la bien entendre avoir une idée suivie de l’ensemble de cet ouvrage. Nous ne pouvons rapporter ici que ce qui a un rapport immédiat avec l’argille.

Les sables, dit M. de Buffon, dont les parties constituantes s’unissent par le moyen du feu, s’assimilent & deviennent un corps dur, très-dense, & d’autant plus transparent que le sable est plus homogene ; exposés au contraire long-tems à l’air, ils se décomposent par la desunion & l’exfoliation des petites lames dont ils sont formés, ils commencent à devenir terre, & c’est ainsi qu’ils ont pû former les terres & les argilles. Cette poussiere, tantôt d’un jaune brillant, tantôt semblable à des paillettes d’argent, dont on se sert pour sécher l’écriture, n’est autre chose qu’un sable très-pur, en quelque façon pourri, presque réduit en ses principes, & qui tend à une décomposition parfaite ; avec le tems les paillettes se seroient atténuées & divisées au point qu’elles n’auroient plus eu assez d’épaisseur & de surface pour réfléchir la lumiere, & elles auroient acquis toutes les propriétés des glaises. Qu’on regarde au grand jour un morceau d’argille, on y appercevra une grande quantité de ces paillettes talqueuses qui n’ont pas encore entierement perdu leur forme. Le sable peut donc avec le tems produire l’argille ; & celle-ci en se divisant, acquiert de même les propriétés d’un véritable limon, matiere vitrifiable comme l’argille, & qui est du même genre.

Cette théorie est conforme à ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Qu’on lave du sable sortant de sa miniere, l’eau se chargera d’une assez grande quantité de terre noire, ductile, grasse, de véritable argille. Dans les villes où les rues sont pavées de grès, les boues sont toûjours noires & très-grasses ; & desséchées, elles forment une terre de la même nature que l’argille. Qu’on détrempe & qu’on lave de même l’argille prise dans un terrein où il n’y a ni grès ni caillous, il se précipitera toûjours au fond de l’eau une assez grande quantité de sable vitrifiable.

Mais ce qui prouve parfaitement que le sable, & même le caillou & le verre existent dans l’argille, & n’y sont que déguisés, c’est que le feu en réunissant les parties de celui-ci, que l’action de l’air & des autres élemens avoit peut-être divisées, lui rend sa premiere forme. Qu’on mette de l’argille dans un fourneau de reverbere échauffé au degré de la calcination, elle se couvrira au-dehors d’un émail très-dur ; si à l’intérieur elle n’est pas encore vitrifiée, elle aura cependant acquis une très-grande dureté, elle résistera à la lime & au burin ; elle étincellera sous le marteau ; elle aura toutes les propriétés du caillou. Un degré de chaleur de plus la fera couler, & la convertira en un véritable verre.

L’argille & le sable sont donc des matieres parfaitement analogues & du même genre. Si l’argille en se condensant peut devenir du caillou, du verre, pourquoi le sable en se divisant ne pourroit-il pas devenir de l’argille. Le verre paroit être la véritable terre élémentaire, & tous les mixtes un verre déguisé. Les métaux, les minéraux, les sels, &c. ne sont qu’une terre vitrescible. La pierre ordinaire, les autres matieres qui lui sont analogues, & les coquilles des testacées, des crustacées, &c. sont les seules substances qu’aucun agent connu n’a pû jusqu’à présent vitrifier, & les seules qui semblent faire une classe à part. Le feu en réunissant les parties divisées des premieres, en fait une matiere homogene, dure & transparente à un certain degré, sans aucune diminution de pesanteur, & à laquelle il n’est plus capable de causer aucune altération. Celles-ci au contraire, dans lesquelles il entre une plus grande quantité de principes actifs & volatils, & qui se calcinent, perdent au feu plus du tiers de leur poids, & reprennent simplement la forme de terre, sans aucune altération que la desunion de leurs principes. Ces matieres exceptées, qui ne sont pas en bien grand nombre, & dont les combinaisons ne produisent pas de grandes variétés dans la nature ; toutes les autres substances, & particulierement l’argille, peuvent être converties en verre, & ne sont essentiellement par conséquent qu’un verre décomposé. Si le feu fait changer promptement de forme à ces substances en les vitrifiant, le verre lui-même, soit qu’il ait sa nature de verre, ou bien celle de sable & de caillou, se change naturellement en argille, mais par un progrès lent & insensible.

Dans les terreins où le caillou ordinaire est la pierre dominante, les campagnes en sont ordinairement jonchées ; & si le lieu est inculte, & que ces caillous ayent été long-tems exposés à l’air, sans avoir été remués, leur superficie supérieure est toûjours très blanche, tandis que le côté opposé qui touche immédiatement la terre, est très-brun, & conserve sa couleur naturelle. Si on casse plusieurs de ces caillous, on reconnoîtra que la blancheur n’est pas seulement en-dehors ; mais qu’elle pénetre dans l’intérieur plus ou moins profondément, & y forme une espece de bande qui n’a dans de certains caillous que très-peu d’épaisseur, mais qui dans d’autres occupe presque toute celle du caillou cette partie blanche est un peu grenue, entierement opaque, aussi tendre que la pierre ; & elle s’attache à la langue comme les bols, tandis que le reste du caillou est lisse & poli, qu’il n’a ni fil ni grain, & qu’il a conservé sa couleur naturelle, sa transparence & sa même dureté. Si on met dans un fourneau ce même caillou à moitié décomposé, sa partie blanche deviendra d’un rouge couleur de tuile, & sa partie brune d’un très-beau blanc. Qu’on ne dise pas avec un de nos plus célébres naturalistes, que ces pierres sont des caillous imparfaits de différens âges, qui n’ont pas encore acquis leur perfection. Car pourquoi seroient-ils tous imparfaits ? pourquoi le seroient-ils tous du même côté ? pourquoi tous du côté exposé à l’air ? Il me semble qu’il est aisé de se convaincre que ce sont au contraire des cailloux altérés, décomposés, qui tendent à reprendre la forme & les propriétés de l’argille & du bol, dont ils ont été formés. Si c’est conjecturer que de raisonner ainsi, qu’on expose en plein air le caillou le plus caillou (comme parle ce fameux Naturaliste) le plus dur & le plus noir, en moins d’une année il changera de couleur à la surface ; & si on a la patience de suivre cette expérience, on lui verra perdre insensiblement & par degré sa dureté, sa transparence, & ses autres caracteres spécifiques, & approcher de plus en plus chaque jour de la nature de l’argille.

Ce qui arrive au caillou, arrive au sable. Chaque grain de sable peut être considéré comme un petit caillou, & chaque caillou, comme un amas de grain, de sable extrèmement fins & exactement engrenés. L’exemple du premier degré de décomposition du sable se trouve dans cette poudre brillante, mais opaque, mica, dont nous venons de parler, & dont l’argille & l’ardoise sont toûjours parsemées : les caillous entierement transparens, les quartz, produisent en se décomposant des sables gras & doux au toucher ; aussi pétrissables & ductiles que la glaise, & vitrifiables comme elle, tels que ceux de Venise & de Moscovie ; & il me paroît que le talc est un terme moyen entre le verre ou le caillou transparent & l’argille ; au lieu que le caillou grossier & impur en se décomposant passe à l’argille sans intermede.

Notre verre factice éprouve aussi la même altération ; il se décompose à l’air, & se pourrit en quelque façon en séjournant dans les terres. D’abord la superficie s’irise, s’écaille, s’exfolie, & en le maniant on s’apperçoit qu’il s’en détache des paillettes brillantes : mais lorsque sa décomposition est plus avancée, il s’écrase entre les doigts, & se réduit en poudre talqueuse très-blanche & très-fine. L’art a même imité la nature par la décomposition du verre & du caillou. Est etiam certa methodus solius aquæ communis ope, silices & arenam in liquorem viscosum, eumdemque in sal viride convertendi ;& hoc in oleum rubicundum, &c. solius ignis & aquæ ope speciali experimento durissimos quosque lapides in mucorem resolvo, qui distillatus subtilem spiritum exhibet, & oleum nullis laudibus proedicabile. Bech. Physic. subterr.

Les différentes couches qui couvrent le globe terrestre, étant encore actuellement ou de matieres que nous pourrons considérer comme vitrifiables, ou de matieres analogues au verre, qui en ont les propriétés les plus essentielles, & qui toutes sont vitrescibles ; & comme il est évident d’ailleurs que de la décomposition du caillou & du verre, qui se fait chaque jour sous nos yeux, il résulte une véritable terre argilleuse ; ce n’est donc pas une supposition précaire ou gratuite, que d’avancer, que les glaises, les argilles & les sables ont été formés par des scoties & des écumes vitrifiées du globe terrestre, surtout quand on y joint les preuves à priori, qu’il a été dans un état de liquéfaction causée par le feu. Voyez Hist. nat. tom. I. pag. 259. (I)