L’Encyclopédie/1re édition/FRUGALITÉ

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FRUGALITÉ, (Morale.) simplicité de mœurs & de vie. Le docteur Cumberland la définit une sorte de justice, qui dans la société consiste à conserver, & qui a pour dispositions contraires, d’un côté la prodigalité envers des particuliers, & de l’autre une sordide avarice.

On entend ordinairement par la frugalité, la tempérance dans le boire & le manger ; mais cette vertu va beaucoup plus loin que la sobriété ; elle ne regarde pas seulement la table, elle porte sur les mœurs, dont elle est le plus ferme appui. Les Lacédémoniens en faisoient profession expresse ; les Curius, les Fabricius, & les Camilles, ne mériterent pas moins de loüanges à cet égard, que par leurs grandes & belles victoires. Phocion s’acquit le titre d’homme de bien par la frugalité de sa vie ; conduite qui lui procura les moyens de soulager l’indigence de ses compatriotes, & de doter les filles vertueuses que leur pauvreté empêchoit de s’établir.

Je sai que dans nos pays de faste & de vanité, la frugalité a bien de la peine à maintenir un rang estimable : quand on n’est touché que de l’éclat de la magnificence, on est peu disposé à loüer la vie frugale des grands hommes, qui passoient de la charrue au commandement des armées ; & peut-être commençons-nous à les dédaigner dans notre imagination. La raison néanmoins ne voudroit pas que nous en jugeassions de la sorte ; & puisqu’il ne seroit pas à-propos d’attribuer à la libéralité les excès des prodigues, il ne faut pas non plus attribuer à la frugalité la honte & les bassesses de l’avarice.

C’est vouloir dégrader étrangement les vertus, que de dire avec un Laberius, frugalitas miseria est rumoris boni, ou de répéter avec S. Evremont : la frugalité tant vantée des Romains n’étoit pas une abstinence volontaire des choses superflues, mais un usage nécessaire & grossier de ce qu’ils avoient. Rendons plus de justice au tems des beaux jours de la république romaine, à ce Fabricius par exemple, ce Curius & ce Camille dont j’ai parlé. Les uns & les autres sachant se borner à l’héritage de leurs ancêtres, ne furent point tentés de changer l’usage grossier de ce qu’ils possédoient, pour embrasser le superflu. Le premier refusa sans peine les offres magnifiques qu’on lui fit de la part de Pyrrhus ; le second méprisa tout l’argent qui lui fut présenté de la part des Samnites ; le troisieme consacra dans le temple de Jupiter, tout l’or qu’il avoit pris à la défaite des Gaulois. Nourris tous les trois selon les regles de l’austere frugalité, ils furent les ressources de leur patrie dans les guerres périlleuses qu’elle eut à soûtenir. Le luxe & la somptuosité sont dans un état, ce que sont dans un vaisseau les peintures & les statues dont il est décoré ; ces vains ornemens rassûrent aussi peu l’état engagé dans une guerre cruelle, qu’ils rassûrent les passagers d’un vaisseau, quand il est menacé de la tempête. Voyez Luxe & Fortune.

Pour sentir le prix de la frugalité, il faut en joüir ; ce ne seront point ceux qui sont corrompus par les délices, dit l’auteur de l’esprit des lois, qui aimeront la vie frugale ; & si cela avoit été commun, Alcibiade n’auroit pas fait l’admiration de l’univers. Ce ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres, qui vanteront la frugalité : des gens qui n’ont devant les yeux que des hommes riches ou des hommes aussi misérables qu’ils le sont, détestent leur misere, sans aimer & sans connoître ce qui fait le terme de la misere.

L’amour de la frugalité est excité par la frugalité ; & c’est alors qu’on en sent les précieux avantages : cet amour de la frugalité bornant le desir d’avoir, à l’attention que demande le nécessaire pour sa famille, reserve le superflu pour le bien de sa patrie. Aussi les sages démocraties en recommandant, en établissant pour loi fondamentale, la frugalité domestique, ont ouvert la porte aux dépenses publiques à Athenes & à Rome : pour lors la magnificence naissoit du sein de la frugalité même ; & comme la religion, ajoûte M. de Montesquieu, demande qu’on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les lois vouloient des mœurs frugales, pour que l’on pût donner à sa patrie. (D. J.)