L’Encyclopédie/1re édition/INGRATITUDE

La bibliothèque libre.
Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 744-746).
◄  INGRANDE

INGRATITUDE, s. f. (Morale.) oubli, ou plutôt méconnoissance des bienfaits reçus. Je la mettrois volontiers cette méconnoissance au rang des passions féroces ; mais du-moins on ne trouvera pas mauvais que je la nomme un vice lâche, bas, contre nature, & odieux à tout le monde. Les ingrats, suivant la remarque de Cicéron, s’attirent la haine générale, parce que leur procedé décourageant les personnes généreuses, il en résulte un mal auquel chacun ne peut s’empêcher de prendre part.

Quoique l’ingratitude ne renferme aucune injustice proprement dite, entant que celui de qui l’on a reçu quelque bienfait, n’a point droit à la rigueur d’en exiger du retour ; toutefois le nom d’ingrat désigne une sorte de caractere plus infâme que celui d’injuste ; car quelle espérance aurois-je de toucher une ame, que des bienfaits n’ont pû rendre sensible ? Et quelle infamie de se déclarer indigne par le cœur de l’opinion favorable qu’on avoit donné de soi !

Si l’on réfléchit aux principes de ce vice, on s’appercevra, qu’outre l’insensibilité dont il émane si souvent, il découle encore de l’orgueil & de l’intérêt. M. Duclos a très-bien dévoilé ces trois sources de l’ingratitude, dans son livre sur les Mœurs, dont je ne tirerai cependant que le précis.

« La premiere espece d’ingratitude, dit-il, est celle des ames foibles, légeres, & sans consistance. Affligées par le besoin présent, sans vûe sur l’avenir, elles ne gardent aucune mémoire du passé : elles demandent sans peine, reçoivent sans pudeur, & oublient sans remords. Dignes de mépris, ou tout au plus de compassion, on peut les obliger par pitié, & par grandeur d’ame.

« Mais rien ne peut sauver de l’indignation celui qui ne pouvant se dissimuler les bienfaits qu’il a reçus, cherche cependant à méconnoître son bienfaiteur. Souvent après avoir reclamé les secours avec bassesse, son orgueil se révolte contre tous les actes de reconnoissance qui peuvent lui rappeller une situation humiliante ; il rougit du malheur, & jamais du vice.

» A l’égard de ces hommes moins haïssables que ceux que l’orgueil rend injustes, & plus méprisables encore que les ames légeres & sans principes, dont nous avons parlé d’abord, ils font de la reconnoissance un commerce intéressé ; ils croient pouvoir soumettre à un calcul arithmétique, les services qu’ils ont reçus ; ils ignorent qu’il n’y a point d’équation pour les sentimens, & que l’avantage du bienfaiteur sur celui qu’il a prévenu par ses services, est en quelque maniere inappréciable ».

Telles sont les principales sources qui font germer l’ingratitude de toutes parts. Ceux qui mettent leur espoir dans la reconnoissance des gens qu’ils obligent, n’ont pas assez réfléchi sur cette matiere ; le symbole des ingrats, ce n’est point le serpent, c’est l’homme. En effet, tant de conditions sont requises pour s’acquitter dignement d’un bienfait notable, que cette considération fit dire aux Stoïciens, qu’il n’y avoit que leur seul sage qui les sût dignement remplir.

Celui qui ne rend pas la pareille à son bienfaiteur, lorsqu’il le peut, est un ingrat. Le manque de reconnoissance intérieure d’un plaisir reçu, est une branche d’ingratitude. Puisqu’on a trouvé l’ame prompte & ouverte à obliger, il faut avoir la bouche prompte à publier le bienfait, & l’ame ouverte à le sentir : c’est ainsi que le plus pauvre homme du monde peut dignement s’acquitter. Le romain qui venant d’obtenir d’Auguste la liberté de son pere, lui dit les larmes aux yeux, qu’il le réduisoit à la nécessité de vivre & de mourir ingrat vis-à-vis de lui, tenoit bien le propos d’une ame reconnoissante. On ne tombe point dans l’ingratitude, lorsque les moyens extérieurs nous manquent, si notre cœur est vraiment sensible : le cœur mesure les services qu’on rend, & le cœur en mesure aussi le ressentiment.

Je croirois que c’est une sorte de méconnoissance, quand l’on s’empresse trop de sortir d’obligation, d’effacer le plaisir reçu, & de demeurer quitte par une espece de compensation, munus munere expungendo ; car les lois de la gratitude sont différentes de celles d’une place de change.

Ceux-là sont encore plus blâmables, qui pour compensation, payent avec de la pâte de belles hécatombes, & qui présentent à Mercure des noyaux pour d’excellens fruits qu’ils ont reçus de sa main libérale.

Mais que penser de ces gens d’un naturel si dépravé, qu’ils rendent le mal pour le bien ; semblables à ces mauvaises herbes, qui brûlent la terre qui les nourrit. Il arrive quelquefois, dit Tacite, que lorsqu’un service est au-dessus de la récompense, l’ingratitude & la haine même prennent la place de la reconnoissance & de l’amitié, pro gratiâ rependitur odium. Séneque qui a épuisé ce sujet, va plus loin que Tacite ; il ajoute que de tels monstres sont capables de haïr à proportion qu’on les oblige. Quoi donc, ce qui doit le plus porter à la gratitude, produiroit des effets si contraires ? S’il étoit vrai que la bienfaisance pût exciter la haine, & qu’une si belle mere fût capable de mettre au jour un enfant si difforme, il ne faudroit pas s’étonner de voir des caracteres difficiles à recevoir des faveurs. Il est vrai qu’on ne doit pas prendre de toutes mains, ni donner de toutes mains ; s’il convient de recueillir des graces avec sentiment, avec jugement, il est bon de les dispenser de même ; mais d’ordinaire, nous ne savons faire ni l’un ni l’autre.

Quelques auteurs ont prétendu que les lois d’aucun peuple n’avoient porté de peines contre l’ingratitude, non plus que contre le parricide, pour ne pas présupposer des choses si détestables, & qu’une voix secrete de toute la nature semble assez condamner ; mais l’on pourroit leur nommer les Perses, les Athéniens, les Medes, ou plutôt les Macédoniens, qui ont reçu dans leurs tribunaux de justice l’action contre les ingrats. Les Romains & les Marseillois avoient autrefois des peines imposées contre les affranchis ingrats envers leurs anciens maîtres.

Ces sortes d’exemples avérés par l’histoire, ont fait souhaiter à d’honnêtes citoyens, qu’il y eût dans un siecle tel que le nôtre, une peine certaine & capitale établie contre ce vice, qui n’a plus de bornes à cause de son impunité. Hé quoi, répond M. le Vayer, voudroit-on dépeupler le monde ? Il n’y a point de prisons assez spacieuses pour resserrer la multitude de ceux qu’on accuseroit, ni beaucoup moins de places capables de recevoir le nombre de plaideurs, que cette sorte d’action feroit éclorre. Le Pnyce d’Athènes & les amphithéatres de l’ancienne Rome ne suffiroient pas au concours d’accusateurs & d’accusés.

Peut-être encore que si le nombre d’ingrats étoit reconnu aussi grand qu’il est par les poursuites judiciaires d’une action de droit reçue, on n’auroit plus de honte de se trouver en si belle & si nombreuse compagnie, composée principalement de gens du premier ordre, tous couverts de soie, d’or, & de pourpre.

Ajoutons que, comme il n’y auroit presque personne qui ne se plaignît d’avoir été payé d’ingratitude, il seroit très-difficile de peser exactement les circonstances qui augmentent ou qui diminuent le prix d’un bien fait.

Enfin, le mérite du bienfait seroit perdu, si l’on pouvoit poursuivre un ingrat comme on poursuit un débiteur, ou une personne qui s’est engagée par un contrat de louage. Le but propre d’un bienfait, c’est-à-dire d’un service, pour lequel on ne stipule point de retour, c’est d’un côté, de fournir l’occasion à celui qui le reçoit, de justifier sa libre reconnoissance par l’amour de la vertu ; & de l’autre, de montrer en n’exigeant rien de celui à qui l’on donne, qu’on lui fait du bien gratuitement, & non par des vûes d’intérêt.

Quoique rien n’oblige de fournir de beaux habits à des fous qui les déchirent, il faut toûjours compter sur l’ingratitude des humains, & plutôt s’y exposer, que de manquer aux misérables. L’injure se grave sur le métal ; une grace reçûe se trace sur le sable, & disparoît au moindre vent. Il faut moins servir les hommes pour l’amour d’eux, disoit un sage de la Grece, que pour l’amour des dieux qui le commandent, & qui récompensent eux-mêmes les bienfaits. C’est pourquoi Virgile place les ames bienfaisantes dans les champs élisées :

Quique sui memores alios fecere merendo,
Omnibus hîc niveâ cinguntur tempora vitâ.

On sait le mot de ce bon religieux rapporté par Philippe de Comines, au sujet de Jean Galéas, duc de Milan. « Nous nommons saints, tous ceux qui nous font du bien ». Je tiens pour dieu, tout ce qui me nourrit, disoit l’ancien proverbe grec. (D. J.)

Ingratitude, (Jurisprud.) l’ingratitude du donataire envers le donateur est une juste cause pour révoquer une donation entre-vifs, quoique de sa nature elle soit irrévocable.

Le donataire est coupable d’ingratitude, lorsqu’il a fait quelque injure grave au donateur, ou qu’il l’a battu & outragé, qu’il lui a causé de dessein prémédité la perte de ses biens ; s’il a refusé des alimens au donateur tombé dans l’indigence ; s’il a attenté à sa vie, ou y a fait attenter par d’autres ; enfin, si par affectation il a persisté dans un refus opiniâtre de satisfaire aux clauses de la donation.

Ce droit de révoquer une donation pour cause d’ingratitude, ne passe pas à l’héritier du donateur, si lui-même ayant connu l’ingratitude, l’a dissimulée & n’a point agi en justice pour faire révoquer la donation. Voyez la loi derniere au code de revoc. donat.

L’ingratitude du vassal envers son seigneur dominant, donne lieu à la commise du fief au profit du seigneur.

Le vassal se rend coupable d’ingratitude, lorsqu’il y a de sa part desaveu ou félonie. Voyez Commise, Desaveu, & Félonie. (A)