L’Encyclopédie/1re édition/INOCULATION

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 755-771).

INOCULATION, s. f. (Chirurgie, Medecine, Morale, Politique.) ce nom synonyme d’insertion, a prévalu pour désigner l’opération par laquelle on communique artificiellement la petite vérole, dans la vue de prévenir le danger & les ravages de cette maladie contractée naturellement.

Histoire de l’inoculation jusqu’en 1759. On ignore l’origine de cet usage, dont les premiers medecins arabes sont peut-être les inventeurs. Il subsiste, de tems immémorial, dans les pays voisins de la mer Caspienne, & particulierement en Circassie, d’où les Turcs & les Persans tirent leurs plus belles esclaves. La Motraye, voyageur françois, l’y a vû pratiquer en 1712. C’est de-là vraissemblablement que cette coutume a passé en Grece, en Morée & en Dalmatie, où elle a plus de 200 ans d’ancienneté. Son époque n’a point de terme fixe en Afrique, sur les côtes de Barbarie, sur celles du Sénégal, ni dans l’intérieur du continent, non plus qu’en Asie, en divers endroits de l’Inde, particulierement à Bengale, enfin à la Chine, où elle a reçu une forme particuliere. Elle a été anciennement connue dans quelques parties occidentales de l’Europe, sur-tout dans la principauté de Galles en Angleterre ; le docteur Schwenke l’a trouvée établie parmi le peuple en 1712, dans le comté de Meurs & le duché de Cleves en Westphalie. Bartholin en parle dans une lettre imprimée à Copenhague en 1673. On en trouve des vestiges dans quelques provinces de France, & particulierement en Périgord.

Il y a plus de 80 ans que l’inoculation fut apportée ou renouvellée à Constantinople par une femme de Thessalonique, qui opéroit encore au commencement du siecle présent, à peu-près de la même maniere qu’en Circassie. Cette femme & une autre greque de Philippopolis avoient inoculé très-heureusement dans la même capitale plusieurs milliers de personnes. Emmanuel Timoni & Jacques Pilarini, de la même nation, l’un premier medecin du grand-seigneur, l’autre qui l’avoit été du czar Pierre, tous deux docteurs en l’université de Padoue, & le premier en celle d’Oxford, témoins l’un & l’autre pendant plusieurs années des succès constans des deux greques, adopterent cette pratique, & la firent connoître dans le reste de l’Europe. Timoni, par divers écrits latins publiés dans les transactions philosophiques au mois de décembre 1713, dans les actes des Savans de Leipsick en 1714, dans les éphémérides des curieux de la nature en 1717, dont l’un est rapporté par la Motraye à la suite de son voyage, comme l’ayant reçu du même Timoni au mois de Mai 1712 ; & Pilarini, par un petit ouvrage latin imprimé à Venise en 1715. Antoine le Duc, autre medecin grec, né à Constantinople, où lui-même avoit été inoculé, soutint une these en faveur de l’inoculation à Leyde en 1722, en recevant en cette université le bonnet de docteur, & publia une dissertation sur la même matiere. Tous attestent unanimement qu’ils n’ont jamais vu d’exemple d’un inoculé qui ait depuis repris la petite vérole.

Dès le mois de Février 1717, M. Boyer, doyen actuel de la faculté de Paris, dans une these soutenue à Montpellier, avoit osé dire & prouver, qu’il étoit plus à propos d’exciter par art une petite vérole bénigne, que d’abandonner à la nature une affaire de cette conséquence dans un cas où cette tendre mere sembloit se conduire en marâtre, &c.

La même année, ladi Vortley Montague, ambassadrice d’Angleterre à la Porte ottomane, eut le courage de faire inoculer à Constantinople son fils unique, âgé de six ans, par Maitland son chirurgien, & depuis sa fille à son retour à Londres en 1721. Alors le college des Medecins de cette ville demanda que l’expérience fût faite sur six criminels condamnés à mort. Après l’heureux succès de cette tentative, & d’une autre sur cinq enfans de la paroisse de S. James, la princesse de Galles fit inoculer à Londres, sous la direction du docteur Sloane, ses deux filles, l’une depuis reine de Dannemarck, & l’autre princesse de Hesse-Cassel, & quelques années après le feu prince de Galles à Hanovre. Mais tandis que les docteurs Sloane, Fuller, Broady, Schadwel, que l’évêque de Salisbury & plusieurs autres docteurs en Medecine & en Théologie confioient la vie de leurs enfans à l’inoculation, un medecin obscur & un apoticaire la décrioient dans leurs écrits, & un théologien prêchoit que c’étoit une invention du diable qui en avoit fait le premier essai sur Job. Le docteur Arbuthnot, sous le nom de Maitland, réfuta le premier par un écrit très-fort & très mesuré. Le mépris & le silence répondirent au théologien fanatique.

M. Jurin, docteur en Medecine, secrétaire de la société royale, recueillit avec soin, & publia pendant plusieurs années, dans les transactions philosophiques, & d’une maniere fort impartiale, le résultat des expériences de la nouvelle méthode, faites tant dans la Grande-Bretagne que dans la Nouvelle. Angleterre. Rebuté par les contradictions qu’il essuya, il se déchargea sur M. Scheuchzer de la continuation de ce travail, qui consiste dans une nombreuse collection de faits recueillis en différens lieux, attestés par des témoins connus & soigneusement discutés dans de longues listes d’inoculés, ainsi que de morts & de malades de la petite vérole naturelle, & dans des comparaisons raisonnées des unes & des autres. Ces pieces authentiques & le parallele qu’on peut faire par leur moyen des effets de l’une & de l’autre petite vérole, peuvent seules fournir des principes fixes, & servir de guide dans une recherche où la seule théorie pourroit nous égarer. Il n’est pas encore tems d’en tirer les conséquences.

L’écrit déja cité de Timoni sur l’inoculation, avoit été apporté en France en 1718 ou 1719 par le chevalier Sutton, précédemment ambassadeur d’Angleterre à la Porte, & la traduction en avoit été lûe au conseil de régence. Mais les succès de la nouvelle méthode ne furent bien connus parmi nous qu’en 1723, par une lettre imprimée que M. Dodart, premier médecin du Roi, se fit adresser par M. de la Coste, medecin françois, qui arrivoit de Londres. Outre un extrait fort bien fait des relations & calculs publiés jusqu’alors en Angleterre, cette lettre faisoit mention d’une consultation de neuf docteurs de Sorbonne en faveur des expériences de l’inoculation que l’auteur proposoit de faire à Paris. L’aveu de M. Dodart, le suffrage de MM. Chirac, Helvetius & Astruc, cités dans la même lettre, la these de M. Boyer, aujourd’hui doyen de la faculté, soutenue à Montpellier dès 1717, seroient plus que suffisans pour justifier les Medecins françois du reproche qu’on leur a fait de s’être de tout tems opposés à l’inoculation, quand on n’auroit pas vu depuis ce tems M. Senac premier medecin, M. Falconet medecin consultant du Roi, le célebre M. Vernage, M. Lieutaud medecin de Mgr. le duc de Bourgogne, & plusieurs autres, donner à cette méthode des témoignages publics de leur approbation. De quel droit attribueroit-on à tout un corps l’opinion de quelques-uns de ses membres, qui se croient obligés de proscrire sans examen tout ce qui leur paroît nouveau ?

Quelques excès commis par de jeunes gens récemment inoculés, qui payerent leur imprudence de leur vie en 1723, fournirent un prétexte spécieux aux clameurs des ennemis de la nouvelle méthode, dont elles arrêterent les progrès à Londres & dans les colonies angloises. Le bruit qui s’en répandit en France & la mort de M. le duc d’Orléans régent cette même année, empêcherent les expériences qu’on se proposoit de faire. A peine ce prince eut-il les yeux fermés qu’on soutint dans les écoles de Medecine de Paris une thèse remplie d’invectives contre l’inoculation & ses partisans, & dont la conclusion étoit purement théologique : Ergo variolas inoculare nefas. Bien-tôt après, M. Hecquet, ennemi juré de toute nouveauté en Medecine, publia une dissertation anonyme, intitulée : Raisons de doute contre l’inoculation. Paris 1724. Sous ce titre si modéré, l’auteur se déchaînoit avec aveuglement contre la nouvelle pratique ; son respect pour l’antiquité est son plus fort argument ; & son plus grand grief contre l’opération qu’il proscrit, est qu’elle ne ressemble à rien en Medecine, mais bien plûtôt, ajoûte-t-il, à la magie. La relation des succès de la nouvelle méthode par M. Jurin, étoit la meilleure réponse qu’on pût faire aux déclamations de M. Hecquet. La traduction de l’ouvrage anglois par M. Noguet, medecin de Paris, ne parut qu’en 1725 ; elle étoit précédée d’une apologie de l’inoculation. Le journal des Savans n’en donna qu’un extrait très-superficiel & peu favorable, & ne parla qu’avec dédain & en passant, cette même année, de la lettre de M. de la Coste, publiée depuis deux ans. Celui-ci étant mort à-peu-près en ce tems, & M. Noguet ayant été placé medecin du roi à Saint-Domingue, où il est encore, l’inoculation fut oubliée en France.

Cependant elle faisoit de nouvelles conquêtes en Asie. Une lettre du P. Dentrecolles, missionnaire jésuite à Pekin, imprimée dans le recueil des lettres édifiantes & curieuses, tome XX. nous apprend qu’en 1724 l’empereur de la Chine envoya des médecins de son palais semer la petite vérole artificielle en Tartarie où la naturelle faisoit de grands ravages, & qu’ils revinrent chargés de présens. M. de la Condamine rapporte, dans son voyage de la riviere des Amazones, que vers ce même tems un carme portugais, missionnaire sur les bords de cette riviere, voyant périr tous ses indiens d’une petite vérole épidémique, presque toujours mortelle pour ces peuples, eut recours à l’insertion, qu’il ne connoissoit que par les gazettes, & sauva le reste de son troupeau. Son exemple fut suivi non-moins heureusement par un de ses confreres, missionnaire de Rionegro, & par un chirurgien de la colonie portugaise du Para, dont quelques habitans ont eu depuis recours au même expédient dans une autre épidémie.

En 1728, M. de Voltaire, dans une de ses lettres sur les Anglois, traita de l’inoculation en peu de mots, avec l’énergie & l’agrément que sa plume répand sur tout ce qu’elle effleure. Le moment n’étoit pas favorable : cette opération étoit alors négligée, même en Angleterre.

Une épidémie violente en releva l’usage dans la Caroline en 1738, & bien-tôt dans la Grande-Bretagne, où elle a marché depuis à pas de géant.

En 1746, des citoyens zélés de Londres firent une de ces associations qui ne peuvent avoir pour but que l’amour du bien public, & dont jusqu’ici l’Angleterre seule a donné l’exemple. Ils fonderent à leurs frais une maison de charité pour traiter les pauvres de la petite vérole naturelle, & pour inoculer ceux qui s’offriroient à cette opération. Depuis cette fondation, & depuis qu’on inocule les enfans-trouvés de cette capitale, les avantages de cette pratique sont devenus si palpables, les succès de M. Ramby, premier chirurgien de S. M. B. & de plusieurs célebres inoculateurs, si nombreux & si connus, que cette méthode n’a plus aucun contradicteur à Londres parmi les gens de l’art.

En 1748, M. Tronchin, inspecteur du collége des Medecins d’Amsterdam, introduisit l’inoculation en Hollande, & commença par la pratiquer sur son propre fils. Il en recommanda l’usage à Genève sa patrie, où elle fut adoptée en 1750. Deux des premiers magistrats de cette république en donnerent l’exemple sur leurs filles, âgées de seize ans. Leurs concitoyens les imiterent, & depuis ce tems la méthode de l’insertion y devint commune. Le public fut instruit de ses succès en 1725 par le traité de M. Butini, medecin de Montpellier aggrégé à Genève ; & en 1753, par un mémoire de M. Guiot dans le second tome de l’académie de Chirurgie. Cette même année, au mois d’octobre, M. Gelée, docteur en Medecine, soutint à Caen une thèse en faveur de la petite vérole artificielle.

Ce fut aussi en l’année 1750 que l’inoculation pénétra dans le cœur de l’Italie. Il régnoit alors une violente épidémie sur la frontiere de Toscane & de l’état ecclésiastique. Tous les enfans y succomboient. Le docteur Peverini, medecin de Citerna hasarda l’inoculation sur une petite fille de cinq ans presque éthique, couverte de gale, nourrie par une femme infectée du mal vénérien. La matiere avoit été prise d’une petite vérole confluente, dont le malade étoit mort. La petite fille guérit. Quatre cens enfans du même canton furent préservés par le même moyen. Leurs meres les inoculoient pendant leur sommeil, à l’insû de leurs peres, avec une épingle trempée dans le pus d’un bouton varioleux bien mûr. Plusieurs confreres du docteur Peverini, entr’autres le docteur Lunadei, aujourd’hui premier medecin d’Urbin, imiterent son exemple, & ce dernier inocula ses propres enfans.

Au commencement de 1754, le docteur Kirkpatrik mit au jour à Londres son analyse de l’inoculation.

Le 24 Avril suivant, M. de la Condamine, par la lecture qu’il fit à l’assemblée publique de l’académie des Sciences de Paris, d’un mémoire sur cette matiere, la tira de l’oubli profond où elle sembloit plongée à Paris depuis trente ans.

A-peu-près dans le même tems, M. Chais, ministre évangélique à la Haye, donna son essai apologétique de l’inoculation, imprimé à Harlem ; & l’automne suivante, M. Tissot, de la faculté de Montpellier, publia son inoculation justifiée.

A Lausanne, quatre ouvrages sur le même sujet, dont trois en françois, dans le cours de quelques mois, & leurs extraits répandus par la voie des journaux, réveillerent enfin & fixerent l’attention publique sur un objet important au bien de l’humanité. L’inoculation devint en France la nouvelle du jour. Elle acquit des partisans ; on soutint la même année une thèse en sa faveur à Paris sur les mêmes bancs où elle avoit été si maltraitée en 1723.

Le 30 Octobre 1754, deux princesses de la maison royale-électorale de Hannovre furent inoculées à Londres. Au mois de Novembre suivant le docteur Maty, aujourd’hui garde de la bibliotheque du cabinet britannique, donna, en s’inoculant lui-même, une nouvelle preuve que l’insertion ne produit aucun effet sur ceux qui ont eu la petite vérole naturellement.

La doctrine de l’inoculation n’avoit encore été traitée en France que spéculativement & par maniere de controverse ; & personne jusqu’alors n’avoit fait usage du nouveau préservatif. Le premier françois qui lui confia volontairement sa vie, fut M. le chevalier de Chatelus, à l’âge de vingt-deux ans. Il se fit inoculer au mois de Mai 1755. M. Tenon, maître en Chirurgie, aujourd’hui de l’académie des Sciences, fit l’opération. Elle avoit été précédée & fut suivie de quelques autres, que M. le chevalier Turgot, par zèle pour le bien de l’humanité, avoit fait faire par le même chirurgien sur des enfans du peuple, du consentement de leurs parens.

Peu de tems après, M. Hosty, docteur-régent de la faculté de Paris, revint de Londres, où il étoit allé muni de recommandations du ministre de France, pour s’instruire par lui-même des détails de la préparation & du traitement des inoculés. Sa relation, publiée dans plusieurs journaux littéraires, contenoit un grand nombre de faits nouveaux, propres à dissiper tous les doutes. Ce fut le moment où les critiques commencerent à s’élever, la plûpart fondées sur des faits légerement hasardés, & depuis démentis par divers écrits & par le certificat public du college des Medecins de Londres.

On continua d’inoculer à Paris pendant l’automne de 1755 ; & déjà l’on parloit d’introduire cet usage dans l’hôpital des enfans-trouvés, seul moyen de le rendre commun, & d’en faire partager le fruit au peuple, lorsque ses progrès naissans furent arrêtés par la mort de la plus jeune de deux sœurs qui subirent cette opération ; accident d’autant plus malheureux qu’on l’auroit dû prévoir, & qu’il eut pour cause une circonstance dont l’inoculateur ne fut pas instruit. Cependant le 13 Novembre suivant on soutint même à Paris une nouvelle thèse de médecine, en faveur de l’inoculation.

Au commencement de l’année suivante 1756, M. Tronchin fut appellé de Genève par M. le duc d’Orléans, qui se détermina de son propre mouvement à faire inoculer les princes ses enfans. L’opération faite le 12 Mars fut très-heureuse. Cet exemple illustre fut suivi d’un grand nombre d’autres, & sur des sujets de la premiere distinction, tant enfans qu’adultes. Trois dames entr’autres qui avoient un double avantage à recueillir de l’inoculation, furent les premieres à en profiter ; elles firent un grand nombre de prosélytes dans leur sexe. Ce fut alors que les anti-inoculistes redoublerent leurs clameurs ; l’un dans une thèse remplie de personnalités indécentes ; l’autre dans un ouvrage par lequel il déféroit sérieusement l’inoculation aux évêques, curés & magistrats du royaume. La thèse fut desavouée par le censeur de la faculté ; la dénonciation ne parut que ridicule.

La nouvelle méthode a percé dans quelques provinces de France, sur-tout à Nîmes & à Lyon. Il y a eu plus de cent personnes inoculées dans cette derniere ville, dont aucune n’est morte. Mais les progrès de l’inoculation en France ne sont rien en comparaison de ceux qu’elle a faits dans le Nord, depuis que le mémoire de M. de la Condamine, traduit dans la plûpart des langues de l’Europe, a porté la conviction dans les esprits. On inocule à Copenhague, on établit des hôpitaux d’inoculation en Suede, & cette pratique n’y a pas plus de contradicteurs qu’en Angleterre ; elle est aujourd’hui fort répandue en Westphalie & dans tout l’électorat de Hannovre. Elle commence à gagner à Berlin depuis qu’on a reconnu par expérience que la petite vérole naturelle n’y est pas toujours aussi bénigne qu’on le supposoit. Dès 1753 la même méthode avoit passé de Genève en Suisse, où M. de Haller & MM. Bernoulli l’ont accréditée par les exemples qu’ils en ont donnés sur leurs familles, & M. Tissot par ses écrits. M. de la Condamine dans son voyage d’Italie en 1755, fit de nouveaux prosélytes à l’inoculation. C’est à sa persuasion que M. le comte de Richecour, président du conseil de Toscane, l’établit la même année dans l’hôpital de Sienne, & qu’on en fit à Florence des expériences que le D. Targioni a rendu publiques ; elle a depuis été pratiquée avec succès à Lucques. Les négocians anglois l’avoient portée depuis long-tems à Livourne, mais la pratique en étoit demeurée renfermée dans le sein de leurs familles.

Jusqu’en 1757 aucun auteur italien n’avoit écrit contre la petite vérole artificielle. Cette année elle fut attaquée à Rome par deux dissertations italiennes, morales & théologiques, d’un auteur anonyme, & à Vienne en Autriche par quatre questions latines de M. de Haen, medecin hollandois, docteur en l’université de Vienne. Elles ont été réimprimées & traduites en françois à Paris en 1758, à la suite du tableau de la petite vérole, nouvelle édition d’une dissertation publiée dès 1755 par un medecin de la faculté de Paris, qui prétend avoir pratiqué l’inoculation très-heureusement, & qui l’a depuis abandonnée sur des oüis-dire, la plûpart convaincus de fausseté.

Au mois de Novembre 1758, M. de la Condamine lut à l’assemblée publique de l’académie des Sciences un second mémoire, depuis imprimé à Genève, comprenant la suite de l’histoire & du progrès de l’inoculation depuis 1754. Il y répond sommairement aux critiques précédentes, & particulierement aux questions du docteur de Vienne, à qui M. Tissot a répondu depuis plus au long & très-solidement en 1759. Plusieurs écrits polémiques pour & contre ont paru, & paroissent journellement sur cette matiere, depuis quatre ans dans le mercure de France & dans diverses journaux

Dans l’histoire précédente de l’inoculation, nous nous sommes renfermés dans les faits de notoriété publique, dont aucun ne peut être contesté, & nous ne nous sommes permis aucune réflexion.

Pratique de l’inoculation. L’insertion de la petite vérole se fait de différentes manieres en différens pays. La Motraye qui vit faire cette opération en Circassie l’année 1712 sur une jeune fille de quatre à cinq ans, rapporte que l’opératrice qui étoit une femme âgée, se servit de trois aiguilles liées ensemble, avec lesquelles elle piqua l’enfant au creux de l’estomac, à la mamelle gauche, au nombril, au poignet droit, & à la cheville gauche. Les femmes grecques, dont l’une pratiquoit l’inoculation à Constantinople depuis 30 ans, & qui avoient inoculé plusieurs milliers de sujets, se servoient d’une aiguille triangulaire, tranchante, avec laquelle elles faisoient au patient de petites blessures à différentes parties du corps, en y joignant certaines superstitions. Le point capital de leur opération consistoit à mêler avec le sang des piquûres, de la matiere liquide récemment recueillie des boutons d’une petite vérole naturelle & bénigne. A Bengale on perce la peau entre le pouce & l’index, avec une aiguille & un fil imbu de pus varioleux. A Tripoli de Barbarie le chirurgien fait une incision sur le dos de la main entre le pouce & l’index, & y introduit un peu de matiere exprimée des boutons les plus gros & les plus pleins d’une autre petite vérole. Au pays de Galles les enfans se gratent le dessus de la main jusqu’au sang, la frotent contre celle d’un malade actuel de la petite vérole, & prennent la maladie. M. Tronchin se contente d’entamer la peau avec une emplâtre vésicatoire, & de placer sur la plaie un fil qui a traversé un bouton mûr de petite vérole.

Tous ces moyens paroissent également propres à introduire le virus dans le sang, ce qui est le but de l’opération ; mais le contact seul suffit : la maladie communique en tenant seulement dans la main pendant quelque tems, de la matiere des pustules prise dans le tems de la suppuration. Un chirurgien de Padoue nommé Bertri, a inoculé sa fille en lui appliquant un parchemin enduit de cette matiere sous les aisselles, sous les jarrets & sur les poignets. A la Chine on introduit dans le nez du coton parfumé, saupoudré de croutes varioleuses desséchées. On a reconnu en Angleterre que cette méthode étoit dangereuse : elle fut essayée en 1721 sur une fille de dix-huit ans du nombre des six criminels choisis pour subir l’épreuve de l’inoculation ; elle eut de violens maux de tête, & fut plus malade que tous les autres. L’incision que Timoni avoit déja substituée aux piquûres, a prévalu. L’expérience a fait aussi connoître qu’il importe peu ou point que la matiere soit prise d’une petite vérole bénigne ou maligne, & qu’une seule incision suffit, quoiqu’on en fasse ordinairement deux, soit aux bras ou aux jambes, tant pour avoir une plus grande certitude que l’opération produira son effet, que pour ouvrir un double canal à l’épanchement de la matiere varioleuse, & pour rendre par ce moyen celle qui forme les boutons moins abondante, moins âcre & moins corrosive. On s’est encore assuré par expérience, & les Chinois l’avoient déja reconnu, que la matiere propre à l’inoculation se conserve plusieurs mois, & que prise d’une petite vérole, soit naturelle soit artificielle, elle n’en produit pas moins son effet.

Voici la méthode pratiquée par M. Ramby, premier chirurgien du roi d’Angleterre, le plus célebre & le plus heureux des inoculateurs. C’est celle qu’on a suivie le plus communément à Genève.

Les enfans ont à peine besoin de préparation : quelques jours de régime & une ou deux purgations suffisent ; rarement on emploie la saignée. A l’égard des adultes, comme il s’agit de disposer le corps à une maladie inflammatoire, plus le sujet est sain & vigoureux, plus généralement parlant ses forces ont besoin d’être affoiblies par la saignée, la diete, l’usage des remedes rafraichissans. On y joitit quelques purgatifs & quelquefois les bains. Il est à propos de consulter un medecin sage, qui connoisse le tempérament de celui qu’il dispose à l’inoculation, & qui puisse lui prescrire un régime convenable.

Quant à l’opération, on fait aux deux bras dans la partie externe & moyenne, au-dessous de l’insertion du muscle deltoïde, pour ne point gêner la liberté du mouvement, une incision de moins d’un pouce de long, & si peu profonde, qu’elle entame à peine la peau. On insere dans la plaie un fil de la même longueur, imprégné de la matiere d’un bouton mûr & sans rougeur à sa base, pris d’une petite vérole soit naturelle soit artificielle, d’un enfant sain ; on couvre le tout d’un plumasseau, d’un emplâtre de diaplame, & d’une compresse qu’on assujettit avec une bande. On leve cet appareil environ quarante heures après, & on pense la plaie une fois tous les vingt-quatre heures.

Quoique les premiers jours après l’opération, le sujet soit en état de sortir, on lui fait garder la chambre & continuer le régime. On le met au lit quand les symptomes commencent à paroître ; ordinairement c’est le six ou le septieme jour ; on lui retranche alors la viande, & on lui prescrit la même diete que dans les maladies aiguës. Tous les symptomes cessent par l’éruption ; l’inflammation des plaies diminue, elles donnent plus de matiere. Le nombre des boutons est ordinairement peu considérable, & va rarement à deux ou trois cens sur tout le corps. Ils ne laissent point de cicatrices. Le dixieme jour après l’éruption les plaies commencent à se remplir ; le quinzieme à se cicatriser : elles se ferment souvent le vingtieme. Si l’on voit qu’elles continuent à fluer, il ne faut pas se hâter de les fermer.

Quelquefois le venin s’échappe presque tout par les plaies ; ensorte que le malade n’a qu’une ou deux pustules ; quelquefois même pas une seule. On a reconnu qu’il n’en est pas moins à l’abri de contracter la petite vérole naturelle, quand même on l’inoculeroit de nouveau, ce qu’on a plusieurs fois éprouvé. La preuve évidente que c’est le virus varioleux qui sort par les incisions, c’est que cette matiere étant insérée dans un autre corps y produit une petite vérole sous la forme ordinaire. M. Maty a été témoin de cette expérience.

On choisit pour inoculer une saison qui ne soit ni trop froide ni trop chaude. Le printems & l’automne y paroissent également propres. On préfere ordinairement le printems, parce que la belle saison favorise la convalescence ; mais il y a nombre d’exemples d’inoculations qui ont réussi en toute saison. Les opératrices greques inoculoient en hiver à Constantinople. L’été est, d’un aveu général, la saison la moins convenable, cependant on inocule avec succès à la Jamaïque qui est située dans la Zone torride. M. Tronchin vient d’inoculer à Genève au mois d’Août 1759, une dame de Paris qui vouloit être en état de revenir au mois de Septembre ; il est vrai que par des précautions très-recherchées, il a trouvé le moyen d’entretenir le thermometre de Reaumur de quinze à dix-sept degrés dans la chambre de la malade, tandis qu’à l’air extérieur, il montoit à vingt-trois & vingt-quatre degrés.

Le succès de cette opération est sur-tout singulier par les circonstances qui l’ont précédée. La personne qui l’a subie étoit d’un tempérament très-délicat, affoibli par dix ans d’infirmités & de remedes ; il s’y étoit joint un ulcere aux reins. Il a fallu commencer par la guerir de tous ses maux. On desespéroit encore de sa vie quelques mois après son inoculation. Elle jouit aujourd’hui d’une bonne santé.

On n’inocule guere à l’hôpital de Londres les adultes passé trente-cinq ans. En quoi l’on a peut-être plus égard à conserver à la méthode tout son crédit, qu’à l’utilité générale.

Avantages de l’inoculation. Danger de la petite vérole naturelle. Certains avantages de l’inoculation se présentent au premier aspect. D’autres ne peuvent être reconnus que par l’examen & la comparaison des faits.

On voit d’abord qu’on est le maître de choisir l’âge, le lieu, la saison, le moment, la disposition de corps & d’esprit ; le medecin & le chirurgien auxquels on a plus de confiance. On prévient par la préparation les accidens étrangers, l’épidémie, la complication de maux, qui probablement font tout le danger de la petite vérole. La fermentation commence par les parties externes : les plaies artificielles facilitent l’éruption en offrant au virus une issue facile.

Quelle comparaison peut-on faire entre une maladie préméditée & celle qui se contracte au hazard ; en voyage, à l’armée, dans des circonstances critiques, sur-tout pour les femmes ; dans un tems d’épidémie qui multiplie les accidens, qui transporte le siege de l’inflammation dans les parties internes d’un corps déja peut-être épuisé de veilles & de fatigues ?

Quelle différence entre un mal auquel on s’attend & celui qui surprend, qui consterne, que la seule frayeur peut rendre mortel ; ou qui se produisant par des symptomes équivoques, peut induire en erreur le medecin le plus habile, & faire agraver le mal par celui de qui l’on espere le remede ? Voilà ce que dictent le bon sens & le raisonnement le plus simple. L’expérience est encore plus décisive : elle prouve que la matiere de l’inoculation, fût-elle prise d’une petite vérole compliquée, confluente, mortelle même, ne laisse pas de communiquer presque toujours une petite vérole simple, discrete, exempte de fievre, de suppuration, toujours plus bénigne que la naturelle, si souvent funeste ; une petite vérole enfin qui ne laisse point de cicatrice.

Mais pour estimer plus exactement les avantages de l’inoculation, il faut connoître la mesure du danger de la petite vérole ordinaire, & le comparer à celui de la petite vérole inoculée. C’est ce qu’on ne peut faire qu’à l’aide des listes du docteur Jurin, le guide le plus sûr & presque le seul que nous ayons sur cette matiere. La petite vérole exerce fort inégalement ses ravages. En 1684 à Londres, sur mille morts, il n’en mourut que sept de cette maladie, c’est-à-dire 1 sur 149. En 1681 & 1710, la proportion des morts de la petite vérole aux autres morts, étoit de 125 & de 127 par 1000, ou d’un huitieme ; mais année commune elle est de 72 par 1000, ou d’un quatorzieme. C’est le résultat des listes mortuaires de Londres de quarante-deux ans, qui comprennent plus de 900000 morts. Ces mêmes listes prolongées pendant vingt-quatre autres années par une société de medecins & de chirurgiens de Roterdam, donnent encore la même proportion.

Par d’autres dénombremens de morts & de malades de la petite vérole, non à Londres, mais dans diverses provinces d’Angleterre, où la petite vérole passe pour être plus bénigne que dans la capitale, recueillis par le même M. Jurin, & montant à plus de 14500, il a trouvé que de six malades de la petite vérole, il en mouroit communément un. Par ses premieres énumérations sur 4600 personnes, il avoit d’abord trouvé le rapport des malades aux morts de cette maladie, comme de 5 à 1, & M. Schultz, medecin suédois, qui a écrit depuis deux ans, établit la même proportion. On a estimé à Genève, mais assez vaguement & sans produire de liste, que le danger de la petite vérole n’étoit communément en cette ville que d’1 à 10, par conséquent la moitié moindre qu’en Suede. Cependant Genève a précédé Stokolm de plusieurs années dans l’accueil qu’elle a fait à la petite vérole artificielle. Nous écrivons principalement pour Paris, où la petite vérole passe pour être très-meurtriere. Nous supposerons qu’elle enleve un malade sur sept, ce qui tient à peu-près le milieu entre le résultat de Genève & celui de Suede.

On seroit mal fondé à dire que les calculs précédens ne sont bons que pour l’Angleterre Les limites de la plus grande à la moindre mortalité causée par la petite vérole, variant à Londres depuis 7 jusqu’à 127 sur 1000, on voit que cette maladie est quelquefois moins fâcheuse en cette ville que dans les pays où elle passe pour être la plus bénigne, & d’autres fois qu’elle y est aussi redoutable que dans les endroits où elle est réputée la plus dangereuse ; par conséquent son degré moyen de mortalité, tiré des listes mortuaires de Londres pendant soixante-six ans, & qui comprennent plus de quinze cens mille morts, ne peut être fort différent dans les autres régions de l’Europe. Nous poserons donc pour principes d’expériences 1°. que la quatorzieme partie du genre humain périt tôt ou tard de la petite vérole ; 2°. que de sept malades attaqués naturellement de cette maladie, il en meurt un communément. Voyons maintenant quel risque on court par l’inoculation.

Dans les commencemens que cette opération fut connue en Angleterre & dans les colonies angloises, on s’y livra d’abord après les premieres expériences avec une sorte d’enthousiasme fonde sur les succès constans qu’elle avoit eus à Constantinople, où, de l’aveu de trois medecins, Timoni, Pilarini, le Duc, on connoissoit à peine aucun exemple d’accident ; mais la maniere de vivre ordinaire des Anglois qui se nourrissent de viandes succulentes, & font beaucoup d’usage du vin & des liqueurs fermentées, exigeoit sans doute plus de préparation que la vie simple & frugale de la plûpart des Grecs modernes ; & cependant on avoit pratiqué l’insertion à Londres, & sur-tout en Amérique, avec beaucoup d’imprudence, sur des gens de tout âge & de tout tempérament ; sur des enfans au berceau, des femmes grosses, des infirmes, des blancs & des noirs de mœurs très-suspectes, & cela presque sans aucune précaution. M. Jurin par la comparaison des listes qui lui furent envoyées, & qu’il rendit publiques, trouva qu’il étoit mort en Amérique un inoculé sur soixante, & à Londres un sur quatre-vingt-onze, sans distinguer les accidens étrangers d’avec ceux dont on pouvoit soupçonner l’inoculation d’être cause. Les adversaires de la méthode prétendirent qu’il en étoit mort un sur quarante-neuf ou cinquante. Leur exagération, en la prenant pour vraie au pié de la lettre, est la preuve la plus évidente des avantages de l’inoculation ; c’est un aveu arraché aux anti inoculistes, que la petite vérole inoculée est encore sept fois moins dangereuse que la naturelle, à laquelle, sur un pareil nombre, sept au moins auroient succombé. Mais depuis que la méthode s’est perfectionnée, & qu’on s’est rendu plus circonspect sur le choix des sujets, au lieu d’en perdre un sur cinquante, il y a tel inoculateur qui n’en a pas perdu un sur mille. M. de la Condamine a donc pû dire avec raison : La nature nous décimoit, l’art nous millésime. Ce succès n’est pas au-dessus de celui qu’on est en droit d’attendre aujourd’hui, puisque dans l’hôpital de l’inoculation de Londres, où les malades, quelque attention qu’on ait pour eux, ne peuvent espérer les mêmes soins qu’un particulier aisé dans sa maison ; sur cinq cens quatre-vingt-treize inoculés, la plûpart adultes, il n’en est mort qu’un en quatre ans, expiré le 21 Décembre 1755. C’est ce que nous apprend la liste publiée en 1756 par les administrateurs de cette maison ; & c’est en même tems une preuve qu’on fait nu choix de ceux qu’on y reçoit, puisque sur un pareil nombre de gens pris au hazard, plus d’un, sans essuyer d’opération, auroit payé le tribut à la nature dans l’espace d’un mois, que nous prenons pour le terme de la convalescence. Il n’est donc pas prouvé qu’on puisse légitimement attribuer à l’opération bien drigée, la mort d’un inoculé sur six cens. Cependant pour éviter toute contestation, nous admettrons la possibilité d’un accident, non-seulement sur six ce ns opérations, mais d’un sur deux cens ; & c’est en partant de cette supposition réellement fausse, c’est en accordant aux adversaires de la méthode trois fois plus qu’ils ne peuvent exiger, que nous ferons la comparaison du risque de la petite vérole naturelle & de l’artificielle.

La premiere, de sept malades en emporte au moins un. La seconde, de 200 en sauve au moins 199 ; & sur ce nombre la petite vérole ordinaire, en prélevant la septieme partie, auroit choisi plus de vingt-huit victimes. Nous supposons que l’inoculation s’en réserve une, le malade de la petite vérole naturelle court donc au moins vingt-huit fois plus de risque de la vie que l’inoculé, sans parler des autres avantages que nous avons précédamment exposés, dont un seul, celui de préserver de la laideur, est pour une moitié du genre humain d’un aussi grand prix que la conservation de la vie.

Telle est la conséquence directe des deux principes d’expérience que nous avons posés ; mais ce n’est pas la seule ; il en est d’autres que nous allons développer, qui ne s’apperçoivent pas au premier coup d’œil ; elles porteront un grand jour sur une question jusqu’à présent abandonnée aux conjectures, & sur laquelle les Medecins même sont partagés ; savoir si la pétite vérole est universelle, du moins presque universelle, ou si une grande partie du genre humain se dérobe à ce tribut.

Qu’il y ait des gens, des medecins même qui se persuadent que la petite vérole n’est pas aussi fréquente qu’on le croit communément, & qu’un très grand nombre d’hommes parviennent à la vieillesse sans avoir éprouvé cette maladie, c’est une erreur que nous allons détruire, mais sur laquelle on a pû se faire illusion. Qu’il y en ait d’autres qui croient que la petite vérole n’est pas fort dangereuse, parce qu’on voit certaines épidémies bénignes desquelles presque personne ne meurt ; c’est une autre erreur pardonnable à tout autre qu’à un medecin ; mais qu’on soutienne tout à la fois qu’il s’en faut beaucoup que la petite vérole soit générale, & d’un autre côté qu’elle n’est pas fort dangereuse, c’est une contradiction réservée à ceux que le préjugé ou la passion aveuglent sur le compte de l’inoculation ; & le titre de docteur en Medecine ne rend cette contradiction que plus humiliante.

Puisque la petite vérole enleve une quatorzieme partie du genre humain, il est clair que plus on supposera de gens exempts de ce fatal tribut, plus il sera funeste au petit nombre de ceux qui resteront pour l’acquitter. Réciproquement moins on supposera la petite vérole dangereuse, plus de gens en seront attaqués sans en mourir, & plus elle sera générale. On ne peut donc soutenir à la fois que la petite vérole n’est pas fort meurtriere, & qu’elle n’est pas très-commune, puisque de quatorze hommes qui naissent il en doit mourir un de la petite vérole, si treize en étoient exempts, le seul des quatorze qui auroit cette maladie en mourroit infailliblement : elle seroit donc toujours mortelle ; ce qui est visiblement faux. Au contraire, si de quatorze petites véroles une seule étoit funeste, aucun n’en mourroit, à moins que treize autres n’en fussent malades : or une quatorzieme partie des hommes en meurt ; donc les treize autres auroient la maladie ; tous les hommes, sans nulle exception, en seroient donc attaqués ; ce qui n’est pas moins faux, puisqu’on en voit mourir beaucoup avant que de l’avoir eue. Accordez-vous donc avec vous-même, dit à cette occasion M. de la Condamine aux anti-inoculistes. Concevez que si la petite vérole est moins commune que je l’ai supposé, elle est d’autant plus meurtriere pour le petit nombre de ceux qui l’ont ; si elle est rarement mortelle, convenez que presque personne n’en est exempt. Choisissez du moins entre deux suppositions incompatibles : dites-nous, si vous voulez, des injures, mais ne dites pas des absurdités.

Il est donc démontré que la rareté & la bénignité de la petite vérole ne peuvent subsister ensemble : mais laquelle des deux opinions est la véritable ? Si la question n’est pas encore éclaircie, c’est qu’on n’a pas assez médité sur deux principes d’expérience qui en contiennent la solution. Notre but est de nous rendre utiles ; tâchons de mettre à portée de tout lecteur attentif une vérité importante pour l’humanité.

La petite vérole tue la quatorzieme partie des hommes, & la septieme partie de ceux qu’elle attaque, donc la quatorzieme partie du total des hommes, & la septieme partie des malades de la petite vérole, sont précisément la même chose : or la quatorzieme partie d’un nombre ne peut être la septieme d’un autre, à moins que le premier nombre ne soit double du second ; donc la somme totale des hommes est double de la somme des malades de la petite vérole ; donc la moitié du genre humain a cette maladie ; donc l’autre moitié meurt sans l’avoir eûe. Toutes ces conséquences sont évidentes, & elles sont confirmées par d’autres expériences & dénombremens tout différens des précédens.

En effet, M. Jurin nous apprend que selon les perquisitions soigneuses qu’il a faites, les avortemens, les vers, le rachitis, différentes especes de toux, les convulsions enlevent les deux cinquiemes des enfans dans les deux premieres années de leur vie ; si l’on y joint ceux qui meurent dans un âge plus avancé sans avoir eu la petite vérole, on verra que la moitié des hommes au moins meurt avant que d’en être attaquée. C’est donc sur la moitié survivante que se doit lever le tribut fatal de la quatorzieme partie du tout ; ainsi de cent enfans qui naissent, environ quarante périssent, soit par les avortemens, soit par les maladies de l’enfance dans les deux premieres années de leur vie, & la plûpart avant que d’avoir eu la petite vérole. Supposons que dix autres meurent dans un âge plus avancé sans avoir payé ce tribut, il en restera cinquante qui tous y seront sujets, & sur lesquels il faut prendre les sept, qui font la quatorzieme partie du nombre total de cent : voilà donc sept morts sur cinquante malades, conformément à notre évaluation. Si vous augmentez le nombre des exemts, & que vous le portiez seulement à soixante, il n’en restera que quarante des cent pour acquitter le tribut des sept morts ; ce qui feroit plus d’un mort sur six malades. Donc si plus de la moitié des hommes meurt sans avoir eu la petite vérole, elle est mortelle à plus d’un malade sur sept ; & si elle épargne un plus grand nombre de malades, il faut que plus de la moitié des hommes tôt ou tard ait cette maladie.

Lorsqu’un grand nombre d’auteurs, parmi lesquels on compte la plûpart des medecins arabes, ont écrit, les uns, que la petite vérole étoit une maladie universelle, les autres, que presque personne n’en étoit exempt ; lorsque des medecins célebres plus modernes, entr’autres Riviere & Méad, celui-ci, après cinquante ans de pratique, ont prétendu qu’à peine un seul sur mille l’évitoit, ils n’ignoroient pas que beaucoup d’enfans & de jeunes gens meurent avant que de l’avoir eue : donc en soutenant qu’elle étoit presque universelle, ils n’ont pû entendre autre chose sinon qu’elle étoit presque inévitable pour ceux qui ne sont pas enlevés par une mort prématurée ; & c’est ce que les calculs précédens mettent en évidence. Si l’on objecte que quelques hommes parviennent a la vieillesse sans avoir eû la petite vérole, on doit se rappeller qu’on a vû plus d’une fois des gens la contracter à l’âge de 80 ans, que par conséquent il ne faut pas se presser de conclure qu’on est à l’abri de ce fléau ; il y a beaucoup d’apparence que tous les hommes y sont sujets, comme tous les chevaux à la gourme, qu’on n’échappe à la petite vérole que faute d’avoir assez vécu.

Il est vrai qu’il résulte des observations de M. Jurin, qu’il y a quatre personnes par cent sur lesquelles l’inoculation paroît n’avoir pas de prise ; mais sur ce nombre on en a reconnu plusieurs qui portoient des marques de la maladie dont ils se croyoient exempts ; d’autres étoient soupçonnés de lui avoir payé le tribut ; ajoutons que d’autres pouvoient l’avoir eue sans éruption apparente, & de l’espece de celles qui, après les premiers symptomes, prennent leur cours par les évacuations, & que Boerhaave appelle morbus variolosus sine variolis ; procéde de la nature dont on connoît quelques exemples, peut-être plus fréquens que l’on ne croit, & que l’art n’a pû encore imiter avec sûreté. Tout medecin qui n’aura pas vû un de ces exemples, peut dans des cas semblables se méprendre à la nature de la maladie, & le malade à plus forte raison ignorer qu’il a eu la petite vérole. Enfin, l’insertion peut ne pas produire toujours son effet, tantôt par la faute de l’inoculateur, tantôt par des raisons qui nous sont inconnues ; accident qui seroit commun à l’inoculation & à tous les autres remedes les plus éprouvés. On voit donc qu’il est très-possible, & même très-vraissemblable que, conformément à la doctrine de plusieurs grands medecins, tous les hommes, presque sans exception, sont sujets à la petite vérole s’ils ne meurent pas prématurément, & que parmi les gens d’un certain âge qui passent pour n’avoir pas encore payé ce tribut, il y a des déductions à faire qui tendent à en diminuer beaucoup le nombre.

Dans tous les calculs précédens nous avons toujours supposé que l’inoculation n’étoit pas exempte de péril, pour éviter de longues discussions, & il suffisoit en effet de prouver que le risque, s’il y en a, n’est pas si grand que ceux auxquels on s’expose tous les jours volontairement & sans nécessité, souvent par pure curiosité, par passe-tems, par fantaisie, dans les exercices violens, tels que la chasse, la paulme, le mail, la poste à cheval dans les voyages de longs cours, &c. Mais si nous n’avons pas écarté l’idée de tout danger dans l’inoculation bien administrée, conformément à ce que pensent d’habiles praticiens, rappellons du moins à nos lecteurs qu’il est juste de retrancher du nombre des prétendues victimes de cette opération, tous ceux qui sont évidemment morts d’accidens étrangers, les enfans à la mamelle emportés en peu de momens dans le cours d’une petite vérole inoculée très-bénigne, par une convulsion ou par une colique, comme il arrive à d’autres de cet âge qui paroissoient jouir d’une santé parfaite ; ceux qui dans les tems d’épidémie avoient déja reçu le mal par la contagion naturelle ; ceux dont l’intempérance ou d’autres exces, avant que d’être inoculés, ont visiblement causé la mort ; joignez à toutes ces causes étrangeres l’imprudence de quelques inoculateurs dans les premiers tems où la méthode s’est introduite, il ne restera peut-être pas une seule mort qu’on puisse imputer légitimement à l’inoculation.

Ce seroit ici le lieu d’examiner quel âge est le plus convenable pour cette opération. Les enfans étant exposés à la petite vérole dès le moment de leur naissance, quelquefois même avant que de voir le jour, il paroît qu’on ne peut trop se hâter de les soustraire à ce danger. Mais de cinq enfans, suivant les observations deja citées de M. Jurin, il en meurt deux dans les deux premieres années des maladies communes à cet âge, & sur lesquelles tout l’art des Medecins échoue le plus souvent. Les accès de convulsion, les coliques, les douleurs de dents, &c. pourroient survenir dans le cours de la petite vérole artificielle, la rendre dangereuse & peut être fatale ; souvent même ces morts, causées par des accidens, seroient injustement imputées à l’inoculation. C’est vraissemblablement pour cette seule raison qu’on a cessé d’inoculer en Angleterre les enfans en nourrice, & qu’on attend ordinairement l’âge de quatre ans, mais on ne peut accuser pour cela les inoculateurs d’avoir eu moins à cœur le bien public que leur honneur ou leur propre intérêt, puisque le discrédit de l’inoculation tourneroit au préjudice de l’humanité. Quelques-uns ont pensé que le tems le plus propre à l’insertion étoit l’âge de trois semaines ou d’un mois, tems où les enfans échappés aux accidens ordinaires des premiers jours après leur naissance, ne sont pas encore sujets au plus grand nombre de ceux qui menacent leur vie quelques mois après.

Il resteroit à savoir jusqu’à quel âge il y a de l’avantage à se faire inoculer. D’un côté la probabilité d’échapper au tribut de la petite vérole, croît avec les années ; de l’autre, le danger d’en mourir, si l’on en est attaqué, croît pareillement, & peut-être dans un plus grand rapport. Nous manquons d’expériences pour assigner exactement le terme où l’inoculation cesseroit d’être avantageuse. Il est ordinaire qu’il se présente à l’hôpital de Londres des gens de 35 ans pour se faire inoculer. Il y a beaucoup d’apparence qu’on le peut avec sûreté beaucoup plus tard : on a des exemples de gens de 70 ans à qui cette épreuve a réussi. Ce succès est moins extraordinaire que leur résolution, puisqu’on en a vû de plus âgés se bien tirer de la petite vérole naturelle, toujours beaucoup plus dangereuse que l’inoculée.

Le détail où nous sommes entrés sur la mesure de la fréquence & du danger de la petite vérole naturelle, & sur les avantages de l’inoculation, prépare la réponse aux objections que l’on a faites contre cette pratique. Nous ne nous attacherons qu’à celles qui présentent quelque difficulté réelle, & nous passerons légerement sur celles que les anti-inoculistes ont eux mêmes abandonnées.

Objections. Objections physiques. Premiere objection. La maladie que l’on communique par l’inoculation est-elle une vraie petite vérole ? Cette objection est detruite par une autre, à laquelle nous répondrons en son lieu. Nous observerons seulement ici qu’il est singulier que Wagstaffe, qui le premier a révoqué en doute que la maladie communiquée par l’insertion fût une petite vérole, est aussi le premier qui ait dit que cette opération porteroit la contagion & la mort par-tout où elle seroit pratiquée. Il reconnoissoit que la maladie inoculée peut communiquer une petite vérole ordinaire, & vouloit paroitre douter que ce fût une vraie petite vérole dans le sujet inoculé. Cette objection est aujourd’hui abandonnée.

Seconde objection. La petite vérole inoculée est-elle moins dangereuse que la petite vérole naturelle ? On ne peut plus faire sérieusement cette objection ; elle est pleinement réfutée par l’histoire des faits & par la comparaison faite dans l’article précédent du danger de la petite vérole naturelle au danger de l’inoculation. On a prouvé que la petite vérole emportoit communément un malade sur sept, & qu’on ne pouvoit, sans tomber en contradiction, la supposer, généralement parlant, moins dangereuse. On a prouvé par les listes publiques de l’hôpital de l’inoculation à Londres, qu’il n’est mort qu’un inoculé sur 593, tandis que dans le même hôpital il mouroit deux malades sur neuf, ou plus d’un sur cinq de la petite vérole naturelle. Quand on supposeroit, contre la vérité des faits, que celle-ci n’est mortelle qu’à un malade sur dix, & que l’artificielle est malheureuse pour un sur cent, la petite vérole naturelle seroit encore dix fois plus dangereuse que l’inoculée.

Troisieme objection. On peut avoir plusieurs fois la petite vérole. L’inoculation ne peut donc empêcher le retour de cette maladie. Donc l’inoculation est en pure perte. Cet argument, renouvellé dans ces derniers tems, est celui qui fait communément le plus d’impression. Il contient une question de droit & une de fait. Voyons ce que les Inoculistes répondent. 1°. Il n’est pas prouvé, & beaucoup de medecins nient encore qu’on puisse avoir la petite vérole plus d’une fois. 2°. Quand on pourroit l’avoir deux fois naturellement, il ne s’ensuivroit pas qu’on pût la reprendre après l’inoculation ; & l’expérience prouve le contraire. 3°. Quand il y auroit eu quelque exemple, ce qu’on nie, d’un inoculé attaqué d’une seconde petite vérole, il ne s’ensuivroit pas que l’inoculation fût inutile. La discussion approfondie de ces trois points fourniroit la matiere d’autant de dissertations. Nous tâcherons de l’abréger.

1°. Il y a douze cens ans que la petite vérole est connue en Europe, & il y a douze cens ans qu’on dispute si on peut l’avoir deux fois : si ce n’est pas une preuve que le fait est faux, c’en est une au moins qu’il n’est pas évidemment prouvé. En effet, la plûpart des medecins Arabes, & un très-grand nombre parmi les modernes, nient qu’on puisse avoir deux fois la petite vérole. M. Tissot, dans sa réponse à M. de Haen, en fait une longue liste qu’il seroit aisé d’accroître. Parmi les prétendus exemples qu’on allegue d’une seconde petite vérole, on n’en cite point où un medecin, non suspect de prévention, ait traité deux fois le même malade, & certifié comme témoin oculaire la réalité de deux vraies petites véroles dans le même sujet ; circonstance faute de laquelle le témoignage perd beaucoup de son poids. D’un autre côté l’illustre docteur Mead, qui a tant écrit sur cette maladie, assure positivement, après cinquante ans de pratique, qu’on ne peut reprendre cette maladie. Le grand Boerhaave assure la même chose. Paris est encore rempli de témoins vivans, qui ont entendu dire à Mrs Chirac & Molin, deux de nos plus grands praticiens, morts dans un âge très-avancé, qu’ils n’avoient jamais vû le cas arriver. S’il est vrai, comme quelques-uns le prétendent, que M. Molin, dans les derniers tems de sa vie, ait vû un exemple de récidive, c’en sera un sur plus de quarante mille petites véroles qui doivent avoir passé sous les yeux de ces quatre célebres docteurs pendant le cours d’une longue vie, dans de grandes villes telles que Londres, Paris, Amsterdam.

Il meurt tous les ans plus de vingt mille personnes à Paris, dont la quatorzieme partie 1428 meurt de la petite vérole. Chaque mort de cette maladie exige sept malades, puisque nous ne la supposons mortelle qu’à un sur sept ; donc 7 fois 1428 personnes, c’est-à-dire dix mille ont la petite vérole à Paris année commune. Si de ces dix mille une seule étoit attaquée d’une seconde petite vérole bien constatée, on auroit tous les ans à Paris une nouvelle preuve évidente de ce fait ; & pour peu que quelqu’un de connu, pour être maltraité de la petite vérole, vint à l’avoir une seconde fois, la chose ne seroit plus problématique ; un pareil cas de notoriété publique n’est pas encore arrivé, puisqu’on dispute encore. Il n’est donc pas évidemment prouvé qu’on ait plus d’une fois en sa vie une vraie petite vérole.

Un grand nombre d’exemples prouvent au contraire que l’inoculation même n’a pû renouveller cette maladie dans ceux qui l’avoient eûe une premiere fois sans équivoque. Richard Evans, l’un des six criminels inoculés à Londres en 1721, & le seul d’entr’eux qui avoit eu la petite vérole, fut aussi le seul sur qui l’insertion ne produisit aucun effet. Beaucoup d’autres expériences ont prouvé la même chose : la plus célebre est celle du docteur Maty, que nous avons rapportée dans l’histoire de l’inoculation. Paris a été témoin d’un pareil exemple dans mademoiselle d’Etancheau en 1757. Tous les journaux en ont parlé. Si le virus varioleux introduit dans les plaies & porté par la circulation dans toutes les veines, ne peut renouveller la petite vérole dans un corps déja purgé de ce venin, à plus forte raison n’y pourra-t-elle être produite par la voie ordinaire du contact & de la respiration.

2°. Quand il seroit vrai qu’une petite vérole naturelle ne purge pas entierement un corps du levain varioleux, & qu’il en reste encore assez pour produire une nouvelle fermentation, il ne s’en suivroit pas que le ferment de la petite vérole mis en action par un virus de même nature, introduit directement dans le sang par plusieurs incisions, ne pût se développer si complettement qu’il ne restât plus de matiere pour un second développement. La petite vérole artificielle pourroit épuiser le levain que la petite vérole naturelle n’épuiseroit pas, & alors il n’y auroit rien à conclure d’une seconde petite vérole ordinaire contre l’efficacité de l’inoculation pour préserver de la récidive ; mais laissant à l’écart les raisonnemens de pure théorie, tenons-nous-en à l’expérience.

On a mis des inoculés à toutes sortes d’épreuves pour leur faire reprendre la petite vérole, sans avoir pû jamais y réussir. On a fait habiter & coucher des enfans inoculés avec d’autres attaqués de la petite vérole, sans qu’aucun l’ait reprise une seconde fois. On a répété l’inoculation à plusieurs reprises sur divers sujets ; les plaies se sont guéries comme de légeres coupures sous le fil imbu du virus. C’est ce qui arriva au fils du lord Hardewick, grand chancelier d’Angleterre, qui se fit inoculer de nouveau, parce qu’il n’avoit pas eu d’éruption la premiere fois, les plaies ayant seulement suppuré. Observons en passant que cette suppuration des plaies est équivalente à une petite vérole ordinaire, comme plusieurs expériences l’ont prouvé, & de plus que la matiere qui coule des incisions, lors même qu’il n’y a point d’éruption, peut être employée avec succès pour l’insertion, comme M. Maty l’a remarqué.

Le docteur Kirkpatrick rapporte qu’une jeune personne de 12 ans inoculée & bien rétablie, se fit secrettement une nouvelle incision, qu’elle y mit à trois reprises en trois jours différens de la matiere varioleuse, & que les nouvelles plaies se sécherent sans suppuration. Un officier âgé de 28 ans, inoculé tout récemment (1759.) à Gotha, par M. Soultzer, premier medecin du duc régnant, avec la matiere de la petite vérole artificielle d’un jeune prince, l’un des fils du duc, a voulu l’être une seconde fois avec la matiere d’une petite vérole naturelle. Les nouvelles plaies, ajoute la lettre de M. Soultzer à M. de la Condamine, se sont guéries sous le fil. Il y a d’autres exemples semblables & sans nombre, qui prouvent que l’inoculation met à l’abri d’une seconde petite vérole, & aucun des prétendus exemples contraires n’a pu soutenir la vérification.

Dans les tems des premieres expériences à Londres, le docteur Jurin invita publiquement pendant plusieurs années, tous ceux qui auroient avis de quelque rechute après l’inoculation, à les lui communiquer. Aucun ne put être constaté : tous les faits allégués furent niés ou convaincus de faux par le desaveu des parties intéressées. Le docteur Kirkpatrick rapporte dans son ouvrage la lettre du nommé Jones chirurgien, dont on avoit dit que le fils étoit dans ce cas. Le docteur Nettleton démentit publiquement un pareil fait avancé d’un de ses inoculés. De pareilles calomnies ont été depuis renouvellées en Hollande au sujet des inoculés de M. Tronchin, & de M. Schwenke, & les échos les ont répétées depuis à Paris. On alléguoit, on circonstancioit des récidives ; on faisoit courir le bruit que M. Schwenke avoit inoculé la même personne jusqu’à sept fois : on publioit que ses inoculés étoient à l’article de la mort ; on citoit des témoins oculaires, qui depuis ont nié hautement les faits. Bibliotheque angloise Septembre & Octobre 1756. Quant aux prétendues rechutes après l’inoculation, ce qui peut servir de fondement à ces bruits, c’est que parmi diverses éruptions cutanées, tout-à-fait différentes de la petite vérole, & dont celle-ci ne garantit point, il y en a qui s’annoncent par des symptomes qui leur sont communs avec la petite vérole ordinaire ; mais la différence essentielle & caracteristique de cette espece d’éruption est que les pustules en sont claires, transparentes, & remplies de sérosité ; qu’elles disparoissent, s’affaissent, & se sechent le troisieme jour & sans suppuration. Cette maladie est connue & caracterisée il y a plus d’un siecle en Italie, en France, en Allemagne, & en Angleterre. Elle a été décrite & distinguée de la vraie petite vérole avant qu’on sût dans notre Europe ce que c’étoit qu’inoculer. On lui donnoit différens noms, tels que ceux de vérolette, petite vérole lymphatique, séreuse, crystalline, volante, fausse petite vérole. Les Allemands l’ont nommée shefh-blattern, (pustules de brebis) ; les Anglois chikenpox, les Italiens ravaglion. Mais tous conviennent qu’elle n’a rien de commun avec la petite vérole dont elle ne préserve pas, & qui ne garantit pas non plus de cette maladie : celle-ci d’ailleurs n’est nullement dangereuse. Elle est épidémique, & plus ordinaire aux enfans qu’aux personnes âgées. La plûpart des gardes-malades, des chirurgiens, & des apoticaires de campagne, la prennent ou feignent de la prendre pour la vraie petite vérole, pour donner plus d’importance à leurs soins ; quelques medecins faute d’expérience, ont pu s’y méprendre. Il y a des exemples en Angleterre & en Hollande d’inoculés, qui ont eu cette indisposition qu’on avoit voulu faire passer pour la petite vérole. Tel est celui du baron de Louk, qui pour détruire ce bruit, se crut obligé de publier dans le journal déja cité, l’histoire de sa maladie. Il ne garda la chambre qu’un jour, & parut aussi-tôt à la cour de la Haie : il en est de même de ses cousines, filles de la comtesse d’Athlone. Tel est encore l’exemple du jeune de la Tour, inoculé en 1756 par M. Tronchin, & dont on a tant parlé à Paris. Les anti-inoculistes publierent que cet enfant avoit eu en 1758, une seconde petite vérole. Il est prouvé que le quatrieme jour il étoit debout & jouoit avec ses camarades. La nature de sa maladie a été bien éclaircie par un rapport public de quatre medecins, Messieurs Vernage, Fournié, Petit pere, & Petit fils ; Messieurs Bourdelin & Bouvart, en ont porté le même jugement. Tels sont les exemples sur lesquels les anti-inoculistes s’appuient pour prouver l’inutilité de l’inoculation.

Quant à celui de la fille même du célebre Timoni, morte à Constantinople en 1741 de la petite vérole naturelle, après avoir été, disoit-on, inoculée par son pere ; il a été prouvé que Timoni en partant pour Andrinople, dont il n’est jamais revenu, avoit laissé ordre à sa femme âgée de 15 ans, d’inoculer sa fille ; mais les témoignages sur l’exécution de cet ordre ont beaucoup varié, & encore plus sur l’effet que produisit la prétendue inoculation. Le fait est donc resté douteux & couvert de nuages qui ne peuvent être entierement dissipés. M. de la Condamine a reçu depuis peu une lettre datée de Constantinople, du … Octobre 1758, qu’il nous a fait voir en original, de M. Angelo Timoni, interprete de S. M. Britannique à la Porte ottomane, frere de la demoiselle morte en 1741. Elle porte que Cocona Timoni sa sœur fut inoculée en 1717, à l’âge de cinq mois par un apoticaire de Scio qui passoit pour être fort sujet au vin & novice dans la pratique de cette opération ; que l’incision faite avec une lancette à un seul bras n’avoit point laissé de cicatrice autre qu’une petite marque comme celle d’une saignée, que sa mere âgée alors de quinze ans seulement, n’a pu faire aucune observation, si l’opération a été suivie d’une éruption à la peau, ou si la plaie s’est d’abord séchée ; que son oncle encore vivant, & frere du célebre Emmanuel Timoni, attribue toute la faute à l’inoculateur, & juge qu’il avoit pris la matiere d’une fausse petite vérole ; que les gens du pays & les medecins, dont M. Angelo Timoni s’est informé, n’ont connoissance ni avant, ni depuis, d’un accident pareil à celui de sa sœur, accident qui ne seroit pas unique, ajoute-t-il, (dans un pays où depuis un siecle il doit y avoir eu plus de cent mille inoculations) si les personnes inoculées étoient sujettes à avoir deux fois la petite vérole ; qu’aussi cet évenement n’a pas empêché qu’on ne continuât d’inoculer à Pera ; qu’il a lui-même fait subir cette opération depuis deux ans à ses cinq enfans, & qu’il compte la répéter sur le plus jeune qui n’avoit que 40 jours, & sur lequel l’insertion n’a rien produit. Il n’est donc pas certain que la demoiselle Timoni ait été régulierement inoculée, que l’inoculation ait produit son effet, ni que les plaies ayent suppuré. Mais en supposant vrai tout ce qui reste douteux, voyons quelles conséquences il en faut tirer par rapport à l’inoculation ; c’est ce qui nous reste à examiner.

I I I. Quoique Boerhaave, Mead, Chirac, en 50 ans n’ayent jamais observé de seconde petite vérole dans un même sujet, & que M. Molin en ait vu tout au plus une dans l’âge où les autres ne voient plus, nous supposerons qu’il s’en trouve un exemple sur dix mille petites véroles naturelles. Les récidives, s’il y en a, doivent être encore plus rares après l’inoculation, qui de tous les moyens paroît être le plus propre à mettre en fermentation toutes les parties susceptibles de l’action du virus. Mais en n’accordant sur ce point aucune prérogative à la petite vérole artificielle, il s’en suivra seulement que sur dix mille inoculés, il pourra s’en trouver un capable de contracter une seconde petite vérole. Celle-ci, de l’aveu de plusieurs anti-inoculistes, doit être d’autant moins dangereuse, qu’on ne peut nier que le corps n’ait été purgé d’une partie du venin par la précédente. Mais supposons encore que la seconde soit aussi périlleuse que la premiere, au-moins ne le sera-t-elle pas davantage. Il y en aura donc une mortelle sur sept ; mais il faut au moins dix mille petites véroles pour rencontrer une rechûte : donc il en faudra sept fois dix mille, pour qu’il s’en trouve une funeste : donc sur soixante-dix mille inoculés, il en mourra peut être un d’une seconde petite vérole. C’est tout ce qu’on peut conclure des suppositions précédentes gratuitement accordées.

Si l’on soutenoit qu’il est impossible que l’inoculation fût jamais suivie d’aucun accident mortel, un seul exemple contraire suffiroit pour détruire cette prétention ; mais il ne s’agit entre les deux parties, que de savoir sur quel nombre d’inoculations on doit craindre un tel évenement ; si c’est par exemple, un sur 500, 300, 200, ou cent inoculés. Les anti-inoculistes. pour affoiblir les avantages de la méthode, ont prétendu dans le tems des premieres épreuves, qu’il mouroit un inoculé de 50 ; mais ils n’avoient pas compris dans leur calcul ceux qui meurent, selon eux, d’une seconde petite vérole. Nous venons de faire voir qu’on n’en peut faire monter le nombre à plus d’un sur 70000. Au lieu donc de 1400 morts qu’ils auroient compté sur 70000 inoculés, à raison d’un mort sur chaque 50, il en faudra compter 1401. Veut on que les inoculateurs regardent leur méthode comme pernicieuse, parce que sur 70 mille il peut arriver un accident de plus qu’ils n’avoient cru ? Et leurs adversaires trouveront-ils la question décidée en leur faveur, quand ils auront prouvé qu’au lieu de 1400 morts sur 70000, il en faut compter 1401 ?

Quatrieme objection. Le pus transmis dans le sang de l’inoculé, ne peut il pas lui communiquer d’autres maux que la petite vérole, tel que le scorbut, les écrouelles, &c ? Non-seulement il n’y a point d’exemple que ni la contagion naturelle, ni l’inoculation, aient communiqué d’autres maladies que la petite vérole même ; mais on a des preuves de fait que la matiere varioleuse prise d’un corps infecté de virus vénérien, n’a donné qu’une petite vérole simple & bénigne. La premiere expérience fut faite par hasard ; le docteur Kirkpatrick en parle dans son ouvrage. Elle a depuis été répétée : il seroit donc inutile de s’étendre sur les raisons de théorie qui refutent cette objection. D’ailleurs puisqu’on est le maître de choisir la matiere de l’inoculation, rien n’empêche de la prendre d’un enfant bien sain, & dans lequel on ne puisse soupçonner d’autre mal que la petite vérole.

Cinquieme objection. L’inoculation laisse quelquefois de facheux restes, comme des plaies, des tumeurs, &c. Ces accidens très-fréquens après la petite vérole naturelle, sont extremement rares à la suite de l’inoculation. Cette derniere est ordinairement si bénigne, qu’elle a fait douter que ce fût une vraie petite vérole. Les symptomes, les accidens, & les suites de ces deux maladies, conservent la même proportion. M. Ranby atteste que sur cent personnes inoculées, à peine s’en trouve-t-il une à laquelle il survienne le moindre clou. Une simple saignée occasionne quelquefois de plus grands & de plus dangereux accidens : il faut donc proscrire ce remede avant que de faire le procès à l’inoculation.

Sixieme objection. L’inoculation fait violence à la nature. On en peut dire autant de tous les remedes. Pourquoi saigner ou purger ? Que n’attend-on que la nature se soulage par une hémorrhagie & par une diarrhée. Voyez sur cette objection l’inoculation justifiée de M. Tissot.

Objections morales. Septieme objection. C’est usurper les droits de la Divinité, que de donner une maladie à celui qui ne l’a pas, ou d’entreprendre d’y soustraire celui qui dans l’ordre de la Providence y étoit naturellement destiné. Si cette objection n’avoit été faite de bonne-foi par des personnes pieuses, elle ne mériteroit pas de réponse. La confiance dans la Providence nous dispense-t-elle de nous garantir des maux que nous prévoyons, quand on sait par expérience qu’on peut les prévenir ? Faut il imiter les Turcs, qui de peur de contrarier les vûes de la Providence, périssent par milliers dans les tems de peste, si commune à Constantinople, tandis qu’ils voyent les Francs établis au milieu d’eux s’en préserver en évitant la communication ? Si l’inoculation, comme l’expérience le prouve, est un moyen de se préserver des accidens funestes de la petite vérole, la Providence qui nous offre le remede, défend elle d’en faire usage ? Tous les préservatifs, tous les remedes de précaution, seront-ils desormais illicites ? Nous renvoyons ceux sur qui l’autorité semble avoir plus de poids que l’évidence, à la décision déja citée des neuf docteurs de Sorbonne, consultés par M. de la Coste ; aux diverses consultations de plusieurs théologiens italiens ; aux traités sur l’inoculation approuvés par des inquisiteurs ; aux argumens du celebre évêque de Worcester ; à l’ouvrage des docteurs Some & Doddrige, en observant que dans le cas présent, le suffrage des docteurs protestans doit avoir d’autant plus de poids auprès des Théologiens catholiques, que nous ne différons pas d’avec eux sur les principes de morale, & que leurs opinions sur la prédestination absolue, prête plus de couleur à l’objection que nous refutons. M. Chais y a répondu de la maniere la plus solide & la plus satisfaisante dans son Essai apologétique.

Huitieme objection. Il n’est pas permis de donner une maladie cruelle & dangereuse à quelqu’un qui ne l’auroit peut-être jamais eu. Nous avons prouvé dans l’article des avantages de l’inoculation, que la petite vérole artificielle n’est ni cruelle, ni dangereuse. Il ne reste donc que la seconde partie de l’objection à détruire. Quoique l’inoculation soit moins douloureuse qu’une saignée, & quelque petit que soit le danger qui l’accompagne, il y auroit de l’extravagance à faire subir cette opération à quelqu’un qui seroit sûr de n’avoir jamais la petite vérole. Mais comme il n’est pas possible d’obtenir cette sécurité, & qu’au contraire quiconque n’a pas eu cette maladie, court grand risque de l’avoir & d’en mourir, il est non-seulement permis, mais très-conforme à la prudence, de prendre les moyens les plus sûrs pour se dérober autant qu’il est possible, à ce danger ; & l’on n’en connoît point de plus efficace que l’inoculation.

Mais, dira-t-on, c’est toujours une maladie : pourquoi la donner gratuitement à celui qui ne l’auroit peut-être jamais ? Premierement on ne donne point la maladie à celui qui ne l’auroit jamais : l’expérience a fait voir qu’il y a quelques personnes qui ne la prennent point par inoculation ; il est plus que probable que ce sont celles qui ne l’auroient jamais eue. Secondement, c’est moins, dit l’évêque de Worcester, donner une maladie à un corps exempt de la contracter, que choisir le tems & les circonstances les plus favorables pour le délivrer d’un mal presque autrement inévitable, & dont l’issue est souvent sans cela très dangereuse. Troisiemement, c’est donner un petit mal pour en éviter un beaucoup plus grand. C’est convertir un danger, dont rien ne peut garantir, en un danger infiniment moindre, pour ne pas dire absolument nul.

Si j’avois actuellement la petite vérole, dira quelqu’un, je conviens qu’il n’y auroit que six contre un à parier pour ma vie ; mais j’espere être du nombre de ceux qui ne l’ont jamais, & cette espérance diminue beaucoup le danger que je cours. Oui, répond M. de la Condamine, l’espérance de n’avoir jamais la petite vérole diminue le danger dont vous êtes menacé ; mais de si peu de chose que le risque d’en mourir un jour, vous qui jouissez d’une pleine santé, differe très-peu du risque du malade chez qui la petite vérole vient de se déclarer. La différence de ces deux risques est à peine d’une soixante dixieme partie, en voici la preuve. Prenons 70 malades actuels de la petite vérole. Nous avons prouvé qu’il en doit mourir au moins la septieme partie, c’est-à-dire dix : prenons 70 autres personnes de tout âge en pleine santé, qui, n’ayant jamais eu cette maladie, on peut présumer que trois au plus en seront exempts, puisqu’on ne compte que quatre sur cent, sur qui l’inoculation soit sans effet, & ce nombre est peut être trop grand de moitié, comme nous l’avons fait voir ; mais pour n’avoir point à disputer, supposons-en six sur les 70, au lieu de trois, qui n’ayent jamais la petite vérole, supposons-en même dix, nombre visiblement trop fort, ceux-ci ne courront aucun risque, mais les 63 autres auront sûrement la maladie, un des sept y succombera ; il en mourra donc neuf des 63. Donc de 70 malades actuels, il en mourra dix, & de 70 bien portans il en mourra neuf. La différence des deux risques n’est donc que d’une soixante-dixieme partie. Il y a donc six contre un à parier que le malade actuel de la petite vérole en réchappera, & six un soixante-dixieme contre un que l’homme sain qui attend cette maladie n’en mourra pas. L’espérance qu’a celui-ci de l’éviter, ne diminue donc le risque qu’il court d’en mourir tôt ou tard que d’une soixante-dixieme partie. La différence réelle ne consiste guere qu’en ce que le danger de l’un est présent, & que celui de l’autre est peut-être éloigné.

Neuvieme objection. Tel qui ne seroit peut-être mort de la petite vérole naturelle qu’à l’âge de cinquante ans, après avoir eu des enfans, & servi sa patrie utilement, sera perdu pour la société, s’il meurt dans son enfance de la petite vérole inoculée. Cette objection, comme plusieurs autres des précédentes, emprunte toute sa force de ce que nous avons accordé gratuitement à nos adversaires, que l’inoculation n’étoit pas exemte de péril. Mais il n’est pas besoin de nous rétracter pour leur répondre. Les trois quarts de ceux qui ont la petite vérole, essuient cette maladie dans l’âge ou ils sont plus à charge qu’utiles à la société. Quant à l’autre quart, comme le danger de la petite vérole croît avec l’âge, si l’inoculé court un très-petit risque de mourir plûtôt, il se délivre d’un risque beaucoup plus grand de mourir plus tard, ce qui fait plus qu’une compensation. Enfin, en supposant qu’un malheureux événement sur trois cens, sur deux cens, même sur un moindre nombre, pût abréger les jours d’un citoyen, l’état seroit amplement dédommagé de cette perte par la conservation de tous ceux dont la vie seroit prolongée par le moyen de l’inoculation.

Dixieme objection. La petite vérole inoculée multipliera les petites véroles naturelles, en répandant partout la contagion. On fit sonner bien haut cette objection à Londres en 1723. L’épidémie étoit fort meurtriere. On prétendit que la petite vérole artificielle en avoit augmenté le danger. M. Jurin prouva que la grande mortalité de cette année-là, qu’on appella l’année de l’inoculation, avoit été pendant les mois de Janvier & de Février, & qu’on n’avoit commencé d’inoculer que le 27 Mars. Wagstaffe avoit fait les calculs les plus ridicules pour prouver que l’inoculation devoit en peu de tems infecter tout un royaume. Ils furent réfutés par le docteur Arbuthnott sous le nom de Maitland. Ils n’ont pas laissé d’être répétés dans la thèse soutenue à Paris la même année, & plusieurs anti-inoculistes en font encore leur principale objection. Cependant il saute aux yeux qu’il est beaucoup plus aisé de se préserver d’une maladie artificielle, donnée à jour nommé, dans un lieu connu, que d’une épidémie imprévue, qui attaque indistinctement toutes sortes de sujets à la fois & en tous lieux. Dans le premier cas, personne n’est pris de la contagion que celui qui s’y veut bien exposer. Dans le second, personne, avec les plus grandes précautions, ne peut s’en garantir. Mais il s’agit d’un fait, & c’est à l’expérience à décider. Les Medecins de Londres témoignent que l’inoculation n’a jamais répandu l’épidémie. On n’a rien observé de tel à Paris, à Lyon, à Stokolm, dans le pays d’Hannovre, à Genève, en divers villes des Suisse, dans l’état écclésiastique, où plus de 400 enfans furent inoculés en 1750. Le danger prétendu de la contagion de la petite vérole artificielle est donc imaginaire.

Onzieme objection. Quel préservatif que celui qui donne un mal qu’on n’a pas, tandis qu’il n’est pas permis de faire le plus petit mal pour procurer le plus grand bien ! On abuse ici visiblement des termes, en étendant au mal physique ce qui ne peut être vrai que du mal moral. Combien de maux physiques tolérés, permis, autorisés par les lois, & qui souvent même ne produisent pas le bien qu’on se propose ? On abat une maison pour arrêter un incendie ; on submerge une province pour arrêter l’ennemi ; on refuse l’entrée d’un port à un vaisseau prêt à périr, s’il est suspect de contagion. Dans de pareilles occasions, on établit des barrieres, & l’on tire sur ceux qui les franchissent. L’argument, s’il mérite ce nom, tendroit à proscrire toutes les opérations chirurgicales, & la saignée même, mal physique plus grand que l’inoculation. L’objection ne mérite pas que nous nous y arrêtions plus long-tems. Nous remarquerons seulement, d’après M. Jurin, qu’on s’obstine à regarder comme une singularité, dans l’inoculation, la circonstance de donner un mal que l’on n’a pas, bien qu’elle soit commune à ce préservatif & à la plûpart des autres remedes qu’emploie la Medecine ; puisque tous, ou presque tous, sont des maux artificiels & quelquefois dangereux, tels que la saignée, les purgatifs, les cauteres, les vésicatoires, les vomitifs, &c.

Douzieme objection. L’inoculation est un mal moral. Il est mort quelques inoculés : le succès de cette méthode n’est donc pas infaillible. On ne peut donc s’y soumettre sans exposer sa vie, dont il n’est pas permis de disposer. L’inoculation blesse donc les principes de la morale. On feroit tomber l’objection, en prouvant que l’inoculation n’est jamais mortelle par elle même, & qu’elle ne peut le devenir que par la faute ou l’imprudence du malade ou du medecin. On pourroit aussi rétorquer l’argument contre la saignée, dont l’usage n’est pas exempt de péril. Quand on ne compteroit que les piquûres d’arteres, on ne peut nier que la saignée n’ait été la cause directe d’un assez grand nombre de morts. Celui qui se fait saigner du bras expose donc sa vie. Ce que l’on ne peut évidemment assûrer de l’inoculation. Cependant aucun casuiste n’a porté le scrupule jusqu’à défendre la saignée, même de précaution. Mais venons à la réponse directe, & combattons l’objection par les principes même qu’elle suppose.

Quiconque expose sa vie sans nécessité, péche, dites-vous, contre la morale. Or celui qui se soumet à l’inoculation, expose sa vie sans nécessité. Donc celui qui se soumet à l’inoculation, péche contre la morale. Voilà l’argument dans toute sa force, & dans la forme rigoureuse de l’école. Examinons-en toutes les propositions.

Il n’est pas besoin de faire remarquer que votre principe qu’il n’est pas permis d’exposer sa vie sans nécessité, a besoin d’être restraint pour être vrai. La morale ne défend pas à un homme charitable de visiter des malades dans un tems de contagion, de séparer des gens qui se battent, de sauver du feu ses meubles ou ceux de son voisin, &c. Or dans tous ces cas, il n’y a pas de nécessité, proprement dite, d’exposer sa vie. Contentez-vous donc d’assurer qu’il n’est pas permis en bonne morale, de l’exposer inutilement, & nous en conviendrons. Mais, ajoute-t-on, celui qui se soumet à l’inoculation, expose sa vie inutilement. La fausseté de cette proposition saute aux yeux, puisqu’il ne s’expose à un très-petit danger (que nous voulons bien supposer tel) que pour se soustraire à un danger beaucoup plus grand. Loin de pécher contre la morale, il se conforme à ses principes. Il sait que sa vie est un dépôt, & qu’il doit veiller à sa conservation : il prend le moyen le plus sûr pour la garantir du danger dont elle est menacée.

Treizieme objection. Quelque petit que puisse être le risque de l’inoculation, ne fût-il que d’un sur mille, un pere y doit-il exposer son fils ? Si l’opération n’eût jamais été suivie d’aucun accident, le pere ne balanceroit pas, mais il sait qu’il en arrive quelquefois. Il craint que son fils ne soit la victime d’un malheureux hasard. Peut-on le blâmer de ne vouloir rien risquer ? C’est à ce pere si tendre & si craintif que s’adresse M. de la Condamine, dont nous emprunterons les expressions.

« Vos intentions sont très-louables. Vous ne voulez, dites-vous, rien hasarder : je vous le conseillerois, si la chose étoit possible ; mais il faut hasarder ici malgré vous. Il n’y a point de milieu entre inoculer votre fils & ne point l’inoculer ; il faut ou prévenir la petite vérole, ou l’attendre. Ce sont deux hasards à courir, dont l’un est inévitable : il ne vous reste plus que le choix.

« Voilà cent enfans, & votre fils est du nombre. On les partage en deux classes. Cinquante vont être inoculés, les cinquante autres attendront l’évenement. Des cinquante premiers, aucun ne mourra ; mais par le plus malheureux des hasards, il seroit possible qu’il en mourût un : sur les cinquante restans, la petite vérole se choisira six victimes au moins, & plusieurs autres seront défigurés. Il faut que votre fils entre absolument dans l’une de ces deux classes. Si vous l’aimez, le laisserez-vous dans la seconde ? Hasarderez-vous six, au lieu d’un, sur cette vie si précieuse, vous qui ne voulez rien hasarder du tout ?» »

Mais quel seroit le desespoir de ce pere, si malgré des espérances si flateuses, son fils venoit à succomber sous l’épreuve de l’inoculation ? « Crainte chimérique ! Puisque la petite vérole inoculée est infiniment moins dangereuse que la naturelle, & sur-tout puisque celui qui ne l’auroit jamais eu naturellement, ne la recevra pas par l’inoculation : mais quand ce fils chéri mourroit, contre toute vraissemblance, le pere n’auroit rien à se reprocher. Tuteur né de son fils, il étoit obligé de choisir pour son pupille, & la prudence a dicté son choix. En quoi consiste cette prudence ; si ce n’est à peser les inconvéniens & les avantages, à bien juger du plus grand degré de probabilité ? Tandis qu’un instinct aveugle retenoit le pere, l’évidence lui crioit : de deux dangers entre lesquels il faut opter, choisis le moindre. Devoit-il, pouvoit-il résister à cette voix ? Le sort a trahi son attente, en est-il responsable ? Un autre pere crie à son fils : la terre tremble, la maison s’écroule, sortez, fuyez… Le fils sort ; la terre s’entr’ouvre & l’engloutit. Ce pere est-il coupable ? Le nôtre est dans le même cas. Si sa fille étoit morte en couche, se reprocheroit-il sa mort ? Il en auroit plus de sujet : ce n’étoit pas pour sauver la vie de sa fille qu’il l’a livrée au péril de l’accouchement, & cependant il a plus exposé ses jours en la mariant, que ceux de son fils en le soumettant à l’inoculation ».

M. de la Condamine présente diverses images pour rendre plus sensible à ses lecteurs la différence des risques des deux petites véroles. Voici les plus frappantes :

« Vous êtes obligé de passer un fleuve profond & rapide avec un risque évident de vous noyer si vous le passez à la nage : on vous offre un bateau. Si vous dites que vous aimez encore mieux ne point passer la riviere, vous n’entendez pas l’état de la question : vous ne pouvez vous dispenser de passer à l’autre bord, on ne vous laisse que le choix du moyen. La petite vérole est inévitable au commun des hommes, quand ils ne sont pas enlevés par une mort prématurée ; le nombre des privilégiés fait à peine une exception, & personne n’est sûr d’être de ce petit nombre. Quiconque n’a point passé le fleuve est dans la cruelle attente de se voir forcé d’un moment à l’autre à le traverser. Une longue expérience a prouvé que de sept qui risquent de le passer à la nage, un, & quelquefois deux sont emportés par le courant : que de ceux qui le passent en bateau, il n’en périt pas un sur trois cens, quelquefois pas un sur mille : hésitez-vous encore sur le choix ?

« Tel est le sort de l’humanité : plus d’un tiers de ceux qui naissent sont destinés à périr la premiere année de leur vie par des maux incurables ou du moins inconnus : échappés à ce premier danger, le risque de mourir de la petite vérole devient pour eux inévitable ; il se répand sur tout le cours de la vie, & croît à chaque instant. C’est une loterie forcée, où nous nous trouvons intéressés malgré nous : chacun de nous y a son billet : plus il tarde à sortir de la roue, plus le danger augmente. Il sort à Paris, année commune, quatorze cens billets noirs, dont le lot est la mort. Que fait-on en pratiquant l’inoculation ? On change les conditions de cette loterie ; on diminue le nombre des billets funestes : un de sept, & dans les climats les plus heureux, un sur dix étoit fatal ; il n’en reste plus qu’un sur trois cens, un sur cinq cens ; bien-tôt il n’en restera pas un sur mille ; nous en avons déja des exemples. Tous les siecles à venir envieront au nôtre cette découverte : la nature nous décimoit, l’art nous millésime ».

A qui appartient-il de décider la question : si l’inoculation en général est utile & salutaire ?

Les Medecins d’un côté, les Théologiens de l’autre, ont prétendu que l’inoculation étoit de leur compétence. Essayons de reconnoître & de fixer les bornes du ressort de ces deux jurisdictions dans la question présente.

Parmi ceux qui sont tentés, sur le bruit public, d’éprouver l’efficacité de la petite vérole artificielle ; les uns pour se déterminer, consultent leur medecin, les autres leur confesseur. Pour savoir à qui l’on doit s’adresser, il faut fixer l’état de la question.

Si l’inoculation n’eût jamais été pratiquée, & si quelqu’un proposoit d’en faire le premier essai, cette idée ne pourroit manquer de paroître singuliere, bisarre, révoltante, le succès très-douteux, l’expérience téméraire & dangereuse. Le medecin faute de faits pour s’appuyer ne pourroit former que des conjectures vagues, peu propres à rassurer la conscience délicate d’un théologien charitable qui craindroit de se jouer de la vie des hommes. Peut-être le medecin & le théologien s’accorderoient-ils à ne pas même trouver de motifs suffisans pour tenter cet essai sur des criminels. Aujourd’hui que nous avons depuis 40 ans sous les yeux mille & mille expériences dans toutes sortes de climats, sur des sujets de tout âge & de toutes sortes de conditions ; l’état des choses a bien changé : mais avant que d’en venir à la question morale, nous en avons une autre à résoudre.

Lequel des deux court un plus grand risque de la vie, ou celui qui attend en pleine santé que la petite vérole le saisisse, ou celui qui la prévient en se faisant inoculer ? Cette question est aujourd’hui la premiere qui se présente, & la plus importante de toutes. C’est d’elle que dépend la résolution de toutes les autres. Elle n’appartient, comme on le voit, ni à la Medecine ni à la Théologie. C’est une question de fait, mais compliquée, & qui ne peut être résolue que par la comparaison d’un grand nombre de faits & d’expériences, d’où l’on puisse tirer la mesure de la plus grande probabilité. Le risque de celui qui attend la petite vérole est en raison composé du risque d’avoir un jour cette maladie, & du risque d’en mourir s’il en est attaqué. Ce risque tout composé qu’il est, est appréciable, & sa détermination dépend du calcul des probabilités, qui, comme on sait, est une des branches de la Géométrie.

Remarquez sur-tout que dans la question proposée l’alternative d’attendre ou de prévenir la petite vérole, n’admet point de milieu. Cette question une fois résolue par la comparaison des deux risques (& il n’appartient qu’au géometre de la résoudre), fera naître une autre question de droit, que nous n’osons appeller théologique, savoir, si de deux risques inégaux dont l’un est inévitable, il est permis de choisir le moindre ? Il ne paroît pas qu’il soit besoin de consulter la Théologie pour répondre. La question deviendroit plus sérieuse & plus digne d’un théologien moraliste, s’il s’agissoit de décider si de deux périls dont l’un est inévitable, la raison, la conscience, la charité chrétienne n’obligent pas à choisir le moindre, & jusqu’ou s’étend cette obligation ? Si l’affirmative l’emportoit, & qu’il fût d’ailleurs démontré qu’il y a plus de risque en pleine santé d’attendre la petite vérole que de la prévenir par l’inoculation, on voit que cette opération devroit être non-seulement conseillée, mais prescrite.

Jusqu’ici nous n’avons considéré que l’utilité générale de la méthode : quant à son application aux cas particuliers, le médecin rentreroit dans ses droits. Tel sujet n’a-t-il pas quelque disposition fâcheuse qui le rende inhabile au bénéfice de l’inoculation ? Quelle est la saison, quel est le moment les plus favorables ? Quelles sont les préparations & les précautions nécessaires aux différens tempéramens ? Sur tous ces points, & sur le traitement de la maladie on doit consulter un medecin qui joigne l’expérience à l’habileté. Le théologien & le medecin auront donc ici chacun leurs fonctions ; mais dans le cas présent, je le répete, c’est au calcul à leur préparer les voies en fixant le véritable état de la question.

Conséquences des faits établis. Nous terminerons cet article par les réflexions qui terminent le premier mémoire de M. de la Condamine, & par les vœux qu’il fait pour voir s’établir parmi nous l’inoculation, moyen si propre à conserver la vie d’un grand nombre de citoyens.

La prudence vouloit qu’on ne se livrât pas avec trop de précipitation à l’appât d’une nouveauté séduisante ; il falloit que le tems donnât de nouvelles lumieres sur son utilité. Trente ans d’expériences ont éclairci tous les doutes, & perfectionné la méthode. Les listes des morts de la petite vérole ont diminué d’un cinquieme en Angleterre, depuis que la pratique de l’inoculation est devenue plus commune, les yeux enfin se sont ouverts. C’est une vérité qui n’est plus contestée à Londres, que la petite vérole inoculée est infiniment moins dangereuse que la naturelle, & qu’elle en garantit : enfin dans un pays où l’on s’est déchaîné long-tems avec fureur contre cette opération, il ne lui reste pas un ennemi qui l’ose attaquer à visage découvert. L’évidence des faits & sur-tout la honte de soutenir une cause desespérée, ont fermé la bouche à ses adversaires les plus passionnés. Ouvrons les yeux à notre tour ; il est tems que nous voyons ce qui se passe si près de nous, & que nous en profitions.

Ce que la fable nous raconte du Minotaure & de ce tribut honteux dont Thésée affranchit les Athéniens, ne semble-t-il pas de nos jours s’être réalisé chez les Anglois ? Un monstre altéré du sang humain s’en repaissoit depuis douze siecles : sur mille citoyens échappés aux premiers dangers de l’enfance, c’est-à-dire sur l’élite du genre humain, souvent il choisissoit deux cent victimes, & sembloit faire grace quand il se bornoit à moins. Desormais il ne lui restera que celles qui se livreront imprudemment à ses atteintes, ou qui ne l’approcheront pas avec assez de précautions. Une nation savante, notre voisine & notre rivale, n’a pas dédaigné de s’instruire chez un peuple ignorant, de l’art de dompter ce monstre & de l’apprivoiser ; elle a sû le transformer en un animal domestique, qu’elle emploie à conserver les jours de ceux même dont il faisoit sa proie.

Cependant la petite vérole continue parmi nous ses ravages, & nous en sommes les spectateurs tranquilles, comme si la France avec plus d’obstacles à la population, avoit moins besoin d’habitans que l’Angleterre. Si nous n’avons pas eu la gloire de donner l’exemple, ayons au moins le courage de le suivre.

Il est prouvé qu’une quatorzieme partie du genre humain meurt annuellement de la petite-vérole. De vingt mille personnes qui meurent par an dans Paris, cette terrible maladie en emporte donc quatorze cent vingt-huit. Sept fois ce nombre ou plus de dix mille, est donc le nombre des malades de la petite vérole à Paris, année commune. Si tous les ans on inoculoit en cette ville dix mille personnes, il n’en mourroit peut-être pas trente, à raison de trois par mille ; mais en supposant contre toute probabilité qu’il mourût deux inoculés sur cent, au lieu d’un sur trois ou quatre cent, ce ne seroit jamais que deux cent personnes qui mourroient tous les ans de la petite vérole, au lieu de quatorze cent vingt-huit. Il est donc démontré que l’établissement de l’inoculation sauveroit la vie à douze ou treize cent citoyens par an dans la seule ville de Paris, & à plus de vingt-cinq mille personnes dans le royaume, supposé, comme on le présume, que la capitale contienne le vingtieme des habitans de la France.

Nous lisons avec horreur que dans les siecles de ténebres, & que nous nommons barbares, la superstition des druides immoloit aveuglément à ses dieux des victimes humaines ; & dans ce siecle si poli, si plein de lumieres que nous appellons le siecle de la Philosophie, nous ne nous appercevons pas que notre ignorance, nos préjugés, notre indifférence pour le bien de l’humanité dévouent stupidement à la mort chaque année dans la France seule, vingt-cinq mille sujets qu’il ne tiendroit qu’à nous de conserver à l’état. Convenons que nous ne sommes ni philosophes ni citoyens.

Mais s’il est vrai que le bien public demande que l’inoculation s’établisse, il faut donc faire une loi pour obliger les peres à inoculer leurs enfans ? Il ne m’appartient pas de décider cette question. A Sparte où les enfans étoient réputés enfans de l’état, cette loi sans doute eût été portée ; mais nos mœurs sont aussi différentes de celles de Lacédémone, que le siecle de Lycurgue est loin du nôtre : d’ailleurs la loi ne seroit pas nécessaire en France ; l’encouragement & l’exemple suffiroient, & peut-être auroient plus de force que la loi.

Portons nos vûes dans l’avenir. L’inoculation s’établira-t-elle un jour parmi nous ? Je n’en doute pas. Ne nous dégradons pas jusqu’au point de desesperer du progrès de la raison humaine ; elle chemine à pas lents : l’ignorance, la superstition, le préjugé, le fanatisme, l’indifférence pour le bien retardent sa marche, & lui disputent le terrein pas à pas ; mais après des siecles de combat vient enfin le moment de son triomphe. Le plus grand de tous les obstacles qu’elle ait à surmonter, est cette indolence, cette insensibilité, cette inertie pour tout ce qui ne nous intéresse pas actuellement & personnellement ; indifférence qu’on a souvent érigée en vertu, que quelques philosophes ont adoptée comme le résultat d’une longue expérience, & sous les spécieux prétextes de l’ingratitude des hommes, de l’inutilité des efforts qu’on fait pour les guérir de leurs erreurs, des traverses qu’on se prépare en combattant leurs préjugés, des contradictions auxquelles on doit s’attendre, au risque de perdre son repos le plus grand de tous les biens. Il faut avouer que ces réflexions sont bien propres à modérer le zele le plus ardent ; mais il reste au sage un tempérament à suivre, c’est de montrer de loin la vérité, d’essayer de la faire connoître, d’en jetter s’il peut la semence, & d’attendre patiemment que le tems & les conjectures la fassent éclore.

Quelqu’utile que soit un établissement, il faut un concours de circonstances favorables pour en assurer le succès ; le bien public seul n’est nulle part un assez puissant ressort.

Etoit-ce l’amour de l’humanité qui répandit l’inoculation en Circassie & chez les Géorgiens ? Rougissons pour eux, puisqu’ils sont hommes comme nous, du motif honteux qui leur fit employer cet heureux préservatif ; ils le doivent à l’intérêt le plus vil, au desir de conserver la beauté de leurs filles pour les vendre plus cher, & les prostituer en Perse & en Turquie. Quelle cause introduisit ou ramena l’inoculation en Grece ? L’adresse & la cupidité d’une femme habile qui sut mettre à contribution la frayeur & la superstition de ses concitoyens. J’ai vû des Marseillois à Constantinople faire inoculer leurs enfans avec le plus grand succès : de retour en leur patrie, ils ont abandonné cet usage salutaire. Avoient-ils été déterminés par l’amour paternel ou par la force impérieuse de l’exemple ? A Geneve celui d’un magistrat éclairé n’eût pas suffi, sans une épidémie cruelle qui répandoit la terreur & la désolation dans les premieres familles. Dans la Guiane la crainte, peut être le desespoir de voir tous les Indiens périr l’un après l’autre sans ressources, purent seuls déterminer un religieux timide à faire l’essai d’une méthode qu’il connoissoit mal, & que lui-même croyoit dangereuse. Un motif plus noble, on ne peut le nier, anima la femme courageuse qui porta l’inoculation en Angleterre : rien ne fait plus d’honneur à la nation angloise, au college des medecins de Londres, & au roi de la Grande-Bretagne, que les vûes qui la firent adopter, & les sages précautions avec lesquelles elle y fut reçue ; mais n’a-t-elle pas essuyé trente ans de contradiction ?

Quand toute la France seroit persuadée de l’importance & de l’utilité de cette pratique, elle ne peut s’introduire parmi nous sans la faveur du gouvernement ; & le gouvernement se déterminera-t-il jamais à la favoriser sans consulter les témoignages les plus décisifs en pareille matiere ?

C’est donc aux facultés de Théologie & de Medecine ; c’est aux Académies ; c’est aux chefs de la Magistrature, aux Savans, aux gens de Lettres, qu’il appartient de bannir des scrupules fomentés par l’ignorance, & de faire sentir au peuple que son utilité propre, que la charité chrétienne, que le bien de l’état, que la conservation des hommes sont intéressés à l’établissement de l’inoculation. Quand il s’agit du bien public, il est du devoir de la partie pensante de la nation d’éclairer ceux qui sont susceptibles de lumiere, & d’entraîner par le poids de l’autorité cette foule sur qui l’évidence n’a point de prise.

Faut-il encore des expériences ? Ne sommes-nous pas assez instruits ? Qu’on ordonne aux hôpitaux de distinguer soigneusement dans leurs listes annuelles, le nombre de malades & de morts de chaque espece de maladie, comme on le pratique en Angleterre ; usage dont on reconnoîtroit avec le tems de plus en plus l’utilité : que dans un de ces hôpitaux l’expérience de l’inoculation se fasse sur cent sujets qui s’y soumettront volontairement ; qu’on en traite cent autres de même âge, attaqués de la petite vérole naturelle ; que tout se passe avec le concours des différens maîtres en l’art de guérir, sous les yeux & sous la direction d’un administrateur dont les lumieres égalent le zele & les bonnes intentions. Que l’on compare ensuite la liste des morts de part & d’autre, & qu’on la donne au public : les moyens de s’éclaircir & de résoudre les doutes, s’il en reste, ne manqueront pas, quand, avec le pouvoir, on aura la volonté.

L’inoculation, je le répete, s’établira quelque jour en France, & l’on s’étonnera de ne l’avoir pas adoptée plutôt ; mais quand arrivera ce jour ? Oserai je le dire ? Ce ne sera peut-être que lorsqu’un évenement pareil à celui qui répandit parmi nous en 1752 de si vives allarmes, & qui se convertit en transport de joie (la petite vérole de M. le Dauphin), réveillera l’attention publique ; ou, ce dont le ciel veuille nous préserver, ce sera dans le tems funeste d’une catastrophe semblable à celle qui plongea la nation dans le deuil, & parut ébranler le trone en 1711. Alors si l’inoculation eût été connue, la douleur récente du coup qui venoit de nous frapper, la crainte de celui qui menaçoit encore nos plus cheres espérances, nous eussent fait recevoir comme un présent du ciel ce préservatif que nous négligeons aujourd’hui. Mais à la honte de cette fiere raison, qui ne nous distingue pas toûjours assez de la brute, le passé, le futur, font à peine impression sur nous : le présent seul nous affecte. Ne serons-nous jamais sages qu’à force de malheurs ? Ne construirons-nous un pont à Neully, qu’après que Henry I V. aura couru risque de la vie en y passant le bac ? N’élargirons-nous nos rues qu’après qu’il les aura teintes de son sang ?

Quelques-uns traiteront peut-être encore de paradoxe ce qui depuis trente ans devroit avoir perdu ce nom : mais je n’ai point à craindre cette objection dans le centre de la capitale, & moins encore dans cette académie. On pourroit au contraire, avec bien plus de fondement, m’accuser de n’avoir exposé que des vérités communes, connues de tous les gens capables de réfléchir, & de n’avoir rien dit de nouveau pour une assemblée de gens éclairés. Puisse cet écrit ne m’attirer que ce seul reproche ! Loin de le craindre, je le desire : & sur-tout puisse-t-on mettre au nombre de ces vérités vulgaires que j’étois dispensé de rappeller, que si l’usage de l’inoculation étoit devenu général en France depuis que la famille royale d’Angleterre fut inoculée, on eût déja sauvé la vie à près d’un million d’hommes, sans y comprendre leur postérité !

Quoique nous ayons tâché dans cet article de ne rien omettre d’essentiel de ce qui concerne l’inoculation, nous indiquerons pour la satisfaction des lecteurs, quelles sont les sources où nous avons puisé. Nous regrettons que la réfutation de la lettre de Wagstaffe au docteur Freind par le docteur Arbuthnott, sous le nom de Maitland (Londres 1723) ; l’analyse de l’inoculation, par le docteur Kirk-Patrick, (Londres 1754) ; le traité hollandois sur les avantages de cette méthode, par une société de medecins & de chirurgiens de Rotterdam, n’ayent pas été traduits en françois. Les meilleurs ouvrages sur l’inoculation en notre langue, & dont nous conseillons la lecture à ceux qui desirent s’instruire plus amplement sur cette matiere, sont la lettre de M. de la Coste à M. Dodart, (Paris 1723) ; le recueil de pieces concernant l’inoculation, (Paris 1756), par M. de Montucla, auteur de l’histoire des Mathématiques ; on y trouvera la traduction des écrits latins de Timoni & Pilarini ; celle des relations angloises, des succès de la petite vérole artificielle, par Messieurs Jurin & Scheuchzer, depuis 1721 jusqu’en 1729, & une notice de la plûpart des écrits pour & contre, &c. Un autre recueil imprimé à la Haie en 1756 ; le traité de l’inoculation de M. Butini, Paris 1752 ; le mémoire de M. Guyot, tome II. des Mem. de l’académie de Chirurgie ; l’essai apologétique de M. Chais, la Haie 1754 ; l’inoculation justifiée de M. Tissot, Lausane 1754 ; la lettre du même à M. de Haen, ibid. 1759 : enfin, les deux mémoires & les lettres imprimées de M. de la Condamine, dont nous avons fait le plus d’usage dans cet article.

Quant aux écrits contre l’inoculation, nous les avons indiqués dans l’histoire que nous avons donnée de la méthode ; mais quand on a lû la lettre de Wagstaffe, doyen des anti-inoculistes, au docteur Freind, qui a été imprimée plusieurs fois en françois, on ne trouve plus rien de nouveau dans les ouvrages des autres, qui n’ont fait que répéter ses objections, & dissimuler les réponses qu’on y a faites.

Inoculation, terme que l’usage a consacré à l’opération par laquelle on communique au corps sain la petite vérole par application, ou par insertion.

Les plus anciens monumens de cette opération bien constatés, se trouvent chez un peuple dénué des Arts, & en particulier de celui de la Medecine. Il est vraissemblable que les ravages de la petite vérole inspirerent aux Arméniens la crainte qui accompagne & qui suit par tout ses funestes effets. Il se joignit un second intérêt à celui de la vie qui ne vaut que quelques sols par jour pour un million d’Européens. Les Arméniens font un commerce honteux à l’humanité, des femmes de Georgie & de Circassie, qui sont les plus belles de l’Orient ; on sait qu’ils les achettent & les revendent à raison de leur beauté. La perte que la petite vérole leur causoit, combinée avec une observation très-simple, que les effets funestes de cette maladie sur la vie & sur la beauté, augmentoient avec l’âge, fixa leur attention sur une expérience que quelque heureux hasard vraissemblablement leur fit faire. L’esprit de calcul, toûjours ingénieux, y trouva son compte, & consacra une méthode qui sans danger pour les enfans assûroit la valeur, en conservant la vie & la beauté des adultes. Cette méthode très simple & très informe dans son origine, se répandit insensiblement à Constantinople & à Smyrne. Les Arméniens l’enseignerent aux Grecs qui y sont établis, & qui, selon les apparences, n’en ont jamais connu ni l’inventeur ni la date. Un italien nommé Pilarini, qui étoit à Constantinople au commencement de ce siecle, fut le premier medecin qui fit l’heureux essai de cette méthode sur quatre enfans d’un grec de ses amis ; il en informa la société royale de Londres ; & sa lettre qui est pleine de bon sens & de franchise, fut imprimée dans les Transactions philosophiques, en 1716. Il assuroit dès lors que le succès de cette méthode n’étoit plus contesté chez les Grecs ; il n’y est point question des Turcs qui ne peuvent pas inoculer.

Timoni, autre medecin italien demeurant à Constantinople, avoit adressé deux ans auparavant à la même société royale, une relation à-peu-près semblable, moins sage cependant que la précédente. Le peu d’attention qu’il y donne à la préparation, induisit à erreur bien des gens qui n’imaginent pas que ceux qui vivent pour manger, doivent être tout autrement traités que ceux qui ne mangent que pour vivre. Ce dernier cas étoit celui des Circassiens ; l’autre malheureusement n’étoit que trop celui des Anglois & de quantité d’Européens, pour qui les précautions de la préparation sont d’autant plus nécessaires que leurs mœurs sont plus altérées.

Ce fut à la sollicitation du chevalier Hans Sloane, & du fameux Sherard, consul d’Angleterre en Turquie, que Pilarini fit sa relation. Ce n’étoit jusqu’ici pour les Anglois qu’un objet de curiosité ; mais Miladi Wortley-Montaigu, ambassadrice à la Porte, y ayant fait inoculer en 1717, son propre fils âgé de six ans, fixa sur elle les regards de sa nation, & préparant dès lors les esprits, de retour à Londres en 1721, elle les gagna tout-à-fait, en faisant inoculer sa fille. Le mois d’Avril de cette année fut donc l’époque de l’inoculation en Angleterre.

L’état dangereux de la princesse royale qui fut alors très-mal de la petite vérole naturelle, donna de l’inquiétude à la princesse de Galles pour ses autres enfans ; elle fit demander au roi par le chevalier Hans-Sloane, la permission de les faire inoculer. Le roi y consentit, & permit à Charles Maitland, chirurgien de Milady Montaigu, d’en faire l’expérience sur six malfaiteurs condamnés à mort. Cette opération se fit le 9 Août 1721, sur trois hommes & trois femmes d’âge & de tempérament différent.

Marie North avoit 36 ans.
Anne Tompion, 25
Jean Cauthery, 25
Jean Alcock, 20
Elisabeth Harrisson, 19
Richard Evans, 19

Quatre jours après, Maitland inquiet de l’effet de l’opération, la répéta de nouveau sur les mêmes criminels ; Richard Evans fut le seul qui ne fut pas inoculé deux fois ; ses plaies étoient seches & fermées le sixieme jour ; il avoit eu dans la prison la petite vérole naturelle au mois de Septembre de l’année précédente. Les cinq autres l’eurent très-heureusement, & sortirent bien portans de prison le sixieme Septembre. Elisabeth Harrisson fut la plus malade avant l’éruption ; on avoit fait sur elle une double expérience, outre l’opération ordinaire ; on porta dans son nez du pus variolique avec un pinceau. Cet essai n’ayant pas paru suffisant, on en fit encore un second sur cinq enfans de la paroisse de S. James ; l’évenement fut également heureux.

Deux des princesses furent alors hardiment inoculées ; & de 182 personnes qui le furent dans le courant de cette année, il n’en mourut que deux. De 897 qui le furent jusqu’en 1728, il en mourut 17, tandis qu’il parut par les bills mortuaires que dans ce même espace de tems, la petite vérole naturelle avoit emporté un douzieme du total des morts.

Ces premiers essais ne furent guere moins heureux dans la nouvelle Angleterre : il n’en mourut que six de 282, qui furent inoculés depuis le commencement jusqu’à la fin de 1722. En rapprochant ces deux nombres, on voit que de 1179 personnes inoculées en Europe & en Amérique, il n’en étoit pas mort deux de cent. De si grands succès devoient inspirer une confiance générale ; mais la mort de deux jeunes seigneurs intimida au point, que l’inoculation en fut pendant quelque tems suspendue. L’Asie l’avoit donnée à l’Europe, l’Amérique la lui rendit. Une petite vérole très-meurtriere ayant été portée de l’Afrique dans la Caroline méridionale en 1738, de cent malades il en mourut vingt. On prit le parti d’inoculer ; & de 800 malades, il n’en mourut que neuf. On fut tout aussi heureux en Pensylvanie ; un gentilhomme de S. Christophe, de 300 negres n’en perdit pas un. De 2109 inoculés en 1752 dans la nouvelle Angleterre, il n’en mourut que 31. De 3209 inoculés en Amérique, il n’en est donc mort que 40, ce qui ne fait qu’un sur 80.

De tels succès ne pouvoient manquer de faire du bruit en Angleterre ; l’inoculation s’y rétablit ; on y donna plus d’attention ; la préparation se fit avec plus de soin ; l’expérience enfin la rendit plus sûre. On l’a perfectionnée au point, que de 1500 personnes inoculées, il n’en est mort que trois ; & sur mille, un maître de l’art (M. Ranby) n’en a pas perdu un seul. Il paroît donc que tout dépend du choix des sujets & de la préparation.

Une méthode devenue aussi sûre, & qui réunit en elle tous les avantages possibles, devoit naturellement se répandre en Europe : ce ne fut pourtant qu’en 1748, que M. Tronchin, inspecteur du college des medecins à Amsterdam, & depuis professeur de Medecine à Genève, inocula à Amsterdam son fils aîné. La crainte qu’il avoit eue de perdre le plus jeune, qui passa par toutes les horreurs de la petite vérole naturelle, l’y détermina. Cette inoculation fut la premiere qu’on vit dans l’Europe chrétienne[1] hors des îles britanniques. M. Tronchin la fit sur neuf autres personnes avec un égal succès. La petite vérole cessa, & l’année d’après M. Tronchin étant allé faire un voyage à Genève, il y conseilla l’inoculation ; sa famille en donna l’exemple ; on le suivit ; & cette opération s’y est si bien soutenue, que de deux cens personnes qui y ont été inoculées, il n’en est mort qu’une seule. La petite vérole ayant reparu à Amsterdam en 1752, l’année suivante on inocula de nouveau ; les familles les plus respectables montrerent l’exemple ; on le suivit à la Haye. M. Schwenke, professeur d’Anatomie & célebre medecin, donna à cette méthode tout le crédit qu’elle peut avoir. Ses succès répétés la confirmerent, & l’ont ensuite répandue dans les principales villes de la Hollande, où elle a triomphé des préjugés les plus opiniâtres & les plus spécieux. Depuis ce tems-là, elle s’est répandue en Allemagne, en Suede, & en Dannemark. La France résistoit encore malgré la force de l’exemple & des raisons qu’un de ses plus célebres académiciens avoit exposé avec autant de vérité que d’esprit & de force : mais S. A. S. Monsieur le duc d’Orléans, le plus tendre & le plus sage des peres, prit enfin la résolution de faire inoculer ses enfans. Il les confia à M. Tronchin, & donna en 1756 à toute la France un exemple de fermeté & de sagesse dont elle lui sera toûjours redevable.

L’inoculation du duc de Chartres & de Mademoiselle, sera l’époque de cette opération en France.

Les premiers détails de cette opération, avant ce que Timoni & Pilarini en ont dit, se sont perdus dans le silence & dans l’obscurité du tems. Il paroît seulement qu’elle étoit dans les mains de quelques femmes grecques, & que ses premiers succès ne furent dûs qu’à la constitution des sujets, dont les mœurs & le genre de vie très-simple & très-uniforme exigeoient peu de préparation. La charlatannerie presqu’aussi ancienne que la peur de la mort, & qui naît par tout de la crainte des uns, & de la fourberie des autres, ne respecta pas cette opération. Une vieille thessalienne plus adroite que les autres, trouva le moyen de persuader aux Grecs que ce n’étoit pas une invention humaine ; la sainte Vierge, disoit-elle, l’avoit revélée aux hommes, & pour la sanctifier, elle accompagnoit son opération de signes de croix, & de prieres qu’elle marmotoit entre ses dents & qui lui donnoient un air de mystere. Indépendamment de son salaire, elle exigeoit toujours quelques cierges qu’elle présentoit à la Vierge. Ce présent souvent répété intéressoit les prêtres grecs en sa faveur ; ils devenoient ses protecteurs, & pour augmenter l’illusion, elle faisoit ses piquûres au haut du front, au menton & près des oreilles ; cette espece de croix faisoit impression sur le peuple : il lui faut toujours du merveilleux. La préparation se réduisoit alors à un purgatif, à l’abstinence de viandes, d’œufs & de vin pendant quelques jours, & à se défendre du grand air & du froid, en se tenant renfermé. Le pus variolique pour l’inoculation se prenoit toujours d’un enfant sain, dont la petite vérole étoit de la meilleure espece naturelle ou artificielle, indifféremment. Il paroît que dans ce tems-là on n’employoit point les incisions, on se contentoit de piquûres qu’on faisoit où l’on vouloit ; au moyen d’une aiguille d’argent émoussée, on mêloit un peu de pus avec le sang qui en sortoit, & on couvroit les petites plaies pour que le frottement ne dérangeât pas l’opération. On ne laissoit cet appareil que cinq ou six heures, après lesquelles on l’ôtoit. Pendant trois ou quatre semaines on nourrissoit l’inoculé de crême d’orge & de farine, & de quelques légumes : voilà à quoi se réduisoit la premiere opération grecque ; il n’en falloit pas davantage. D’autres précautions devenues absolument nécessaires, relativement à d’autres mœurs & à une autre façon de vivre, étoient inutiles à un peuple, dont la simplicité de la diete égaloit celle des premiers tems ; il paroit que dans tous les cas quelques piquûres auroient pû suffire.

Timoni le premier imagina les incisions. Les hommes se portent volontiers à imaginer des changemens dans les choses même où ils sont le moins nécessaires. Timoni prétendit, on ne sait pourquoi, qu’on devoit faire des incisions dans les parties les plus charnues, il voulut que ce fût aux bras. Maitland adopta cette pratique, il l’apporta à Londres, l’usage l’y consacra. Elle avoit cependant d’assez grands inconvéniens dans les enfans & dans les adultes ; la peur de l’instrument tranchant & la douleur de l’incision, jette dans l’ame des enfans une terreur qui se renouvelle à chaque pansement par la crainte qu’il leur inspire. On en a vu plus d’une fois qui en ont pris des convulsions, toujours à craindre dans un cas où il est de la derniere importance de maintenir le calme le plus parfait dans l’économie animale. L’irritation du biceps sur lequel se fait l’incision, irritation nécessairement produite par l’inflammation qui suit l’incision, augmente très-souvent la fievre, & cause jusques sous l’aisselle une douleur quelquefois vive, & presque toujours inquiétante. L’artere & le nerf axillaire en sont agacés, & l’irritation de ce nerf se communique au genre nerveux ; celle de l’arterre, au moyen de la sous-claviere dont elle est la continuation, se communique de proche en proche à l’aorte ascendante, d’où elle prend sa naissance ; tous les rameaux donc de l’artere sous-claviere & de l’aorte ascendante s’en ressentent plus ou moins, la mammaire interne, la médiastine, la péricardine, la petite diaphragmatique, autrement dite la supérieure, la thymique, la trachéale, la vertébrale, les cervicales, & quelquefois les intercostales supérieures, les carotides enfin, toutes destinées à la tête & aux parties supérieures, participent à l’irritation. Les rameaux supérieurs de l’artere axillaire, qui sont la mammaire externe, les thorachiques supérieures & inférieures, les scapulaires internes & externes & l’humérale, y sont encore plus exposées.

Ce méchanisme explique comment l’inoculation faite aux bras, augmente l’éruption à la tête & les accidens qui l’accompagnent ; il décide par conséquent pour l’inoculation aux jambes, dont l’éloignement de la tête & la nature des parties qui en sont affectées par proximité ou par sympathie, donnent bien de l’avantage. L’expérience le confirme, & c’est elle qui depuis plusieurs années a déterminé M. Tronchin à abandonner l’ancienne méthode, & à inoculer aux jambes. Tout l’effort de l’éruption de Mademoiselle d’Orléans fut aux jambes, & il est très-vraissemblable que sans les larmes qui coulent si facilement à son âge, elle n’en auroit pas eu aux paupieres.

Un autre desavantage de l’inoculation aux bras, c’est qu’elle oblige ordinairement le malade d’être couché sur le dos, & de s’y tenir pendant plusieurs jours ; la chaleur des reins en particulier & de l’épine du dos en général, que les maîtres de l’art craignent tant ; est une raison plus que suffisante pour préférer une méthode qui laisse au corps la liberté de ses mouvemens, & qui maintient dans toutes ses parties une égalité de chaleur, & une température si favorable à l’éruption.

Il est aisé de conclure de ce qui a été dit, qu’il est indifférent pour les adultes que l’inoculation se fasse au moyen des vésicatoires ou par incision, pourvû qu’elle se fasse aux jambes. Il n’en est pas de même des enfans, la méthode la plus facile & la plus douce est non-seulement préférable, mais elle paroît nécessaire. L’application & le pansement des petits vésicatoires est, pour ainsi dire un jeu ; ils n’ont rien qui effraye, & le traitement s’en fait sans douleur : peut-être même que la guérison en est plus prompte, vingt-un jours y suffisent.

Maitland transmit à ses successeurs l’opération de Timoni, telle qu’il l’avoit reçue de son maître ; la préparation lui appartenoit aussi : la complaisance avec laquelle on adopta celle-la, ne se démentit point dans celle-ci. Timoni étoit un maître avantageux, dont la vivacité & la prévention étoient incompatibles avec l’heureuse défiance qui caractérise les bons guides ; il est même possible qu’accoûtumé aux Grecs, dont la vie simple & frugale est un régime, il n’imagina pas que l’inoculation portée chez des peuples dont la vie ordinaire est un excès, exigeroit plus de précautions, & c’étoit aux Anglois sur-tout d’en faire la remarque. Mais qui ne sait que l’exemple séduit aisément la raison, que les plus grands medecins en sont quelquefois les dupes, & que les malades en sont souvent les victimes. On crut qu’il falloit suivre Timoni, & on ne tint compte ni de la différence du climat, ni de celle des mœurs & des alimens. C’est à ce manque d’attention qu’on doit attribuer les premiers accidens de l’inoculation, & ce n’est pas la seule fois qu’on a mis injustement sur le compte de l’art les fautes des artistes. Cette reflexion est si vraie, que nous avons nommé un maître de l’art, qui de mille inoculés n’en a pas perdu un seul. Il n’en faut pas tant pour prouver que de si grands succès de l’inoculation entre les mains des habiles gens, portent avec eux les caracteres de la bénédiction divine.

Ainsi toutes les objections qu’on a élevées contre l’inoculation confiée à des yeux éclairés & à des mains sages, se détruisent par les faits, excepté celles que la malice, l’ignorance, la jalousie ou l’opiniâtreté, osent imaginer ; on leur donne du prix en y répondant, & c’est le seul qu’elles puissent avoir.

La petite vérole artificielle préserve de la contagion, tout comme la petite vérole naturelle ; & s’il étoit vrai, ce qui n’a pas encore été décidé, qu’il y eût quelques exceptions à cette regle générale, on pourroit tout-au-plus en conclure, que la prudence prend quelquefois des précautions inutiles. L’inoculation ne communique aucune autre maladie, quoique la preuve n’en soit que négative ; qui est-ce qui ne s’en contentera pas ? la chose n’est pas susceptible d’une preuve positive.[2] Trente années d’observations, dont aucune jusqu’à présent ne l’invalide, doivent nous tranquilliser ; où est d’ailleurs le medecin sage qui n’exige qu’on soit attentif sur le choix du pus dont on se sert pour inoculer ? Si après tout ce qui a été dit & écrit sur cette matiere, il étoit besoin d’encouragemens, la petite vérole naturelle nous les donneroit en foule. C’est aux vrais medecins, & le nombre en est bien petit, à apprécier les complimens que les adversaires de l’inoculation leur prodiguent ; ils avoueront tout d’une voix, que dans les grandes épidémies les ressources de l’art sont très-petites, & les billets mortuaires n’en font que trop foi. Que seroit-ce si on ajoûtoit, que peut-être l’art même rend la mortalité plus grande, & que la petite vérole est de toutes les maladies celle qu’on traite le plus mal ? Epargnons au lecteur des réflexions aussi tristes, & aux medecins un compte aussi mortifiant ; chacun peut aisément juger de ce qui se passe sous ses yeux ; car quel est le pays, la ville, le bourg ou le village dont cette cruelle maladie ne décime les habitans ? Montpellier qui passe en France pour être un des sanctuaires de l’art, en a fait de nos jours la triste expérience ; mais tout le monde ne sait pas qu’au Brésil la petite vérole est mortelle pour le plus grand nombre d’habitans, que dans l’Amérique méridionale, elle fait autant de ravage que la peste ; qu’en Barbarie & au Levant, de cent il en meurt plus de trente. Passons sous silence les victimes qu’elle laisse languissantes & privées de la vûe & de l’oüie, mutilées & couvertes de cicatrices. Article de M. Tronchin.

Inoculation, s. f. (Jardinage.) c’est l’action d’enter en bouton, en écusson, dont parlent assez souvent Virgile, Pline, Columelle. Voyez Greffe.


  1. Ce fait n’est pas exactement vrai ; on en avoit fait plusieurs à Hanovre : le feu Prince de Galles y avoit été inoculé. Roncalli parle d’une inoculation faite à Brescia en 1739, & qui réussit.
  2. La preuve positive n’existoit pas ou n’étoit pas encore devenue publique, quand ce Mémoire a été écrit.