L’Encyclopédie/1re édition/MOUTURE

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MOUTURE, s. f. l’action de moudre, de broyer, de réduire en poudre les matieres friables.

On se sert principalement de ce mot pour exprimer la conversion des grains en farine. La mouture est plus ou moins bonne, suivant les moulins dont on se sert. Tous ne sont pas également propres à produire la plus belle farine ; d’ailleurs la qualité de la farine dépend encore de la maniere de moudre, & elle est plus ou moins supérieure, suivant que l’on fait moudre plus ou moins bas.

Les progrès de nos connoissances n’ont pas été moins lents sur cette partie que sur les autres. Les besoins & la conservation de l’être physique ont dû fournir le premier & le principal objet de l’attention des hommes : à partir de ces principes, on jugeroit que nos découvertes sur les moyens de pourvoir à l’un & à l’autre ont dû être très-rapides & très-étendus ; mais les arts les plus utiles ne sont pas ceux que l’on a perfectionnés les premiers ; le besoin les a fait naître avant les autres ; bien-tôt l’abondance & le luxe ont fait préferer ceux d’agrémens : on les a portés très-loin, tandis que les premiers très-nécessaires sont restés sans accroissemens, abandonnés à des mains mercenaires, à des ouvriers grossiers, incapables de connoitre les principes de leurs opérations, & de réfléchir sur la fin qu’elles doivent avoir.

Il n’y a pas long-tems que l’on ignoroit encore une maniere de moudre les blés & autres grains destinés à la subsistance des hommes, suivant laquelle une même quantité de grains produit en farine environ un quinzieme de plus que la mesure ordinaire par la mouture actuelle & ordinaire.

Le sieur Malisset, boulanger de Paris, artisan distingué, vient de prouver par des expériences de cette nouvelle méthode, faites à la fin de 1760, & au commencement de 1761, dans les hôpitaux de Paris, & sous les yeux des premiers magistrats de police, que l’on pouvoit œconomiser par année 80000 liv. sur la dépense que sont les hôpitaux pour le pain qui se consomme par les pauvres, & cependant leur en fournir d’une qualité infiniment supérieure, plus nourrissant & sur-tout plus agréable, & aussi blanc que celui qui se mange dans toutes les maisons particulieres.

Quand il n’en devroit résulter que ce bien en faveur des pauvres, c’en seroit toujours un fort grand que d’avoir enseigné les moyens de les en faire jouir ; mais si cette importante œconomie devoit encore tourner à leur avantage, & servir à améliorer le traitement qu’on leur fait sur les autres parties de leur nourriture, il faudroit joindre à l’estime que l’on doit au sieur Malisset tous les éloges que mériteroient les effets de son zele. Il n’est pas l’inventeur de cette méthode, elle est pratiquée pour environ un tiers des farines qui se consomment à Paris ; il y a déja long-tems que l’usage en est établi dans la Beauce, & dans quelques autres provinces ; mais elle étoit si peu connue à Paris, que les hôpitaux même qui ont un si grand intérêt d’œconomiser, l’ignoroient : il faut donc savoir gré à celui qui s’est donné des soins pour en étendre la connoissance, & qui a eu assez de courage pour s’exposer à toutes les contrariétés qu’on doit s’attendre à éprouver lorsqu’on entreprend de changer d’anciens usages pour y en substituer des meilleurs.

Nous allons donner le détail du produit des grains convertis en farine par l’une & l’autre maniere.

Nous appellerons la derniere mouture par œconamie : on jugera par la différence des produits, des avantages de cette derniere méthode.

Nous nous servirons pour ces appréciations de la mesure de Paris, comme la plus connue, tant pour les grains que pour les farines.

Les farines se vendent à la mesure, & la plus ordinaire est le boisseau ; mais on désigne les grosses quantités, celles qui s’exposent & qui se consomment en total sur les marchés, par le nombre des sacs.

Un sac de farine, suivant l’usage de la halle de Paris, doit être de 325 liv. pesant.

On emploie pour le produire deux setiers de blé pesant 240 liv. chacun, suivant l’évaluation ordinaire du poids de cette mesure.

Il ne faut entendre dans tout ce que nous dirons des farines que celles de froment : les proportions seront faciles à établir pour les autres especes de grains, si l’on juge à propos d’en faire l’opération.

Les deux setiers de blé que l’on a déja dit peser en total 480 liv. produisent par la mouture ordinaire & généralement pratiquée jusqu’à présent, 325 à 327 liv. de farine, 125 liv. de son.

La farine est de trois especes.

La premiere que l’on appelle farine de blé, ou fleur de farine, consiste en 170 liv. qui sait environ moitié des 325 liv. de produit au total.

La seconde, d’une qualité très-inférieure, forme à-peu-près 80 liv. pesant.

Le surplus se divise en deux parties : la premiere, de grain blanc ; la seconde, de grain gris.

On sépare le son en trois classes : les premiers que l’on appelle sons proprement dits, s’emploient ordinairement à la nourriture des chevaux.

Les seconds qu’on nomme les recoupes, se consomment par les vaches ou autres bestiaux d’une espece à-peu-près semblable.

Les troisiemes sont les recoupettes : les Amidonniers en tirent encore suffisamment de farine pour fabriquer la poudre à poudrer & l’amidon.

La même quantité de grain par la mouture œconomique, c’est-à-dire par la nouvelle méthode, produit 340 liv. de farine de quatre especes.

170 livres ou moitié de farine pure, ou fleur de farine.

L’autre moitié se divise en farine de premier grain, farine de second & farine de troisieme grain.

La quantité des deux premieres est de 155 livres, celle de la derniere, d’environ 15 liv. pesant.

Indépendamment de ces farines, on tire encore des mêmes grains 120 liv. de son, que l’on distingue en trois qualités.

1°. 14 boisseaux de gros son, pesant en total 70 livres.

2° 6 boisseaux de la seconde qualité, pesant 40 livres.

3°. Un boisseau du poids de 100 livres.

Ces sons se consomment de la même maniere que ceux dont on a parlé en détaillant le produit par la mouture ordinaire.

On voit par ces différens produits que, suivant cet ancien usage, on ne tire de deux setiers de blé, mesure de Paris, pesant 480 liv. que 325 liv. de farine de toutes especes, & que la même quantité de grain produit 340 liv. de farine presqu’en total de la premiere qualité par la mouture œconomique.

Cet avantage est un des moindres de cette méthode ; des 325 liv. de farine provenant de la premiere façon de moudre, il n’y a que la premiere qui ne forme que 170 liv. dont on puisse faire du pain blanc ; on mêle la seconde farine avec celle d’après, que l’on appelle de grain blanc, pour fabriquer du pain bis-blanc.

Le surplus, c’est-à-dire la farine de grain gris, est si inférieure, que le pain qui en provient ne peut être consommé à Paris, il est trop bis & trop médiocre.

Le mélange de toutes ces especes de farine est ce qui compose le pain que l’on appelle de ménage ; mais la qualité en est infiniment moins bonne que celle qui résulte du mélange de toutes les farines produites par la mouture œconomique.

En effet, suivant cette méthode, la réunion de toutes les farines forme un tout bien plus parfait ; le pain qui en provient est plus beau, plus blanc, d’un meilleur goût & d’une qualité très-supérieure à celui même de la premiere farine de l’autre mouture.

Cette supériorité est produite, comme on vient de le dire, par le mélange même de ces farines : celles de premier & de second grain qu’on incorpore avec la premiere, par la mouture œconomique, ont plus de consistance que celle à laquelle elle, sont jointes : celle-ci est plus fine, plus délicate, c’est la fine fleur ; les autres conservent plus de substances entierement purgées de son qui pourroit diminuer leur qualité ; elles ajoutent de la force & de la qualité à la premiere, sans altérer sa finesse : & à l’exception des 15 liv. de farine du troisieme grain, toutes celles que produisent les grains moulus par œconomie, sont employées pour la premiere qualité de pain, il n’y a même que les boulangers qui en retranchent la très-petite quantité du troisieme grain, attendu qu’il pourroit nuire à l’extrème blancheur que doit avoir leur pain, pour en avoir un débit plus facile.

Ainsi la mouture par œconomie joint à l’avantage de produire un quinzieme de plus, celui de rendre toutes les farines assez parfaites pour être employées à une seule & même qualité de pain qui est la premiere ; au lieu que par la mouture ordinaire, il n’y a que 170 liv. de farine qui puissent servir à cette fabrication ; le surplus est employé, comme on l’a déja dit, à faire du pain bis-blanc, & même plus inférieur encore ; la différence du prix de ce pain avec celui du pain qui se fabrique avec les farines de la mouture œconomique, indique assez la méthode qu’il faut préferer, rien que pour cette seule partie.

Il seroit donc inutile d’insister davantage sur celle de ces méthodes qui mérite cette préférence, il vaut mieux faire connoître en quoi elle differe de l’autre.

Cette différence d’où résulte réellement le bénéfice, ne consiste qu’en ce que par la premiere méthode il reste beaucoup de son dans les farines, & plus encore de farine dans les sons ; au lieu que la nouvelle dégage l’une & l’autre, & en fait exactement le départ.

La mouture par œconomie, n’est autre chose que l’art de bien séparer ces matieres, d’extraire des sons toutes les parties de farine que la mouture ordinaire y laisse, & d’expulser entierement le son des farines ; c’est en quoi consiste toute la supériorité de cette mouture, & d’où provient le bénéfice qu’elle procure.

L’ancienne maniere produit moins de son en quantité, cela doit être ainsi, puisqu’il en reste beaucoup dans les farines ; mais il est plus pesant, la farine qui y reste doit nécessairement le rendre tel.

Par la raison contraire la mouture œconomique produit plus de son ; mais il est plus léger, parce qu’il est réduit à la simple écorce du blé très-broyée & tout-à-fait épurée de farine.

Il n’y a que le mélange du son qui reste avec les farines dans la mouture ordinaire qui puisse rendre de qualités différentes celles qui proviennent des mêmes grains.

Dans cette méthode, la premiere & la seconde farine extraites, on répare une fois seulement les issues ; le blutage acheve ensuite cette opération.

Dans la mouture œconomique les issues sont réparées jusqu’à quatre fois, & les trois premieres farines sont encore mêlées ensemble sous la meule ; il doit nécessairement résulter de cette maniere une plus grande quantité de farine d’une égale quantité de grain.

L’évaporation est plus considérable du double par ce procédé que par l’autre ; la division ne sauroit être plus grande sans produire cet effet ; mais ce déchet est remplacé & au-delà, puisque malgré sa perte, on a encore un quinzieme de farine de bénéfice.

Les frais en sont aussi plus forts ; un setier de blé est beaucoup plus long à moudre quand on répare quatre fois les issues, qu’en suivant la méthode ordinaire ; il est juste que le meunier soit payé du tems pendant lequel on occupe son moulin ; mais on retrouve encore cette augmentation de dépense dans le bénéfice en matiere que cet usage procure : d’ailleurs s’il devenoit plus général, ses frais diminueroient & deviendroient moindres que ceux de l’ancienne méthode ; il exige beaucoup moins d’espace & beaucoup moins d’ouvriers, ainsi la main-d’œuvre diminueroit, & conséquemment le droit de mouture.

Les avantages de la méthode que nous indiquons ne sont pas à négliger, principalement pour les provinces ou les états qui ne produisent de grains que ce qu’il en faut pour la consommation des habitans, ou qui ne produisent pas suffisamment. L’œconomie annuelle d’un quinzieme sur tous les grains qui se consomment, suffiroit souvent pour garantir de la disette, ou du moins pour parer à ses premiers inconvéniens, & donner le tems de se procurer des secours plus abondans pour s’en mettre tout-à-fait à l’abri ; c’est aux administrateurs à juger du mérite de ces réflexions ; elles pourroient être moins étendues, & peut-être jugera-t-on que le sujet n’en exigeoit pas de si détaillées ; mais elles ont pour motif le bien public, il n’y a point de petits intérêts dans cette partie, & l’on ne peut trop indiquer les moyens de le procurer. Article de M. d’Amilaville.