L’Encyclopédie/1re édition/OUVRIERS étrangers

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OUVRIERS étrangers, (Polit. & Commerce.) On ne sait si le conseil est instruit qu’il y a actuellement en France, & qu’il continue d’y arriver journellement une grande quantité d’étrangers, sur-tout d’allemands, tous gens de métier.

Il faut savoir que c’est une loi de la politique, chez presque tous les princes d’Allemagne, d’accorder des préférences & une sorte de considération à ceux de leurs sujets qui pendant trois ans ont exercé leur profession en pays étrangers, & en rapportent des attestations.

Il faut savoir que le luxe presque inconnu dans la partie de l’Allemagne qui a servi de théatre à la guerre que nous venons d’y faire, y a germé dans la premiere année du séjour que nous y avons fait, & y a jetté de très-profondes racines, depuis ce moment jusqu’à celui de notre départ.

Il faut savoir qu’indépendamment de notre argent, nous avions laissé en Allemagne nos goûts & nos vices ; ceux ci y resteront, l’autre (l’argent) nous est deja rentré ; les femmes y ont pris le parti de la galanterie & de vouloir plaire, & les maris sont devenus on ne sait trop quoi, depuis que la pipe & le vin ont cessé de leur tenir lieu de tout autre plaisir. Ce n’est pas peut-être pour nous le moindre avantage de la derniere guerre, d’avoir changé les mœurs d’une nation voisine & de les avoir rendues un peu plus ressemblantes aux nôtres ; ce procedé pour nous être utile, n’en est pas plus honnête, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici.

Il faut savoir que les filles du plus bas étage qui, à notre arrivée portoient une jolie mine, des souliers cirés, & des bas de laine rouge à coins verds (comble du luxe pour lors connu), ont, aidées de nos lumieres, trouvé des moyens qu’elles ignoroient, de se procurer des souliers blancs, des bas de soie blancs, l’éventail & les pompons.

Il ne faut pas savoir, car on le sait, que c’est par les goûts du petit peuple qu’on peut juger des progrès du luxe dans tous les ordres d’une nation.

Il faut savoir que j’ai vu à Izerlohn, petite ville du comté de la Marck, quatre négocians qui de leur aveu faisoient chacun un commerce d’un million à douze cens mille livres, en tabatieres de papier maché, blondes, gazes, pompons, éventails, & autres chiffons, que deux fois l’année ils venoient faire faire en France, pour ensuite les aller vendre aux foires de Léipzig, & des deux Francforts.

Il faut encore savoir que le feu landgrave de Hesse-Cassel tiroit de Paris toutes les choses à son usage, jusqu’à des souliers, on devine aisément que les seigneurs de sa cour imitoient l’exemple de ce prince.

On sait que les marchandes de modes de Paris envoient à des tems périodiques dans les cours d’Allemagne & du nord, des poupées toutes habillées, pour y faire connoître l’élégance des coeffures, les étoffes de mode & de saison, & le goût régnant pour la grace & la parure des habillemens de femmes.

Il faut donc craindre que notre luxe qui ne sera jamais bien dangereux pour nous, tant qu’il sera branche de commerce, & tant que les étrangers voudront bien en être tributaires & en soudoyer les artisans, ne nous devienne nuisible quand ces mêmes étrangers, qui en ont le goût, pourront le satisfaire sans avoir recours à nous.

Il faut donc craindre les suites de la perfection que nous permettons aux ouvriers étrangers d’acquerir parmi nous dans nos manufactures, & dans l’exercice de toutes les professions, même les plus basses.

Si l’on dit que l’affluence de cette espece d’ouvriers diminue le prix de la main-d’œuvre, sans diminuer le prix de la chose maneuvrée, ce sera présenter la nécessité de balancer le benéfice momentané du moindre prix de cette main-d’œuvre, & la perte résultante pour toujours du défaut de vente de choses travaillées à un prix quelconque, par les mains de la nation seule.

Le mal est encore que ces ouvriers qui ont été dégrossis dans leur pays, n’arrivent pas en France comme apprentifs, ils y sont ce qu’on appelle compagnons ; comme tels, ils ne paient pas de droits d’apprentissage à la communauté dont est le maître chez lequel ils travaillent, celui ci au contraire les nourrit & leur donne tant par mois ; y auroit-il donc de l’injustice publique à exiger des sujets de puissances étrangeres, lesquels entrent dans le royaume & en sortent quand il leur plait, moitié du gain qu’ils font chez nous, en acquérant des connoissances dans les professions dont la perfection portée à l’étranger, nous sera nécessairement nuisible. Nous ne permettons l’introduction dans le royaume de certaines étoffes, qu’au moyen de l’acquit de gros droits ; il en est d’autres qui ne sont point acquitables, & tout cela pour le soutien de nos manufactures. Si ces précautions sont bien, & que l’indulgence pour les ouvriers étrangers travaillans parmi nous, soit encore bien, il s’ensuit que tout est bien, & que les inconséquences soutiennent les empires.

Il seroit donc très nécessaire d’ordonner le dénombrement de ces étrangers, dans chaque profession, soit à Paris, soit dans les principales villes du royaume.

Voilà le mal de leur introduction dans le royaume, à-peu-près dévoilé ; il faut essayer de montrer dans le lointain le bien qui pourroit en résulter.

Le dénombrement fait, ne pourroit-on pas retenir ces étrangers parmi nous ? & pour y parvenir, ne pourroit-on pas statuer par un édit, que ceux d’entr’eux qui épouseront des filles de maîtres dans la profession qu’ils exercent, seront ipso facto naturalisés françois, seront admis à la maîtrile comme fils de maîtres, & ne payeront pendant les dix premieres années de leur mariage, que moitié de la taille ou capitation que payeroit un nouveau maître de même profession, de même richesse, ou de même pauvreté.

L’objection, qu’il seroit ridicule de traiter plus favorablement les etrangers que les sujets du roi, seroit foible : on ne fait pas dans les villes ou villages, de rôles de taille ou de capitation, pour chaque corps de metier en particulier ; c’est la masse des habitans de chaque lieu qui est imposée, & chaque ouvrier est compris dans le rôle général ; un artisan étranger, en retournant dans sa patrie, est quitte avec la France ; le peu qu’il payera en y restant marié, sera toujours a la décharge de la société ; les dix ans expirés il rentrera dans la classe commune ; pendant ce tems il aura fait sept ou huits enfans, s’il s’est trouvé dans l’aisance, car l’aisance a la vertu prolifique, & entre de bonne foi dans les desseins de la nature ; l’augmentation de la contribution aux charges & frais publics ne sera plus un motif suffisant pour déterminer cet étranger à retourner dans sa patrie, où, à cette époque, il n’auroit plus d’habitude ni de connoissance, & où il auroit une femme & des enfans à conduire.

Voila une branche de population qui ne pourroit être jugée mauvaise, qu’autant qu’on auroit inutilement essayé de la rendre bonne. Article de monsieur Collot, commissaire des guerres.