L’Encyclopédie/1re édition/PINNE-MARINE

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PINNE-MARINE, (Conchyliol.) coquillage de mer, composé de deux valves, quelquefois chargées de pointes & de tubercules ; ce coquillage est le plus grand de son genre que nous ayons dans nos mers ; Les Vénitiens l’appellent astura, les Napolitains perna, & nos naturalistes pinna ou pinna-marina.

« Amyot, dit M. l’abbé d’Olivet, dans sa traduction des œuvres philosophiques de Ciceron, m’a donné l’exemple de franciser le mot pinne, comme les Romains l’avoient latinisé ». Jamais terme n’a été francisé à plus juste titre, & même l’on n’en doit point employer d’autre ; celui de nacre de perle, dont on se sert sur les côtes de Provence & d’Italie, est d’autant moins convenable, qu’il signifie proprement la coquille de l’huitre perliere ; & la nacre désigne des élévations en demi bosse, ou les loupes, comme disent les jouailliers, qui se trouvent quelquefois dans les fonds des coquilles de nacre.

Si la terre a ses vers à soie, la mer a pareillement ses ouvrieres en ce genre. Les pinnes marines filent une telle soie, que plusieurs l’ont prise pour être le bysse des anciens, & qu’on en fait encore des bas & des gants en Sicile ; de plus, ce coquillage nous donne des perles qui valent autant que celles des huitres de l’Orient, pour fournir des vûes sur la découverte de leur formation ; enfin, il mérite quelques détails par toutes ces raisons.

La pinne-marine est un coquillage de mer, bivalve ou à deux battans, formés de deux pieces larges, arrondies par en-haut, fort pointues par en-bas, rudes & très-inégales en-dehors, lisses en-dedans ; leur couleur à la Chine tire sur le rouge, d’où leur vient le nom ridicule de jambonneau.

Il s’en trouve de différentes grandeurs, depuis un pié jusqu’à deux & demi de longueur ; & elles ont dans l’endroit le plus large, environ le tiers de leur longueur ; il sort de ce coquillage, une espece de houpe, longue d’environ six pouces, plus ou moins, & garnie, selon la grandeur ou la petitesse de la coquille. Cette houpe est située vers la pointe, du côté opposé à la charniere. Elle est composée de plusieurs filamens d’une soie brune fort déliée ; ces filamens regardés au microscope paroissent creux : si on les brule, ils donnent une odeur urineuse comme la soie.

Ce coquillage renferme un petit poisson qui est bon à manger, dans lequel s’engendrent quelquefois des perles de différentes couleurs & figures. On ramasse une grande quantité de pinnes sur les côtes de Provence, où la pêche s’en fait au mois d’Avril & de Mai. On en trouve aussi beaucoup à Messine, Palerme, Syracuse, Smyrne, & dans l’île de Minorque. L’animal qui l’habite se tient immobile sur les rochers dans la posture qu’il a choisie, & qui doit varier.

Les pinnes-marines peuvent être regardées comme une espece de moule de mer, mais beaucoup plus grandes que toutes les autres. Leur coquille, comme celle des autres moules, est composée de deux pieces semblables & égales, qui depuis l’origine, s’élargissent insensiblement ; elles sont plus applaties que les autres moules, par rapport à leur grandeur. Leur couleur est ordinairement d’un gris-sale ; celles de la Chine sont rouges, d’où elles ont eu le nom de jambonneau.

Dans la plûpart des pinnes-marines, la charniere à ressort qui tient les deux pieces ensemble du côté concave, commence à l’origine de la coquille, & s’étend jusqu’au deux tiers de sa longueur, les pieces ne sont pas liées ensemble de l’autre côté, mais elles sont bordées par plusieurs couches de matiere d’une nature approchante de celle de la corne. Il y a quelques pinnes marines qui s’entrouvrent tout du long du côté concave, & qui ont leur charniere du côté convexe ; cependant malgré cette variété dans toutes les pinnes marines, les bords de la coquille sont toujours plus épais du côté où elles s’entrelacent, que du côté ou est la charniere.

Dans la surface de chacune des pieces de la coquille qui étoit touchée par l’animal, on voit une bande d’une matiere semblable à celle de la charniere, qui fait une espece de fracture, comme si les deux pieces étoient mal appliquées l’une contre l’autre. Il est naturel de croire que cette bande de matiere, différente de celle du reste de la coquille, marque la route qu’a suivie une partie du corps de l’animal, qui laisse échapper un suc pareil à celui qui borde les extrémités des coquilles, pendant que les autres parties ont laissé échapper un suc propre à épaissir & à étendre la coquille.

Les deux couches de matieres différentes qui composent la coquille de ce poisson sont remarquables. Une partie de l’intérieure est de couleur de nacre ; l’autre couche lui sert de croûte, & fait seule toute l’épaisseur de la coquille où la nacre manque. Cette couche-ci est raboteuse, la boue qui s’y est attachée, en obscurcit la couleur ; mais intérieurement elle est polie, & paroît d’un rouge fort pâle. Cette couche est formée d’une infinité de filets appliqués les uns contre les autres, & peu adhérens ensemble dans certains endroits de la coquille. Ils sont très-déliés, quoiqu’on les découvre distinctement à la vûe simple ; mais avec un microscope, on voit de plus qu’ils sont chacun de petits parallélepipedes à base rectangle presque quarrée.

Si on détache un petit morceau de cette croûte qui couvre la nacre, & qu’on le froisse entre les doigts, ses filets se séparent les uns des autres, & excitent par leurs pointes sur la main des demangeaisons incommodes.

La partie de la coquille qui a la couleur de la nacre est composée de feuilles minces, posées parallélement les unes sur les autres, de façon que l’épaisseur de la coquille est formée par celle de ces feuilles. On les sépare facilement les unes des autres, si on les fait calciner pendant un instant.

La structure de cette partie de la coquille ressemble donc à celle des ardoises & des autres pierres feuilletées, & celle de l’autre partie ressemble à la structure de l’amiante, & de quelques talcs ou gyps composés de filets. Cette structure des coquilles de la pinne lui est commune avec diverses coquilles, & en particulier avec la nacre de perle.

Les auteurs qui ont parlé de ce coquillage, disent qu’il est posé dans la mer verticalement, la pointe en-bas, & c’est apparemment sur la foi des pêcheur, qu’ils lui ont donné cette situation, qui n’est pas aisée à vérifier. On peut plus compter sur ce que les pêcheurs assurent, que les pinnes sont toujours attachées aux rochers ou aux pierres des environs, par une houpe de filets ; car pour les tirer du fonds de l’eau, il faut toujours briser cette houpe.

On les pêche à Toulon, à 15, 20, 30. piés d’eau, & plus quelquefois, avec un instrument appellé crampe ; c’est une espece de fourche de fer, dont les fourchons ne sont pas disposés à l’ordinaire ; ils sont perpendiculaires au manche ; ils ont chacun environ 8 pouces de longueur, & laissent entr’eux une ouverture de 6 pouces, dans l’endroit où ils sont les plus écartés. On proportionne la longueur du manche de la fourche ou crampe, à la profondeur où l’on veut aller chercher les pinnes ; on les saisit, on les détache, on les enleve avec cet instrument.

La houpe de soie part immédiatement du corps de l’animal ; elle sort de la coquille par le côté où elle s’entrouvre, environ à 4 ou 5 pouces du sommet, ou de la pointe dans les grandes pinnes.

Elle fixe la pinne marine, elle l’empêche d’être entraînée par le mouvement de l’eau, mais elle ne sauroit l’empêcher d’être renversée, ni la retenir verticalement comme ou le veut, de sorte qu’il y a grande apparence, que ce coquillage est tantôt incliné à l’horison, & tantôt coule à plat, comme le sont les moules & les coquillages qui ne s’enfoncent pas dans la vase. On ne peut guere s’assurer d’avoir les houpes dans toute leur longueur ; on en a vû cependant à qui il en restoit 7 à 8 pouces ; & on en a trouvé qui pesent 3 onces. Les filets dont elles sont composées sont très-fins, & ordinairement si mêlés ensemble, qu’il n’est guere aisé de les avoir dans toute leur longueur ; leur couleur est brune.

Ces fils soyeux sont filés par les pinnes marines, comme les moules filent les leurs ; leur filiere est placée dans le même endroit que la filiere des moules & des pétoncles, & n’a de différence que celle de ces effets ; c’est-à-dire que comme les pinnes marines ont à filer des fils beaucoup plus fins & plus longs que les moules, leurs filieres sont aussi & plus longues & plus déliées. Voyez Moule.

Cette filiere n’agit point comme celle des chenilles & des vers-à-soie ; c’est un moule dans lequel un suc visqueux prend la consistence & la figure du fil de ce moule ; s’ouvre d’un côté dans toute sa longueur, pour laisser sortir le fil qu’il a façonné. Enfin, les fils dont la houpe est composée, ont leur origine près de celle de la filiere, & sont logés dans une espece de sac membraneux de figure conique.

Dans ce sac membraneux, d’où part la houpe des fils soyeux, il y a des feuillets charnus qui les séparent les uns les autres. C’est de ces filets soyeux, que sortent tous les fils qui attachent la pinne marine, & qui forment la houpe. Peut-être les feuillets charnus n’ont d’autre usage que de les séparer. Peut-être aussi servent-ils à appliquer & coller le bout du fil nouvellement formé. Comme ces fils sont très-fins, il n’est pas possible qu’ils ayent chacun beaucoup de force ; mais ce qui leur manque de ce côté-là pour attacher solidement la pinne marine, est compensé par leur nombre, il est prodigieux.

Les pinnes marines different plus des moules de mer, par le nombre & la finesse de leurs fils, que par la grandeur de leurs coquilles ; pour me servir de la comparaison de Rondelet, ses fils sont par rapport à ceux des moules, ce qu’est le plus fin lin par rapport à l’étoupe ; & ce n’est pas peut-être assez dire, puisque les fils des pinnes marines ne sont guere moins fins & moins beaux que les brins de soie filés par les vers.

On n’a jamais pu tirer d’utilité des fils des moules, comme de ceux des pinnes, quoique la filiere soit la même ; & l’on diroit presque que ce n’est que dans la production de leur ouvrage, que ces deux parentes ont voulu se faire distinguer ; car d’ailleurs leur ressemblance se trouve étonnante, non-seulement dans l’extérieur, mais encore dans les parties intérieures. Les pinnes sont comme les moules, attachées à leurs coquilles par deux forts muscles, dont l’un est auprès de la pointe de la coquille, & l’autre vers le milieu de sa longueur. L’anus est auprès du second, ou du plus gros de ses muscles, & la bouche auprès du premier ; elle est seulement fermée dans les pinnes marines, par une levre demi-ovale, que n’ont point les moules de mer.

Les autres détails des parties intérieures de ce coquillage ne sont pas trop connus, parce qu’aucun anatomiste que je sache n’a pris le soin de les examiner ; cependant comme il est le plus grand des coquillages à deux battans que nous ayons dans nos mers, il seroit commode a disséquer, & pourroit peut-être nous instruire en quelque chose sur les animaux du même genre.

M. de Réaumur le jugeoit propre à éclaircir la formation des perles en général. Il en produit beaucoup, mais dont le nombre n’est rien moins que constant ; il y a des pinnes marines qui n’en ont point du-tout, & d’autres qui en ont des vingtaines. Mais il n’est pas dit que toutes les pinnes marines en aient autant que celles des côtes de Provence ; leur production dépend sans doute de diverses causes qui nous sont inconnues.

Les perles qui se rencontrent dans ces coquilles, ne sont pas toutes de la même eau, & ne sont point de l’eau de celles des Indes ; celles même qui en approchent le plus sont plombées, mais on leur en trouve de plusieurs nuances différentes de l’ambre, & transparentes comme lui, de rougeâtres, de jaunâtres & de noirâtres.

Leur forme la plus ordinaire est d’être en poire ; toutes ces variétés de figure & de couleur, n’empêchent pas qu’elles ne soient de la même nature, puisqu’elles naissent dans le corps du même poisson ; ce sont toujours de semblables concrétions pierreuses. Que ces perles, ainsi que toutes les autres, se forment dans le corps des poissons à coquille, comme le bézoard ordinaire dans le corps des chevres qui le fournissent ; c’est ce qu’on a tout lieu de penser, puisqu’en les cassant, on les trouve radiées comme certains besoards, & formées par couches autour d’un noyau, qui paroît être lui-même une petite perle.

On en trouve de tellement baroquées, qu’elles ne conservent plus la figure de perles, mais la matiere en est toujours disposée par couches, telles que celles des bésoards. Il n’y a guere lieu de douter que les perles orientales ne soient de la même nature que celles qui naissent dans les autres poissons à coquille, comme dans les huitres que nous mangeons ordinairement, & dans les différentes sortes de moules. Toute la différence qui est entr’elles, ne consiste que dans leur différente eau & pesanteur ; mais c’est par-tout la même matiere & la même construction, comme le font assez voir les différentes perles qu’on trouve dans la pinne marine.

On rencontre aussi quelquefois de petits crabes nichés dans les coquilles de la pinne ; & comme ce coquillage étoit déja remarquable par ses perles & par sa soie, le spectacle des petits crabes n’a pas manqué de produire plusieurs histoires singulieres que les anciens nous ont rapportées sur ce fait.

Ils ont cru que ce petit animal naissoit avec le poisson de notre coquille, & pour sa conservation ; aussi l’ont-ils appellé le gardien du pinna, s’imaginant que le poisson périssoit dès qu’il venoit à perdre son gardien ; voici en quoi ils jugeoient que ce petit crabe étoit utile à son hôte. Comme cet hôte est sans yeux, & qu’il n’est pas doué d’ailleurs d’un sentiment fort exquis, pendant qu’il a ses coquilles ouvertes, & que les petits poissons y entrent ; le crabe l’avertit par une morsure légere, afin que resserrant tout d’un coup ses coquilles, les poissons s’y trouvent pris, & alors les deux amis partagent entr’eux le butin.

Ceux qui n’ont pas crû que le crabe prît naissance dans les coquilles du pinna, relevent bien davantage la prudence de ce petit animal, qui pour se loger dans les coquilles des poissons, prend le tems qu’elles sont ouvertes, & a l’adresse d’y jetter un petit caillou pour les empêcher de se refermer & manger le poisson qui est dedans. Mais toutes ces circonstances ressemblent à un grand nombre d’autres rapportées par les anciens naturalistes ; & c’est ce qui a contribué a décrier leurs ouvrages, quoique d’ailleurs ils nous apprennent des choses fort curieuses & fort véritables.

Ce que des modernes nous disent ici des petits crabes qui se logent entre les coquilles du pinna, se détruit sans peine ; car premierement, ces petits animaux se trouvent indifféremment dans toutes les bivalves, comme les huitres & les moules, aussi-bien que dans les coquilles du pinna, où l’on rencontre aussi quelquefois de petits coquillages qui entrent dedans ou qui s’attachent dessus. M. Geoffroy avoit un concha venerea, ce joli coquillage que nous nommons en françois porcelaine, coquille de Vénus, enfermé & vivant dans la coquille d’une pinne. D’ailleurs le poisson de ces coquilles ne vit point de chair, non plus que les moules ou les huitres, mais seulement d’eau & de bourbe ; ainsi l’adresse du petit crabe lui est inutile. Enfin, les petits crabes ne mangent point les poissons des coquilles où ils se logent, puisqu’on y trouve ces poissons sains & entiers, avec les petits crabes qui les accompagnent. Ce n’est donc que le hasard qui jette ces petits animaux dans ces coquilles pendant qu’elles sont ouvertes ; ou bien ils s’y retirent pour s’y mettre à couvert, comme on en trouve souvent dans les trous des éponges & des pierres. Je finis, en observant que si la plûpart des faits singuliers d’histoire naturelle que nous lisons dans divers auteurs, étoient examinés avec attention, il y auroit bien des merveilles détruites ou simplifiées, car on ne sait point assez jusqu’où s’étend le goût fabuleux des hommes, & leur amour pour le singulier. (Le Chevalier de Jaucourt.)