L’Encyclopédie/1re édition/POPULATION

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POPULATION, s. f. (Phys. Polit. Morale.) ce mot est abstrait, pris dans l’acception la plus étendue, il exprime le produit de tous les êtres multipliés par la génération ; car la terre est peuplée non-seulement d’hommes, mais aussi des animaux de toutes especes qui l’habitent avec eux. La reproduction de son semblable est dans chaque individu le fruit de la puissance d’engendrer ; la population en est le résultat. Mais cette expression s’applique plus particulierement à l’espece humaine ; & dans ce sens particulier, elle désigne le rapport des hommes au terrein qu’ils occupent, en raison directe de leur nombre & inverse de l’espace.

A-t-il été un tems où il n’existoit qu’une seule créature humaine de chaque sexe sur la terre, & la multitude des hommes répandus aujourd’hui sur la surface est-elle le produit d’une progression continue de générations dont ce couple originel & solitaire est le premier terme.

Cela ne paroîtra pas impossible, si l’on considere avec quelle prodigieuse abondance l’espece humaine se reproduit ; quoique de toutes les especes d’êtres connues, elle soit une des moins fécondes.

Dans une table de progression donnée par M. Wallace, savant auteur anglois, dans un ouvrage qu’il a publié sur le nombre des hommes, & qui a été traduit dans notre langue ; il établit, qu’à commencer par ce premier couple, & en supposant qu’il n’ait procréé, ainsi que tous les couples qui en sont provenus, que six enfans chacun, moitié mâles & moitié femelles, le nombre des hommes a dû s’accroître en 1233 ans, c’est-à-dire, depuis la création jusqu’aux approches du déluge, à la quantité de 412, 316, 860, 416 ; en supprimant le tiers des enfans nés pour ceux qui ne parviennent pas à l’âge de maturité, & ne faisant produire chaque couple, qu’à l’âge de 27 ans à-peuprès, & en divisant le nombre des années qui forment cette époque en 37 périodes de 33 ans chacune.

Ce calcul pourroit paroître spécieux, si l’expérience ne lui étoit pas contraire. Le nombre des enfans supposés engendrés par chaque couple, n’est pas trop considérable ; il est plus ordinaire de le voir excéder dans chaque mariage que d’en voir provenir un nombre moindre. La soustraction du tiers de ces enfans pour ceux qui meurent avant l’âge de maturité, paroît encore suffisante. Il en meurt davantage, dira-t-on : oui ; mais il faut observer que c’est sur un plus grand nombre qui naissent, ce qui ne diminue rien au produit total résultant des calculs de M. Wallace. Car, si en effet sur 15 ou 16 enfans, qu’il n’est pas rare de voir sortir d’un même pere & d’une même mere, il en périt la moitié, ou même les deux tiers dans l’enfance, le reste sera toujours plus considérable que cet auteur n’en laisse subsister de chaque couple.

Si cette propagation est vraissemblable, si le nombre des enfans qui naissent communément de chaque mariage, prouve que les produits assignés par M. Wallace ne sont pas trop forts, de quel nombre d’hommes la terre ne devroit-elle pas être couverte ? Elle ne pourroit plus contenir la multitude de ses habitans. Car si l’on calcule sur le même principe la propagation depuis le déluge, on trouvera que la quantité en seroit innombrable. Elle le seroit même encore, en réduisant à moitié les produits supposés dans l’ouvrage que nous avons cité.

Les trois fils de Noë, avec lui sauvés du déluge, avoient chacun leur femme. Il y avoit donc trois couples alors pour multiplier. La propagation a donc dû être beaucoup plus rapide & plus abondante que dans l’époque antécédente où elle n’avoit commencé que par un seul couple ; ainsi, comme nous l’avons déja dit, en la réduisant à moitié de celle que M. Wallace suppose pendant cet intervale précédent, il seroit encore impossible de nombrer la quantité des hommes qui subsisteroient ; puisque, indépendamment de la plus grande quantité de multiplians, il se trouve aussi un beaucoup plus grand espace de tems depuis le déluge jusqu’à présent que depuis la création jusqu’au déluge, qui est la période calculée, laquelle n’en contient que 37 de 33 ans un tiers chacune, au lieu que la seconde en comprend 123 de la même étendue.

M. de Voltaire dit dans le premier volume de l’essai sur l’histoire générale : « que des savans chronologistes ont supputé qu’une seule famille après le déluge toujours occupée à peupler, & ses enfans s’étant occupés de même, il se trouva en 250 ans beaucoup plus d’habitans, que n’en contient aujourd’hui l’univers ».

Le genre humain est bien loin d’être en effet si nombreux. M. Wallace établit lui-même par un autre calcul, qu’en fixant l’étendue de la terre d’après les observations de Thomas Templeman, dans sa nouvelle revue du globe, & prenant le terme moyen de la population des différens états de l’Europe, supposant ensuite le reste de la terre habitée dans la même proportion, elle doit contenir mille millions d’hommes.

D’où vient donc cette prodigieuse différence ? Les hommes n’ont-ils autant multiplié que pendant un tems ? Quand on ne fixeroit par une évaluation commune le produit de chaque couple qu’à deux enfans, ils seroient infiniment plus nombreux ; en le réduisant à un seul, le genre humain n’existeroit plus. La cause d’un effet si extraordinaire mériteroit bien d’être recherchée. Supposer avec M. Wallace que l’espece humaine est dépérie en elle-même, & diminuée en quantité : prétendre en trouver la raison dans les maux physiques & moraux qui l’assiegent, tels que la température des climats plus ou moins favorable, la stérilité de la terre dans d’autres, l’inclémence des saisons, les tremblemens de terre, les inondations de la mer, les guerres, les pestes, les famines, les maladies, ajoutons-y même les travaux périlleux que les hommes entreprennent, enfin la corruption des mœurs & les vices des différens gouvernemens ; c’est n’opposer que des causes accidentelles & locales à une difficulté générale.

Tous ces accidens sont bien en effet des motifs de destruction pour les hommes, mais 1°. tout le genre humain n’en est pas affligé en même tems ; on ne connoît que deux exemples où le monde entier en ait été attaqué. Le premier, que la forme sphérique de la terre pourroit rendre problématique, seroit un déluge universel ; le second une peste dont parle l’histoire, & qui fut, dit-on, si générale & si violente, qu’elle ébranla les racines des plantes, qu’elle se fit sentir dans tout le monde connu, & même jusqu’à l’empire du Catay, dit M. de Montesquieu : à l’exception de ces deux fléaux, les autres ont toujours été particuliers, & n’ont porté que sur une partie du genre humain, souvent sur la plus petite.

2°. Si l’on considere la médiocrité du nombre des hommes qui peuvent périr dans ces cas particuliers, & qu’on les compare à la prodigieuse quantité qu’il devroit y en avoir, suivant les calculateurs dont nous avons parlé, on conviendra que ces pertes ont dû être insensibles, & dans le rapport du fini à l’infini.

Ce n’est donc point dans ces causes que l’on trouvera celle de la différence qui existe entre la population réelle & celle qui résulteroit de ces supputations. C’est plutôt dans les fausses opinions sur lesquelles elles sont fondées ; c’est dans la vérité des lois invariables de la nature, qui, sans doute a déterminé le nombre des êtres de tous les tems.

Abandonnons tous les calculs ; les suppositions sur lesquelles ils peuvent être établis sont trop imaginaires. Il est trop difficile de fixer la maniere & le tems où le genre humain a commencé. En parlant philosophiquement, & abstraction faite pour ce moment, de tout dogme respectable & révélé. L’origine de la nature est plus éloignée qu’on ne croit. Pourquoi auroit-elle été une éternité sans exister ? Et puis qu’est-ce que c’est qu’une éternité sans durée ? Et qu’est-ce que la durée sans existence ?

Voyons néanmoins s’il est possible que la terre ait été plus abondamment peuplée dans les siecles reculés, qu’elle ne l’est de nos jours, & sur quels principes on a pu le penser.

« La grandeur des monumens anciens, dit M. Wallace, nous offre une scene plus vaste & plus magnifique, des armées plus nombreuses, ce qui suppose une plus grande foule de monde que ne nous l’offrent les siecles modernes ».

Le récit des historiens de l’antiquité justifie l’opinion de cet auteur, & celle des savans qui ont pensé comme lui.

Par l’énumération que fait Homere, liv. II. de l’Iliade, des vaisseaux employés par les Grecs pour le transport des troupes destinées au siege de la ville de Troie, & du nombre d’hommes que portoit chacun de ces vaisseaux, il paroît que leur armée étoit de 100810 hommes ; Thucidide observe dans le I. l. de son histoire, que les Grecs auroient pu mettre sur pié une armée plus nombreuse, s’ils n’avoient pas craint de manquer de vivres dans un pays étranger.

Suivant ce qu’Athenée rapporte du nombre des habitans d’Athènes & de l’Attique ; la Grece, composée seulement de l’Epire, de la Thessalie, de l’Achaïe & du Péloponnèse, devoit contenir quatorze millions d’habitans, en les évaluant proportionnellement au nombre de ceux qui se trouvoient à Athènes & dans l’Attique.

Si l’on en croit Hérodote, l’Egypte du tems d’Amasis, un peu avant la fondation de l’empire des Perses par Cyrus, étoit très-peuplée ; elle contenoit 20000 villes toutes habitées. On y tenoit quelquefois à la solde 410000 soldats, tous nés égyptiens. Le nombre des citoyens devoit être dans cette proportion de plus de 30 millions. Il est vrai que Thebes & Memphis étoient des villes considérables. La premiere est connue pour une des plus grandes que le monde ait vû ; on en peut croire Tacite, qui en parle de cette maniere ; mais le reste des 20000 villes de l’Egypte étoit tout au plus de grands villages, dont il ne faut point se faire une idée sur celle qu’on a de la ville de Thèbes.

Diodore de Sicile remarque aussi que cette partie de la terre étoit anciennement le pays le plus peuplé de l’univers ; il rapporte un fait singulier qui le confirmeroit & qui mérite d’être cité.

Le jour, dit-il, que Sesostris vint au monde, il naquit en Egypte plus de 1700 enfans mâles. Le pere de ce jeune prince, qui y régnoit alors, fit élever tous ces enfans avec son fils, & leur donna la même éducation, espérant que nourris & vivant avec lui dès leur plus tendre enfance, ils seroient toujours ses amis. Henri IV. faisant promener ses enfans dans les rues de Paris, & se plaisant à les voir baiser & caresser par son peuple, peut être comparé au pere de Sesostris. Il n’y a que les grands rois qui sachent que l’amour de leurs sujets vaut mieux que leur crainte. Sesostris eut en effet beaucoup d’amis, de sages conseillers, de grands généraux, & son regne fut illustre.

S’il naissoit chaque jour dans ses états autant d’enfans mâles qu’il en vint au monde le jour de sa naissance, & que l’on ajoute la même quantité pour les filles, l’Egypte devoit être peuplée de plus de 34 millions d’habitans ; mais l’action de son pere & la remarque même des historiens, prouve que l’on regarda la naissance de ces 1700 enfans mâles en un même jour, comme un événement fort extraordinaire ; ainsi ce fait ne prouve rien pour la population de l’Egypte, non plus que pour la dépopulation qui s’y trouve aujourd’hui.

On lit dans le même historien, que de son tems il regardoit déja la terre comme dépeuplée ; il ne vouloit pas qu’on jugeât du récit qu’il faisoit des nombreuses armées des anciens, par le petit nombre de celles qui existoient alors. Il écrit que Ninus mena contre les Bactriens 1700000 hommes d’infanterie, 210000 de cavalerie, 10600 chariots, & que le roi de Bactrie vint au-devant de cette armée avec 400000 hommes. Dans un autre endroit, il dit que Sémiranis assembla deux millions d’hommes pour bâtir Babylone ; que cette princesse avoit dans l’Inde une armée de trois millions de fantassins, d’un million & demi de cavaliers, 100000 chariots & 100000 hommes sur des chameaux préparés comme des éléphans. En parlant d’une expédition des Medes contre les Cadusiens, il remarque qu’ils avoient une armée de 800000 hommes, & les Cadusiens de 200000.

On trouve dans Strabon que beaucoup d’états & de villes étoient fort déchus de son tems ; que les Getes & les Daces, qui mettoient autrefois 200000 hommes sur pié, ne pouvoient plus en rassembler la moitié.

Ces historiens, & tous ceux qui en ont parlé, font l’Italie beaucoup plus peuplée avant que les Romains l’eussent subjuguée. Le récit qu’ils font des guerres que la Sicile eut à soutenir contre Carthage & d’autres puissances qui l’attaquerent ; des fortes armées que cette île opposoit à ses ennemis, sur-tout de celles qu’elle eut sous les deux Dions, supposent encore que le nombre de ses habitans étoit prodigieux.

César dans ses commentaires, estime que la Gaule, composée de la France, d’une partie des Pays-bas, & d’une autre partie de la Suisse, contenoit au moins 32 millions d’habitans.

Suivant M. Wallace, la Palestine, pays étroit & aride, en avoit 6764000 ; mais pour trouver les Israëlites si nombreux dans un si petit espace & sur un aussi mauvais terrein, il avoue lui-même qu’il faut avoir recours aux prodiges : & sans cela, il ne voit pas pourquoi ce pays eût été plus peuplé proportionnellement que ceux qui l’environnoient ; mais on voit aussi combien la nécessité d’avoir recours à une pareille cause, affoiblit la véracité du fait.

Le même auteur parcourt les îles de la Méditerranée, celles de la mer Ægée, l’Asie mineure, les côtes de la Méditerranée vers l’Afrique, la Colchide, & toute l’étendue entre le Pont-Euxin & la mer Caspienne, l’ancienne Hircanie & les autres pays vers le nord ou nord-est de la Perse, & trouve tous ces cantons infiniment plus peuplés dans les tems anciens qu’ils ne le sont aujourd’hui ; mais il reconnoît aussi que l’Angleterre l’étoit beaucoup moins. Ne pourroit-on pas ajouter que l’Allemagne, le Danemarck, la Suede, la Moscovie l’étoient beaucoup moins aussi ? Alors on ne connoissoit ni l’intérieur de l’Afrique, ni l’Amérique : il est probable que les nations de ces vastes contrées n’étoient pas aussi multipliées que celles dont on cite la fécondité.

On ne conteste pas que ces nations ne fussent beaucoup plus nombreuses qu’elles ne le sont de nos jours ; mais de toute la surface de la terre, elles n’occupoient qu’environ les trois quarts de l’Europe, une partie de l’Asie, & une fort petite étendue des côtes de l’Afrique. Ainsi en accordant la proposition, cela prouvera que ces cantons furent plus peuplés autrefois, mais non pas que la terre entiere le fût davantage.

Ces nations étoient les seules qui fussent policées ; les arts, les sciences & le commerce qui y fleurissoient, étoient entiérement ignorés des autres ; il est donc naturel que la population y fût plus abondante qu’elle ne l’est ; il paroît même certain qu’elle le fut plus que dans les tems modernes, parmi les nations qui les ont remplacées dans la possession des arts, des sciences & du commerce. C’est tout l’avantage que peuvent tirer de leurs recherches les partisans de l’ancienne population ; mais ceci n’est qu’une comparaison particuliere de quelques nations à quelques nations, & non pas du tout au tout ; ainsi l’on n’en peut tirer aucune induction convaincante en faveur de l’ancienne population universelle sur la nouvelle.

On sait qu’un grand nombre de savans ont pensé que l’espece humaine avoit souffert de grandes réductions. On voit que c’étoit déja l’opinion de Diodore de Sicile, celle de Strabon, & de tous les historiens de l’antiquité, dont il seroit trop long de citer ici tous les passages, & qui d’ailleurs n’ont fait que se répéter. Vossius met une différence encore plus forte entre la quantité des hommes dans les tems anciens & dans les siecles modernes. Le calcul qu’il publia sur ce sujet en 1685 est insoutenable. Il réduit le nombre des habitans de l’Europe à 30 millions, dans lesquels il ne comprend ceux de la France que pour 5 millions ; on sait que jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, on a toujours compté 20 millions d’habitans dans ce royaume : c’est à quoi les portent le dénombrement qui en fut fait à la fin du siecle dernier, & l’auteur de la dixme royale attribuée à M. le maréchal de Vauban.

Hubner dans sa géographie, ne porte les habitans de l’Europe qu’à 30 millions comme Vossius.

M. de Montesquieu, dans l’esprit des lois & dans la 112e lettre persane, dit qu’après un calcul aussi exact qu’il peut l’être dans ces sortes de choses, il a trouvé qu’il y a à peine sur la terre la dixieme partie des hommes qui y étoient autrefois ; que ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle se dépeuple tous les jours, & que si cela continue, dans dix siecles elle ne sera plus qu’un desert.

On auroit pû rassurer M. de Montesquieu sur cette crainte, que Strabon & Diodore de Sicile ont pû avoir comme lui & avant lui. Les portions du globe qu’il a parcourues se dépeupleront peut-être plus qu’elles ne le sont encore aujourd’hui ; mais il y a grande apparence que tant que la terre subsistera, il subsistera des hommes pour l’habiter. Il est peut-être aussi nécessaire à son existence qu’il y en ait, qu’il est nécessaire à l’univers qu’elle existe.

Nous ne connoissons pas encore la moitié de son étendue ; nous ne jugeons du reste du globe que par comparaison. On le connoissoit encore moins autrefois ; & cependant il semble qu’on se soit plu dans tous les tems à penser que les hommes y étoient plus rares que dans les siecles précédens. Sur quoi donc sont établies les conjectures qui ont donné lieu à cette opinion ? Quelles seroient les causes d’un si grand dépérissement ? si elles étoient morales, elles ne seroient que particulieres, & n’agiroient que sur une partie des hommes, ce qui ne suffit pas pour dépeupler la terre. Il faudroit donc que ces causes fussent physiques & universelles : à l’exception de deux dont nous avons fait mention, & dont les effets doivent être réparés depuis long-tems, en les supposant réels, il n’est arrivé aucuns changemens remarquables dans la nature, ceux qui ont eu lieu dans le ciel n’ont point produit de dérangemens sensibles. A peine s’apperçoit-on à Lisbonne du dernier tremblement de terre qui engloutit presque cette ville entiere, & cette terrible convulsion ne se fit sentir que dans une fort petite étendue du globe : d’ailleurs nous ne voyons point la même diminution dans les autres êtres que celle supposée dans le nombre des hommes. Pourquoi, si elle étoit réelle, seroient-ils les seuls qui l’eussent éprouvée ? Il est vrai que deux maladies cruelles & dévastantes, les ont particuliérement attaqués dans les tems modernes. Sans les remedes qu’on y a trouvés, le genre humain périssoit dans sa source par l’une de ces maladies. On défendit par un arrêt, d’en sauver la douzieme partie, que la seconde détruit à chaque génération, jusqu’à ce que la Théologie eut décidé qu’il n’étoit point contraire à la religion & desagréable à Dieu, d’empêcher les hommes de périr par la petite vérole. Le sort des choses utiles & bienfaisantes est d’éprouver tous les obstacles qui devroient être réservés pour le mal, & qu’il ne rencontre jamais. Tant de motifs gouvernent les hommes ! malgré ces défenses & malgré les entraves que la superstition, l’intérêt, la mauvaise foi, & la stupidité ne cesseront de mettre aux progrès de nos connoissances & aux avantages qui en résultent pour le bien public, il faut espérer que la sage méthode de l’inoculation, dont toutes les nations ressentent déja les plus heureux effets, achevera d’arrêter les ravages de cette maladie, jusqu’à présent si funeste à l’humanité.

On peut donc considérer dès ce moment comme moins destructeur, ce fléau que l’on croit l’une des causes principales de la dépopulation moderne ; il paroîtra même aux siecles à venir n’avoir été qu’instantané, si la raison & l’expérience l’emportent enfin sur les préjugés & la prévention. Mais d’ailleurs n’a-t-il existé aucune de ces maladies générales dans les tems anciens ? Sans parler de toutes celles dont l’histoire fait mention, & qui sont presque inconnues à la médecine moderne ; la lepre dont le peuple de Dieu fut toujours affligé & à laquelle on ne trouva jamais de remede, étoit-elle moins destructive ? Tout considéré, la somme des biens & des maux que la nature a attachés à notre existence, est la même dans tous les tems ; l’univers l’est aussi par rapport à nous ; s’il n’est point incorruptible, s’il a eu un commencement, s’il doit avoir un progrès & un dépérissement, ce n’est point à des êtres dont la durée est si courte & la vûe si foible, qu’il est permis d’appercevoir ces révolutions graduelles. Il n’y a qu’un jour que le monde existe pour nous, & nous voulons, dans cette période d’un moment que comprennent l’histoire & la tradition, avoir discerné ses changemens ; pouvons-nous seulement dire qu’il en dût éprouver ?

Tout se tient dans l’univers ; ce n’est qu’un tout subsistant par l’accord & la correspondance de toutes ses parties. Il n’y existe rien, jusqu’au plus petit atôme, qui n’y soit nécessaire. Les corps qu’il renferme ne se maintiennent que par les rapports de leurs masses & de leurs mouvemens. Ces corps ont leurs lois particulieres émanées de la loi générale qui les dirige, & suivant lesquelles ils doivent ou ne doivent pas produire des êtres qui les habitent. Ne peut-on pas présumer que par une suite de ces lois la quantité de ces êtres est déterminée en raison directe de la nécessité réciproque qui est entre eux & les globes dont ils couvrent la surface ? que le nombre n’en sauroit diminuer sensiblement sans altérer la constitution de ces globes, & conséquemment l’harmonie où ils doivent être avec les autres, pour le maintien de l’ordre universel.

« L’existance de la mouche est nécessaire à la subsistance de l’araignée : aussi le vol étourdi, la structure délicate, & les membres déliés de l’un de ces insectes, ne le destinent pas moins évidemment à être la proie, que la force & la vigilance de l’autre à être le prédateur. Les toiles de l’araignée sont faites pour les aîles des mouches, enfin le rapport mutuel des membres du corps humain, dans un arbre, celui des feuilles aux branches, & des branches au tronc, n’est pas mieux caractérisé que l’est dans la conformation le génie de ces animaux, leur destruction réciproque.

Les mouches servent encore à la subsistance des poissons & des oiseaux ; les oiseaux à la subsistance d’une autre espece. C’est ainsi qu’une multitude de systèmes différens se réunissent, & se fondent pour ainsi dire, pour ne former qu’un seul ordre de choses.

Tous les animaux composent un système, & ce système est soumis à des lois méchaniques, selon lesquelles tout ce qui y entre est calculé. Or si le système des animaux se réunit au système des végétaux, & celui-ci au système des autres êtres qui couvrent la surface de notre globe, pour constituer ensemble le système de la terre, il faudra dire que tous ces systèmes ne sont que des parties d’un système plus étendu. Enfin si la nature entiere n’est qu’un seul & vaste système que tous les êtres composent, il n’y aura aucun de ces êtres qui ne soit mauvais ou bon par rapport au grand tout dont il est partie ; car si cet être est superflu ou déplacé, c’est une imperfection, & conséquemment un mal absolu dans le système général ». Essai sur le mérite & la vertu.

De ces principes il résulte que la population en général a dû être constante, & qu’elle le sera jusqu’à la fin ; que la somme de tous les hommes pris ensemble est égale aujourd’hui à celle de toutes les époques que l’on voudra choisir dans l’antiquité, & à ce qu’elle sera dans les siecles à venir ; qu’enfin à l’exception de ces évenemens terribles où des fléaux ont quelquefois dévasté des nations, s’il a été des tems où l’on a remarqué plus ou moins de rareté dans l’espece humaine, ce n’est pas que sa totalité se diminuoit, mais parce que la population changeoit de place, ce qui rendoit les diminutions locales.

Ces déplacemens sont bien marqués par ce qui est arrivé lorsque des conquérans & des nations guerrieres ont ravagé la terre ; on a vû les peuples du midi reculés jusque dans le nord, & revenir occuper la place qu’ils avoient quittée, ou d’autres dans des climats favorables, aussi-tôt que la violence & l’oppression cessoient. Il est clair qu’alors ce n’étoit qu’une partie de la terre qui se dépeuploit pour en peupler une autre ; & c’est, si l’on y prend garde, ce qui arrive à-peu-près dans tous les tems. Ceux de dévastation causent certainement de grandes pertes à l’espece ; mais tandis qu’elle les éprouve dans une partie du monde, elle se multiplie dans les autres, & répare même ses pertes avec accroissement dans celles qui ont été dévastées, dans les tems de repos qui suivent ceux de ces calamités ; les hommes ne sentent jamais autant le besoin qu’ils ont les uns des autres qu’après ces désastres, dont le malheur commun les rapproche & ranime en eux le sentiment d’affection si favorable à la propagation.

Tout ce que rapportent les historiens de l’antiquité, fondé sur des instans & des cas particuliers, a bien peu de force contre des lois éternelles & générales, d’ailleurs les faits qu’ils avancent sont-ils incontestables ? Hérodote, témoin oculaire de ce qui se passoit en Egypte, & même des embaumemens qu’il a décrits d’une maniere si incorrecte, dit lui-même qu’il ne garantit pas une grande partie de ce qu’il écrit. Comment concilier l’observation de Thucidide, qui remarque que les Grecs ne menerent au siége de Troie que 100810 hommes, parce qu’ils craignirent de manquer de vivres dans un pays étranger, avec ces millions d’hommes armés que donne Diodore de Sicile à Ninus & à Sémiramis ? Etoit-il plus aisé de faire subsister ces multitudes que les 100810 grecs qui furent au siége de Triæ ? On trouve dans Xénophon, que l’armée d’Artaxercès, contre laquelle il combattit avec les Grecs qui étoient dans celle du jeune Cyrus, étoit de 1,200,000 hommes : il ne dit en aucun endroit qu’il l’ait vûe, mais seulement qu’on la faisoit monter à ce nombre ; & dans l’histoire de la retraite des dix mille, on voit qu’ils ont traversé plusieurs déserts immenses qui faisoient partie de l’empire des Perses. Or on ne peut pas dire qu’un royaume où il se trouve de si vastes régions inhabitées soit abondamment peuplé.

César, dans le dénombrement qu’il fait des habitans de la Gaule, paroit moins éloigné de la vérité ; on en trouveroit presque le même nombre encore aujourd’hui dans les pays que comprend ce dénombrement. Cela doit servir à prouver combien il faut se défier de ceux que nous ont laissés les autres historiens de l’antiquité. Ne devons-nous pas croire en effet que Diodore de Sicile & les autres ont été trompés par de faux calculs & des récits peu fideles ? Qui est-ce qui, dans l’avenir, ne croira pas pouvoir assurer, d’après les calculs de Vossius & la géographie d’Hubner, que l’Europe, au seizieme siecle, n’étoit peuplée que de trente millions d’habitans, appuyé sur-tout du témoignage du célebre Montesquieu ?

Convenons cependant, nous l’avons déjà dit, que les anciennes nations policées pouvoient être plus nombreuses que celles des tems modernes ; nous en pouvons juger par les Grecs & par les Romains, de l’état desquels nous sommes plus assurés. Il est certain aussi que les nations actuelles qui les ont remplacées dans la possession des arts & des sciences, le sont moins elles-mêmes qu’elles ne l’étoient autrefois.

La raison de cette différence est évidemment celle qui est arrivée dans les religions, dans les gouvernemens, dans la politique en général, & principalement dans les mœurs : les lois & les coûtumes des anciens étoient donc plus favorables à la propagation que les nôtres ?

Le Mahométisme & le Christianisme qui ont remplacé les religions payennes, y sont certainement contraires ; c’est actuellement une vérité démontrée par l’expérience de plusieurs siecles, & qui n’est plus contestée que par ceux dont la superstition a pour jamais obscurci les lumieres de la raison.

La premiere de ces religions autorise la polygamie que les autres défendoient ; mais elle ordonne en même tems de satisfaire toutes les femmes que l’on prendra ; c’est permettre & défendre tout-à-la-fois. La premiere partie du précepte est observée, il est impossible que la seconde le soit. Un nombre prodigieux de femmes est renfermé dans les serrails, & avec elles autant d’eunuques pour les garder & les servir ; il n’y a aucun lieu au monde où il naisse moins d’enfans avec autant d’êtres destinés à en produire. On nous dit pourtant qu’un sultan a eu jusqu’à deux cens enfans. Si le fait est vrai, & que tous eussent fait de même, il seroit resté fort peu de femmes oisives ; mais pour un sultan qui en cultive deux cens, deux cens sultans n’en cultivent que chacun une. Il faudroit bien méconnoître l’étendue de nos affections, pour ne pas savoir que le goût est limité. On a deux cens femmes parce qu’il est de la magnificence d’en avoir ce nombre ; mais on finit par ne coucher qu’avec une seule.

Le Christianisme n’a pas proprement pour objet de peupler la terre ; son vrai but est de peupler le ciel ; ses dogmes sont divins, & il faut convenir que cette religion sainte y réussiroit si sa croyance étoit universelle, & si l’impulsion de la nature n’étoit malheureusement plus forte que toutes les opinions dogmatiques.

Ce culte proscrit le divorce que permettoient les anciens, & en cela il devient un obstacle aux fins du mariage ; ajoutez que la pureté de sa morale réduit l’acte de la génération à l’insipidité du besoin physique, & condamne rigoureusement les attraits du sentiment qui peuvent y inviter, & vous conclurez que des êtres enchaînés dans de semblables fers, ne se porteront guere à en procréer d’autres ; d’ailleurs si l’un des deux n’est pas propre à la génération, la vertu prolifique de l’autre reste nulle & en pure perte pour la société.

Abstraction faite toujours des choses religieuses & respectables, ne pouvons-nous pas dire avec un anglois célebre, que toute méprise sur la valeur des choses qui tend à détruire quelqu’affection raisonnable, ou à en produire d’injuste, rend vicieux, & que nul motif ne peut excuser cette dépravation. Que nul ne sauroit faire respecter non plus tout dogme qui conduiroit à des infractions grossieres de la loi naturelle.

Celui de l’immortalité de l’ame, bien antérieur au Christianisme, qui l’a sanctifié, pouvoit être utile à l’humanité. Il est pourtant d’expérience qu’il lui a toujours été funeste. L’ouvrage de Platon sur cette doctrine fit un si prodigieux effet sur l’esprit chaud & bouillant des Africains, qu’on fut obligé d’en défendre la lecture pour arrêter la fureur qu’ils avoient de se tuer. Cela prouve que dans le sens où ce dogme a été reçu parmi les hommes, son seul effet est de flatter leur orgueil, il les rend ingrats envers la nature ; ils croient ne tenir d’elle que des choses méprisables qu’ils ne doivent chercher ni à conserver, ni à transmettre. Quel intérêt des êtres pénétrés de ces idées pourroient-ils prendre au maintien & à la propagation d’une société dans laquelle ils ne se considerent que comme des passagers, qui ne regardent ce monde que comme un vaste caravanserai dont ils ont grande hâte de sortir ? Pour eux la Providence fera tout, ils ne se mêleront de rien.

La doctrine de Foë, dit un philosophe chinois, dont le pere Duhalde rapporte le passage, « établit que notre corps est notre domicile, & l’ame l’hôtesse immortelle qui y loge ; mais si le corps de nos parens n’est qu’un logement, il est naturel de le regarder avec le même mépris qu’on a pour un amas de terre. N’est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu de l’amour des parens ? Cela porte même à négliger le soin du corps & à lui refuser la compassion & l’affection si nécessaires pour sa conservation. Aussi les disciples de Foë se tuent à milliers ». Et aussi chez tous les autres peuples, les hommes trop affectés de la même idée, se détruisent-ils peu-à-peu.

Enfin c’est parce que les Indiens croyoient que l’on vivoit après la mort, que leurs esclaves, leurs sujets, & tous ceux qui leur étoient le plus attachés, se dévouoient à leurs trépas pour aller les servir dans l’autre monde. Cette coutume existe encore de nos jours chez plusieurs nations.

Ne nous lassons point de citer ce qu’on trouve pour le bien de l’humanité dans les ouvrages approuvés des honnêtes gens : « Dans toute l’hypothese de religion où l’espoir & la crainte sont admis comme motifs principaux & premiers de nos actions, l’intérêt particulier, qui naturellement n’est en nous que trop vif, n’a rien qui le tempere, & doit par conséquent se fortifier chaque jour par l’exercice des passions. Dans les matieres de cette importance il y a donc à craindre que cette affection servile ne triomphe à la longue, & n’exerce son empire dans toutes les conjonctures de la vie ; qu’une affection habituelle à un intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet intérêt sera grand ; enfin que le cœur & l’esprit ne viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable dans les zèlés de toutes religions ».

Les hommes en effet ne se conduisent jamais que par l’opinion. On n’empêcha les filles de Millet de se tuer, qu’en les menaçant de les exposer nues en public après leur mort. Si donc l’opinion reçue donne aux hommes l’espoir d’un grand bien particulier, ils ne prendront aucun intérêt au bien général ; ceux que leur offrent les religions modernes dans un état futur, les dégoûtent de ce monde-ci ; sans cesse en opposition avec la nature, elles exigent toujours le sacrifice de celle-ci pour mériter les récompenses qu’elles promettent. Il est impossible de vivre sans transgresser l’une ou l’autre de ces lois, souvent toutes les deux à-la-fois, & sans risquer continuellement son bonheur éternel. Ce qu’il y a donc de mieux à desirer, est de mourir promptement. Le pere le plus religieux & le meilleur sera celui qui fera le moins pour multiplier sa famille, & pour assurer la vie & la subsistance de ses enfans. A quoi ne les exposeroit-il pas en cherchant à conserver leurs jours ? Ces idées peuvent conduire les hommes à de si terribles conséquences, que les hérésiarques d’une certaine secte prenoient leurs enfans par un pié, & leur brisoient la tête contre une pierre pour les garantir de la damnation, & pour assurer leur félicité éternelle ; & l’Eglise concourut avec la loi civile pour arrêter cette fureur.

Les grands législateurs ont su faire un meilleur usage de la facilité qu’ont les hommes à se persuader tout ce qui leur est le plus incompréhensible. Un prince, que l’Europe admire, que l’étendue de son génie & de ses connoissances, que son amour pour la vérité & pour les sciences qu’il cultive avec succès, rendront plus admirable encore aux siecles à venir que ses victoires ; un roi philosophe enfin, a trouvé le moyen de rendre utile à ses états la doctrine des recompenses & des peines futures. Il ne punit de mort la désertion parmi ses troupes que quand elle est récidivée ; mais à la seconde fois, il prive les déserteurs & ceux qui les ont débauchés, des consolations spirituelles, ou refuse des confesseurs aux catholiques, & des ministres à ceux des autres communions. On ne sauroit croire combien la crainte de mourir sans être réconcilié avec le ciel, retient ses soldats dans le devoir & dans la fidélité. C’est ainsi que le grand homme forcé de plier son génie à celui de son siecle, obligé de se servir de ce qu’il trouve, ne pouvant faire tout le bien dont il seroit capable, fait au moins tout celui qui lui est possible.

Les Perses n’ont été si nombreux, dit M. de Montesquieu (j’ajoute & leur pays si cultivé), que parce que la religion des mages enseignoit que l’acte le plus agréable à Dieu, étoit de faire un enfant, de labourer un champ, & de planter un arbre.

Les gymnosophistes de l’Inde vouloient qu’on laissât après soi deux enfans qui remplaçassent leur pere ou leur mere ; ils s’abstenoient de connoître leurs femmes aussi-tôt qu’ils en avoient eu deux enfans ; mais ces bons philosophes ne voyoient pas que pour amener deux hommes à l’état nubile il faut bien plus de deux enfans. Leur dogme étoit contraire à la population ; ils demeuroient en reste & avec l’espece humaine & avec la société.

Les cultes européens lui sont encore plus contraires. Leur doctrine porte les hommes à s’isoler, elle les éloigne des devoirs de la vie civile. Chez eux l’état le plus parfait est le plus opposé à la nature, & le plus préjudiciable au bien public ; c’est le célibat. Une multitude d’êtres des deux sexes vont ensevelir avec eux dans des retraites des postérités perdues. Sans compter les ministres de la religion & les rigoristes, qui font vœu d’être inutiles à la propagation de l’espece ; & cette abstinence est dans ces religions la vertu par excellence. Comme si le plus grand des vices n’étoit pas de tromper la nature, & de subsister aux dépens de l’espece envers laquelle on ne remplit aucune de ses obligations. Un homme dont personne ne contestera la vertu, les bonnes mœurs & les lumieres, l’abbé de * * * * fortement touché des obligations de la nature, avoit consacré un des jours de la semaine à la propagation.

La politique des Grecs & des Romains sur cet objet étoit bien opposée aux usages modernes ; ils avoient des lois pénales contre ceux qui vouloient se soustraire au mariage ; & les Grecs accordoient des distinctions aux citoyens qui en avoient donné d’autres à la république : ceux qui n’étoient point mariés étoient notés d’infamie ; ils étoient exclus par les lois de Licurgue, de certaines cérémonies, obligés d’aller nuds au milieu du marché en hiver, & de chanter une chanson à leur honte ; les jeunes gens étoient dispensés de leur rendre le respect qu’ils devoient à leurs aînés : « Tu ne dois pas attendre de moi, dans le tems que je suis jeune, un honneur que tes enfans ne sauront me rendre lorsque je serai vieux », disoit dans une assemblée publique un jeune lacédémonien à Dercylle, homme puissant, qu’il refusoit de saluer parce qu’il vivoit dans le célibat.

Ces nations se fortifioient en souffrant parmi elles toutes sortes de cultes. Lorsque l’on voulut à Rome les réduire à un seul, la puissance des Romains fut détruite. Cet exemple s’est répété trop souvent. Quelques contrées de l’Europe ne répareront peut-être jamais les pertes que l’une a faites par l’expulsion des Maures, & l’autre par la révocation d’un édit. Rien ne prouve mieux l’étendue de ces pertes, dit l’illustre historien du czar Pierre le Grand, que le nombre de refugiés qui se trouva dans le regiment que forma dans le même tems en Russie le général le Fort.

A la Chine on est si convaincu que la tranquillité de l’état, sa prospérité & le bonheur des peuples dépendent de la tolérance de l’administration en matiere religieuse, que pour être mandarin, & par conséquent magistrat, il faut par une condition absolue, n’être attaché à aucun culte particulier.

Chez les anciens, le magistrat non moins éclairé pensoit de même. Il n’avoit garde de considérer les cultes comme exclusifs, & de souffrir qu’aucun prétendît à la prééminence sur les autres. Aussi les religions anciennes ne rendoient-elles ni cruel, ni intolérant. Elles conservoient les hommes au lieu de les détruire, elles les encourageoient à se multiplier au-lieu de les en détourner. Les horreurs des guerres de religion y étoient inconnues. Parmi nous, les fureurs du dogme, le zele forcené des guerres d’outre-mer en ont égorgé des millions.

Gélon réduit les Carthaginois à l’humiliante nécessité de lui demander la paix ; la seule condition qu’il leur impose, est de ne plus immoler à l’avenir leurs propres enfans. Alexandre ayant vaincu les Bactriens, les oblige à ne plus faire mourir leurs peres vieux. Les Espagnols découvrent les Indes, ils en font la conquête, & tout-à-coup un peuple entier est anéanti de la surface de la terre, & c’est la gloire du culte qui en est le prétexte. Voilà les faits, il n’y a qu’à comparer & juger.

On sait ce qu’il en a coûté à une puissance de l’Europe, lorsqu’elle entreprit de détruire toutes les sectes par la violence. Ses provinces resterent inhabitées ; la superstition montroit au souverain le nombre des fidéles augmenté, mais elle lui cachoit avec soin la diminution de ses sujets, fuyant en foule chez les puissances voisines, y portant leurs richesses & leur industrie. Le prince pieusement abusé qui dévastoit ainsi ses états, croyoit plaire à l’être suprème : on lui disoit qu’il exécutoit sa volonté. Le même motif détermina son prédécesseur à donner la loi qui rendoit esclaves les negres de ses colonies. Il se faisoit une peine extrème d’y souscrire ; on lui persuada que c’étoit la voie la plus sure pour les convertir : il y consentit.

Cette fureur de ramener tous les hommes à une même formule religieuse, & de les contraindre à penser tous de même dans une matiere où l’on est si peu maître de sa maniere de penser, est un fléau dont l’humanité n’a point éprouve les horreurs dans le paganisme. Les cultes anciens étoient si éloignés d’inspirer tant de cruauté, qu’on punit à Athènes un aréopagite qui avoit tué un moineau poursuivi par un épervier, qui s’étoit sauvé dans son sein. On y fit mourir un enfant qui annonçoit un de ces caracteres féroces, par le plaisir qu’il avoit pris à crever les yeux d’un oiseau.

Enfin ce despotisme spirituel qui prétend assujettir jusqu’à la pensée à son sceptre de fer, doit encore avoir le terrible effet de produire à la longue le despotisme civil. Celui qui croit pouvoir forcer les consciences, ne tarde pas à se persuader qu’il peut tout. Les hommes ont trop de penchant à augmenter l’autorité qu’ils ont sur les autres ; ils cherchent trop à s’égaler à ce qu’ils croient au-dessus d’eux, pour résister à l’exemple que le fanatisme leur donne au nom de la divinité. Aussi voyons nous d’un côté la liberté lutter sans cesse contre le pouvoir absolu, tandis que de l’autre elle a succombé tout-à-fait sous le Mahométisme.

Un autre inconvénient des cultes nouveaux qui n’est pas moins préjudiciable à la multiplication de l’espece que tout ce que nous venons de dire, c’est de séparer les hommes non-seulement pour le spirituel, mais encore corporellement. Ils élevent entre eux des barrieres que tous les efforts de la raison ne peuvent briser. On diroit que ce ne sont ni des êtres d’une même espece, ni les habitans d’un même globe. Chaque culte, chaque secte forme un peuple à part qui ne se mêle point avec les autres ; & dans le fond il faut convenir qu’ils sont conséquens à leurs systèmes, car s’ils pouvoient se mêler, ils auroient à côté d’eux des exemples de vices & de vertus, communs à toutes les sectes, qui les conduiroient infailliblement à réduire à sa juste valeur la petite importance que méritent les opinions qui les divisent. Cependant la nature qui n’a gravé qu’un culte au fond des cœurs, feroit naître près l’un de l’autre deux êtres qui sentiroient bientôt mutuellement qu’il est une impulsion plus forte que tous les intérêts religieux qui les séparent. Une passion innocente & pure, mais violente, les entraîneroit, & ils méconnoîtroient bientôt l’absurdité de ces différences. Si le zele dogmatique de leurs parens s’opposoit à leur union, il les détesteroient ; & malheureux pour jamais, ils maudiroient les opinions dont ils seroient les victimes : mais non, le penchant de la nature l’emporteroit, & il faudroit les marier. Alors leurs enfans élevés entr’eux ne seroient proprement d’aucune secte, mais ils seroient honnêtes ; leur affection pour les hommes ne seroit point retrécie dans le petit cercle de ceux d’un même culte ; ils aimeroient tous leurs freres en général. La morale particuliere de ces cultes pourroit bien y perdre quelque chose, mais la morale universelle & la population y gagneroient beaucoup, & elles sont d’une bien autre importance. Loin de les condamner, le magistrat devroit donc favoriser ces unions ; mais nos lois tiennent encore trop de leur origine pour se proposer ces avantages.

Entre toutes les formes de gouvernement possibles, dont le despotisme doit toujours être écarté, il seroit difficile d’assigner celle où rien absolument ne seroit contraire à la multiplication de l’espece : toutes ont leurs avantages & leurs inconvéniens. Un gouvernement dont les institutions seroient incorruptibles, qui assureroient pour toujours la durée de la société, son bonheur & celui des individus qui la composeroient, leur tranquillité & leur liberté, est encore à trouver : c’est un chef-d’œuvre auquel l’esprit humain n’osera jamais prétendre, & que sa propre inconstance rend impossible. Les lois de la Chine sont peut-être les seules où l’on puisse trouver tant de stabilité ; il faut qu’elles soient bien sages, puisqu’elles n’ont point varié, malgré toutes les sortes de dominations par lesquelles les Chinois ont passé : ils les ont données à toutes les nations qu’ils ont vaincues ; celles qui les ont subjugués les ont reçues & s’y sont soumises. Aussi quelque fertile que soit cette vaste contrée, elle suffit à peine quelquefois pour nourrir les deux tiers de ses habitans. Cet exemple est unique ; en général l’abus de toutes choses, le tems qui les use & les détruit, les révolutions trop fréquentes parmi les hommes, l’augmentation ou la perte de leurs connoissances, rendent toutes les lois politiques aussi variables qu’eux, & laisseront toujours dans cette importante matiere de grands problèmes à résoudre. Solon, à qui l’on demandoit si les lois qu’il avoit données aux Athéniens étoient les meilleures, répondit qu’il leur avoit donné les meilleures de toutes celles qui pouvoient leur convenir.

On remarque pourtant dans tous les tems & dans tous les climats, que l’espece humaine a fructifié davantage dans les gouvernemens populaires & tolérans, qui en général par leur constitution ne peuvent être trop étendus, & dans lesquels les citoyens jouissent d’une plus grande liberté religieuse & civile. La grande population ne s’est jamais trouvée dans les grands états ; & c’est en quoi les gouvernemens modernes sont moins propres à la produire que les anciens.

Dans les vastes empires d’aujourd’hui l’administration publique est obligée de passer par trop de canaux : c’est un arbre dont les branches sont trop étendues & trop multipliées, la seve se seche avant de parvenir du corps aux extrémités. Il est impossible de veiller sur toutes les provinces & sur toutes les parties ; il faut s’en rapporter à une multitude d’agens intermédiaires, dont l’intêrêt personnel est toujours la premiere loi, & qui portent tous un esprit différent dans l’exécution d’une même chose. On ne peut voir que par leurs yeux, & agir que par leur ministere. Le maître ne connoît ses peuples, leur situation, leurs besoins, que comme on veut les lui faire connoître ; assez malheureux pour ignorer toujours la vérité. Souvent les peuples ne le connoissent à leur tour que par les vexations que l’on exerce sous son nom.

L’esprit de conquête, qui est ordinairement celui des grandes monarchies, les troupes nombreuses qu’il faut entretenir pour la défense & pour l’attaque ; la disproportion des rangs & plus encore celles des fortunes ; le faste du maître & des courtisans ; un commerce porté dans des contrées trop éloignées, & qui ne sera qu’artificiel ; un luxe désordonné, & la corruption des mœurs qui en est la suite : voilà autant d’obstacles à la population, auxquels il faut ajouter la consommation des grandes villes & sur-tout des capitales, qui absorbent chaque année une partie des hommes qui naissent dans les provinces.

La Grece, que tout le monde convient avoir été de tous les pays de l’antiquité le plus peuplé, étoit divisée en plusieurs petites républiques dont tous les citoyens étoient égaux & libres ; l’administration pouvoit veiller sur toutes les parties de l’état & y maintenir les lois dans leur intégrité, parce qu’aucune de ces parties n’étoit trop éloignée du centre. Tous concouroient à la prospérité publique, parce qu’elle étoit celle de tous, parce qu’il n’y en avoit point d’individuelle que l’on y préférât, & que chacun y avoit un même intérêt ; les actions utiles & les services rendus à la patrie y constituoient la vertu, le mérite & le savoir y distinguoient les hommes, & l’estime publique en étoit la récompense, sans qu’il fût besoin d’épuiser les trésors de la nation.

Les Romains ne sont si admirables en aucuns tems, ni si nombreux, que dans les beaux jours de la république, où ils se gouvernoient par les mêmes principes. Rome étoit alors une fourmilliere de héros & de grands hommes ; dès qu’elle voulut s’étendre, il fallut admettre des étrangers & des esclaves au droit des citoyens, pour réparer les pertes que faisoit journellement la race des premiers Romains. Rome par des conquêtes qui étonnent encore aujourd’ui l’univers, préparoit sa chûte ; sa puissance s’affoiblissoit à mesure qu’elle s’étendoit ; l’austérité des mœurs se perdoit par l’association des mœurs étrangeres ; les conquêtes produisirent les richesses ; les richesses devenues l’équivalent & la mesure de tout, remplacerent toute distinction honorable & flatteuse ; toute vertu, tout talent, tout mérite, furent bientôt l’unique ambition des ames ; l’esprit de patriotisme s’éteignit ; le luxe naquit, & le luxe perdit l’empire : il succomba enfin sous le poids de sa propre grandeur ; il avoit envahi toutes les nations, il ne lui fut plus possible de les gouverner. On connoît toutes les pertes que fit le genre humain dans cet ébranlement général que causa la chûte de ce grand corps. Ses propres sujets trop éloignés des lois & de l’autorité pour les reconnoître & pour les craindre, le mirent en pieces. Si Rome fut toujours peuplée tant qu’elle resta le siége de l’empire, ce fut aux dépens de toutes les provinces, dévastées d’ailleurs par la rapacité, l’avarice, l’ambition & la tyrannie de ces intendans que l’on appelloit proconsuls.

Dans tous les tems les mêmes causes ont produit les mêmes effets : il semble qu’il y ait pour la grandeur & la durée des empires, comme pour toutes les autres entreprises des hommes, un certain terme donné qu’il est impossible de passer.

Depuis Constantin jusqu’au dernier empereur de Constantinople, le monde fut ravagé par la fureur des conquérans, & par les opinions religieuses ; il n’est aucun tems peut-être où ces opinions aient tant coûté d’hommes à l’Europe & à l’Asie, que durant cette époque.

L’empire de Charlemagne dura moins que celui des Romains, & proportionnellement fut aussi destructeur pour l’espece humaine. On est touché de compassion, quand on voit tout ce que le fanatisme religieux & la gloire des conquérans lui ont fait souffrir. Des nations entieres égorgées plusieurs fois, traînant ensuite leurs déplorables restes jusqu’au fond du nord pour chercher un asyle contre les massacres du héros, qui offroit au ciel les victimes de son ambition.

L’énorme puissance de Charles-Quint eut encore des effets plus funestes à l’humanité : un auteur célebre dit, en parlant des prospérités de ce prince, qu’un nouveau monde se découvrit pour lui. Ce fut un malheur de plus pour le genre humain, puisqu’il fit de ce nouveau monde un désert. Tandis qu’il conquéroit tant de nations au loin, qu’on les exterminoit par des cruautés dont le recit saisit d’horreur, la sienne se dépeuploit, ses provinces se soulevoient, & le démembrement de son empire se préparoit. L’Espagne s’épuisa d’hommes ensuite, pour repeupler l’Amérique & les Indes qui ne le seront jamais, & qu’elle avoit dévastées.

Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin nos remarques, pour prouver que l’esprit des grandes monarchies est contraire à la grande population. C’est dans les gouvernemens doux & bornés, où les droits de l’humanité seront respectés, que les hommes seront nombreux.

La liberté est un bien si précieux que, sans être accompagnée d’aucune autre, elle les attire & les multiplie. On connoît les efforts surnaturels de courage qu’elle a fait faire dans tous les tems pour sa conservation. C’est elle qui a tiré la Hollande du sein des eaux, qui a rendu ses marais un des cantons le plus peuplé de l’Europe, & qui retient la mer dans des bornes plus resserrées. C’est la liberté qui fait que la Suisse, qui sera la derniere des puissances subsistantes de l’Europe, fournit, sans s’épuiser, des hommes à toutes les puissances de l’Europe, malgré l’ingratitude de son sol, qui semble n’être capable d’aucune autre production.

Il n’est point de gouvernement où l’on ne pût en tirer les mêmes avantages. La tyrannie fait des esclaves & des déserts, la liberté fait des sujets & des provinces : moins elle sera gênée par les lois & par la volonté du souverain, moins ces lois seront transgressées, & plus le souverain sera sûr de la fidélité & de l’obéissance de ses peuples. C’est quand l’autorité exige des choses contraires au droit naturel, & aux conventions de la société que l’obéissance est pénible & qu’elle se refuse, alors on se croit obligé de punir la désobéissance, l’autorité prend la place de la loi, on soupçonne la fidélité des sujets qui suspectent à leur tour l’autorité. Tous les liens qui formoient la société se rompent, le pouvoir arbitraire s’établit, & l’amour du souverain & de la patrie s’éteint.

Les hommes ne naissent point où la servitude les attend, ils s’y détruisent. Voyez chez les despotes ; pour qu’ils se multiplient, il faut que leur liberté ne dépende que des lois, qu’ils n’ayent à craindre qu’elles ; & qu’en les observant, chaque citoyen ne puisse être privé de la sienne.

On peut offenser trop de monde, il est trop facile de devenir coupable ou d’en être soupçonné, quand il est si facile d’offenser les lois, le prince & la religion. La superstition, l’ignorance, les haines particulieres, l’envie, la calomnie & l’intérêt sont autant de dangers qui menacent sans cesse la liberté de l’homme de bien ; celui qui aura le plus de mérite y sera le plus exposé, comme le plus à craindre pour les petites ames. Blâme-t-on en elles quelques vices ou quelques ridicules, aussi-tôt les lois, le prince & la religion sont en danger ; ce sont ces trois puissances qu’on attaque dans leurs personnes, & elles sont intéressées à les venger. « Un homme avoit fait un libelle contre les ministres d’un roi d’Angleterre, on dit qu’il avoit mal parlé du gouvernement, il fut condamné au pilori. Le monarque le vit en passant, & demanda la cause de ce châtiment, on la lui apprit. Le grand sot, dit le roi, que ne le faisoit-il son libelle contre moi, on ne lui auroit rien fait ». Combien de fois l’autorité a servi de cette maniere les animosités personnelles ? & combien ces abus, qui ne laissent aux citoyens qu’une liberté précaire à la merci de quiconque veut l’attaquer, ne doivent-ils pas disperser les hommes ?

La justice & la douceur du gouvernement les rendront toujours nombreux. Le contraire peut les porter par l’humanité à des excès dont l’humanité même frémit. Les femmes de l’Amérique se faisoient avorter pour que leurs enfans n’eussent pas des maîtres aussi cruels que les Espagnols.

Les Saxons se firent massacrer plusieurs fois pour les droits naturels dont Charlemagne vouloit les priver. Louis le Débonnaire son fils leur rendit ces droits, & ce fut le plus bel acte de son regne : les Saxons lui furent toujours fideles.

Ceux qui ont dit que plus les sujets étoient pauvres, plus les familles étoient nombreuses ; que plus ils étoient chargés d’impôts, plus ils se mettoient en état de les payer, ont blasphémé contre le genre humain & contre la patrie ; ils se sont déclarés les plus cruels ennemis de l’un & de l’autre en insinuant des maximes qui ont toujours causé & qui causeront à jamais la destruction des hommes & la ruine des empires. Il falloit les réduire dans la cruelle indigence où ils vouloient que fussent leurs concitoyens, afin de leur apprendre qu’avec un mensonge ils avoient dit une atrocité qui méritoit peut-être une plus grande punition. A quel excès l’intérêt & l’ambition avilissent, puisque la bassesse & la flatterie à laquelle ils portent peuvent dégrader la nature humaine jusqu’au point de s’outrager elle-même ! O Henri ! c’est contre tes enfans que ces maximes homicides ont été prononcées ! ton oreille n’en eût point été souillée ! les meurtriers de tes sujets ne t’eussent point approché !

L’excès des tributs anéantit la liberté, éteint toute émulation & tous sentimens patriotiques, décourage les hommes & les empêche de se reproduire ; l’extrème pauvreté conduit au désespoir, le désespoir à l’accablement, l’accablement à la paresse & à l’indifférence de tout bien.

Comme la société a ses avantages auxquels doivent participer tous les membres qui la composent ; elle a ses charges aussi qu’il est juste qu’ils supportent. Chaque citoyen est obligé de lui fournir sa contribution de travail & sa part des impôts que la conservation commune exige ; celui qui se dispense de ces deux contributions est mauvais citoyen, c’est un membre inutile, une charge de plus pour la société qui, en bonne police, ne doit pas y être soufferte : mais les impôts doivent être dans le rapport exact des richesses du pays, & repartis dans la juste proportion des facultés particulieres de chaque citoyen. Quand les besoins de l’état excedent ces rapports, la levée devient difficile & le mal commence ; quand la disproportion devient énorme, la levée devient impossible, c’est le tems des calamités publiques ; tous les ressorts sont forcés, & la machine est prête à se briser au premier choc.

Les Francs trouverent les Gaules dans cette position lorsqu’ils en firent la conquête. « Ils reconnurent, dit M. de Boulainvilliers, que l’excès des tributs étoit la cause de la destruction de l’empire romain ; que l’épuisement de l’argent des provinces en rendoit la perception impossible. La rigueur des subsides en argent accabloit les peuples sans soulager l’état, désoloit les campagnes, empêchoit la culture des terres, faisoit perpétuellement flotter les hommes entre les horreurs de la faim & la non-valeur des recoltes, & rendoit enfin leur condition si misérable, que les maladies épidémiques étoient regardées comme une faveur du ciel qui vouloit délivrer ses élus de la désolation générale de ce siecle. Ces subsides pécuniaires étoient au-dessus des forces de ceux à qui on les demandoit ; ils réduisoient les peuples à vendre ce qu’ils avoient pour s’en acquitter ; les terres ne produisoient pas assez, ou le prix de leur vente en non-valeur ne suffisoit pas. Les peuples réduits au désespoir appelloient les étrangers à leurs secours, se soumettoient à leur gouvernement, & se trouvoient plus heureux dans ce nouvel esclavage, que dans la jouissance d’une fausse liberté que les Romains leur avoient laissée ».

La même chose a produit l’étonnante facilité de la conquête de l’empire de Constantinople par les Mahométans.

C’est donc toujours sur les facultés des peuples que doivent se regler les tributs. Si les besoins en exigeoient de plus considérables, ce ne seroit plus ceux de l’état, ce seroit des besoins particuliers : car les besoins de l’état ne peuvent être que ceux des peuples, ou plutôt ceux que leur intérêt a nécessités ; & les peuples ne sauroient avoir de besoins auxquels ils ne puissent fournir : quelles en seroient les causes ?

S’ils ne sont point en état de supporter les dépenses, ils ne feront point la guerre. Ils ne formeront point d’établissement, si, pour les fonder, il faut prendre sur leur subsistance. Ils se contenteront de réparer les masures, & n’éleveront point de superbes édifices, s’il faut bâtir sur leurs ruines. Ils ne payeront point le vice & la mollesse de cette foule de courtisans bas & fastueux, la magnificence du trône sera le bonheur public, il y aura moins d’esclaves & plus de citoyens ; leurs besoins ne seront jamais portes jusqu’à les forcer de vendre à d’autres le droit de les opprimer sous toutes les formes possibles, & jusque sous le nom de la justice ; ils ne conserveront de troupes que ce qui en sera nécessaire pour leur sûreté & celle de leurs possessions. Pouvant s’adresser eux mêmes directement à la divinité, ils n’entretiendront point au milieu de la société de grands corps paralytiques qui consument sa substance, & ne lui rendent rien. Enfin ils supprimeront toutes ces causes de besoins, qui, encore un coup, ne sont pas ceux de l’état. Quand les besoins de l’état sont ceux des peuples, alors ils suffiront aux impôts nécessaires, ils seront modérés, l’état sera puissant, l’agriculture & le commerce y fleuriront. & les hommes y seront nombreux, parce qu’ils croissent toujours en raison du bien-être dont ils jouissent.

Le contraire arrivera par le contraire, si les tributs absorbent le produit des terres & celui du travail, ou qu’il n’en reste pas assez pour assurer la subsistance du laboureur & de l’artisan ; les champs resteront incultes, & l’on ne travaillera plus : c’est-là que l’on verra des vieillards mourir sans regret, & de jeunes gens craindre d’avoir des enfans. Des gens qui ne peuvent compter sur leur nourriture s’exposeront-ils à donner la vie à de nouveaux malheureux, qui accroîtroient leur désespoir par l’impossibilité où ils seroient de les nourrir ? Est-ce un sein desséché par la misere qui les allaitera ? Est-ce un pere affoibli par le besoin qui soutiendra & qui alimentera leur jeunesse ? Il n’en auroit ni la force ni la possibilité. La misere publique refuse tout travail à ses bras paternels ; & quels êtres encore naîtroient dans cet état de détresse ? Des enfans foibles & débiles qui ne s’élevent point ; le tempérament de ceux qui échappent à leur mauvaise constitution & aux maladies populaires, acheve de se perdre par la mauvaise nourriture qu’ils reçoivent. Ces créatures éteintes, pour ainsi dire avant que d’avoir existé, sont bien peu propres ensuite à la propagation. Ainsi donc là où les peuples sont misérables, l’espece dégénere & se détruit ; là où est l’abondance générale, elle augmente en force & en nombre. La nature & le bien-être invitent les individus à se reproduire.

A l’aspect d’une campagne dont les terres bien cultivées sont chargées d’abondantes moissons, je ne demande point si le pays est heureux & peuplé, je l’apprends par les beautés que m’offre la nature. Mon ame s’émeut & se remplit d’une joie douce & pure en admirant les trésors qu’elle accorde à ces hommes innocens, dont elle fructifie la race & les travaux. Je me sens pénétré d’attendrissement & de reconnoissance ; je la bénis, & je bénis aussi le gouvernement sous lequel ils multiplient leur espece & ses dons.

S’il faut des distinctions dans la société, c’est à ces hommes vertueux & utiles qui l’enrichissent sans la corrompre, qu’elles sont dues. Ils en ont eu dans les gouvernemens les plus policés & les plus illustres. Romulus ne permit aux hommes libres que deux exercices, les armes & l’agriculture. Aussi les plus grands hommes de guerre & d’état étoient agriculteurs. Caton l’ancien cultivoit la terre, & en a fait un traité. Xénophon, dialogue de Socrate & de Critobule, fait dire par le jeune Cyrus à Lysandre, qu’il ne dînoit jamais sans avoir fait jusqu’à la sueur quelque exercice guerrier ou rustique. A la Chine elle est encore plus honorée. L’empereur fait tous les ans la cérémonie d’ouvrir les terres ; il est informé chaque année du laboureur qui s’est le plus distingué, & le fait mandarin du huitieme ordre, sans qu’il lui soit permis de quitter sa profession. Le P. Duhalde nous apprend que Venty, troisieme empereur de la troisieme dynastie, cultivoit la terre de ses propres mains : aussi la Chine est-elle le pays le plus fertile & le plus peuplé du monde. On lit encore dans M. de Montesquieu, que chez les anciens Perses le huitieme jour du mois nommé chorrent-ruz, les rois quittoient leur faste pour manger avec les laboureurs. Ce qui me touche dans ces usages, ce n’est pas le stérile honneur que le souverain faisoit à la portion la plus nombreuse & la plus utile de ses sujets ; mais c’est le préjugé doux & légitime qu’il sentoit toute l’importance de leur état, & qu’il ne l’excédoit pas d’impositions. Or combien tous ces usages ne devoient-ils pas encourager l’agriculture & la population ? Combien ceux de nos jours n’y sont-ils pas contraires ?

La différence que met dans la condition des hommes, l’inégalité des rangs & des fortunes qui a prévalu dans la politique moderne, est une des causes qui doit le plus contribuer à leur diminution. Un des plus grands inconvéniens de cette humiliation est d’éteindre en eux tous les sentimens naturels & réciproques d’affection qu’ils se doivent. Il y a tant de disproportion entre leur sort, que lorsqu’ils se considerent d’un état à l’autre, ils ont peine à se croire de la même espece. On a vu des hommes, oubliant qu’ils pouvoient naître dans l’abjection, & qu’ils ne tenoient leurs dignités que des conventions, dégrader d’autres hommes au point de les employer à des choses pour lesquelles ils auroient répugné à se servir de leurs animaux ; & se persuader que leurs semblables n’étoient susceptibles ni des mêmes biens, ni des mêmes maux que ceux qu’ils pouvoient éprouver.

C’est cet orgueil démesuré, & l’envie de perpétuer après soi l’autorité que l’on a eu sur les autres, qui ont donné l’idée au droit d’aînesse, établi contre la nature & le bien public. On craignoit tant à Athènes la réunion des biens, que pour éviter celle de deux hérédités dans une même famille, il y étoit permis d’épouser sa sœur consanguine, & non pas sa sœur utérine qui pouvoit devenir l’héritiere d’un autre patrimoine.

Ces lois contre l’inégalité de fortune, ont fait la prospérité & l’abondante population des Grecs & des premiers Romains. Tous étoient citoyens, parce que tous étoient propriétaires ; car c’est la propriété qui fait les citoyens : c’est le sol qui attache à la patrie. Alors les charges & les avantages de la société étoient communs entre tous ses membres, chacun jouissant d’une fortune semblable, se livroit également à la population ; le luxe & la débauche de l’opulence, le découragement & la foiblesse de l’indigence n’y mettoient point d’obstacles. C’est un mauvais citoyen, disoit Curius, que celui qui regarde comme peu de chose la quantité de terre suffisante pour faire vivre un homme.

Quand toutes les richesses de la nation sont réunies & possédées par un petit nombre, il faut que la multitude soit misérable, & le fardeau des impositions l’accable. Quelle proportion y a-t-il en effet entre le nécessaire qu’ils enlevent aux malheureux, & la légere partie de l’énorme superflu dont ils privent les autres ? Leurs vastes possessions sont encore plus funestes à la société ; elles envahissent toutes les propriétés ; les terres produisent peu, & le peu qu’elles produisent elles ne le produisent plus que pour eux, & ne sont plus habitées que par leurs esclaves, ou par les journaliers qu’il emploient pour les cultiver. Ces étendues de pays qui appartiennent à un seul, feroient le patrimoine d’un nombre infini de familles qui y trouveroient leur subsistance ; & ces familles expulsées de la nation par les acquisitions des riches, peupleroient les provinces d’habitans & de citoyens dont la patrie est privée. Les terres en seroient mieux cultivées & plus fertiles, car elles produisent toujours en raison de la culture qu’on leur donne ; & le propriétaire n’en possédant que la quantité nécessaire pour fournir à ses besoins & à ceux de sa famille, n’épargneroit rien pour en augmenter les productions autant qu’il seroit possible. Une foule d’êtres répandus sur toute la surface de l’état, en travaillant pour leur bien particulier, feroient le bien général que les grandes possessions détruisent par l’abondance meurtriere qu’elles procurent, qui sera toujours assez considérable pour que ceux qui en jouissent ne se donnent pas pour l’accroître, des soins dont d’ailleurs ils seroient incapables dans la mollesse où ils vivent.

Ce n’est pas non plus dans cette mollesse qu’ils multiplieront l’espece : les gens riches font moins d’enfans que les pauvres. Il ne reste à ceux-ci que ce seul adoucissement à tous les maux qui les accablent ; il est naturel qu’ils le recherchent & qu’ils en jouissent autant que l’extrème misere ne les y rend point insensibles. Les autres au contraire, plongés dans des plaisirs de toutes especes dont le choix seul les embarrasse, abusant de tout par des excès qui les exténuent, épuisant la nature avant qu’elle soit formée, ont prodigué & perdu la faculté d’être pere avant l’âge de le devenir. S’ils le deviennent ensuite, leurs enfans sont frèles & débiles comme ceux des pauvres ; mais par des causes différentes. Ils portent la peine de la profusion de leur pere, & la fragilité de son épuisement. D’ailleurs le droit de primogéniture, qui assigne toute sa succession à un seul, & qui destine tous les autres à ne rien avoir, quoiqu’ils soient nés avec les mêmes droits, les empêchera de naître : le pere ne pouvant avoir qu’un enfant qui soit riche, ne veut pas en avoir plusieurs. S’il les a, ce sont autant d’ennemis au sein de sa famille ; l’intérêt y produit des animosités qui ne s’éteindront jamais, & qui brisent les liens sacrés du sang : des freres privés par leur frere de l’aisance dont ils jouissoient dans la maison paternelle, ne voient en lui qu’un ravisseur qui les opprime, & qui les dépouille d’un bien auquel ils avoient un droit commun. L’aîné seul prend le parti du mariage ; les autres attirés par l’oisiveté & la facilité de s’enrichir sans soins, sans peines & sans travaux, prennent celui de l’état ecclésiastique. S’ils ne peuvent y parvenir, ils vont vivre plus inutilement encore dans des cloîtres, ou bien ils restent garçons. Des sépultures anticipées sont les asiles qui attendent les filles. Des parens dénaturés immolent plus que la vie de leurs enfans à l’orgueil d’un seul. Dans les pays où ce droit barbare n’est point établi, ils poussent la cruauté jusqu’à employer la violence au défaut de la séduction, pour procurer à l’idole de leur vanité les avantages que la loi ne lui accorde point.

Tels sont les préjudices que porte à la propagation l’inégalité, & principalement celle des fortunes dans la politique moderne. Telle est aussi l’utilité si vantée par leurs partisans, de ces retraites meurtrieres où l’avarice, l’ambition & la cruauté, traînent des victimes & engloutissent les races futures.

Le savant M. Hume, philosophe anglois, dans un discours plein d’érudition qu’il a donné sur la population, compare cette coutume d’enfermer les filles dans des monasteres, à celle qu’avoient les anciens d’exposer leurs enfans, & donne avec beaucoup de raison la préférence à celle-ci. En effet, tous les enfans exposés ne périssoient pas, ils étoient recueillis, & le plus grand nombre n’étoit pas perdu pour la nature & pour la société. Les premiers au contraire, sont anéantis pour l’une & pour l’autre.

La loi de Solon qui permit de les tuer montre bien plus de génie & d’humanité. Ce grand homme philosophe & législateur, pressentit qu’il seroit bien rare qu’un pere se permît ce que la loi autorisoit ; il jugea que l’on pourroit bien se déterminer à abandonner ou à enterrer tout vivans des enfans à qui on auroit donné le jour, mais non pas à les égorger.

La nature n’a que deux grands buts, la conservation de l’individu & la propagation de l’espece. Or s’il est vrai que tout tende à exister ou à donner l’éxistence, s’il est vrai que nous n’ayons reçu l’être que pour le transmettre, il faut convenir que toute institution qui tend à nous éloigner de ce but, n’est pas bonne, & qu’elle est contraire à l’ordre de la nature.

De même, s’il est vrai que tous les membres d’une société doivent conspirer concurremment à son bien général ; si les meilleures lois politiques sont celles qui ne laisseront aucun citoyen, aucuns bras inutiles dans la république, qui en feront circuler les richesses & qui sauront diriger tous ses mouvemens vers la chose publique, comme autant de ressorts agissans pour sa conservation & sa prospérité : il faudra convenir que les établissemens qui enlevent à l’état une grande partie des citoyens, qui envahissent ses richesses, sans les restituer jamais en nature ou en échanges, sont des établissemens pernicieux qui doivent miner un état & le perdre à la longue.

Nos anciens (dit un empereur de la famille des Tang, dans une ordonnance que l’on trouve dans le pere Duhalde) tenoient pour maxime, que s’il y avoit un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffroit le froid & la faim dans l’empire, & sur ce principe il fit détruire une infinité de monasteres de faquirs.

Ce principe sera toujours celui des gouvernemens sages & bien reglés. Ces grands corps de célibataires produisent une dépopulation d’autant plus grande, que ce n’est pas seulement en s’abstenant de rendre ce qu’ils doivent à la nature & à la société qu’ils la privent de citoyens ; c’est encore par les maximes sur lesquelles ils se régissent, c’est par leurs richesses & par les étendues immenses de terrein qu’ils possedent.

Les richesses des gens de main-morte, & en général de tous les corps, dont les acquisitions prennent un caractere sacré & deviennent inaliénables, n’ont pas plus d’utilité pour l’état, qu’un coffre fort n’en a pour un avare, qui ne l’ouvre jamais que pour y ajouter.

Un auteur moderne, estimable d’ailleurs par ses intentions en faveur de l’humanité, avance que les grandes possessions des moines sont les mieux cultivées, parce qu’étant riches, ils peuvent en faire la dépense, & qu’en cela au-moins ils sont utiles à l’état.

Quand il ne suffiroit pas de méconnoître & de tromper le vœu de la nature pour être dans l’absence de tous biens ; on a vû par ce qui a été dit ci-devant des inconvéniens des grandes propriétés, que l’auteur de la théorie de l’impôt s’est trompé, & qu’en cela comme en tout, ces établissemens sont tellement à charge à la société ; que si l’on n’y prend garde, ils parviendront à la fin à la détruire & à envahir tous ses biens. Le magistrat ou le ministere public a plus d’une fois été obligé de mettre un frein à cette cupidité.

Ne seroit-il pas plus avantageux à la république, que ces domaines d’une si grande étendue, fissent vivre autant de familles dans le travail qu’ils entretiennent de citoyens célibataires & isolés, dans l’oisiveté ? Je le demande à tout bon esprit qui ne sera pas superstitieux, & je ne crains point que la réponse soit négative. Il n’est pas nécessaire de répéter que ces domaines seroient encore mieux cultivés qu’ils ne le sont ; encore une fois, moins on possede, plus on est intéressé à le faire valoir ; & les terres qui produiront le plus, seront celles dont tout le produit sera suffisant, mais nécessaire pour les besoins du propriétaire & pour ceux de sa famille.

Par ce partage entre des citoyens utiles, des biens de ceux qui ne le sont pas, il est clair que la société seroit plus nombreuse ; les charges de l’état qui pourroient être reparties sur une plus grande quantité de personnes, seroient moins pesantes pour chacune ; l’état seroit plus riche & les particuliers moins oppressés.

Tous ces effets sont prouvés, & sous nos yeux : il n’y a point de prince protestant, dit l’auteur de l’esprit des lois, qui ne leve sur ses peuples beaucoup plus d’impôts que le souverain pontife n’en leve sur ses sujets ; cependant les derniers sont pauvres, pendant que les autres vivent dans l’opulence ; le commerce ranime tout chez les uns, & le monachisme porte la mort par-tout chez les autres.

Dans les pays de gens de main-morte, les ministres du culte national ne fournissent jamais rien à l’état ; ce qu’ils lui donnent, ils le lui ont pris. Ce n’est point de leurs propres fonds qu’ils payent les subsides qu’ils accordent, c’est de ceux qu’ils empruntent des autres citoyens ; ensorte que ceux-ci supportent indépendamment de leurs impositions personnelles, celles des premiers par les prêts qu’ils leur font pour les acquitter ; ainsi, c’est toujours de la seule portion des richesses qui circulent entre les autres classes de la société, que se tirent tous les tributs. Les richesses de cet autre corps singulier qui sont les plus considérables, restent dans leur intégrité, & s’augmentent sans cesse plutôt que de diminuer ; de cette maniere, elles doivent par une suite de tems absorber en totalité toutes celles de la république.

Il est aisé de sentir en quoi cet abus influe sur la population ; tout se tient en politique, tout est correspondant, comme en morale & en physique. Si ces gens n’empruntoient pas des autres citoyens, les fonds qu’ils prendroient sur eux pour acquitter leurs charges, passeroient dans la société. Ceux qu’ils empruntent n’y resteroient pas moins ; les uns & les autres en circulation favoriseroient l’agriculture, le commerce, l’industrie ; & sans agriculture, sans commerce, & sans industrie, il n’y a point de population.

Nos institutions militaires ont les mêmes inconvéniens, & ne sont pas moins opposées à la propagation que celles dont nous venons de parler. Nos armées ne multiplient point, elles dépeuplent autant en paix que pendant la guerre : nos maximes de guerre sont moins destructives, il est vrai, que celles des anciens, c’est-à-dire pour la maniere de la faire, pour celle de combattre, pour le pillage & les massacres qui sont beaucoup moins fréquens ; mais il faut vouloir se faire illusion à soi-même pour croire, par cette seule différence, que nos usages sont moins destructifs que ceux qu’ils avoient.

Notre tactique qui étend les troupes sur un plus grand espace, l’usage de l’artillerie & de la mousqueterie qui décide plus promptement le sort des batailles, les rend moins meurtrieres qu’elles ne l’étoient autrefois ; nous perdons moins de monde par les armes, mais il en périt davantage par la misere & par les fatigues auxquelles nos troupes ne sont point accoutumées.

Les pertes que causoient les guerres anciennes étoient plus grandes, mais elles étoient momentanées ; les nôtres sont constantes & continuelles.

Les armées étoient composées de citoyens qui ne coutoient rien, ou fort peu à l’état ; ils étoient mariés ; ils avoient des biens dans la république, & se retiroient chez eux après la guerre. Nos armées sont toujours subsistantes, même pendant la paix ; leur entretien occasionne la surcharge des impôts, qui réduit dans la misere les peuples qui les supportent, & par conséquent les éloigne eux-mêmes de la propagation. Elles sont composées de mercenaires, qui n’ont de bien que leur solde ; on les empêche de se marier, & l’on fait une chose raisonnable. Qui est-ce qui nourriroit leurs femmes & leurs enfans ? Leur paye ne suffit pas pour les faire vivre eux-mêmes ; c’est une multitude de célibataires perpétuellement existante, qui ne se reproduisent point, qu’il faut renouveller sans cesse par d’autres célibataires que l’on enleve à la propagation ; c’est un antropophagie monstrueuse, qui dévore à chaque génération une partie de l’espece humaine. Il faut convenir que nous avons des opinions & des contrariétés bien bizarres ; on trouve barbare de mutiler des hommes pour en faire des chanteurs, & l’on a raison ; cependant on ne trouve point qu’il le soit de les châtrer pour en faire des homicides.

C’est le desir de dominer ; c’est le faste, le luxe & la vanité, plutôt que la sureté des états, qui ont introduit en Europe l’usage de conserver même en pleine paix, ces multitudes de gens armés dont on ne tire aucune utilité, qui ruinent les peuples, & qui épuisent également les hommes & les richesses des puissances qui les entretiennent. Plus il y a de gens à commander, plus il y a de dignités ; plus il y a de dignités, plus il y a de dépendance & de courtisans pour les obtenir. Aucune puissance n’a gagné pour sa sureté à cet accroissement de charges qu’elle s’est donnée. Toutes ont augmenté leurs troupes dans la proportion de celles que leurs voisins ont laissé sur pié. Les forces se sont mises de niveau, comme elles l’étoient auparavant : l’état qui étoit gardé avec cinquante mille hommes, ne l’est pas plus aujourd’hui avec deux cens mille, parce que les forces contre lesquelles il a voulu se garantir ont été portées au niveau des siennes. Les avantages de la plus grande sureté, qui ont été le prétexte de cette plus grande dépense, sont donc réduits à zéro ; il n’y a que la dépense & la dépopulation qui restent.

Rien n’indemnise la société de ces dépenses ; les troupes lorsque l’Europe est tranquille, sont tenues dans une inaction qui leur est funeste à elles-mêmes, lorsque la guerre revient. L’inhabitude du travail les énerve, la moindre fatigue qu’elles sont obligées de supporter ensuite les détruit.

Les armées romaines n’étoient point entretenues de cette maniere, & ne craignoient pas le même dépérissement. Elles n’avoient pas plutôt achevé de vaincre, qu’elles se livroient à de grands travaux utiles au bien public, & qui ont immortalisé cette nation autant que ses victoires l’ont illustrée. On connoît la magnificence de ces fameux chemins qu’elles ont construits pendant la paix. Aussi les fatigues que pouvoient supporter les soldats romains à la guerre, paroissent-elles de nos jours des prodiges presqu’incroyables. Il est étonnant qu’on ne cherche pas à tirer les mêmes avantages des nôtres, avec tant de moyens de les rendre utiles par des travaux qui dédommageroient au-moins de leur stérilité. La servitude la plus cruelle que les Laboureurs connoissent est celle des corvées, elles sont contre eux une source intarissable de vexations. Elles les détournent de la culture des terres, & souvent les bestiaux qu’ils sont obligés de fournir y périssent sans qu’ils en soient dédommagés. On les affranchiroit de cette sujétion, on amélioreroit le sort des soldats, on les rendroit plus robustes & plus en état de souffrir les fatigues auxquelles ils sont destinés, si l’on employoit tour-à-tour une partie des troupes chaque année à la construction des chemins, que les habitans de la campagne sont obligés de faire par des corvées qui leur causent un si grand préjudice. Il n’en est point qui, pour s’en dispenser, n’accordât une légere contribution dont on formeroit pour les soldats une augmentation de paye qui rendroit leur subsistance plus aisée, qui les maintiendroit dans l’exercice du travail, & qui soulageroit les peuples d’un fardeau sous lequel ils gémissent : on dit que ces travaux courberoient les troupes & les rendroient difformes, je ne sai si cela est vrai ; mais apparemment que les Romains pouvoient être sveltes & combattre avec bravoure, quoiqu’ils fussent contrefaits.

Des armées trop nombreuses occasionnent la dépopulation, les colonies la produisent aussi. Ces deux causes ont le même principe, l’esprit de conquêtes & d’agrandissement. Il n’est jamais si vrai que cet esprit ruine les conquérans comme ceux qui sont conquis, que dans ce qui concerne les colonies.

On a dit qu’il ne falloit songer à avoir des manufactures que quand on n’avoit plus de friches, & l’on a dit vrai ; il ne faut songer à avoir des colonies que quand on a trop de peuple & pas assez d’espace. Depuis l’établissement de celles que possedent les puissances de l’Europe, elles n’ont cessé de se dépeupler pour les rendre habitées, & il en est fort peu qui le soient ; si l’on en excepte la Pensylvanie qui eut le bonheur d’avoir un philosophe pour législateur, des colons qui ne prennent jamais les armes, & une administration qui reçoit sans aucune distinction de culte tout homme qui se soumet aux lois. On ne nombreroit pas la quantité des hommes qui sont passés dans ces nouveaux établissemens, on compteroit sans peine ceux qui en sont venus. La différence des climats, celle des subsistances, les périls & les maladies du trajet, une infinité d’autres causes, font périr les hommes. Quels avantages a-t-on tiré pour la population de l’Amérique, du nombre prodigieux de negres que l’on y transporte continuellement de l’Afrique ? ils périssent tous ; il est triste d’avouer que c’est autant par les traitemens odieux qu’on leur fait souffrir, & les travaux inhumains auxquels on les emploie, que par le changement de température & de nourriture. Encore une fois, quels efforts les Espagnols n’ont-ils pas fait pour repeupler les Indes & l’Amérique qu’ils ont rendues des déserts. Ces contrées le sont encore, & l’Espagne elle-même l’est devenue : ses peuples vont tirer pour nous l’or du fond des mines ; & ils y meurent. Plus la masse de l’or sera considérable en Europe, plus l’Espagne sera déserte ; plus le Portugal sera pauvre, plus long-tems il restera province de l’Angleterre ; sans que personne en soit vraiment plus riche.

Par-tout où les hommes peuvent vivre, il est rare de n’y en point trouver. Quand un pays est inhabité sans que la violence & la force l’aient fait abandonner, c’est une marque à-peu-près certaine que le climat ou le terrein n’est pas favorable à l’espece humaine. Pourquoi l’exposer à y périr par des transplantations dont la ruine paroît sûre ? les hommes sont-ils si peu de chose que l’on doive les hasarder comme on hasarde de jeunes arbres dans un terrein ingrat dont la nature du sol est ignorée ? les Romains, suivant Tacite, n’envoyoient en Sardaigne que les criminels & les juifs dont ils se soucioient fort peu.

Si le pays dont on veut s’emparer est peuplé, il appartient à ceux qui l’occupent. Pourquoi les en dépouiller ? quel droit avoient les Espagnols d’exterminer les habitans d’une si grande partie de la terre ? quel est celui que nous avons d’aller chasser des nations de l’espace qu’elles occupent sur ce globe dont la jouissance leur est commune avec nous ? la possession dans laquelle elles sont n’est-elle pas le premier droit de propriété & le plus incontestable ? en connoissons-nous qui ait une autre origine ? nous le réclamerions si l’on venoit nous ravir nos possessions, & nous en dépouillons les autres sans scrupule.

Encore si nous n’avions envahi que l’espace ; mais nous avons fait épouser à ses habitans, aux sauvages même, nos haines ; nous leur avons porté quelques-uns de nos vices, & des liqueurs spiritueuses qui les détruisent jusque dans leur postérité. On oppose à ces vérités des maximes politiques, & l’on fait valoir sur-tout l’intérêt du commerce ; mais ces maximes sont-elles si sages & ce commerce si intéressant que l’on paroît le penser ? La Suisse, qui sera certainement, comme je l’ai déja dit, le gouvernement le plus durable de l’Europe, est aussi le plus peuplé & le moins négociant.

M. de Montesquieu dit que le grand Sha-abas voulant ôter aux Turcs le moyen d’entretenir leurs armées sur la frontiere, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, qu’il en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très-peu de tems. Voilà l’effet que produisent les colonies. Loin d’augmenter la puissance, elles l’affoiblissent en la partageant ; il faut diviser ses forces pour les conserver, & encore comment défendre des conquêtes d’un continent à l’autre ? si elles fructifient, il vient tôt ou tard un tems où elles secouent le joug, & se soustraient à la puissance qui les a fondées.

On ne voit point qu’aucunes des nations anciennes les plus peuplées eussent de semblables établissemens. Les Grecs, au rapport d’Hérodote, ne connoissoient rien au-delà des colonnes d’Hercule. Leurs colonies ne peuvent être appellées de ce nom en les comparant aux nôtres ; elles étoient toutes pour ainsi dire sous les yeux de la métropole, & à si peu de distance qu’il faut plutôt les regarder comme des extensions que comme des colonies. Les Carthaginois avoient découvert les côtes de l’Amérique. Ils s’apperçurent que le commerce qu’on y faisoit dépeuploit la république, ils le défendirent.

Ces exemples donnent du-moins des présomptions très-fortes contre les avantages prétendus de ces établissemens & du commerce qui les occasionne, mais d’ailleurs ne peut-on commercer avec les nations, sans les dévaster, sans les priver de leur pays & de leur liberté ? S’il en étoit ainsi, loin d’être utile aux hommes par la communication qu’il met entr’eux, le commerce seroit de toutes leurs inventions la plus fatale à l’humanité. Par sa nature actuelle, il contribue certainement beaucoup à la dépopulation. Les richesses qu’il procure, en les supposant réelles, ont peut-être des effets encore plus funestes. Nous ne les examinerons ici que dans le rapport qu’ils ont avec l’accroissement ou la diminution du nombre des hommes. C’est embrasser presque leur universalité. Car quelle institution, quel usage, quelle coutume n’influe pas sur ces deux choses ?

On lit dans le premier tome de l’histoire de la Chine du pere Duhalde, que le troisieme empereur de la vingt-unieme dynastie fit fermer une mine d’où l’on avoit tiré des pierres précieuses, ne voulant pas fatiguer ses sujets à travailler pour des choses qui ne pouvoient ni les vêtir ni les nourrir. A ce propos, je ne puis m’empêcher de rapporter ici un mot du sage Lock : il disoit, « qu’il falloit toujours prêcher notre culte aux sauvages ; que quand ils n’en apprendroient qu’autant qu’il en faut pour se couvrir le corps d’habit, ce seroit toujours un grand bien pour les manufactures d’Angleterre ». Une colonie est nuisible, quand elle n’augmente pas l’industrie & le travail de la nation qui la possede.

Nos voyages dans les contrées éloignées où nous allons chercher des effets à-peu-près de la même espece que des pierres luisantes, sont bien plus destructifs que n’auroient été les travaux d’une mine. Tout ce qui sépare l’homme de l’homme est contraire à sa multiplication. Les nombreux équipages qu’exigent les armemens qui se font pour ces voyages, retranchent chaque année une quantité considérable d’hommes du commerce des femmes. Une partie de ces hommes périt par la longueur & les dangers de la route, par les fatigues & par les maladies. D’autres restent dans ces contrées, & il n’arrive jamais qu’un vaisseau rentre en Europe avec autant de monde qu’il en avoit en partant ; on calcule même au départ la perte qui s’en fera. Mais ce n’est là que la moindre de celles que cause à l’humanité, l’espece de commerce à laquelle nous sommes le plus attachés.

Plus le commerce fleurit dans un état, plus, dit-on, les hommes s’y multiplient. Cette proposition n’est pas vraie dans toute l’étendue que l’on pourroit lui donner. Les hommes ne se sont multipliés nulle part autant que dans la Grece, & les Grecs faisoient peu de commerce. Ils ne le sont encore en aucun endroit autant qu’en Suisse, & les Suisses, comme nous l’avons déja remarqué, ne sont point commerçans. Mais d’ailleurs plus il y a d’hommes aussi dans un état & plus le commerce y fleurit, il ne faut donc pas qu’il détruise les hommes, il se détruiroit lui-même, & cela arrive quand il n’est pas fondé sur les causes naturelles qu’il doit avoir. Ajoutons que pour être réellement utile & favorable à la population, le commerce doit être dans le rapport & même dans la dépendance des productions du pays. Il faut qu’il en excite la culture & non pas qu’il en détourne, qu’elles en soient la base & non pas l’accessoire ; alors nous aurons établi, je crois, les véritables principes du commerce, du-moins pour les nations dont le sol produit des matieres traficables.

Ces principes ne sont pas ceux qui prévalent aujourd’hui dans la plûpart des nations. Depuis la découverte du nouveau monde & nos établissemens dans les Indes, toutes les vûes se sont tournées sur les riches matieres que renferment ces contrées, nous ne faisons plus qu’un commerce de luxe & de superfluités. Nous avons abandonné celui qui nous étoit propre & qui pouvoit nous procurer des richesses solides. Où sont les avantages qui en ont résulté ? où ne sont pas plutôt les préjudices que nous en avons soufferts ?

En multipliant les besoins beaucoup au-delà des moyens qu’elles nous ont donnés pour les satisfaire, toutes les richesses tirées de ces parties du monde nous ont rendu trois fois plus pauvres que nous n’étions auparavant. Une simple comparaison des valeurs numéraires suffit pour nous en convaincre : avec une fois plus d’or & d’argent que nous n’en avions, les valeurs en sont plus que doublées. Est-ce l’effet de l’abondance, que d’augmenter le prix de la denrée ? Malgré la plus grande quantité, les especes numéraires sont donc plus rares, puisque l’on a été forcé de recourir à l’augmentation de leur valeur ; & d’où provient cette rareté, si ce n’est de ce que la quantité des richesses a été fort inférieure au besoin qu’elles nous ont donné d’en avoir ?

En général, toute richesse qui n’est point fondée sur l’industrie de la nation, sur le nombre de ses habitans, & sur la culture de ses terres, est illusoire, préjudiciable, & jamais avantageuse.

Tous les trésors du nouveau monde & des Indes, n’empêcherent pas Philippe second de faire une fameuse banqueroute. Avec les mêmes mines que possede aujourd’hui l’Espagne, elle est dépeuplée, & ses terres sont en friche ; la subsistance du Portugal dépend des Anglois ; l’or & les diamans du Brésil en ont fait le pays le plus aride, & l’un des moins habités de l’Europe ; l’Italie autrefois si fertile & si nombreuse en hommes, ne l’est plus autant de puis que le commerce des choses étrangeres & de luxe, a pris la place de l’Agriculture & du trafic des denrées qui en proviennent.

En France ces effets sont remarquables : depuis le commencement du siecle dernier, cette monarchie s’est accrue de plusieurs grandes provinces très-peuplées ; cependant ses habitans sont moins nombreux d’un cinquieme, qu’ils ne l’étoient avant ces réunions, & ses belles provinces, que la nature semble avoir destinées à fournir des subsistances à toute l’Europe, sont incultes. C’est à la préférence accordée au commerce de luxe qu’il faut attribuer en partie ce dépérissement. Sulli, ce grand & sage administrateur, ne connoissoit de commerce avantageux pour ce royaume, que celui des productions de son sol. C’étoit en favorisant l’Agriculture qu’il vouloit le peupler & l’enrichir : ce fut aussi ce que produisit son ministere, qui dura trop peu pour le bonheur de cette nation. Il semble qu’il prévoyoit tout le mal qu’on y feroit un jour par des maximes contraires : La France, disoit-il en 1603 à Henri IV. qui le pressoit d’applaudir aux établissemens qu’il vouloit faire de quelques manufactures de soie, « la France est généralement pourvue plus que royaume du monde, de tant de bons terreins qu’elle peut mettre en valeur, dont le grand rapport consistant en grains, légumes, vins, pastels, huiles, cidres, sels, lins, chanvres, laines, draps, pourceaux, & mulets, est cause de tout l’or & l’argent qui entre en ce royaume. Par conséquent la culture de ces productions qui entretient les sujets dans des occupations pénibles & laborieuses, où ils ont besoin d’être exercés, vaut mieux que toutes les soies & manufactures d’étoffes riches, qui leur feroient contracter l’habitude d’une vie méditative, oisive, & sédentaire, qui les jetteroient dans le luxe, la volupté, la fainéantise, & l’excessive dépense, qui ont toujours été la principale cause de la ruine des royaumes & républiques, les destituant de loyaux, vaillans, & valeureux citoyens, desquels V. M. a plus de besoin que de tous ces petits marjolets de cour & de villes vétus d’or & de pourpre. Si pour le présent, ajoutoit-il, vous méprisez ces raisons, peut-être un jour aurez-vous regret de n’y avoir pas eu plus d’égards ». Mém. de Sulli, tome I. pages 180. & 181. de l’édition in-folio.

Le commerce de luxe & les arts de la même espece, joignent à tous ces inconvéniens la dangereuse séduction d’offrir aux hommes plus de bénéfice & moins de fatigues, qu’ils n’en trouvent dans les travaux de la campagne. Qui est-ce qui tracera de pénibles sillons ? qui, le corps courbé depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, cultivera les vignes, moissonnera les champs, supportera enfin dans des travaux si durs les ardeurs de l’été & la rigueur des hivers ; quand à l’abri des saisons, tranquille & assis le long du jour, on pourra gagner davantage en filant de la soie, ou en préparant d’autres matieres dans les manufactures de luxe ? Aussi ces manufactures & ce commerce ont-ils attiré les hommes dans les villes, & leur donnent l’apparence d’une abondante population ; mais pénétrez dans les campagnes, vous les trouverez desertes & desséchées. Leurs productions n’étant pas l’objet du commerce, il n’y en aura de cultivées que la quantité indispensable pour la subsistance du pays ; il n’y aura d’hommes que le nombre nécessaire pour cette culture ; car jamais ils ne multiplient au-delà de cette proportion.

C’est ainsi que le commerce de luxe dépeuple les campagnes pour peupler les villes ; mais ce n’est qu’accidentellement. Cette population, ainsi que les richesses de ce commerce, sont précaires & dépendent de tous les événemens. La moindre circonstance les fait évanouir ; la guerre, l’établissement de manufactures semblables, le transport même des vôtres dans d’autres états ; le défaut des matieres que l’on met en œuvre ; une infinité d’autres causes anéantissent ce commerce, & font cesser les travaux de ces manufactures. Alors un peuple entier que l’on a enlevé à la culture des terres, reste dans l’inaction ; il ne peut plus gagner sa nourriture, que l’état est pourtant obligé de fournir. Voilà tout-à-coup de nombreuses familles mendiant leur pain, ou s’expatriant pour aller chercher chez l’étranger le travail que vous ne pouvez plus leur procurer. Ces hommes devenus à charge à la société, l’auroient enrichie & peuplée, si on ne les eût point détourné de leurs véritables occupations. Ils avoient de petites possessions par lesquelles ils tenoient au sol, & qui les rendoient citoyens ; en devenant de simples journaliers, ils ont cessé d’être patriotes : car celui qui ne possede rien n’a point de patrie ; il porte par-tout ses bras & son industrie, & se fixe où il trouve à vivre. On reste ainsi sans commerce, sans richesses, & sans peuple, parce qu’on a méconnu & abandonné la véritable cause qui produit les uns & les autres.

Un autre ministre dont l’administration est admirable par tant d’autres endroits, donna tout au faste & rien à l’utile ; sacrifia des richesses réelles à des richesses artificielles, quand il défendit la sortie des grains de la France, pour favoriser l’établissement des manufactures de luxe : ce fut un ordre de mort pour l’Agriculture & la population.

Avec bien d’autres institutions dont la sagesse produit des effets tout contraires, les Anglois ont encore eu le bon esprit de s’emparer du trésor que le ministre étranger immoloit aux richesses de vanité. Ce peuple semble fait pour donner aux autres des leçons en tous genres. En faisant des matieres de nécessité l’objet principal de son commerce, l’Angleterre est devenue l’arbitre de celui de l’Europe, la puissance maritime la plus forte, le terroir le mieux cultivé, le plus fertile, & la nation commerçante la plus nombreuse.

Le commerce produit les richesses, & les richesses produisent le luxe : les Arts & les Sciences naissent des richesses & du luxe. On en a conclu que sans luxe il n’y avoit ni commerce, ni richesses, ni arts, ni sciences ; mais en raisonnant ainsi on a fait une pétition de principe ; on ne s’est pas apperçu que de ce qui ne doit être que l’effet du commerce, on en faisoit la cause ; & qu’alors on sembloit dire que le seul qui pût produire les Arts & les Sciences, étoit celui de luxe ; ce qui n’est pas juste.

Il n’est point de nation où les Arts & les Sciences ayent fleuri autant que chez les Grecs ; & leur commerce ne consistoit que dans l’échange des denrées de premiere nécessité. Voyez Thucidide, Isocrate, Démosthène, Suidas, & Héliodore, qu’il cite ; voyez Xénophon & Plutarque. Ils vous apprendront que dès le tems de Solon, la Grece étoit riche sans ce commerce de superfluités. Les Arts & les Sciences sont encore très-cultivés à la Chine, & les Chinois ne sortent point pour commercer avec les étrangers.

Ce n’est point ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point le luxe peut être nécessaire pour soutenir le commerce, & jusqu’à quel point le commerce doit s’en occuper pour ne pas corrompre les mœurs, ni préjudicier à l’Agriculture & à la population. Ses progrès sont si rapides, qu’il est difficile de lui prescrire des bornes ; il est aussi-tôt immodéré qu’introduit ; & dès-lors tous ces effets tendent à la destruction de l’espece humaine. La mollesse, la dépendance, la dissolution, la futilité, & les excès de toutes especes où il plonge les opulens, ruinent en eux les facultés physiques comme les qualités morales ; ce n’est pas pour être pere, que l’on a perdu le pouvoir de le devenir ; au contraire on outrage la nature en se livrant à son penchant, & ce qu’on craint le plus, c’est de donner l’être en abusant de la puissance de le procurer, qu’elle ne nous a accordée que pour cette fin.

C’est le luxe qui entretient pour l’usage d’un seul, cette foule de gens oisifs qui languissent & se perdent dans le desœuvrement, qui se jettent par l’ennui de leur inutilité, dans toutes sortes de débauches & de perversités, aussi funestes à la propagation que les plaisirs recherchés de leurs maîtres. Il va jusqu’au sein des campagnes les ravir aux productions utiles, & les dévaster. Un homme qui ne peut occuper qu’une place, veut posséder des terreins immenses qu’il n’habitera jamais, rien n’est assez vaste pour son luxe ; &, comme s’il craignoit de manquer d’espace pour le contenir, il chasse tous ceux qui l’environnent. Le surintendant Fouquet achete trois hameaux entiers, & en fait enfermer toutes les terres dans les jardins de son palais de Vaux. (Voyez le tome VII. de l’Essai sur l’histoire générale, par M. de Voltaire.) Les desordres du luxe se multipliant dans tous les états, ces agrandissemens meurtriers deviennent des especes d’usages. Une infinité de gens d’une condition bien inférieure à celle du surintendant, suivent & enchérissent même sur son exemple. Une terre nouvellement acquise, quelqu’étendue qu’elle soit, ne l’est jamais assez, elle est aussi-tôt dépeuplée. On a vu de ces nouveaux seigneurs devenir les seuls propriétaires de leurs paroisses, en expulser tous les habitans, en achetant fort cher leurs petites possessions, & s’emparer de tout le sol que ces cultivateurs fructifioient à l’avantage de la societé, pour ne l’employer qu’à étaler une opulence insultante pour les malheureux ; mais c’est aussi par ces mêmes exces que le luxe immodéré conduit de l’extrème opulence à l’extrème pauvreté, & qu’il est encore également destructeur du bien public & de l’espece humaine. Ceux qui ont ruiné l’état, qui ont anéanti les causes de sa prospérité par leurs dépenses exorbitantes, lui deviennent à charge par l’excès de leur misere & par celle dans laquelle ils entraînent une foule d’artisans & d’ouvriers qui leur ont fourni de quoi soutenir leur faste, lorsqu’ils n’étoient plus en état de le supporter. Ils avoient été mauvais citoyens dans la richesse, ils le sont encore plus dans la pauvreté. On vit à Rome, dit Saluste, une génération de gens qui ne pouvoient plus avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent.

C’est peut-être à ces pernicieux effets du luxe qu’il faut attribuer cette multitude de mendians dont l’Europe est inondée depuis quelques siecles, & dont la vie dissolue & vagabonde est si opposée à la population. Le luxe, comme nous venons de le dire, se détruit de lui-même ; il se consume de sa propre substance ; l’épuisement des richesses qu’il produit, devenu général, tous les travaux qu’il entretenoit, cessent. Ceux qui vivoient de ces travaux, restent sans subsistance & sans moyens de s’en procurer. L’inoccupation les conduit à la fainéantise, à la mendicité, & à tous les vices qui accompagnent une telle existence. L’etablissement des hôpitaux, que l’on peut regarder comme une suite de ces effets, peut avoir favorisé le penchant qu’ont les ames basses à embrasser ce genre de vie qui les fait subsister dans la licence, sans autre peine que celle de mandier. On demandoit à un souverain pourquoi il ne bâtissoit point d’hôpitaux, il répondit : je rendrai mon empire si riche, qu’il n’en aura pas besoin. Il auroit dû ajouter, & mes peuples si aisés par le produit d’un travail utile, qu’ils pourront se passer de ces secours. Les hôpitaux ne sont bons, a dit un medecin même, que pour les Medecins, parce que c’est là qu’ils immolent les pauvres à la conservation des riches. Si les revenus assignés pour ces établissemens, au lieu de nourrir dans l’oisiveté une foule de misérables, étoient employés à des travaux publics, auxquels chacun d’eux seroit occupé selon sa force & les facultés qui lui restent, il y auroit certainement moins de pauvres. Les hôpitaux les invitent à la paresse, en leur assurant une ressource, lorsque celle de l’aumône viendra à leur manquer, & contribuent beaucoup par cette raison à en augmenter le nombre.

On a mis en question si l’institution des enfans trouvés n’avoit pas les mêmes inconvéniens, & si au lieu d’être favorable à la population, elle n’y étoit pas contraire, en ce que la facilité d’y recevoir les fruits de la débauche, pouvoit l’encourager. Si les mœurs n’étoient pas entierement corrompues, il pourroit être bon de ne recueillir dans cette maison que les enfans légitimes de parens sages, mais trop pauvres pour pouvoir les élever ; mais cette institution n’a été faite, ainsi que toutes celles de la même espece, que lorsque le mal étoit parvenu au plus haut degré. Ce n’est plus alors la dissolution que l’on veut réprimer, il n’est plus tems ; ce sont des maux plus grands encore qui commencent à se faire sentir, & que l’on veut prévenir. Dans l’état actuel des mœurs il y auroit peut-être beaucoup de dangers à introduire quelque réforme dans l’administration de l’hospice des enfans-trouvés. On n’arrêteroit point le libertinage, si l’on refusoit d’y recevoir les êtres qu’il produit, & qu’au moins on y conserve à l’humanité & à la société ; cette sévérité pourroit produire le crime ; & ce seroit un mal encore plus grand que celui que l’on voudroit détruire.

C’est principalement dans les villes, & sur-tout dans les capitales des grands empires, où la dépravation des mœurs est excessive, que l’espece humaine souffre un dépérissement sensible. Ce sont pour les provinces des especes de colonies qu’elles sont obligées de repeupler tous les ans. A Rome il falloit renouveller continuellement les esclaves. Il en est de même aujourd’hui à Constantinople ; Paris, Londres, & les autres siéges des monarchies de l’Europe, exigent des recrues considérables. Ce sont autant de gouffres qui engloutissent l’on & les habitans des provinces : on diroit que l’opulence dont elles ont l’air & la magnificence des monumens qu’elles étalent, sont formées des débris des campagnes ; mais un homme qui juge de la richesse d’un peuple par l’éclat de la capitale, ressemble à celui qui jugeroit de la fortune d’un commerçant par la richesse de son habit. Ceux qui jouissent dans ces villes de l’opulence qu’elles annoncent, & qui en abusent, y dépérissent, & ne peuvent se reproduire, par l’intempérance, la mollesse, l’évaporation, l’abnégation de tous les devoirs ; par l’éloignement des occupations utiles, par l’indifférence de toutes les choses honnétes, par les nourritures somptueuses & recherchées, enfin par l’abandon à tous les plaisirs & la révolte de toutes les passions dans lesquels ils vivent. Les autres, par les travaux périlleux qu’ils entreprennent, par la paresse, l’indigence & la mauvaise nourriture, qui ont un effet également contraire à la population. Le nombre prodigieux de domestiques que le luxe rassemble dans ces villes, consomme seul une grande quantité des hommes de chaque génération. On les empêche de se marier & on ne veut plus s’en servir quand ils le sont. Ainsi la nature n’a de ressource en eux que la débauche, c’est-à-dire le moyen le plus opposé à la progéniture. On diroit que les usages modernes sont tous établis contre elle : cela a fait penser à quelques-uns des auteurs qui ont écrit sur la population actuelle & sur celle des siecles passés, que la coûtume de l’esclavage domestique qu’avoient les anciens, étoit plus favorable à la multiplication de l’espece, que la condition présente des domestiques & la maniere de faire subsister les pauvres.

On se croit fait pour être le maître quand on raisonne ainsi. Dans la supposition contraire on ne manqueroit pas de se dire que nul n’a le droit d’acquérir la possession individuelle d’un autre ; que la liberté est une propriété de l’existance inaliénable, qui ne peut se vendre ni s’acheter ; que les conditions d’un tel marché seroient absurdes ; qu’enfin les hommes n’appartiennent qu’à la nature, & qu’ils l’outragent par une coutume qui les avilit & qui la dégrade.

Quand tous les avantages que l’on suppose à cette coûtume sur l’usage qui l’a remplacé, seroient aussi réels qu’ils le sont peu, il faudroit louer à jamais les institutions qui l’ont aboli, qui ont restitué le genre humain dans ses droits, & qui l’ont soustrait à cette infamie.

Quelque affreux que soit le despotisme civil, il est moins dur & moins cruel que la servitude domestique ; au moins dans le premier, la condition est générale, le malheureux n’a pas sans cesse sous les yeux la comparaison odieuse de son sort à celui dont jouit un autre être de son espece qui exerce sur lui une autorité tyrannique que rien au monde n’a pû lui donner ; l’esclavage est commun entre tous, & la nature humaine n’est foulée qu’aux piés d’un seul.

Une preuve, dit M. Hume, de la barbarie que cet usage criminel inspire, c’est que toutes les lois concernant les esclaves étoient contre eux, & qu’il n’y en avoit aucune pour engager les maitres à des devoirs réciproques de douceur & d’humanité. Démosthene loue une loi d’Athènes qui défendoit de frapper l’esclave d’autrui. Conçoit-on rien de plus atroce que la coûtume qui a existé à Rome, d’exposer les esclaves que la vieillesse, les maladies ou la foiblesse rendoient incapables de travailler, dans une île du Tibre pour y mourir de faim ! & ce sont des hommes qui ont traité ainsi d’autres hommes !

Mais il s’en faut de beaucoup que ces malheureux contribuassent, autant qu’on le croit, à multiplier l’espece. Ils peuploient les grandes villes en dépeuplant les campagnes, comme font encore aujourd’hui nos domestiques. Tous les anciens historiens nous disent que Rome tiroit perpétuellement des esclaves des provinces les plus éloignées. Strabon assure qu’on a souvent vendu en un jour en Cilicie dix mille esclaves pour le service des Romains ; si ces esclaves eussent peuplé en raison de leur nombre, & comme on le suppose, bien-tôt l’Italie entiere n’auroit pas suffi pour les contenir. Cependant le peuple n’augmentoit point à Rome ; ces levées n’étoient donc que pour en réparer les pertes ; l’intérêt qu’avoient les maîtres de les exciter à la population, ne prévaloit donc pas sur la rigueur des maux qu’on leur faisoit souffrir ? Sans avoir le même intérêt, au lieu de retenir nos domestiques dans le célibat, que ne les encourageons-nous à se marier, en préférant de nous servir de ceux qui le sont ; ils en seront plus honnêtes & plus sûrs ; leurs enfans ne devant point être le patrimoine du maître, seront plus nombreux que ceux des esclaves, qui devoient trembler d’associer à leurs tourmens de nouvelles victimes de la férocite de leurs tyrans. Ce seront de nouveaux liens qui retiendront ces domestiques dans le devoir & dans la fidélité. Il est rare qu’en devenant pere on ne devienne plus homme de bien ; enfin il ne tient qu’à nous de les rendre beaucoup moins à charge à la société & plus utiles à la propagation. Il faudroit ne pas les payer assez mal pour qu’ils ne puissent jamais être que des pauvres quand ils seront vieux. L’oisiveté & l’aisance du moment leur ferme les yeux sur la misere qui les attend. M. le duc de la Rochefoucault, le dernier mort, a donné aux maitres un bel exemple à saivre. Il ne gardoit jamais un domestique que dix ans, pendant lesquels il étoit nourri, entretenu, & ne touchoit rien de ses gages. Au bout de ce terme, ce maître bienfaisant & citoyen, payoit son domestique & le forçoit de prendre un commerce ou une profession. Il ne lui permetroit plus de rester chez lui. Cet exemple d’humanité & d’intérêt public, si rare dans les grands, méritoit d’être cité : il y a des familles où il semble que la pratique du bien & de la vertu soit héréditaire.

Au reste, les causes de l’accroissement ou de la diminution des hommes sont infinies. Comme ils font partie de l’ordre universel physique & moral des choses, comme ils sont l’objet de toutes les institutions religieuses & civiles, de tous les usages, que tout enfin se rapporte à eux, tout aussi influe sur la faculté qu’ils ont de se produire, en favorise les effets ou les suspend. La nature de cet ouvrage ne nous a pas permis d’entrer dans le détail de toutes ces causes, & de nous étendre sur les principales que nous avons traitées, autant qu’une matiere aussi importante l’exigeroit ; mais de tout ce que nous avons dit on peut conclure, que le nombre total des hommes qui habitent la surface de la terre, a été, est, & sera toujours à-peu-près le même dans tous les tems, en les divisant en époques d’une certaine étendue ; qu’il n’y a que certains espaces qui soient plus ou moins habités, & que la différence dépendra du bonheur ou de la peine qu’ils y trouveront ; que tout étant égal d’ailleurs, le gouvernement dont les institutions s’éloigneront le moins de celles de la nature, où il se trouvera plus d’égalité entre eux, plus de sureté pour leur liberté & leur subsistance, où il y aura plus d’amour de la vérité que de superstition, plus de mœurs que de lois, plus de vertus que de richesses, & par conséquent où ils seront plus sédentaires, sera celui où les hommes seront le plus nombreux, & où ils multiplieront davantage. (Cet article est de M. d’Amilaville.)