L’Encyclopédie/1re édition/PRISCILLIANITE

La bibliothèque libre.

PRISCILLIANITE, (Hist. eccles.) on a nommé Priscillianites les sectateurs de la doctrine de Priscillien, noble espagnol qui vivoit au quatrieme siecle.

Sulpice Sévere, Hist. sacr. liv. II. nous apprend qu’il avoit de fort belles qualités, l’esprit vif, beaucoup d’éloquence & d’érudition : il étoit laborieux, sobre & sans avarice ; il étudia sous le rhéteur Helpidius, & donna peut-être dans quelques opinions des Gnostiques. Ainsi je ne disconviendrai pas que les Priscillianites n’ayent eu des erreurs, quoiqu’il soit difficile de savoir précisément quelles erreurs ils enseignoient, parce qu’on a eu soin de supprimer leurs livres & leurs apologies. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que S. Augustin avoue que leurs livres ne contenoient rien qui ne fût ou catholique, ou très-peu différent de la foi catholique ; & malgré cela, il ne laisse pas de dire que leur religion n’étoit qu’un mélange des erreurs des Gnostiques & des Manichéens : deux assertions bien opposées & assez difficiles à concilier.

Quoi qu’il en soit, on reproche à Priscillien d’avoir enseigné que le Fils de Dieu étoit ἀγέννητος, innascible, ou poine né ; & comme c’est-là la propriété du Pere, ce terme a fait dire que les Priscillianites étoient Sabelliens ; ce qui n’est pas vrai, si l’on entend par-là qu’ils confondoient les Personnes du Pere & du Fils. Ils croyoient la préexistence du Verbe ; mais ils ne croyoient pas que le Verbe fût Fils de Dieu ; ce titre ne convenoit, selon eux, à Jesus-Christ qu’entant qu’il est né de la Vierge. Ils disoient que l’Ecriture n’appelle jamais le Verbe, Fils de Dieu.

On les accuse aussi d’avoir cru que l’ame étoit consubstantielle à Dieu, parce qu’elle en tiroit son origine. On pourroit avoir mis au rang de leurs principes une conséquence qu’on en tiroit cette pratique n’est que trop commune, & n’est rien moins que nouvelle. Ce qui favorise ma conjecture, c’est que des peres dont on vénere la mémoire, ont cru que l’ame émanoit de Dieu sans la croire consubstantielle à Dieu.

On attribue finalement à Priscillien d’avoir recommandé le mensonge ; mais il n’y en a d’autre preuve que le témoignage d’un nommé Fronton, qui fit semblant de se ranger parmi les Priscillianites pour découvrir leurs secrets, & qui prétend qu’une de leurs maximes étoit :

Jurez, parjurez-vous, mais ne révélez rien.
Jura, perjura, secretum prodere noli.

Il résulte des remarques précédentes que c’est peut-être beaucoup de reconnoître que les Priscillianites ont eu des erreurs, puisqu’il ne paroît qu’incertitude dans ce que l’on fait sur ce sujet ; & l’on auroit bien de la peine à prouver évidemment quelques erreurs des Priscillianites à un homme qui soutiendroit leur orthodoxie.

Il est du-moins certain que les crimes qu’on attribue à Priscillien & à ses sectateurs, ne s’accordent point avec ce que les historiens rapportent des mœurs & de la conduite des uns & des autres. On cite contr’eux un passage de Sulpice Sévere qui dit : que Priscillien fut oui deux fois devant Evodius, préfet du prétoire, & qu’il fut convaincu des crimes dont on l’avoit accusé, ne niant pas qu’il n’eût enseigné des doctrines obscenes, qu’il n’eût fait des assemblées nocturnes avec des femmes impudiques, & qu’il n’eût la coutume d’y prier tout nud avec elles. Ce passage paroît d’abord précis, sur-tout venant de la part d’un historien contemporain ; cependant il y a cent raisons qui détruisent la validité de ce témoignage, j’en indiquerai quelques-unes.

D’abord Sulpice Sévere peint lui-même Priscillien « comme un homme, ce sont ses termes, qui n’avoit pas moins d’esprit & d’érudition que de graces naturelles, de biens & de naissance ; austere d’ailleurs, s’exerçant dans les jeûnes, dans les veilles, désintéressé, usant de tout avec une extrème modération, enfin inspirant du respect & de la vénération à ceux qui l’approchoient ». Certainement voilà un chef d’Adamites coupable des plus grandes impuretés, qui n’a guere l’air d’un cynique impudent : voyons si parmi les Priscillianites ses disciples, il se trouve des gens qui lui ressemblent.

S. Jerôme parle de Latronien, qui fut décapité avec lui, sans nous en dire aucun mal. C’étoit un homme savant qui réussissoit si bien dans la poésie, qu’on le mettoit en parallele avec les poëtes du tems d’Auguste. Tibérien qui ne fut condamné qu’à l’exil, étoit un autre savant, dans lequel S. Jerôme ne trouve à reprendre que trop d’enflure dans son style ; mais ce n’est pas-là de l’adamisme. S. Ambroise parle avec une tendre compassion du vieux évêque Hyginus, qui fut aussi envoyé en exil, & qui n’ayant plus que le souffle, n’étoit pas un sujet propre à se laisser séduire aux appas de l’impudicité. En général, la secte priscillienne se distinguoit par la lecture des livres sacrés, par des jeûnes fréquens, par des pénitences rigoureuses ; de sorte, dit Sulpice Sévere qu’on reconnoissoit plutôt les Priscillianites à la modestie de leurs habits & à la pâleur de leurs visages, qu’à la différence de leurs sentimens.

Voici un autre témoignage bien avantageux aux mœurs des Priscillianites, c’est celui de Latinius Pacatus, orateur payen, & qui parvint par son mérite à la dignité proconsulaire sous les empereurs chrétiens. Dans le panégyrique de Théodose que cet orateur prononça devant ce prince, après qu’il eut vaincu Maxime, il parle en ces termes : « Pourquoi m’arrêterai-je à raconter la mort de tant d’hommes, puisque la cruauté est allée jusqu’à répandre le sang des femmes ? On a exercé les dernieres rigueurs contre un sexe qu’on épargne dans les guerres mêmes. Et quelles étoient les raisons importantes d’une telle barbarie ? Quels crimes peuvent avoir fait traîner au supplice la veuve d’un illustre poëte ? Elle n’avoit point d’autre crime que celui d’être trop religieuse, trop appliquée au service de la Divinité ».

La veuve dont parle Pacatus étoit Euchrocie, veuve de Delphidius, dont Ausone a fait l’éloge dans ses professeurs de Bordeaux. Elle eut la tête tranchée aussi-bien que les autres priscillianites. Mais si elle eût été coupable d’une infâme débauche ; si le bruit qu’on fit courir de sa fille Procule, qu’étant grosse de Priscillien, elle avoit eu recours à des moyens détestables pour faire périr son fruit : si tout cela eût été vrai, ou s’il eût passé pour vrai, l’orateur eût-il osé dire à Théodose ou à toute sa cour, qu’Euchrocie n’étoit coupable que de trop de piété ? Voilà donc les chefs des Priscillianites, ces prétendus Adamites, auxquels on rend témoignage d’avoir été des gens austeres dans leurs mœurs, & donnant dans une dévotion excessive. Des gens de ce caractere n’ont guere l’air de s’être abandonnés aux honteux excès qu’on leur impute.

La conviction & la confession dont parle Sulpice Sévere, sont fort suspects. En effet, soit que l’on examine le caractere des témoins qui déposerent, soit que l’on fasse attention à celui des parties & des juges, soit que l’on considere la maniere dont on extorqua sa confession à Priscillien, on y trouve de justes raisons de douter de la réalité des crimes qu’on lui imputoit & à ses sectateurs.

A l’égard des témoins, Sulpice Sévere nous apprend indirectement qui ils étoient, & quel étoit leur caractere, lorsqu’il nous dit que Maxime se contenta d’exiler pour quelque tems dans les Gaules Tertulle, Potamius & Jean, parce que c’étoient des personnes viles & dignes de miséricorde pour avoir confessé leurs crimes & découvert leurs complices, sans attendre la question. Il ne paroît pas qu’il y ait eu d’autres témoins contre Priscillien & ses sectateurs, que ces personnes viles, dont la déposition volontaire ne peut être de poids contre des évêques & des personnes d’une condition distinguée.

Les parties de Priscillien n’étoient pas plus estimables. Le chef de la bande étoit un évêque espagnol nommé Ithace, dont Sulpice Sévere a fait le portrait en ces termes : Il ne se soucioit de rien, rien n’étoit sacré pour lui ; c’étoit un homme audacieux, babillard, impudent, superstitieux, gourmand, débauché. Cet homme tâchoit d’envelopper dans l’accusation de priscillianisme, & de faire périr tout ce qu’il y avoit d’hommes distingués par leur savoir & par leurs vertus. Ithace eut même la hardiesse d’accuser S. Martin de Tours de cette hérésie. Ses adhérens ne valoient pas mieux que lui, & il ne tint pas à eux que S. Martin ne fût livré à la mort pour s’être opposé à leurs violences.

Des gens d’un caractere si odieux, & capables de conspirer contre S. Martin, dont tout le monde honoroit la vertu, n’étoient-ils pas capables de conspirer contre des innocens, & de leur supposer tous les crimes imaginables pour les faire périr ?

Sulpice Sévere ne donne pas une idée plus avantageuse des évêques des Gaules qui conspirerent avec les Ithaciens à la perte des Priscillianites. « Leurs discordes, dit-il, mettoient tout en confusion ; ils n’agissoient que par haine ou par faveur ; ils perdoient tout par leur timidité, par leur légereté, par leur envie, par leur esprit de parti, par leur avarice, leur arrogance, leur paresse. Un petit nombre donnoit des conseils salutaires ; mais le grand nombre ne formant que des desseins insensés, & les poursuivant avec opiniâtreté, les autres étoient contraints de céder ; de sorte que le peuple avec tout ce qu’il y avoit de gens de bien, devenoient l’objet de leur moquerie & le jouet de leur insolence ». Ce caractere des parties de Priscillien ne favorise pas plus les idées qu’on en a voulu donner, que celui des témoins.

Voyons quels étoient les juges. Maxime séduit par les évêques Magnus & Rufus, n’eut pas plutôt pris le parti de la rigueur, qu’il choisit un juge propre à seconder ses intentions. Ce juge fut Evode, préfet du prétoire, homme dur & sévere. Maxime en vouloit aux biens ; ainsi des coupables riches tel qu’étoit Priscillien, lui convenoit. Pacatus dit « que les évêques ithaciens s’étoient acquis les faveurs de cet empereur avare, de ce Phalaris, en lui faisant des présens, & en lui fournissant les moyens de dépouiller les riches ». Sulpice Sévere ajoute, que Maxime refusa pendant quelques jours de voir S. Martin, qui venoit lui demander la vie des Priscillianites, parce que ce prince en vouloit à leurs biens. Qui ne voit que l’innocence même auroit succombé si elle avoit été poursuivie par de tels accusateurs, & accusée devant de tels juges ?

Il ne faut pas faire valoir la prétendue confession de Priscillien lui-même, pour prouver les crimes qu’on lui impute. Je dis prétendue confession ; car il n’est rien moins que certain qu’il ait fait l’aveu qu’on lui attribue. Sulpice Sévere n’avoit point vu les actes du procès ; & quand il les auroit vûs, qui pourroit assurer qu’ils fussent authentiques ? Le supplice des Priscillianites fut si odieux dans l’Eglise, que les accusateurs & les juges avoient un égal intérêt à charger ces misérables des plus grands crimes. Et seroit-ce la premiere fois que les persécuteurs auroient falsifié de pareils actes pour justifier leur cruauté ?

Mais en supposant la réalité de la confession de Priscillien, que peut-on conclure d’une confession extorquée par les tourmens, comme le fut celle-ci ? Sulpice Sévere l’insinue quand il dit que Tertulle & ses deux compagnons confesserent, sans attendre la question ; & Pacatus le dit positivement : il parle des tourmens de ces malheureux, gemitus & tormenta miserorum. Une confession de cette nature ne passera jamais pour une conviction dans l’esprit des gens qui jugent sans prévention, sur-tout lorsqu’il s’agit d’un homme d’ailleurs aussi réglé, aussi austere dans ses mœurs qu’on nous dépeint Priscillien.

Les conciles d’Espagne qui ont condamné les Priscillianites, ne les ont jamais traités sur le pié d’une secte coupable d’impureté. Tout ce qu’on trouve qui les regarde dans les canons du concile de Sarragosse, ne concerne que des irrégularités. On dit 1°. que chez les Priscillianites des femmes & des laïques enseignent. Il s’agit d’Agape, qui avoit instruit Priscillien, du rhéteur Helpidius & de Priscillien lui-même qui étoit laïque au tems de ce concile, & ne fut ordonné évêque d’Avila que depuis. 2°. Que les Priscillianites faisoient des assemblées à part, soit dans des maisons particulieres, ou à la campagne & dans des lieux écartés. 3°. Qu’ils jeûnoient beaucoup, & qu’ils ne s’en abstenoient pas même le dimanche, ce qui étoit contre la loi ecclésiastique. 4°. Qu’ils pratiquoient des austérités nouvelles, comme de marcher nuds piés (ce qui pouvoit avoir été toute la nudité de Priscillien). 5°. Qu’il y en avoit qui recevoient l’Eucharistie sans la manger dans l’église. 6°. On y dit enfin que des prêtres prenant pour prétexte le luxe & la vanité des ecclésiastiques, quittoient leur ministere pour embrasser la vie monastique. Quelle apparence que ce concile ait négligé les points capitaux, les prostitutions, la nudité, les parjures, &c !

Dans les conciles suivans, on ne parle pas davantage de pareilles infamies, ni dans les jugemens rendus contre les évêques priscillianites, ni dans les retractations de ceux qui furent réunis à l’Eglise. Cinq évêques renoncent au priscillianisme, & ils ne retractent que des erreurs. Dictinius, évêque d’Astorga, qui abjure le priscillianisme, est en Espagne en si grande odeur de sainteté, qu’on en célebre la fête tous les ans. Est-ce qu’on donneroit le titre de saint à celui qui auroit vécu la plus grande partie de sa vie dans la plus impure secte du monde ?

Ce qu’il y a de singulier par rapport à la doctrine, c’est qu’on vint à condamner dans les Priscillianites un sentiment que l’on a canonisé en la personne de S. Augustin. Voici trois faits certains : 1°. S. Augustin croit que l’homme est déterminé invinciblement ou au mal par sa corruption naturelle, ou au bien par le Saint-Esprit. 2°. Cette doctrine ôte à l’homme le franc-arbitre, en prenant ce mot pour la liberté d’indifférence. 3°. La doctrine de S. Augustin a été autorisée par l’approbation solemnelle de l’Eglise. Or, les Priscillianites furent condamnés pour avoir détruit le franc-arbitre, en soumettant la volonté de l’homme à une fatale nécessité qui l’entraîne sans qu’elle puisse s’y opposer. Ils différoient peut-être de S. Augustin dans l’explication des causes qui déterminent la volonté ; mais ils étoient d’accord avec lui sur ce point de fait ; savoir, que le principe qui pousse la volonté ne lui permet pas de s’arrêter, de reculer, ou de s’écarter à côté ; ainsi Léon X. en refutant la secte priscillianite, ne s’est pas apperçu qu’il refutoit S. Augustin.

Enfin le projet qu’eut S. Ambroise d’appaiser le schisme du prisoillianisme en accordant au clergé priscillianite ses dignités & ses bénéfices, ce projet, dis-je, démontre que les Priscillianites n’étoient infectés ni des hérésies, ni des impuretés qu’on leur attribuoit ; car loin de vouloir conserver l’honneur du ministere à leurs évêques & à leurs prêtres, la discipline vouloit qu’on les mît en pénitence, & qu’on les dégradât pour toujours.

Concluons que tout ce qu’on a dit des Priscillianites doit être mis au rang des mensonges qu’on a débités de tout tems contre les hérétiques, mensonges que les Peres ont cru légerement, & qu’ils ont plus légerement encore transmis à la postérité dans leurs écrits. Dict. hist. & crit. de Chaussepié. (Le Chevalier de Jaucourt.)