L’Encyclopédie/1re édition/QUARRÉES-LES-TOMBES

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Quarrées-les-tombes, (Géog. mod.) village de l’Auxois, province de Bourgogne, nommé en latin moderne parochia de quadratis, en sous-entendant apparemment lapidibus ; dans ce village, depuis un tems immémorial, on a découvert, & l’on découvre encore des tombeaux de pierre. M. Moreau de Mautour, qui a communiqué sur ce sujet en 1716, des réflexions à l’académie des belles-lettres, dit que ce village est situé sur les confins de la petite contrée du Morvant, à deux lieues de la ville d’Avallon, & que l’espace du terrein où l’on trouve ces tombeaux, ne contient qu’environ six cens soixante pas de longueur, & environ cent soixante de largeur : ces tombes qui sont d’une pierre grisâtre, ont environ cinq ou six piés de longueur. On en a brisé un grand nombre, pour bâtir & pour paver l’église de ce lieu ; on s’en est même quelquefois servi pour en faire de la chaux ; on en a réservé quelques-unes pour la montre, & on les a laissées dans le cimetiere.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on ne voit sur ces tombeaux aucune marque de christianisme, ni même d’autres figures, & qu’il n’y en a qu’un seul sur lequel on ait vu une croix gravée, & sur un autre un écusson qu’on ne sauroit déchiffrer. En creusant les fondemens de la sacristie, on en déterra deux dans lesquels on trouva deux pendans d’oreille ; dans un autre tiré d’une cave, quelques ossemens avec deux autres pendans d’oreille, & dans quelques autres enfin, des éperons.

Il n’y a, selon M. de Mautour, qu’une seule carriere dont on ait pu tirer les pierres qui ont servi à faire ces cercueils. Elle est dans un endroit nommé champ-rotard, à six lieues de Quarrées-les-tombes ; & d’habiles maçons, qui ont examiné la qualité & la couleur de la pierre de cette carriere, parfaitement ressemblante à celle des tombeaux, sont convenus de ce fait.

Savoir maintenant pour quelle raison il y a tant de tombeaux dans un lieu si peu célebre, c’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner. On n’ignore pas qu’on avoit accoutumé autrefois d’enterrer les morts hors des villes, & sur les grands chemins : que cet usage s’observoit à Paris, & dans toutes les Gaules, dans les premiers tems du christianisme, & qu’il y dura jusques bien avant, sous la troisieme race de nos rois ; l’on pourroit en conclure, ou qu’il y avoit quelque ville considérable aux environs de Quarrées, ou que ce village auroit été un magasin de tombeaux, pour en fournir aux villes voisines : ces deux conjectures souffrent néanmoins de grandes difficultés. On ne trouve aucun vestige de villes aux environs de Quarrées ; les plus voisines sont Avalon, Saulieu & Lorme. De ces deux dernieres, l’une est aujourd’hui misérable, & l’autre trop éloignée. Avalon n’en est véritablement qu’à deux lieues ; mais, outre qu’on n’y a jamais découvert aucun de ces tombeaux, cette ville est plus proche de la carriere que du village de Quarrées ; ainsi il n’y a pas d’apparence qu’on ait été chercher à quatre lieues, ce qu’on trouvoit à moitié chemin.

Dans cet embarras, M. de Mautour a recours à l’histoire, pour voir si quelque bataille n’auroit pas donné occasion à ce prodigieux amas de tombeaux. Deux évenemens paroissent favorables à cette conjecture. Après la défaite & la mort d’Abdérame, général des Sarrasins, les débris de son armée s’étant joints aux Wandales, aux Alains, & aux Ostrogots, ces barbares désolerent la Bourgogne, & se rendirent maîtres de Mâcon, de Châlons, de Dijon, d’Auxerre, d’Autun, & de plusieurs autres villes. Or Avalon étant située entre Autun & Auxerre, il y a lieu de croire que ces peuples ravagerent aussi cette contrée : ces tombeaux qui se trouvent dans Quarrées & dans la campagne voisine, sont une nouvelle raison de le penser.

Le second évenement est arrivé au commencement du xj. siecle, dans les années 1003, 1004 & 1005. Henri premier du nom, duc de Bourgogne, étant mort sans enfans, Landri, comte de Nevers, s’empara de plusieurs villes de ce duché. Robert, roi de France, neveu d’Henri, & son héritier légitime, entra peu de tems après dans la Bourgogne, prit la ville d’Auxerre, mit le siege devant Avalon. Cette ville résista pendant trois mois ; & soit qu’il ne s’en rendît maître que par la famine, comme le disent quelques historiens, soit qu’il l’ait prise par assaut, comme d’autres l’assurent, il est probable que ce prince, pendant un si long siege, perdit beaucoup de soldats, & on pouvoit, dit-on, avoir fait pour les enterrer, ce grand amas de tombeaux.

Mais il se présente une difficulté fort embarassante : c’est que presque tous ces tombeaux paroissent n’avoir jamais servi. M. de Mautour répond que peut-être la qualité de la pierre étoit propre à consumer les cadavres en peu de tems. Il seroit aisé d’en faire l’expérience, pour voir si cette idée a quelque fondement. Du moins est-il sûr que Pline parle d’une sorte de pierre qu’on trouvoit dans la Troade, aux environs de la ville d’Assus, & qui en quarante jours réduisoit les corps en poudre.

Cependant malgré ces raisons, il est plus sensé de croire que Quarrées étoit autrefois un magasin, un entrepôt où l’on avoit conduit de la carriere de Champ-Rotard, des cercueils tout faits, pour être de-là transportés dans des lieux, où l’on en auroit besoin ; & de-là vient qu’ils n’ont ni caractere ni gravure, ni aucune autre marque qui prouve qu’ils ayent servi. Ce qui confirme cette opinion, c’est la lecture d’un ancien manuscrit de la bibliotheque de M. de Savigny, président à mortier du parlement de Dijon, où M. de Mautour a trouvé que dans le XIII. siecle, il y avoit dans Quarrées & aux environs, une multitude considérable de tombeaux de pierre, qui n’avoient jamais été employés, & qui étoient devenus inutiles depuis que l’usage s’étoit rétabli d’enterrer les fideles dans l’église.

Abrégeons ; l’amas de cercueils qui a donné le nom au lieu, n’est autre chose qu’un reste du magasin, que de riches marchands des anciens tems du christianisme avoient tiré de la carriere de Champ-Rotard, afin d’en pourvoir les autres villages du Morwant, dont la pierre ne peut être mise en œuvre ; & comme l’usage des sépulcres de pierre a cessé peu-à-peu, le magasin est resté inutile. (D. J.)