L’Encyclopédie/1re édition/SÉVILLE

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SÉVILLE, (Géog. mod.) ville d’Espagne, capitale de l’Andalousie, sur la rive gauche du Guadalquivir, à 16 lieues au nord ouest de Grenade, & à 88 au sud-ouest de Madrid.

Elle est une des premieres, des plus belles, & des plus considérables villes d’Espagne, à tous égards ; elle porte le titre de cité royale, & de capitale d’un beau royaume ; elle tient le premier rang dans l’église des vastes états espagnols, par la dignité de métropole dont sa cathédrale est revêtue ; le commerce y fleurit par sa situation sur le Guadalquivir, près de la mer ; les flotes des Indes viennent y apporter l’or & l’argent du nouveau monde, & on y convertit ces métaux en monnoie.

Elle est située dans une belle & vaste plaine à perte de vue, qui lui donne ses fruits & les riches toisons de ses brebis. Un aqueduc de six lieues de long, ouvrage des Maures qui subsiste encore, fournit de l’eau à tous ses habitans.

Elle est de figure ronde, ceinte de hautes murailles flanquées de tours, avec des barbacanes, & fermées de douze portes. On distingue entre ses fauxbourgs, celui de Triana, situé à l’autre bord du fleuve, où on passe de la ville sur un pont de bateaux. Long. suivant Cassini, 11. 21. 30. latit. 37. 36.

Séville portoit dans l’antiquité le nom d’Hispalis : les Maures, qui n’ont point de p, ont fait Isbitia, & de-là est venu par corruption le nom Sévilla ; comme c’est de nos jours une des plus riches ville d’Espagne, c’étoit aussi la plus opulente ville des Maures ; Ferdinand III. roi de Castille & de Léon, en fit la conquête en 1248. & elle ne retourna plus à ses anciens maîtres. La mort qui termina la vie de ce prince quatre ans après, mit fin à ses brillans exploits.

Les maisons de cette ville sont toujours construites à la moresque, & mieux bâties que celles de Grenade & de Cordoue ; mais les rues sont étroites & tournantes. Les églises y sont fort riches ; la cathédrale est en particulier la plus belle église, & la plus régulierement bâtie qui soit dans toute l’Espagne ; sa voute, extrémement élevée, est soutenue de chaque côté, par deux rangs de piliers ; elle est longue de 175 pas, & large de 80. Son clocher est d’une hauteur extraordinaire, bâti tout entier de briques, percé de grandes fenêtres, qui donnent du jour à la montée ; il est composé de trois tours l’une sur l’autre, avec des galeries & des balcons ; l’escalier a la montée si douce, qu’on peut la parcourir en mule & à cheval, jusqu’au plus haut, d’où l’on découvre toute la ville & la campagne.

L’archevêque de Séville, dont le siege est fort ancien, a pris quelquefois le titre de primat d’Espagne ; on prétend que ce prélat a plus de cent mille ducats de revenu ; la fabrique de l’église en a trente mille, & quarante chanoines ont chacun trente mille réaux.

La plûpart des autres églises de Séville sont belles, & particulierement celles qu’on voit dans quelques maisons religieuses ; on y compte 85 bénéfices, & plus de trois mille chapelles ; l’église de S. Salvador, qui servoit autrefois de mosquée aux Maures, est par conséquent bâtie à la moresque, c’est-à-dire qu’elle est faite en arcades, soutenues par des piliers qui forment plusieurs portiques.

L’université de Séville a été fondée en 1531. par Roderique Fernandez de Santaella, savant espagnol de son tems ; ensuite les rois d’Espagne lui ont accordé les mêmes privileges qu’à celle de Salamanque, d’Alcala, & de Valladolid ; elle a toujours pour patron quelque grand seigneur espagnol, qui pour cela ne la fait pas fleurir davantage.

Au midi de la ville, près de l’église cathédrale, est le palais royal, nommé alcaçar, bâti en partie à l’antique par les Maures, & en partie à la moderne par le roi D. Pedro, surnommé le cruel ; mais l’antique est infiniment plus beau que le moderne. On donne à ce palais un mille d’étendue ; il est flanqué de tours, qui sont faites de grosses pierres taillées en quarré.

La bourse où les marchands s’assemblent, est derriere l’église cathédrale ; elle est faite en quarré, d’ordre toscan, & composée de quatre corps de logis : chaque façade a deux cens piés de longueur avec trois portes & dix-neuf fenêtres à chaque étage : elle a deux étages, dont l’un sert pour les consuls ; les appartemens sont de grandes salles lambrissées, où les marchands traitent ensemble des affaires du commerce ; ce bâtiment, commencé en 1584, & qui n’a été fini que soixante ans après, a couté prodigieusement, puisque l’achat de l’emplacement seul, fut payé soixante & cinq mille ducats.

A l’entrée du fauxbourg nommé Triana, est le cours, où toute la ville va prendre le frais en été ; il est fait comme un jeu de mail double, partagé en deux allées de grands arbres, avec de petits fossés pleins d’eau.

La boucherie, par une plus sage politique que celle de Paris, est hors de la ville ; mais par une délicatesse de luxe, également cruelle & effrénée, on prend soin avant que d’égorger les bœufs, de les faire combattre contre les dogues, afin que leur chair en soit plus tendre.

En rentrant dans la ville par le pont de bateaux, on voit à l’entrée du port, qui est spatieux, le long du bord du Guadalquivir, une grande place nommée l’Arénal, la maison de l’or, où l’on décharge les effets, & où l’on met l’or & l’argent qui viennent des Indes. Cette maison a un grand nombre d’officiers qui tiennent registre de toutes les marchandises qui arrivent du Nouveau-monde, ou qu’on y porte.

On compte plus de cent hôpitaux dans Séville, la plûpart richement dotés ; il y en a un où l’on donne à chaque malade ses mets particuliers, selon l’ordonnance des médecins ; les gentilshommes, les étudians de l’université, y sont reçus, & ont les uns & les autres, des chambres séparées ; c’est une fort belle institution.

Enfin Séville est une ville d’Espagne des plus dignes de la curiosité des voyageurs ; elle est moins peuplée que Madrid, mais plus grande & plus riche ; aussi fournit-elle seule au roi un million d’or par an. Le pays dans lequel elle est située, est extrémement fertile en vin, en blé, en huile, & généralement en tout ce que la terre produit pour les besoins, ou pour les délices de la vie. Le Guadalquivir lui fournit du poisson, & la marée qui remonte deux lieues au-dessus de Séville, y jette entr’autres, quantité d’aloses & d’esturgeons ; cependant tout ce beau pays, & la ville même, peuvent être regardés comme déserts, en comparaison du tems des Maures ; on en sera bien convaincu si l’on lit l’histoire d’Espagne, sous le regne du roi Ferdinand.

Le commerce des Indes & de l’Afrique, fait qu’on se sert beaucoup à Séville d’esclaves qui sont marqués au nés, ou à la joue ; on les vend & on les achete à prix d’argent, comme des bêtes, & on les fait travailler de même, sans que le christianisme qu’ils embrassent, serve à rendre leur sort plus heureux.

Je n’entrerai pas dans d’autres détails sur Séville, parce qu’on peut s’en instruire dans plusieurs ouvrages traduits en françois ; mais il faut que je parle de quelques hommes célebres dans les lettres, dont elle a été la patrie.

Avenzoar (Abu Merwan Abdalmalck Ebn Zohr), célebre médecin arabe, qui florissoit dans le xij siecle ; Léon l’afriquain place sa mort à 92 ans, dans l’année 564 de l’hégire, qui tombe à l’an 1167-8. de J. C. Né dans la medecine, & d’une famille de médecin, il eut pour maître Averroës, & exerça son art avec beaucoup de gloire dans Séville sa patrie. Il rejetta les vaines superstitions des astrologues, suivit principalement Galien dans sa théorie, & a cependant inséré dans ses écrits des choses particulieres, dont il parle d’après sa propre expérience. Son ouvrage intitulé, Tagassir filmadavat waltadhir, qui contient des regles pour les remedes & la diete dans la plûpart des maladies, a été traduit en hébreu l’an de J. C. 1280. & de l’hébreu en latin, par Paravicius.

Alcasar (Louis de), jésuite, a fait un ouvrage sur l’apocalypse, qui passe pour un des meilleurs des catholiques romains ; il est intitulé, Vestigatio arcani sensûs in Apocalypsi, & il a été imprimé plusieurs fois de suite, savoir à Anvers en 1604, 1611, & 1619. & à Lyon, en 1616, in fol. L’auteur prétend que l’apocalypse est accomplie jusqu’au vingtieme chapitre, & ne fait aucune difficulté d’abandonner dans son explication, les peres de l’église. Il mourut dans sa patrie en 1613, âgé de 60 ans.

Antonio (Nicolas), chevalier de l’ordre de S. Jacques, & chanoine de Séville, a fait honneur à son pays, par sa bibliothèque des écrivains espagnols, qu’il mit au jour à Rome en 1672, en 2 vol. in-fol. Elle a été réimprimée dans la même ville, en 1696, au frais du cardinal d’Aguirre ; c’est un très-bon livre en son genre, avec une préface pleine de jugement. L’auteur mourut en 1684, à 67 ans. On lui doit encore un livre d’érudition : De exilio, sive de poenâ exulii, exulumque conditione, & juribus, Antuerpiæ 1659, in-fol.

Casas (Barthelemi de las), évêque de Chiapa, suivit à 19 ans son pere, qui passa en Amérique avec Colomb, en 1493. Il employa cinquante ans sans succès à tâcher de persuader aux Espagnols qu’ils devoient traiter les Indiens avec douceur, avec desintéressement, & leur montrer l’exemple des vertus. De retour en Espagne, en 1551, à cause de la foiblesse de sa santé, il se démit de son évêché, & mourut à Madrid en 1566, à 92 ans. On a de lui une relation intéressante, de la destruction des Indes par les barbaries des Espagnols. Cette relation parut à Séville en espagnol, en 1552 ; en latin à Francfort, en 1598 ; en italien à Venise, en 1643 ; & en francois à Paris, en 1697. C’est un ouvrage qui respire la bonté du cœur, la vertu, & la vraie piété ; on a encore de ce digne & savant homme, un livre latin, curieux & rare, imprimé à Tubinge en 1625, sur cette question : « si les rois ou les princes peuvent en conscience, par quelque droit ou quelque titre, aliéner leurs sujets de la couronne, & les soumettre à la domination de quelqu’autre seigneur particulier ». Voyez sur ce sujet la Bibl. ecclés. de M. Dupin, xvj siecle.

Cervantes Saavedra (Miguel de), auteur de don Quichotte, naquit à Seville, en 1549, selon Nicolas Antonio. Il avoit tant de passion pour s’instruire, qu’il dit : « je suis curieux jusqu’à ramasser les moindres morceaux de papier par les rues ». Mais il fit son étude particuliere des ouvrages d’esprit, tant en vers qu’en prose, & sur-tout de ceux des auteurs espagnols & italiens. On voit qu’il étoit fort versé en ce qui a du rapport à cette sorte de livres, par le plaisant & curieux inventaire de la bibliotheque de don Quichotte, par les fréquentes allusions aux romans, par le jugement fin qu’il porte de tant de poëtes, & par son voyage du parnasse.

Il passa en Italie pour prendre le parti des armes, & servit plusieurs années sous Marc-Antoine Colonne. Il se trouva à la bataille de Lépante, en 1571, & y perdit la main gauche d’un coup d’arquebuse ; ou du moins en fut-il si fort estropié, qu’il ne put plus s’en servir. Peu de tems après, il fut pris par les Maures, & mené à Alger, où il demeura plus de 5 ans prisonnier. De retour en Espagne, il composa plusieurs comédies, qui eurent une approbation générale, tant parce qu’elles étoient supérieures à celles qu’on avoit vues jusqu’alors, qu’à cause des décorations, qui étoient toutes de son invention, & qui parurent très bien entendues. Les principales de ses comédies, étoient les coutumes d’Alger, Numancia, & la bataille navale. Cervantes traita le premier & le dernier de ces sujets en témoin oculaire. Il fit aussi quelques tragédies qu’on applaudit.

En 1584 il publia sa Galatée, qui fut très-accueillie. Il prouva par cet ouvrage la beauté de son esprit dans l’invention, la fertilité de son imagination dans la variété des descriptions, son adresse à dénouer les intrigues, & son habileté dans le choix des expressions propres au sujet qu’il traitoit. On estima sur-tout la modestie avec laquelle il parloit de l’amour. On ne critiqua que la multiplicité des épisodes, qui quoiqu’amenés avec beaucoup d’art, empêchent de suivre le fil de la narration, & l’interrompent trop souvent par de nouveaux incidens. Cervantes sentit bien lui-même ce défaut, & il en fait presque l’aveu, quand il introduit le curé Pérez, gradué à Siguenza, & maître Nicolas le Barbier, disant : « Celui-là que voilà tout-auprès du recueil de chanson de Lopès de Moldonado, comment s’appelle-t-il, dit le curé ? C’est la Galatée de Michel de Cervantes, répondit maître Nicolas. Il y a long-tems que cet auteur est de mes meilleurs amis, reprit le curé, & je sai qu’il est plus malheureux encore que poëte. Son livre a de l’invention ; il promet assez, mais il n’acheve rien. Il faut attendre la seconde partie qu’il fait espérer ; peut-être qu’il réussira mieux, & qu’il méritera qu’on fasse grace à la premiere : compere gardez-la ». La seconde partie, quoique souvent promise, n’a jamais paru.

Ce joli passage est, comme on sait, dans don Quichotte, ouvrage incomparable par la beauté du style, par la justesse de l’esprit, la finesse du goût, la délicatesse des pensées, le choix des incidens, & la plaisanterie fine qui y regne d’un bout à l’autre. Don Quichotte nous offre en sa personne un fou vraiment héros, qui s’imaginant que quantité de choses qu’il voit, ressemblent aux avantures qu’il a lues, s’engage à des entreprises glorieuses dans son opinion, & folles dans celles des autres. On voit en même tems ce même héros-chevalier, raisonner fort sagement quand il n’est pas dans ses accès de folie. La simplicité de Sancho Pança est d’un comique qui n’ennuie personne. Il parle toujours comme il doit parler, & agit toujours conséquemment.

Pour que l’histoire d’un chevalier errant ne fatiguât pas le lecteur par la répétition tédieuse d’avantures d’une même espece, ce qui ne pouvoit manquer d’arriver, s’il n’avoit été question que de rencontres extravagantes ; Cervantes a fait entrer dans son roman divers épisodes, dont les incidens sont toujours nouveaux & vraissemblables. Tous ces épisodes, hormis deux, savoir, l’histoire de l’esclave, & la nouvelle du curieux impertinent, sont enchâssés dans la fable même, ce qui est un grand art. Le style est approprié au caractere des personnages & des sujets. Il est pur, doux, naturel, juste & si correct, qu’il y a peu d’auteurs espagnols qui puissent aller du pair avec Cervantes à cet égard. Il en a poussé si loin l’étude, qu’il emploie de vieux mots pour mieux exprimer de vieilles choses. Enfin, les raisonnemens sont pleins d’esprit, le nœud est habilement caché, & le dénouement heureux.

La premiere partie de don Quichotte parut à Madrid en 1605, in-4°. & est dédiée au duc de Bejar, de la protection duquel l’auteur se félicite dans des vers qu’il attribue à Urgande la déconnue, & qui sont à la tête du livre. La seconde partie de l’ouvrage ne parut qu’en 1615. Le débit du livre fut tel, qu’avant que l’auteur eût donné cette seconde partie, il fait dire au bachelier Samson Carasco : « A l’heure qu’il est, je crois qu’on en a imprimé plus de douze mille à Lisbonne, à Barcelonne & à Valence, & je ne fais point de doute qu’on ne le traduise en toutes sortes de langues ». Cette prédiction s’est si bien vérifiée, qu’il faudroit un volume pour entrer dans le détail de ses différentes éditions & traductions. Tous les plus célebres artistes, peintres, graveurs, sculpteurs, dessinateurs en tapisseries de haute & basse-lisse, ont travaillé à l’envi à représenter les avantures de don Quichotte, & c’est ce que nous avons de plus amusant.

Dès que cet ouvrage parut en Espagne, on lui fit un accueil qui n’avoit point eu d’exemple ; car il fut universel, chez les grands, le militaire, & les gens de lettres. Un jour que Philippe III. étoit sur un balcon du palais de Madrid, il apperçut un étudiant sur le bord du Mançanarès, qui, en lisant, quittoit de tems en tems sa lecture, & se frappoit le front avec des marques extraordinaires de plaisir : « cet homme est fou, dit le roi aux courtisans qui étoient auprès de lui, ou bien il lit don Quichotte ». Le prince avoit raison, c’étoit effectivement là le livre que l’étudiant lisoit avec tant de joie.

En 1614, Cervantes fit imprimer son voyage du Parnasse, qui n’est point un éloge des poëtes espagnols de son tems, mais une satyre ingénieuse, comme celle de César Caporali, qui porte le même titre, en est une des poëtes italiens.

En 1615 il publia quelques comédies & farces nouvelles, les unes en vers, les autres en prose. Il y joignit une préface très-curieuse sur l’origine & les progrès du dramatique espagnol ; cependant les comédiens ne jouerent point les nouvelles pieces de l’auteur, & c’est lui même qui nous l’apprend avec sa naïveté ordinaire.

« Il y a, dit-il, quelques années qu’étant revenu à mes anciens amusemens, & m’imaginant que les choses étoient encore sur le même pié, que du tems que mon nom faisoit du bruit ; je me mis de nouveau à composer quelques pieces pour le théâtre ; mais les oiseaux étoient dénichés ; je veux dire. que je ne trouvai plus de comédiens qui me les demandassent. Je les condamnai donc à demeurer dans l’obscurité. Dans le même tems, un libraire m’assura qu’il me les auroit achetées, si un célebre comédien ne lui avoit dit, que l’on pouvoit espérer que ma prose réussiroit, mais non pas mes vers. Alors, je me dis à moi-même, ou je suis bien déchu, ou les tems sont devenus meilleurs, quoique cela soit contraire au sentiment commun, selon lequel on fait toujours l’éloge des tems passés. Je revis cependant mes comédies, & je n’en trouvai aucune assez mauvaise, pour qu’elle ne pût appeller de la décision de ce comédien, au jugement d’autres acteurs moins difficiles. Dans cette idée, je les donnai à un libraire qui les imprima. Il m’en offrit une somme raisonnable, & je pris son argent. Je souhaiterois qu’elles fussent excellentes ; du moins j’espere qu’elles seront passables. Vous verrez bien-tôt, cher lecteur, ce que c’est ; si vous y trouvez du bon, & que vous rencontriez mon comédien de mauvaise humeur, priez-le de ma part de n’être pas si prompt à faire injure aux gens ; qu’il examine murement mes pieces, il n’y trouvera ni ridicule, ni pauvreté ; leur défauts sont cachés ; la versification est sortable au comique ; & le langage convient aux personnages qui y paroissent. Si tout cela ne le contente pas, je lui recommande une piece à laquelle je travaille, intitulée l’abus de juger sur l’étiquette, qui, si je ne me trompe, ne peut manquer de plaire. En attendant, Dieu lui donne la santé, & à moi de la patience ».

Il se divertit encore à composer quelques histoirietes, qu’il publia sous le titre de novelas exemplares, & qu’il dédia au seigneur de Lemos. « Votre excellence, lui marque-t-il, saura que je lui envoie douze contes ; quoique je ne sois pas dans le goût d’en débiter, néanmoins, j’oserois les mettre au nombre des meilleurs, si ce n’étoit pas mon ouvrage ».

Il parle ainsi dans sa préface : « Je vous avertis, gratieux lecteur, que vous ne trouverez rien ici, dont on puisse abuser ; j’intitule mes nouvelles, exemplaires, parce que, si vous y prenez garde, il n’en est aucune qui n’offre quelque exemple utile. J’ai eu dessein d’amuser sans danger, & les amusemens innocens sont, à coup sûr, légitimes. On ne peut pas toujours être occupé de la priere, de la méditation, ou des affaires : il faut des tems de récréation pour délasser l’esprit, & réparer ses forces ; c’est dans cette vue qu’on a des bois, des fontaines & des jardins cultivés. La lecture que je vous offre, ne peut exciter de passion criminelle. Il ne convient pas à un homme de mon âge, qui touche à sa soixante-quatrieme année, de badiner avec l’autre vie.

» Comme j’ai fait cet ouvrage par goût, je n’ai rien négligé pour le mettre en état de plaire, & j’ai quelque gloire à dire, que je suis le premier qui aie écrit des contes originaux en espagnol ; ils sont tous tirés de mon fonds, & il n’en est aucun imité ni puisé dans d’autres écrivains. Mon imagination les a enfantés, ma plume les a mis sur le papier, & l’impression va les faire croître ».

Il y avoit long-tems que Cervantes s’occupoit à un autre livre d’imagination, intitulé les travaux de Persile & Sigismonde, qu’il finit immédiatement avant sa mort, arrivée en 1616. Il étoit alors attaqué d’une maladie qui ne l’empêcha pas d’écrire ce roman, & les petites anecdotes qui s’y rapportoient. Comme nous n’avons point d’autre historien que lui-même, & qu’il raconte tout avec grace : voyons ce qu’il nous dit à ce sujet. Il s’exprime en ces termes.

« Il arriva, mon cher lecteur, que comme je venois avec deux de mes amis de la fameuse ville d’Esquivias, je dis fameuse par mille endroits ; premierement par ses familles illustres ; en second lieu, par ses excellens vins, & ainsi du reste ; j’entendis quelqu’un galoper derriere nous, comme pour nous attraper, à ce qu’il me paroissoit ; & ce cavalier ne nous permit pas d’en douter, nous ayant crié de n’aller pas si vîte. Nous l’attendîmes donc, & nous vîmes approcher monté sur une ânesse un étudiant gris (j’entends qu’il étoit tout habillé de gris) : il avoit des botines semblables à celles que portent les moissonneurs, pour empêcher le blé de leur piquer les jambes ; des souliers ronds, une épée & un collet noir, que le mouvement de sa monture faisoit souvent tourner de côté & d’autre, quelque peine qu’il se donnât à le mettre droit. Vos seigneuries, nous dit-il, vont apparemment solliciter quelque emploi ou bénéfice à la cour ; sans doute que son éminence est à Tolede, ou du moins le roi, puisque vous allez si vîte. Franchement j’ai eu bien de la peine à vous atteindre, quoique mon âne ait plus d’une fois passé pour un bon coureur. A ce discours un de mes compagnons répondit ; le cheval du seigneur Cervantes en est la cause, c’est un drôle qui n’aime pas à aller doucement.

» A peine mon homme eut-il entendu le nom de Cervantes, qu’il sauta à bas de sa monture, en faisant tomber son coussin d’un côté, & son portemanteau de l’autre (car il avoit tout cet équipage avec lui) ; il vint à moi, & me prenant par la main gauche ; oui, oui, dit-il, c’est ici le fameux, le divertissant écrivain, le favori des muses ! Me voyant complimenter si magnifiquement, je jugeai qu’il y auroit de l’impolitesse à ne pas lui témoigner quelque reconnoissance de ses louanges ; je l’embrassai (& lui fis tourner son collet par mon accolade), & je l’assurai qu’il étoit dans la même erreur sur mon sujet, que d’autres personnes, qui me vouloient du bien. Je suis, lui dis-je, Cervantes, il est vrai, mais non le favori des muses, ni rien de tout ce que vous m’avez dit de beau. Ayez donc la bonté, mon cher monsieur, de remonter sur votre bête, & continuons notre voyage, en nous tenant compagnie. Mon étudiant bien élevé, obéit.

« Nous rallentîmes notre pas, & nous marchâmes bien doucement ensemble. On parla de mon mal, & mon homme me prononça bien-tôt mon arrêt, en me disant que j’avois gagné une hydropisie, & que toute l’eau de la mer, fût-elle douce, ne pourroit me désalterer. C’est pourquoi, seigneur, Cervantes, ajoute-t-il, vous devez vous abstenir de boire, mais n’oubliez pas de manger ; cela seul vous guérira sans la moindre médecine. D’autres m’en ont dit autant, lui répliquai-je, mais je ne puis m’empêcher de boire, tout comme si je n’étois né que pour boire. Ma vie tend à sa fin, & par l’examen journalier de mon pouls, je trouve que Dimanche prochain, au plus tard, il achevera sa besogne, & moi ma course. Vous êtes arrivé encore à point pour me connoître, mais je n’aurai pas le tems de vous prouver combien je suis sensible à vos obligeans procédés.

« En discourant ainsi, nous gagnâmes le pont de Tolede, que j’enfilai, comme lui celui de Ségovie. Ce qu’on dira de mon avanture, c’est l’affaire de la renommée ; mes amis peuvent avoir envie de la raconter, & j’en aurai une plus grande de l’éntendre. Je retournai sur mes pas, pour embrasser encore une fois mon étudiant, & il en fit autant de son côté. Ensuite il donna des deux à sa monture, & me laissa aussi malade sur mon cheval, qu’il étoit mal monté sur son ânesse, au sujet de laquelle ma plume vouloit faire encore quelque plaisanterie : mais adieu mes bons amis ; car je m’en vais mourir ; & j’espere de vous revoir avant qu’il soit long-tems dans l’autre monde, aussi heureux que vous le pouvez désirer ».

Voilà donc Cervantes sur le bord du tombeau. L’hydropisie augmenta, & son mal épuisa ses forces. Mais plus son corps s’affoiblissoit, plus il s’attachoit à fortifier son esprit. Ayant reçu l’Extrème-Onction, il attendit la mort avec tranquillité ; & ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’il ne pouvoit s’empêcher de dire ou d’écrire quelque chose de plaisant, à mesure que des idées riantes lui en venoit dans l’esprit. En effet, après avoir reçu les sacremens le 18 Avril 1616, il dicta le lendemain la dédicace de ses travaux de Persile & Sigismonde, adressée, comme je l’ai dit, au comte de Lémos, & conçue en ces termes :

« Il y a une vieille balade, qui étoit jadis fort en vogue, & qui commençoit, avec un pié sur l’étrier. Je souhaiterois qu’elle ne convînt pas si parfaitement à cette épître, car je puis dire à-peu-près de même, avec un pié sur l’étrier. En partant pour les sombres régions, je prends le courage d’écrire cette épître, & je salue monseigneur avec ce dernier soupir. Hier on me donna l’Extrême-Onction, & aujourd’hui j’écris ceci. Le tems est court, le mal croît, l’espérance diminue ; cependant il me semble que je voudrois vivre un peu plus longtems, moins pour l’amour de la vie, que pour avoir encore une fois le plaisir de voir votre excellence saine & sauve en Espagne, & il ne seroit point impossible que ce plaisir ne me rendît la santé. Mais s’il est arrêté que je doive mourir, la volonté du ciel soit faite ; cependant votre excellence me permettra de l’informer de mes desirs, & de l’assurer qu’elle a en moi un serviteur si zélé, qu’il iroit même au-delà du trépas pour vous servir, si son pouvoir égaloit la sincérité de ses sentimens.

« Je n’ai pas laissé que de me réjouir prophétiquement du retour de votre grandeur en Espagne ; mon cœur s’épanouissoit de joie, quand je me représentois tout le monde vous montrant du doigt, & criant : voilà le comte de Lémos ! Mes esprits se raniment, en voyant mes espérances accomplies, & vos grandes qualités justifier les idées que j’en avois conçues. Il reste encore chez moi quelques lueurs de la meche du jardin ; & si par un heureux hasard, ou plutôt par un miracle, le ciel me conservoit la vie, votre excellence verra la seconde partie de la Galatée, que je lui consacrois. Agréez mes vœux pour votre conservation, &c. A Madrid, le 19 Avril 1616 ».

Il finit ses jours peu de tems après, & ne vit point l’impression de son livre, dont le privilege fut accordé le 24 Septembre 1616, à Catherine de Salazar sa veuve. L’histoire de Persile & Sigismonde, & les contes ou novelas examplares, ont été traduits en françois, & ne sont pas inconnus aux gens qui aiment ces sortes de productions. La vie de l’auteur a été donnée par don Grégorio Mayans Esiscar, bibliothécaire du roi d’Espagne. Elle est à la téte de l’édition espagnole de don Quichotte, imprimée à Londres en 1738, in-4°.

J’ai dit, au commencement de cet article, sur l’autorité de Nicolas Antonio, que Cervantes naquit à Séville ; cependant l’auteur de sa vie, que je viens de citer, estime qu’il étoit né à Madrid, & il appuie son sentiment sur ce que Cervantes s’adresse à cette ville, en prenant congé d’elle dans son voyage du Parnasse, en ces termes :

« Me tournant ensuite vers ma pauvre cabane, adieu, lui dis-je, & toi, Madrid, adieu ; adieu Fontaines, Prado, & vous campagnes où coule le nectar & degoûte l’ambroisie ; adieu aimables & douces sociétés, où les malheureux oublient pour un tems leurs peines. Adieu charmant & romanesque séjour, où deux géans qui avoient entrepris d’escalader le ciel, frappés de la foudre, maudissent leur chûte, & sont renfermés dans les sombres prisons de la terre. Adieu théâtres, dont nous avons banni le sens commun, pour y faire régner la bouffonnerie. Adieu belle & vaste promenade de Saint-Philippe, où l’on discute les intérêts des puissances, où les nouvelles se débitent, & font l’unique sujet des conversations, où l’on examine si le croissant brille ou pâlit, si le lion aîlé (Venise) triomphe ou succombe. Adieu pâle famine ; je quitte aujourd’hui mon pays, pour éviter le triste sort de mourir à ta porte, si je demeurois plus longtems ici ».

Nicolas Antonio répond que par ces mots mon pays, on peut entendre toute l’Espagne ; que d’ailleurs, 1°. ce qui semble favoriser son opinion, c’est que Cervantes dit, dans la préface de ses comédies, qu’étant petit garçon il avoit vu à Séville Lupus de Rueda, un des plus célebres comiques espagnols. 2°. Que les surnoms que porte Cervantes, sont ceux de familles illustres de Séville, & non de Madrid.

Quoi qu’il en soit, il est constant que Cervantes étoit bien mal logé à Madrid ; c’est ce qui paroît par la maniere dont il finit sa relation du voyage du Parnasse. Plein de souci, dit-il, je cherchai mon ancienne obscure retraite. Il n’avoit pas à sa mort dans cette ville un meilleur domicile. On admiroit ses ouvrages, & personne ne lui donna du pain ; il mourut dans l’indigence, à la honte de sa nation ; mais son nom ne mourra jamais.

J’ai trop amusé les gens qui goûtent les écrits de cet aimable écrivain, pour leur faire des excuses sur la longueur de son article, & je plains ceux qui n’aiment pas à la folie l’auteur de don Quichotte. Mais je passe à deux ou trois autres hommes de lettres nés à Séville, & je serai très-court sur leur compte.

Fox de Morzillo (Sébastien), en latin Sebastianus Foxus Morzillus, est du nombre des enfans devenus célebres par leur génie & par leurs études. Il naquit en 1628. Philippe II. nomma pour précepteur de Dom Carlos, Morzillus, qui étoit alors à Louvain ; il s’embarqua dans les Pays-Bas pour être plutôt auprès du jeune prince. Il fit naufrage, & périt à la fleur de sa vie. Il a publié avant l’âge de 25 ans, 1°. un commentaire latin in Platonis Timœum. 2°. De conscribendâ historiâ, libellus. 3°. De regno, & regis institutione, libri tres, &c.

Monardés (Nicolas), médecin, florissoit au xvj siecle, & mourut en 1578. Il se fit une granderéputation par la pratique de son art, & par les ouvrages qu’il mit au jour. 1°. De secandà venâ in pleuritide, Hispali, 1539, in-4°. 2°. De rosis, malis citris, aurantiis, & limoniis, Antuerpiæ, 1565, in-4°. 3°. De las drogas de las Indias, à Séville, 1574, in4°. Ce dernier livre a été traduit en anglois & en françois par Antoine Colin.

Pineda (Jean), théologien, entra dans la société des jésuites en 1572, & mourut en 1637 âgé de 80 ans. Ses commentaires latins sur Job & sur l’Ecclésiaste, forment quatre volumes in-fol. (Le chevalier de Jaucourt.)

Séville, (Géog. mod.) ville de l’Amérique septentrionale, vers le bout occidental de l’île de la Jamaïque, assez près de la mer, avec un port. Long. 299. 38. latit. 18. 42. (D. J.)