L’Encyclopédie/1re édition/SYNCRÉTISTES

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SYNCRÉTISTES, HÉNOTIQUES, ou CONCILIATEURS, s. m. (Hist. de la Philos.) ceux-ci connurent bien les défauts de la philosophie sectaire ; ils virent toutes les écoles soulevées les unes contre les autres ; ils s’établirent entre elles en qualité de pacificateurs ; & empruntant de tous les systèmes les principes qui leur convenoient, les adoptant sans examen, & compilant ensemble les propositions les plus opposées, ils appellerent cela former un corps de doctrine, où l’on n’appercevoit qu’une chose ; c’est que dans le dessein de rapprocher des opinions contradictoires, ils les avoient défigurées & obscurcies ; & qu’au lieu d’établir la paix entre les Philosophes, il n’y en avoit aucun qui pût s’accommoder de leur tempérament, & qui ne dût s’élever contre eux.

Il ne faut pas confondre les Syncrétistes avec les Eclectiques : ceux-ci, sans s’attacher à personne, ramenant les opinions à la discussion la plus rigoureuse, ne recevoient d’un système que les propositions qui leur sembloient réductibles à des notions évidentes par elles-mêmes. Les Syncrétistes au contraire ne discutoient rien en soi-même ; ils ne cherchoient point à découvrir si une assertion étoit vraie ou fausse ; mais ils s’occupoient seulement des moyens de concilier des assertions diverses, sans aucun égard ou à leur fausseté, ou à leur vérité.

Ce n’étoit pas qu’ils ne crussent qu’il convenoit de tolérer tous les systèmes, parce qu’il n’y en avoit aucun qui n’offrît quelque vérité ; que cette exclusion qui nous fait rejetter une idée, parce qu’elle est de telle ou de telle école, & non parce qu’elle est contraire à la nature ou à l’expérience, marquoit de la prévention, de la servitude, de la petitesse d’esprit, & qu’elle étoit indigne d’un philosophe ; qu’il est si facile de se tromper, qu’on ne peut être trop reservé dans ses jugemens ; que les philosophes qui se disputent avec le plus d’acharnement, seroient souvent d’accord, s’ils se donnoient le tems de s’entendre ; qu’il ne s’agit le plus ordinairement que d’expliquer les mots, pour faire sortir ou la diversité ou l’identité de deux propositions ; qu’il est ridicule d’imaginer qu’on a toute la sagesse de son côté ; qu’il faut aimer, plaindre & servir ceux mêmes qui sont dans l’erreur, & qu’il étoit honteux que la différence des sentimens fût aussi souvent une source de haine.

Ce n’étoit pas non plus qu’ils s’en tinssent à comparer les systèmes, & à montrer ce qu’ils avoient de commun ou de particulier, sans rien prononcer sur le fond.

Le syncrétiste étoit entre les Philosophes, ce que seroit entre des hommes qui disputent, un arbitre captieux qui les tromperoit & qui établiroit entre eux une fausse paix.

Le Syncrétisme paroîtra si bisarre sous ce coup d’œil, qu’on n’imaginera pas comment il a pu naître, à-moins qu’on ne remonte à l’origine de quelque secte particuliere, qui ayant intérêt à attirer dans son sein des hommes divisés par une infinité d’opinions contradictoires, & à établir entre eux la concorde, lorsqu’ils y avoient été reçus, se trouvoit contrainte tantôt à plier ses dogmes aux leurs, tantôt à pallier l’opposition qu’il y avoit entre leurs opinions & les siennes, ou entre leurs propres opinions.

Que fait alors le prétendu pacificateur ? Il change l’acception des termes ; il écarte adroitement une idée ; il en substitue une autre à sa place ; il fait à celui-ci une question vague ; à celui-là une question plus vague encore ; il empêche qu’on n’approfondisse ; il demande à l’un, croyez-vous cela ? à l’autre, n’est-ce pas là votre avis ? Il dit à un troisieme, ce sentiment que vous soutenez n’a rien de contraire à celui que je vous propose ; il arrange sa formule de maniere que son dogme y soit à peu-près, & que tous ceux à qui il la propose à souscrire, y voyent le leur ; on souscrit ; on prend un nom commun, & l’on s’en retourne content.

Que fait encore le pacificateur ? Il conçoit bien que si ces gens viennent une fois à s’expliquer, ils ne tarderont pas à réclamer contre un consentement qu’on leur a surpris. Pour prévenir cet inconvénient, il faut imposer silence ; mais il est impossible qu’on soit long-tems obéi. La circonstance la plus favorable pour le syncrétiste, c’est que le parti qu’il a formé soit menacé ; le danger réunira contre un ennemi commun ; chacun employera contre lui les armes qui lui sont propres ; les contradictions commenceront à se développer ; mais on ne les appercevra point, ou on les négligera ; on sera tout à l’intérêt général. Mais le danger passé, & l’ennemi commun terrassé, qu’arrivera-t-il ? C’est qu’on s’interrogera ; on examinera les opinions qu’on a avancées dans la grande querelle ; on reconnoîtra que, compris tous sous une dénomination commune, on n’en étoit pas moins divisés de sentimens ; chacun prétendra que le sien est le seul qui soit conforme à la formule souscrite ; on écrira les uns contre les autres ; on s’injuriera ; on se haïra ; on s’anathématisera réciproquement ; on se persécutera, & le pacificateur ne verra de ressource, au milieu de ces troubles, qu’à éloigner de lui une partie de ceux qu’il avoit enrôlés, afin de se conserver le reste.

Mais à qui donnera-t-il la préférence ? il a ses propres sentimens, qui pour l’ordinaire sont très-absurdes. Mais rien ne quadre mieux à une absurdité qu’une absurdité ; ainsi on peut, avant sa décision, prononcer, que ceux qui soutiennent des opinions à-peu-près sensées, seront séparés de sa communion. Son systême en sera plus ridicule ; mais il en sera plus un : ce sera une déraison bien continue & bien enchaînée.

Il y a des Syncrétistes en tout tems, & chez tous les peuples. Il y en a en a eu de toutes sortes. Les uns se sont proposés d’allier les opinions des Philosophes avec les vérités révélées, & de rapprocher certaines sectes du Christianisme. D’autres ont tenté de réconcilier Hippocrate & Galien avec Paracelse & ses disciples en Chimie. D’un autre côté, ils ont proposé un traité de paix aux Stoïciens, aux Epicuriens & aux Aristotéliciens. D’un autre, ils ont tout mis en œuvre pour concilier Platon avec Aristote ; Aristote avec Descartes : nous allons voir avec quel succès.

Il faut mettre au nombre des Syncrétistes tous ces philosophes qui ont essayé de rapporter leurs systêmes cosmologiques à la physiologie de Moïse ; ceux qui ont cherche dans l’Ecriture des autorités sur lesquelles ils pussent appuyer leurs opinions, & que nous appellons théosophes.

Un des Syncrétistes les plus singuliers fut Guillaume Postel. Il publia un ouvrage intitulé Panthéonosie ou Concordance de toutes les opinions qui se sont élevées parmi les Infideles, les Juifs, les Hérétiques & les Catholiques, & parmi les différens membres de chaque église particuliere sur la vérité ou la vraissemblance éternelle. C’est un tissu de paradoxes où le Christianisme & la Philosophie sont mis alternativement à la torture. L’ame du Christ est la premiere créature : c’est l’ame du monde. Il y a deux principes indépendans : l’un bon, l’autre mauvais. Ils constituent ensuite Dieu. Voyez la suite des folies de Postel dans son ouvrage.

En voici un autre qui fait baiser la morale du paganisme & celle des Chrétiens, dans un ouvrage intitulé Osculum sive Consensus ethnicæ & christianæ philosophiæ, Chaldæorum, Ægyptiorum, Persarum, Arabum, Græcorum, &c..... C’est Mutius Pansa.

Augustanus Steuchus Eugubinus s’est montré plus savant & non moins fou dans son traité de perenni philosophiâ. Il corrompt le dogme chrétien ; il altere les sentimens des anciens ; & fermant les yeux sur l’esprit général des opinions, il est perpétuellement occupé à remarquer les petites conformités qu’elles peuvent avoir.

L’ouvrage que Pierre-Daniel Huet a donné sous le titre de Quæstiones alnetanæ de concordia rationis & fidei, mérite à-peu-près les mêmes reproches.

Le Systema philosophiæ gentilis, de Tobie Pfannerus est un fatras de bonnes & de mauvaises choses où l’auteur, perpétuellement trompé par la ressemblance des expressions, en conclut celle des sentimens.

Quels efforts n’a pas fait Juste Lipse pour illustrer le Stoïcisme en le confondant avec la doctrine chrétienne ?

Cette fantaisie a été celle aussi de Thomas de Gataker : André Dacier n’en a pas été exempt.

Il ne faut pas donner le nom de Syncrétiste à Gassendi. Il a démontré à la vérité que la doctrine d’Epicure étoit beaucoup plus saine & plus féconde en vérités qu’on ne l’imaginoit communément ; mais il n’a pas balancé d’avouer qu’elle renversoit toute morale.

Bessarion, Pie, Ficin n’ont pas montré la même impartialité ni le même jugement dans leur attachement à la doctrine de Platon.

Les sectateurs d’Aristote n’ont pas été moins outrés : que n’ont-ils pas vu dans cet auteur !

Et les disciples de Descartes, croient-ils que leur maître eût approuvé qu’on employât des textes de l’Écriture pour défendre ses opinions ? Qu’auroit-il dit à Amerpoel, s’il eût vu son ouvrage intitulé de Carteseo moisante, sive de evidente & facili conciliatione philosophiæ Cartesii, cum historiâ creationis primo capite genezeos per Mosem traditâ ?

Paracelse avoit soulevé contre lui toute la Médecine, en opposant la pharmacie chimique à la pharmacie galénique. Sennert essaya le premier avec quelque succès de pacifier les esprits. Méchlin, George Martin & d’autres se déclarerent ensuite avec plus de hardiesse en faveur des préparations chimiques. De jour en jour elles ont prévalu dans la pratique de la médecine. Cependant on ne peut pas dire qu’aujourd’hui même cette sorte de syncrétisme soit éteint ; il y a encore des médecins & des chirurgiens qui brouillent ces deux pharmacies, & je ne crois pas que ce soit sans un grand inconvénient pour la vie des hommes.

Jean-Baptiste du Hamel travailla beaucoup à montrer l’accord de la philosophie ancienne & moderne. Cet homme étoit instruit, il avoit reçu de la nature un jugement sain ; il naquit à Caen en 1524, il y étudia la philosophie & les humanités. Il vint à Paris où il se livra à la théologie, à la physique & aux mathématiques. Il vécut pendant quelque tems d’une vie assez diverse. Il voyagea en Angleterre & en Allemagne ; & ce ne fut qu’en 1560 qu’il publia son astronomie physique, ouvrage qui fut suivi de son traité des affections des corps, de celui de l’ame humaine, de sa philosophie ancienne & moderne à l’usage des écoles, de son histoire de l’académie des sciences, de sa concordance de la philosophie ancienne & moderne. Dans ce dernier ouvrage, il parcourt tous les systêmes des philosophes anciens, il montre la diversité & la conformité de leurs opinions, il les concilie quand il peut ; il les approuve, ou les refute ; il conclut qu’ils ont vu, mais qu’ils n’ont pas tout vu. Il s’attache d’abord à la philosophie de Platon. Après avoir avec ce philosophe élevé l’esprit à la connoissance de la cause éternelle & premiere des choses ; il parle d’après Aristote des principes des corps ; il examine ensuite le systême d’Epicure ; il expose la doctrine de Descartes, & finit par deux livres qui contiennent les élémens de la chimie, avec quelques expériences relatives à cet art.

On ne peut nier que cet auteur n’ait bien mérité de la philosophie, mais ses ouvrages sont tachés de quelques traces de syncrétisme. Il avoit trop à cœur la réconciliation des anciens & des modernes, pour qu’ils pût exposer la doctrine des premiers avec toute l’exactitude qu’on desireroit. Du Hamel mourut fort âgé, il avoit quatre-vingt-deux ans : on le perdit donc en 1706.

Mais il n’y a point eu de syncrétisme plus ancien & plus géneral que le Platonico-Peripatetico-Stoïcien : Ammonius, Porphire, Themistius, Julien, Proclus, Marin, Origène, Sinesius, Philopones, Psellus, Boëthius, Bessarion, Fran. Pic, Gaza, Patricius, Schalichius, & une infinité de bons esprits en ont été infectés, en Grece, en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, depuis les tems les plus reculés, jusqu’aux nôtres, les uns donnant la palme à Platon, les autres l’arrachant à Platon pour en couronner Aristote ou Zénon, quelques-uns plus équitables la partageant à-peu-près également entr’eux.

Ce syncrétisme divisoit les esprits, & exposoit la philosophie au mépris des gens du-monde ; lorsqu’il sortit de l’école de Ramus & de Mélanchton, une espèce de secte qu’on pouvoit appeller les philosophes mixtes : de ce nombre furent Paulus Friscus, André Libavius, Heizo-Bucherus, Conrad Dutericus, Alstedius, & d’autres entre lesquels il ne faut pas oublier Keckermann.

Mais personne ne tenta la reconciliation d’Aristote avec les philosophes modernes, avec plus de chaleur & de talent que Jean Christophe Sturmius. Il fut d’abord syncrétiste, mais cette maniere de philosopher ne tarda pas à lui déplaire ; il devint Eclectique ; il eut une dispute importante avec Henri Morus, Leibnitz & Schel-hammer sur le principe qui agit dans la nature. Morus y répandoit un esprit immatériel, mais brute ; Leibnitz une force active, propre à chaque molécule, dans laquelle elle s’exerçoit ou tendoit à s’exercer selon des loix méchaniques ; Schel-hammer, le principe d’Aristote.

Leibnitz commença & finit comme Sturmius ; je veux dire qu’il passa du syncrétisme à l’Eclectisme.

Il paroît par ce que nous avons dit de cette secte, qu’elle a peu fait pour le progrès de la philosophie, qu’on lui doit peu de vérités, & qu’il ne s’en est fallu de rien qu’elle ne nous ait engagé dans des disputes sans fin.

Il s’agit bien de concilier un philosophe avec un autre philosophe ; & qu’est-ce que cela nous importe ? Ce qu’il faut savoir, c’est qui est-ce qui a tort ou raison.

Il s’agit bien de savoir si un système de philosophie s’accorde avec l’Ecriture ou non ; & qu’est-ce que cela nous importe ? Ce qu’il faut savoir, c’est s’il est conforme à l’expérience ou non.

Quelle est l’autorité que le philosophe doit avoir pour soi ? celle de la nature, de la raison, de l’observation & de l’expérience.

Il ne doit le sacrifice de ses lumieres à personne, pas même à Dieu, puisque Dieu même nous conduit par l’intelligence des choses qui nous sont connues, à la croyance de celles que nous ne concevons pas.

Tandis que tant d’esprits s’occupoient à concilier Platon avec Aristote, Aristote avec Zénon, les uns & les autres avec Jesus-Christ ou avec Moïse ; le tems se passoit, & la vérité s’arrêtoit.

Depuis que l’éclectisme a prévalu, que sont devenus tous les ouvrages des syncrétistes ? ils sont oubliés.