L’Encyclopédie/1re édition/SYRACUSAE

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SYRACUSÆ, (Géog. anc.) ville de Sicile, sur la côte orientale de l’île dans le val de Noto. Cette ville autrefois très-grande & très-puissante, & la capitale de l’île, est connue de presque tous les auteurs anciens qui la nomment Syracusæ. Quelques-uns cependant écrivent Συρακούσα, Syracusa, & Diodore de Sicile, liv. XIV. est de ce nombre. Elle conserve encore son ancien nom, un peu corrompu ; car les Siciliens l’appellent présentement Saragusa ou Saragosa, & les François Syracuse. Dans les auteurs grecs, les habitans sont nommés Συρακούσιοι, Syracusii ; & Syracusani dans les auteurs latins. Cependant sur les médailles anciennes, on lit Συρακόσιοι, Syracosii, ce qui est un dialecte différent ; & c’est ce qui fait qu’on lit Συρακόσας, Syracosas, dans Pindare, Pythior. oda ij.

L’origine de cette ville est marquée dans Thucydide, qui nous apprend que l’année d’après la fondation de Naxe, dans la même île, Archias, corinthien, l’un des Héraclides, partit de Corinthe, & fonda Syracuse, après avoir chassé les Siciliens de l’île où il la bâtit. Or comme la ville de Naxe ou Naxus, fut bâtie, selon Diodore de Sicile, la premiere année de la onzieme olympiade, & 448 ans après la guerre de Troie, il s’ensuit que l’époque de la fondation de Syracuse, doit être placée à la seconde année de la même olympiade, & à la 448 année depuis la guerre de Troie.

Si nous en croyons Strabon, liv. VI. pag. 269. Archias, averti par l’oracle de Delphes de choisir la santé ou les richesses, préféra les richesses, & passa en Sicile, où il fonda la ville de Syracuse. Aussi, ajoute-t-il, les habitans de cette ville devinrent-ils si opulens, que quand on parloit d’un homme extrèmement riche, on disoit en maniere de proverbe, qu’il ne possédoit pas la dixieme partie du bien d’un habitant de Syracuse. La fertilité du pays & la commodité de ses ports furent, selon le même auteur, les sources de l’accroissement de cette ville, dont les citoyens, quoique soumis eux-mêmes à des tyrans, devenoient les maîtres des autres peuples ; & lorsqu’ils eurent recouvré leur liberté, ils délivrerent les autres nations du joug des barbares : de-là vient que les Syracusains furent tantôt appellés les princes, tantôt les rois, tantôt les tyrans de la Sicile. Plutarque, in Marcello, & Tite-Live, liv. XXV. remarquent qu’après que les Romains, sous la conduite de Marcellus, eurent pris Syracuse, ils y trouverent autant de richesses que dans la ville de Carthage.

On voit dans Cicéron, in Verrem, liv. IV. une magnifique description de la ville & des ports de Syracuse. On vous a souvent rapporté, dit-il, que Syracuse est la plus grande & la plus belle des villes des Grecs ; tout ce qu’on en publie est vrai. Elle est dans une situation également forte & agréable ; on y peut aborder de toutes parts, soit par terre, soit par mer ; elle a des ports comme renfermés dans ses murailles, pour ainsi dire sous ses yeux ; & ces ports qui ont des entrées différentes, ont une issue commune, où ils se joignent ensemble. Par la jonction de ces ports la partie de Syracuse à laquelle on donne le nom d’île, & qui est séparée du reste par un petit bras de mer, y est jointe par un pont, & ne fait qu’un même corps.

Cette ville est si vaste qu’on peut la dire composée de quatre grandes villes, dont l’une est celle que j’ai dit être appellée l’île, qui ceinte de deux ports, s’avance à l’entrée de l’un & de l’autre. On y voit le palais où logeoit le roi Hiéron, & dont se servent les préteurs. Il y a dans cette ville plusieurs temples ; mais deux sur-tout l’emportent sur les autres, savoir celui de Diane & celui de Minerve. A l’extrémité de cette île est une fontaine d’eau douce, appellée Aré- thuse, d’une grandeur surprenante, abondante en poisson, & qui seroit couverte des eaux de la mer sans une muraille ou une digue de pierre qui l’en garantit.

La seconde ville qu’on voit à Syracuse, est celle qu’on nomme Acradina, où il y a une place publique d’une très-grande étendue, de très-beaux portiques, un prytanée très-orné, un très-grand édifice où l’on s’assemble pour traiter des affaires publiques, & un fort beau temple de Jupiter olympien. Les autres parties de la ville sont coupées d’une rue large, qui va d’un bout à l’autre, traversée de diverses autres rues, bordées des maisons des particuliers.

La troisieme ville est celle qu’on nomme Tyche, à cause d’un ancien temple de la Fortune, qu’on y voyoit autrefois. On y trouve un lieu très-vaste pour les exercices du corps, & plusieurs temples : cette partie de Syracuse est très peuplée.

Enfin la quatrieme ville est celle qu’on nomme Néapolis, parce qu’elle a été bâtie la premiere. Au haut de cette ville est un fort grand théâtre : outre cela il y a deux beaux temples, l’un de Cérès, l’autre de Proserpine, & la statue d’Apollon téménite, qui est très-belle & très-grande.

Telle est la description que Cicéron donne de Syracuse. Tite-Live, liv. XXIV. & XXV. en décrit la grandeur, la beauté & la force. Plutarque, in Timoleonte ; Pindare, Pyth. oda ij. Théocrite, idyll. xvj. Silius Italicus, liv. XIV. & Florus, liv. II. c. vj. font l’éloge de cette ville. Ausone, dans son poëme des plus illustres villes de l’empire romain, & Silius Italicus, conviennent avec Cicéron, sur le nombre des villes qui composoient Syracuse : mais Strabon, liv. VI. au lieu de quatre villes, en compte cinq qui étoient, ajoute-t-il, renfermées dans une commune enceinte de 180 stades d’étendue ; Tite-Live, Diodore de Sicile & Plutarque, paroissent être du sentiment de Strabon.

En effet, Plutarque, in Marcello, nomme trois de ces villes ; savoir, Acradina, Tyché & Néapolis ; & dans un autre endroit il en nomme deux autres, qui sont Insula & Epipolæ. Diodore de Sicile, dans le XI. liv. connoît trois de ces villes, Achradina, Insula & Tyché ; dans le XVI. liv. Néapolis & Achradina ; & dans le XIV. liv. Epipolæ : de même que Tite-Live, partie dans le XXIV. liv. partie dans le XXV. nomme Epipolæ, Acradina, Tyché, Néapolis, Nassos, qui est le mot grec qui signifie île, mais prononcé selon le dialecte dorique. On ne peut pas douter après cela que Syracuse n’ait été composée de cinq parties, ou de cinq villes. Lorsque les Athéniens en formerent le siege, elle étoit composée de trois parties, qui sont l’Isle, l’Achradine & Tiqué. Thucydide ne parle que de ces trois parties. On y en ajouta deux autres dans la suite, savoir Néapolis & Epipole.

L’Isle située au midi, étoit appellée Nassos & Ortygia ; elle étoit jointe au continent par un pont. C’est dans cette île qu’on bâtit dans la suite le palais des rois & la citadelle. Cette partie de la ville étoit très importante, parce qu’elle pouvoit rendre ceux qui la possédoient maîtres des deux ports qui l’environnent. C’est pour cela que les Romains, quand ils eurent pris Syracuse, ne permirent plus à aucun syracusain de demeurer dans l’île. Il y avoit dans cette île une fontaine célebre, qu’on nommoit Aréthuse. Les Poëtes, fondés sur des raisons qui sont sans aucune vraissemblance, ont supposé que l’Alphée, fleuve d’Elide dans le Péloponnèse, conduisoit ses eaux à-travers ou sous les flots de la mer, sans jamais s’y mêler jusqu’à la fontaine d’Aréthuse. C’est ce qui a donné lieu à ces vers de Virgile, éclog. x.

Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem,

Sic tibi cum fluctus subterlabêre Sicanos,
Doris amara suam non intermisceat undam.

Acradine, située entierement sur le bord de la mer, & tournée vers l’orient, étoit de tous les quartiers de la ville le plus spacieux, le plus beau & le plus fortifié, selon Strabon, liv. VI. pag. 270.

Tiqué, ainsi appellée du temple de la Fortune, Τύχη, qui ornoit cette partie, s’étendoit le long de l’Achradine au couchant, depuis le septentrion vers le midi. Elle étoit fort habitée ; elle avoit une fameuse porte, nommée Hexapyle, qui conduisoit dans la campagne, & elle étoit située au septentrion de la ville.

Epipole étoit une hauteur hors de la ville, & qui la commandoit. Elle étoit située entre Hexapyle & la pointe d’Euryelle, vers le septentrion & le couchant. Elle étoit en plusieurs endroits fort escarpée, & pour cette raison d’un accès difficile. Lorsque les Athéniens firent le siege de Syracuse, Epipole n’étoit point fermée de murailles ; les Syracusains la gardoient avec un corps de troupes contre les attaques des ennemis. Euryele étoit l’entrée & le passage qui conduisoit à Epipole. Sur la même hauteur d’Epipole étoit un fort, nommé Labdale. Ce ne fut que long-tems après, sous Denys le tyran, qu’Epipole fut environnée de murs, & enfermée dans la ville, dont elle fit une cinquieme partie, mais qui étoit peu habitée. On y en avoit dejà ajouté une quatrieme, appellée Néapolis, c’est-à-dire ville neuve, qui couvroit Tyqué.

La riviere Anape couloit à une petite demi-lieue de la ville. L’espace qui les séparoit étoit une grande prairie, terminée par deux marais ; l’un appellé Syraco, qui avoit donné son nom à la ville, & l’autre Lysimele. Cette riviere alloit se rendre dans le grand port. Près de l’embouchure vers le midi, étoit une espece de château, appellé Olympie, à cause du temple de Jupiter olympien qui y étoit, & où il y avoit de grandes richesses. Il étoit à cinq cens pas de la ville.

Syracuse, comme nous l’avons vu, avoit deux ports tout près l’un de l’autre, & qui n’étoient séparés que par l’île, le grand & le petit, appellés autrement lacus. Selon la description qu’en fait Cicéron, ils étoient l’un & l’autre, environnés des édifices de la ville. Le grand avoit de circuit un peu plus de cinq milles pas, ou de deux lieues.

Ce port avoit un golfe, appellé Dascon. L’entrée du port n’avoit que cinq cens pas de large. Elle étoit fermée d’un côté par la pointe de l’île Ortygie, & de l’autre par la petite île, & par le cap de Plemmyrie, qui étoit commandé par un château de même nom. Au-dessus de l’Achradine étoit un troisieme port nommé le port de Trogile.

Cette ville fut souvent assiégée sans être prise ; mais enfin Marcellus, qui avoit eu la Sicile pour département, réduisit toute cette île sous la puissance du peuple romain, en se rendant maître de Syracuse, qui fut emportée, malgré le génie d’Archimede, qui employoit tout son savoir à défendre sa patrie. On prétend que les richesses qui furent pillées par les Romains au sac de Syracuse, égaloient celles qui furent trouvées bientôt après à Carthage. Il n’y eut que le trésor des rois de Syracuse qui ne fut point pillé par le soldat. Marcellus le réserva pour être porté à Rome dans le trésor public.

On disoit communément que Syracuse produisoit les meilleurs hommes du monde, quand ils se tournoient à la vertu, & les plus méchans, lorsqu’ils s’adonnoient au vice ; quoique portés naturellement à la volupté, les fâcheux accidens qu’ils essuyerent, les remirent dans le devoir. Ils défendirent aux femmes les robes riches, & mêlées de pourpre, à-moins qu’elles ne voulussent se déclarer courtisanes publiques ; & les mêmes lois défendoient aux hommes d’avoir de semblables ornemens, s’ils ne vouloient passer pour gens qui servoient à corrompre les femmes.

Les Syracusains eurent une chanson & une danse particuliere de Minerve cuirassée. A l’égard de leurs funérailles, ce que Plutarque raconte de Dion, qui accompagna le corps d’Héraclide à la sépulture, avec toute l’armée qui le suivit, fait juger que leur coutume étoit d’enterrer les morts ; cependant Diodore de Sicile dit qu’Hozithemis, envoyé par le roi Démétrius, fit brûler le corps d’Agathoclès.

Leurs forces furent bien considérables, puisque Gelon, s’étant fait tyran de Syracuse, vers l’an 260 de Rome, promit aux Grecs de leur fournir un secours de deux cens galeres, de vingt mille hommes, armés de toutes pieces, de deux mille chevaux armés de la même façon, de deux mille soldats armés à la légere, de deux milles archers, & de deux mille tireurs de fronde, avec le blé qui leur seroit nécessaire durant la guerre contre les Perses. Denys eut aussi cinquante gros vaisseaux, avec vingt ou trente mille hommes de pié, & mille chevaux. Denis le jeune, son fils, fut encore plus puissant, puisqu’il eut quatre cens vaisseaux ou galeres, cent mille hommes de pié & dix mille chevaux.

Ils avoient une loi, suivant laquelle ils devoient élire tous les ans un nouveau prêtre de Jupiter ; ils avoient aussi une confrairie de ministres de Cérès & de Proserpine, & il falloit faire un serment solemnel pour en pouvoir être. Celui qui devoit jurer entroit dans le temple des déesses Thesmosphores, Cérès & Proserpine, se revêtoit après quelques sacrifices, de la chape de pourpre de Proserpine, & tenant en sa main une torche ardente, il prétoit le serment. Mais il faut consulter sur l’ancienne Syracuse le cavalier Mirabella. J’ajouterai seulement que cette ville qui avoit un sénat, dont il n’est presque jamais fait mention dans l’histoire, quoiqu’il fût composé de six cens membres, essuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville toujours dans la licence ou dans l’oppression, également travaillée par sa liberté & par sa servitude, recevant toujours l’une & l’autre comme une tempête, & malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangere, avoit dans son sein un peuple immense qui n’eut jamais que cette cruelle alternative, de se donner un tyran, ou de l’être lui-même.

Syracuse soutint la guerre contre les Athéniens, les Carthaginois & les Romains ; mais elle fut soumise par Marcellus, l’an 452 de la fondation de Rome. Ce grand homme sauva les habitans de la fureur du soldat, qui piqué d’une résistance trop opiniâtre, vouloit tout mettre à feu & à sang. Il conserva à cette ville sa liberté, ses privileges & ses lois. Enfin les Syracusains trouverent dans leur vainqueur un protecteur & un patron. Pour lui marquer leur reconnoissance, ils établirent en son honneur une fête qui se célebroit encore du tems de Cicéron, & que cet orateur compare à celle des dieux.

Marcellus au milieu de sa gloire, fut extrémement touché de la mort d’Archimede ; car il avoit expressément ordonné qu’on prît soin de ne lui faire aucun mal. Archimede étoit occupé à quelque démonstration de géométrie pour la défense de sa patrie, dans le tems même qu’elle fut prise. Un soldat brutal étant entré dans sa chambre, & lui ayant demandé son nom, Archimede pour réponse, le pria de ne le point interrompre. Le soldat piqué de cette espece de mépris, le tua sans le connoître.

Ce savant géometre périt ainsi à l’âge de 75 ans, dans la 142e olympiade, l’an de Rome 452, & 212 ans avant J. C. Archimede avoit souhaité que ceux qui prendroient soin de sa sépulture, fissent graver sur son tombeau une sphere & un cylindre, ce qu’ils ne manquerent pas d’exécuter, & ils y ajouterent une inscription en vers de six piés. Son dessein étoit d’apprendre à la postérité, que si parmi ce grand nombre de découvertes qu’il avoit faites en Géométrie, il en estimoit quelqu’une plus que les autres, c’étoit d’avoir trouvé la proportion du cylindre à la sphere qui y est contenue.

Cicéron nous apprend dans ses tusculanes, liv. V. n°. 62-66. que ce monument si remarquable étoit inconnu de son tems à Syracuse. « Lors, dit-il, que j’étois questeur en Sicile, la curiosité me porta à chercher le tombeau d’Archimede. Je le démêlai, malgré les ronces & les épines dont il étoit presque couvert ; & malgré l’ignorance des Syracusains, qui me soutenoient que ma recherche seroit inutile, & qu’ils n’avoient point chez eux ce monument. Cependant je savois par cœur certains vers sénaires que l’on m’avoit donnés pour ceux qui étoient gravés sur ce tombeau, & où il étoit fait mention d’une figure sphérique, & d’un cylindre qui devoient y être. Etant donc un jour hors de la porte qui regarde Agragas (Agrigente), & jettant les yeux avec soin de tous côtés, j’apperçus parmi un grand nombre de tombeaux qui sont dans cet endroit-là, une colonne un peu plus élevée que les ronces qui l’environnoient, & j’y remarquai la figure d’une sphere & d’un cylindre. Aussi-tôt adressant la parole aux principaux de la ville qui étoient avec moi, je leur dis que je croyois voir le tombeau d’Archimede. On envoya sur le champ des hommes qui nettoyerent la place avec des faulx, & nous firent un passage. Nous approchâmes, & nous vîmes l’inscription qui paroissoit encore, quoique la moitié des lignes fût effacée par le tems. Ainsi la plus grande ville de Grece, & qui anciennement avoit été la plus florissante par l’étude des lettres, n’eût pas connu le trésor qu’elle possédoit, si un homme, né dans un pays qu’elle regardoit presque comme barbare, un arpinate, n’eût été lui découvrir le tombeau d’un de ses citoyens, si distingué par la justesse & par la pénétration de son esprit ».

Le peuple de Syracuse, si passionné autrefois pour les sciences, qui avoit fourni au monde des hommes illustres en toute espece de littérature ; ces hommes si amoureux de la belle poésie, que dans la déroute des Athéniens, ils accordoient la vie à celui qui pouvoit leur réciter les vers d’Eurypide ; ces mêmes hommes étoient tombés dans une profonde ignorance, soit par une révolution, qui n’est que trop naturelle aux choses du monde, soit que le changement arrivé plusieurs fois dans le gouvernement en eût apporté dans l’éducation des hommes & dans les manieres de penser. La domination des Romains avoit frappé le dernier coup, & abâtardi les esprits au point qu’ils l’étoient, lorsque Ciceron alla questeur en Sicile.

Le même jour qui met un homme libre aux fers,
Lui ravit la moitié de sa vertu premiere.

Tandis qu’on est obligé à Cicéron de son curieux récit de la découverte du tombeau d’Archimede, on ne lui pardonne pas la maniere méprisante dont on croit qu’il a parlé d’abord du grand mathématicien de Syracuse, immédiatement avant le morceau qu’on vient de lire. L’orateur de Rome voulant opposer à la vie malheureuse de Denys le tyran, le bonheur d’une vie modérée & pleine de sagesse, dit : « je ne comparerai point la vie d’un Platon & d’un Archytas, personnages consommés en doctrine & en vertu, avec la vie de Denys, la plus affreuse, la plus remplie de miseres, & la plus détestable que l’on puisse imaginer. J’aurai recours à un homme de la même ville que lui, un homme obscur, qui a vécu plusieurs années après lui. Je le tirerai de sa poussiere, & je le ferai paroître sur la scène, le compas à la main, cet homme est Archimede, dont j’ai découvert le tombeau » ; & le reste que nous avons d’abord traduit ci-dessus. Ex eadem urbe hominem homuncionem à pulvere & radio excitabo, qui multis annis post fuit, Archimedem.

Je ne puis me persuader que Cicéron, si curieux de découvrir le tombeau d’Archimede, triomphant en quelque maniere d’avoir réussi, & d’avoir fait revivre cet homme si distingué par la pénétration & par la justesse de son esprit, ce sont ses termes : je ne puis, dis-je, me persuader qu’il ait eu dessein de marquer en même tems du mépris pour lui, & qu’il se soit contredit si grossierement. Disons donc que Cicéron fait allusion à l’oubli dans lequel Archimede étoit tombé, jusques-là, que ses propres concitoyens l’ignoroient. Ainsi la pensée de Cicéron est, qu’il ne mettroit pas Denys en parallele avec des hommes célebres étrangers & connus, mais avec un homme obscur en apparence, enseveli dans l’oubli, inconnu dans sa propre patrie, qu’il avoit été obligé d’y déterrer, & qui par cela-même faisoit un contraste plus frappant.

Par ces mots je le tirerai de la poussiere, cette poussiere ne doit pas se prendre dans le sens figuré, mais dans le sens propre ; c’est la poussiere sur laquelle on traçoit des figures de géométrie dans les écoles d’Athènes. Si cette poussiere, pulvis, n’a rien de bas, ce radius, cette baguette qui servoit à y tracer des figures, n’a rien qui le soit non-plus : Descripsit radio totum qui gentibus orbem. C’est cette baguette que Pythagore tient à la main dans un beau revers d’une médaille des Samiens, frappée à l’honneur de l’empereur Commode, & dans une autre, frappée par les mêmes Samiens, en l’honneur d’Herennia Etruscilla, femme de Trajanus Decius.

Il nous reste plusieurs ouvrages d’Archimede, & l’on sait qu’il y en a plusieurs de perdus. Entre les ouvrages qui nous restent, il faut mettre assumptorum, sive lemmatum liber, qu’Abraham Echellensis a traduit de l’arabe, & qui a paru avec les notes de Borelli à Florence, en 1661, in fol. Il y a sous le nom d’Archimede un traité des miroirs ardens, traduit de l’arabe en latin par Antoine Gogava. On a d’ailleurs les ouvrages suivans, qui ne sont pas imprimés : de fractione circuli, en arabe, par Thebit. perspectiva, en arabe. Opera geometrica Archimedis in compendium redacta per Albertum. Bartolocci assure qu’on trouve dans la bibliotheque du Vatican, en hébreu ms. les élemens de mathématique d’Archimede.

On pourroit mettre au rang des ouvrages perdus de ce grand homme, la description des inventions dont il étoit l’auteur, & qu’on peut recueillir des ses écrits, & des autres anciens. Tels sont 1°. περὶ τῆς Στεφάνης, méthode pour découvrir la quantité d’argent mêlé avec l’or dans une couronne ; voyez le récit que Vitruve, l. IX. c. iij. nous a fait de cette découverte. 2°. Une autre invention d’Achimede, le κόχλιον, machine à vis pour vuider l’eau de tous endroits. Diodore de Sicile nous apprend qu’il inventa la roue égyptienne, qui tire l’eau des lieux les plus profonds. 3°. L’helix, machine à plusieurs cordes & poulies, avec laquelle il remua une galere du roi Hiéron. 4°. Le trispaste ou polyspastes, machine pour enlever les fardeaux. 5°. Les machines dont il se servit pour la défense de Syracuse, que Polybe, Tite-Live & Plutarque, ont amplement décrites. 6°. Les miroirs ardens avec lesquels on dit qu’il mit le feu aux galeres des Romains. Voyez les mém. de l’acad. des Sciences. 7° Ses machines pneumatiques, sur lesquelles il écrivit des très-belles choses.

On doit mettre parmi les beaux ouvrages d’Archimede perdus, sa méchanique, son traité de la composition de la sphere, celui de de septangulo in circulo, & ses coniques.

Entre les machines qu’il inventa, les moins connues sont les suivantes ; 1°. une sphere de verre ; 2°. des lanternes qui s’entretenoient d’elles-mêmes ; 3°. un orgue hydraulique ; 4°. une machine composée de 14 petites lames d’ivoire, qui servoit à aider la mémoire, & qui étoit amusante par la variété des figures. Tant d’ouvrages & d’inventions prouvent assez qu’Archimede étoit un des plus grands génies qui ait paru dans le monde. Fabricius vous indiquera les diverses éditions de ses œuvres.

Mais Archimede n’est pas le seul homme célebre dont Syracuse soit la patrie ; Epicharme, poëte philosophe ; Lysias, orateur ; Moschus, poëte lyrique ; Théocrite, poëte bucolique, & Philiste, historien, naquirent dans cette ville.

Epicharme vivoit, selon l’opinion la plus commune, vers l’année 300 de Rome ; cependant Aristote, dans sa poétique, le vieillit d’un siecle de plus, à quoi se rapporte aussi l’opinion de Suidas. On le sait auteur de 35 ou 55 comédies, qui ont toutes péri ; mais Horace nous a conservé la mémoire du caractere de ses pieces, en louant Plaute de l’avoir imité dans une des qualités qu’il possédoit ; cette qualité est de n’avoir jamais perdu son sujet de vue, & d’avoir toujours suivi régulierement le fil de l’intrigue.

Plautus ad exemplar Siculi properare Epicharmi.

Pline, l. VII. c. lvj. observe qu’Aristote croyoit que le même Epicharme avoit ajouté deux lettres à l’alphabet grec, le Θ & le Χ ; invention que d’autres attribuent à Palamede. Non seulement Epicharme fut un des premiers poëtes de son tems pour la comédie ; mais Platon fit tant de cas de ses ouvrages philosophiques, qu’il jugea à-propos de s’en approprier divers morceaux.

Lysias vit la lumiere 455 ans avant J. C. & fut mené à Athènes par Céphales son pere, qui l’y fit élever avec soin. Lysias en profita, & s’acquit une réputation extraordinaire pas ses harangues & par ses ouvrages. Il savoit par un heureux choix de mots propres, & par son adresse à les arranger, répandre sur tout ce qu’il écrivoit, un air de noblesse & de dignité. Il excelloit à peindre les mœurs, à donner à ses personnages les caracteres qui leur convenoient, & à dire tout avec une grace infinie ; c’est le jugement qu’en portent Denys d’Halicarnasse, Cicéron, Plutarque & Longin. Cet aimable orateur mourut dans une extrème vieillesse, 374 ans avant J. C. Il nous reste de lui trente-quatre harangues, qui sont écrites en grec, avec une élégance, une pureté de style, & une douceur inexprimables. La meilleure édition des œuvres de Lysias, est celle d’Angleterre, in-4°.

Moschus vivoit du tems de Ptolomée Philométor, & se rendit célebre en Sicile, tandis que Bion son maître, brilloit à Smyrne en Ionie. Les fragmens qui nous restent de leurs œuvres, ont paru deux fois dans le siecle passé, à Cambrigde, savoir en 1652 & 1661, in-8°. Moschus mit dans ses idylles plus de choix & plus d’esprit que Théocrite. Son idylle sur l’enlévement d’Europe, est extrèmement brillante : il en a fait d’autres qui sont courtes & pleines de finesse. En voici une du nombre des jolies, d’après la traduction de M. Chevreau, en vers françois.

Pour Echo le dieu Pan soupire,
Echo brûle pour un Satyre,

Que les yeux de Lydas consument jour & nuit ;
Et dans le feu qui les dévore,
Chacun hait l’objet qui le suit,
Autant qu’il est haï de l’objet qu’il adore.
Toi qui des feux d’Amour sens ton cœur enflammé,
Pour éviter ce mal extrème,
Aime toujours l’objet qui t’aime,
Et n’aime point celui dont tu n’es point aimé.

Théocrite précéda Moschus. Nous avons déjà beaucoup parlé de cet aimable poëte bucolique aux mots Églogue, Idylle, Poésie, Pastorale, &c.

Il vivoit à la cour d’Egypte du tems de Ptolomée Philadelphe, vers la cent-trentieme olympiade. La meilleure édition de ses œuvres est celle d’Oxford en 1699, in-8°. Ses idylles écrites en dialecte dorienne, sont des chefs-d’œuvres qui ont servi de modele à Virgile dans ses églogues ; mais le poëte grec a sur le poëte latin, l’avantage de la naïveté, de la diction, & du genre de poésie qu’il a choisi. Il n’y a guere de juges recevables sur le mérite de Théocrite, que ceux qui se sont mis en état de l’entendre dans sa langue, & de goûter sa versification. Toute traduction de ce charmant poëte sera nécessairement dépourvue de ce que la langue dorienne, & de ce que la structure du vers bucolique, répandent de graces & de beautés dans l’original.

On peut fixer assez exactement la naissance de l’historien grec Philistus, dans la quatre-vingt-septieme olympiade. Gratifié par la fortune de biens très-considérables, il reçut une excellente éducation. On l’envoya étudier l’Eloquence à Athènes sous Isocrate ; & comme il avoit beaucoup d’ambition, il cultiva soigneusement un art à la faveur duquel il se flattoit de gouverner un jour sa patrie. Des qualités éminentes, une pénétration peu commune, beaucoup de valeur & de fermeté, le menoient comme par la main aux emplois les plus brillans de la république de Syracuse ; mais dans la crainte de n’y parvenir que lentement, il ne se fit point scrupule d’entrer dans les complots que Denys tramoit pour la domination, & l’aider de tout son pouvoir. Il se mit bien avant dans ses bonnes graces, après s’être offert de payer une amende considérable à laquelle Denys fut condamné par les magistrats. Philiste ne manqua pas de gagner aussi l’affection du peuple, & ses intrigues le rendirent peu de tems après maître de Syracuse.

Plus ami néanmoins de la tyrannie que du tyran, l’intérêt seul fut le motif de ses liaisons avec Denys. Il obtint de lui le gouvernement de la citadelle de Syracuse, & ne déchut de sa faveur que pour s’être marié sans la participation de ce prince, avec la fille de Leptine, frere de Denys. Il fut banni par cette raison, & ne revint dans sa patrie que lorsque les courtisans attachés au jeune Denys, le firent rappeller pour l’opposer à Dion & à Platon.

Philiste de retour, séduisit le jeune Denys, éloigna Platon, & engagea le tyran à chasser Dion, sous prétexte qu’il entretenoit des intelligences avec les Carthaginois. Dion touché des malheurs de sa patrie, & comptant sur le mécontentement général des peuples, repassa en Sicile à la tête d’une armée, & battit la flotte que commandoit Philistus, la premiere année de la cent-septieme olympiade. Les uns disent que Philistus ayant perdu la bataille, se tua lui-même ; les autres, qu’il tomba au pouvoir de ses ennemis, qui après plusieurs traitemens ignominieux, lui couperent la tête. Il étoit déjà vieux, & devoit avoir environ 70 ans.

C’étoit un homme de mérite, à le considérer du côté de l’esprit, de la science, de la plume & même de la bravoure ; mais les qualités de son cœur sont dignes de tout notre mépris, puisqu’il n’employa ses talens qu’à cacher sous des prétextes spécieux, les injustices de la tyrannie. A le considérer du côté de la république des lettres, il est certain qu’il a fait des ouvrages qui ont rendu son nom mémorable. Entre plusieurs livres qu’il composa, on fit cas de son Histoire de Sicile, sur laquelle néanmoins les écrivains de l’antiquité ont porté des jugemens différens. Contentons-nous de donner ici celui de Denys d’Halicarnasse, qui est de tous le plus travaillé.

« Philiste, dit-il, imite Thucydide, au caractere près. Dans les écrits de l’athénien, regnent une généreuse liberté, beaucoup d’élévation & beaucoup de grandeur. Le syracusain flatte en esclave les excès des tyrans ; il a affecté, à l’exemple de Thucydide, de laisser imparfait l’ouvrage qu’il avoit entrepris ; il n’a point employé certaines façons de parler étrangeres & recherchées propres à Thucydide ; il en a très-bien attrapé la rondeur. Son style, ainsi que celui de cet historien, est serré, plein de nerf & de véhémence. Philiste cependant n’a pu atteindre à la beauté de l’expression, à la majesté & à l’abondance des pensées de l’original ; il n’en a ni le poids, ni le pathétique, ni les figures : rien de si petit ni de si rampant lorsqu’il s’agit de décrire un canton, des combats de terre & de mer, & la fondation des villes. Son discours ne s’égale jamais à la grandeur de la chose ; il est néanmoins delié, & en matiere d’élocution, bien plus utile que Thucydide, pour ceux qui se destinent au maniement des affaires publiques ».

Les ouvrages de Philiste n’ont point passé jusqu’à nous ; mais ils étoient en grande réputation dès le tems d’Alexandre. Ce prince souhaita les avoir, & ils lui furent envoyés par Harpatus. Plusieurs siecles après on les conservoit encore dans les bibliotheques ; Porphyre du moins les y avoit vus, lui qui se plaint de la négligence des copistes qui les avoient extrèmement défigurés.

Les littérateurs curieux peuvent lire & l’article de Philistus dans Bayle, & dans les Mémoires de Littérature, tom. XIII. in-4°. les Recherches sur la vie & sur les ouvrages de Philiste, par M. l’abbé Sévin.

Enfin Vopiscus (Flavius), historien latin, étoit de Syracuse. Il vivoit du tems de Dioclétien, vers l’an 304 de J. C. & mit au jour à Rome, la vie d’Aurélien, de Tacite & de quelques autres empereurs. (Le chevalier de Jaucourt.)