L’Encyclopédie/1re édition/UNITÉ

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UNITÉ, s. f. (Math.) c’est ce qui exprime une seule chose ou une partie individuelle d’une quantité quelconque. Quand on dit individuelle, ce n’est pas que l’unité soit indivisible, mais c’est qu’on la considere comme n’étant pas divisée, & comme faisant partie d’un tout divisible. Voyez Nombre.

Quand un nombre a quatre ou cinq chiffres, celui qui est le plus à la droite, c’est-à-dire le premier en allant de droite à gauche, exprime ou occupe la place des unités. Voyez Numération. Et selon Euclide, on ne doit pas mettre au rang des nombres l’unité ; il dit que le nombre est une collection d’unités ; mais c’est-là une question de mots.

Unité en Théologie, est un des caracteres distinctifs de la véritable Église de Jesus-Christ.

Par unité, les Théologiens catholiques entendent le lieu qui unit les fideles par la profession d’une même doctrine, par la participation aux mêmes Sacremens, & par la soumission au même chef visible. La multitude des églises particulieres qui sont répandues dans les différentes parties du monde ne préjudicie en rien à cette unité ; toutes ces églises réunies ensemble ne formant qu’un seul & même tout moral, qu’un seul & même corps ; en un mot, qu’une seule & même société, qui professe la même foi, qui participe aux mêmes sacremens, qui obéit aux mêmes pasteurs & au même chef. Or cette unité, selon les catholiques, est restrainte à une seule société, de laquelle sont exclus les hérétiques qui professent une foi différente, les excommuniés qui ne participent plus aux sacremens, les schismatiques qui refusent de se soumettre à l’autorité des pasteurs légitimes. Or, cette société c’est l’Église romaine, comme l’ont prouvé nos controversistes dont on peut consulter les écrits.

Les protestans conviennent que l’église doit être une, mais ils prétendent que cette unité peut subsister, sans que ses membres soient réunis sous un chef visible, & qu’il suffit que tous les chrétiens soient unis par les liens d’une charité mutuelle, & qu’ils soient d’accord sur les points fondamentaux de la religion. On fait que cette derniere condition est de l’invention du ministre Jurieu, & qu’elle jette les protestans dans l’impossibilité de décider, de combien ou de quelles sectes l’Église pourra être composée, parce que chacun voulant ou prétendant déterminer à son gré, quels sont ces points fondamentaux ; les uns ouvrent la porte à toutes les sectes, tandis que d’autres la leur ferment. D’ailleurs, ces caracteres d’unité qu’assignent les protestans sont, ou intérieurs & invisibles, ou équivoques. Et pour discerner l’unité de l’Église, il faut des caracteres visibles, extérieurs, & de nature à frapper vivement les plus simples, & à leur montrer quelle est la société à laquelle ils doivent s’attacher.

Unité, (Belles Lettres.) dans un ouvrage d’éloquence ou de poésie. Qualité qui fait qu’un ouvrage est partout égal & soutenu. Horace, dans son art poétique, veut que l’ouvrage soit un :

Denique sit quod vis simplex duntaxat & unum.

Et Despréaux a rendu ce précepte par celui-ci :

Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu
Que le début, la fin répondent au milieu.

Art poët. ch. j.

Il n’y a point d’ouvrage d’esprit, de quelqu’étendue qu’on le suppose, qui ne soit sujet à cette regle. L’auteur d’une ode n’est pas moins obligé de se soutenir, que celui d’une tragédie ou d’un poëme épique, & souvent même on excuse moins aisément ce défaut dans un petit ouvrage que dans un grand. Cette unité consiste à distribuer un ordre général dans la matiere qu’on traite, & à établir un point fixe auquel tout puisse se rapporter. C’est l’art d’assortir les diverses parties d’un ouvrage, de ne choisir que le nécessaire, de rejetter le superflu, de savoir à propos sacrifier quelques beautés pour en placer d’autres qui seront plus en jour, d’éclaircir les vérités les unes par les autres, & de s’avancer insensiblement de degrés en degrés vers le but qu’on se propose. Enfin, l’unité est dans les arts d’imitation, ce que sont l’ordre & la méthode dans les hautes sciences ; telles que la Philosophie, les Mathématiques, &c. La science, l’érudition, les pensées les plus nobles, l’élocution la plus fleurie, sont des matériaux propres à produire de grands effets ; cependant si la raison n’en regle l’ordre & la distribution, si elle ne marque à chacune de ces choses le rang qu’elle doit tenir, si elle ne les enchaîne avec justesse, il ne résulte de leur amas qu’un cahos, dont chaque partie prise en soi peut être excellente, quoique l’assortiment en soit monstrueux. Cette unité nécessaire dans les ouvrages d’esprit, loin d’être incompatible avec la variété, sert au contraire à la produire par le choix, la distribution sensée des ornemens. Tout le commencement de l’art poétique d’Horace est consacré à prescrire cette unité, que les modernes ont encore mieux connue & mieux observée que les anciens.

Unité, dans la poésie dramatique, est une regle qu’ont établie les critiques, par laquelle on doit observer dans tout drame une unité d’action, une unité de tems, & une unité de lieu ; c’est ce que M. Despréaux a exprimé par ces deux vers :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théatre rempli.

Art poët. ch. iij.

C’est ce qu’on appelle la regle des trois unités, sur lesquelles Corneille a fait un excellent discours, dont nous emprunterons en partie ce que nous en allons dire pour en donner au lecteur une idée suffisante.

Ces trois unités sont communes à la tragédie & à la comédie ; mais dans le poëme épique, la grande & presque la seule unité est celle d’action. A la vérité, on doit y avoir quelqu’égard à l’unité des tems, mais il n’y est pas question de l’unité de lieu. L’unité de caractere n’est pas du nombre des unités dont nous parlons ici. Voyez Caractere.

1°. L’unité d’action consiste, à ce que la tragédie ne roule que sur une action principale & simple, autant qu’il se peut : nous ajoutons cette exception ; car il n’est pas toujours d’une nécessité absolue que cela soit ainsi, & pour mieux entendre ceci, il est à propos de distinguer avec les anciens deux sortes de sujets propres à la tragédie ; savoir le sujet simple, & le sujet mixte ou composé : le premier est celui, qui étant un & continué, s’acheve sans un manifeste changement au contraire de ce qu’on attendoit, & sans aucune reconnoissance. Le sujet mixte ou composé est celui qui s’achemine à sa fin avec quelque changement opposé à ce qu’on attendoit, ou quelque reconnoissance, ou tous deux ensemble. Telles sont les définitions qu’en donne Corneille, d’après Aristote. Quoique le sujet simple puisse admettre un incident considérable qu’on nomme épisode, pourvû que cet incident ait un rapport direct & nécessaire avec l’action principale, & que le sujet mixte qui par lui-même est assez intrigué, n’ait pas besoin de ce secours pour se soutenir ; cependant dans l’un & dans l’autre l’action doit être une & continue, parce qu’en la divisant, on diviseroit & l’on affoibliroit nécessairement l’intérêt & les impressions que la tragédie se propose d’exciter. L’art consiste donc à n’avoir en vûe qu’une seule & même action, soit que le sujet soit simple, soit qu’il soit composé, à ne la pas surcharger d’incidens, à n’y ajouter aucun épisode qui ne soit naturellement lié avec l’action ; rien n’étant si contraire à la vraissemblance, que de vouloir réunir & rapporter à une même action un grand nombre d’incidens, qui pourroient à peine arriver en plusieurs semaines. « C’est par la beauté des sentimens, par la violence des passions, par l’élégance des expressions, dit M. Racine dans sa préface de Bérénice, que l’on doit soutenir la simplicité d’une action, plutôt que par cette multiplicité d’incidens, par cette foule de reconnoissances amenées ; comme par force, refuge ordinaire des poëtes stériles qui se jettent dans l’extraordinaire en s’écartant du naturel ». Cette simplicité d’action qui contribue infiniment à son unité, est admirable dans les poëtes grecs ; les Anglois, & entr’autres Shakespear, n’ont point connu cette regle ; ses tragédies d’Henri VI. de Richard III. de Macbeth, sont des histoires qui comprennent les événemens d’un regne tout entier. Nos auteurs dramatiques, quoiqu’ils aient pris moins de licence, se sont pourtant donnés quelquefois celle, ou d’embrasser trop d’objets, comme on le peut voir dans quelques tragédies modernes, ou de joindre à l’action principale des épisodes qui par leur inutilité ont refroidi l’intérêt, ou par leur longueur l’ont tellement partagé, qu’il en a résulté deux actions au lieu d’une. Corneille & Racine n’ont pas entierement évité cet écueil. Le premier, par son épisode de l’amour de Dircé pour Thésée, a défiguré sa tragédie d’Œdipe : lui-même a reconnu que dans Horace, l’action est double, parce que son héros court deux périls différens, dont l’un ne l’engage pas nécessairement dans l’autre ; puisque d’un péril public qui intéresse tout l’état, il tombe dans un péril particulier où il n’y va que de sa vie. La piece auroit donc pû finir au quatrieme acte, le cinquieme formant pour ainsi dire une nouvelle tragédie. Aussi l’unité d’action dans le poëme dramatique dépend-elle beaucoup de l’unité de péril pour la tragédie, & de l’unité d’intrigue pour la comédie. Ce qui a lieu non-seulement dans le plan de la fable, mais aussi dans la fable étendue & remplie d’épisodes. Voyez Action & Fable.

Les épisodes y doivent entrer sans en corrompre l’unité, ou sans former une double action : il faut que les différens membres soient si bien unis & liés ensemble, qu’ils n’interrompent point cette unité d’action si nécessaire au corps du poëme, & si conforme au précepte d’Horace, qui veut que tout se réduise à la simplicité & à l’unité de l’action. Sit quod vis simplex duntaxat & unum. Voyez Episode.

C’est sur ce fondement, qu’on a reproché à Racine, qu’il y avoit duplicité d’action dans Andromaque & dans Phedre ; & à considérer ces pieces sans prévention, on ne peut pas dire que l’action principale y soit entierement une & dégagée, sur-tout dans la derniere, où l’épisode d’Aricie n’influe que foiblement sur le dénouement de la piece même, en admettant la raison que le poëte allegue dans la préface pour justifier l’invention de ce personnage. Une des principales causes pour laquelle nos tragédies en général ne sont pas si simples que celles des anciens ; c’est que nous y avons introduit la passion de l’amour qu’ils en avoient exclue. Or, cette passion etant naturellement vive & violente, elle partage l’intérêt & nuit par conséquent très-souvent à l’unité d’action. Principes pour la lect. des poëtes, tom. II. p. 52. & suiv. Corn. discours des trois unités.

A l’égard du poëme épique, M. Dacier observe que l’unité d’action ne consiste pas dans l’unité du héros, ou dans l’uniformité de son caractere ; quoique ce soit une faute que de lui donner dans la même piece des mœurs différentes. L’unité d’action exige qu’il n’y ait qu’une seule action principale, dont toutes les autres ne soient que des accidens & des dépendances. Voyez Héros, Caracteres, Mœurs, Action .

Pour bien remplir cette regle, le pere le Bossu demande trois choses ; 1°. que l’on ne fasse entrer dans le poëme aucun épisode qui ne soit pris dans le plan, ou qui ne soit fondé sur l’action, & qu’on ne puisse regarder comme un membre naturel du corps du poëme ; 2°. que ces épisodes ou membres s’accordent & soient liés étroitement les uns aux autres ; 3°. que l’on ne finisse aucun épisode au point qu’il puisse ressembler à une action entiere & séparée ou détachée ; mais que chaque épisode ne soit jamais qu’une partie d’un tout, & même une partie qui ne fasse point un tout elle-même.

Le critique examinant sur ces regles l’Enéïde, l’Iliade, & l’Odyssée, trouve qu’elles y ont été observées à la derniere rigueur. En effet, ce n’est que de la conduite de ces poëmes qu’il a tiré les regles qu’il prescrit ; & pour donner un exemple d’un poëme où elles ont été négligées, il cite la Thébaïde de Stace. Voyez Thébaïde & Action.

2°. L’unité de tems est établie par Aristote dans sa poétique, où il dit expressément que la durée de l’action ne doit point excéder le tems que le soleil emploie à faire sa révolution, c’est-à-dire, l’espace d’un jour naturel. Quelques critiques veulent que l’action dramatique soit renfermée dans un jour artificiel, ou l’espace de douze heures. Mais le plus grand nombre pense que l’action qui fait le sujet d’une piece de théatre, doit être bornée à l’espace de vingt-quatre heures, ou, comme on dit communément, que sa durée commence & finisse entre deux soleils ; car on suppose qu’on présente aux spectateurs un sujet de fable ou d’histoire, ou tiré de la vie commune pour les instruire ou les amuser ; & comme on n’y parvient qu’en excitant les passions, si on leur laisse le tems de se refroidir, il est impossible de produire l’effet qu’on se proposoit. Or en mettant sur la scene une action qui vraissemblablement, ou même nécessairement n’auroit pu se passer qu’en plusieurs années, la vivacité des mouvemens se rallentit ; ou si l’étendue de l’action vient à excéder de beaucoup celle du tems, il en résulte nécessairement de la confusion ; parce que le spectateur ne peut se faire illusion jusqu’à penser que les événemens en si grand nombre se seroient terminés dans un si court espace de tems. L’art consiste donc à proportionner tellement l’action & sa durée, que l’une paroisse être réciproquement la mesure de l’autre ; ce qui dépend sur-tout de la simplicité de l’action. Car si l’on en réunit plusieurs sous prétexte de varier & d’augmenter le plaisir, il est évident qu’elles sortiront des bornes du tems prescrit, & de celles de la vraissemblance. Dans le Cid, par exemple, Corneille fait donner dans un même jour trois combats singuliers & une bataille, & termine la journée par l’espérance du mariage de Chimene avec Rodrigue, encore tout fumant du sang du comte de Gormas, pere de cette même Chimene, sans parler des autres incidens, qui naturellement ne pouvoient arriver en aussi peu de tems, & que l’histoire met effectivement à deux ou trois ans les uns des autres. Guillen de Castro auteur espagnol, dont Corneille avoit emprunté le sujet du Cid l’avoit traité à la maniere de son tems & de son pays, qui permettant qu’on fît paroître sur la scene un héros qu’on voyoit, comme dit M. Despréaux,

Enfant au premier acte, & barbon au dernier.

n’assujettissoit point les auteurs dramatiques à la regle des vingt-quatre heures ; & Corneille pour vouloir y ajuster un événement trop vaste, a péché contre la vraissemblance. Les anciens n’ont pas toujours respecté cette regle ; mais nos premiers dramatiques françois & les Anglois l’ont violée ouvertement. Parmi ces derniers, sur-tout Shakerpear semble ne l’avoir pas seulement connue ; & on lit à la tête de quelques-unes de ces pieces, que la durée de l’action est de trois, dix, seize années, & quelquefois de davantage. Ce n’est pas qu’en général on doive condamner les auteurs qui pour plier un événement aux regles du théatre, négligent la vérité historique, en rapprochant comme en un même point des circonstances éparses qui sont arrivées en différens tems, pourvu que cela se fasse avec jugement & en matieres peu connues ou peu importantes. « Car le poëte, disent messieurs de l’académie françoise dans leurs sentimens sur le Cid, ne considere dans l’histoire que la vraissemblance des événemens, sans se rendre esclave des circonstances qui en accompagnent la vérité ; de maniere que pourvu qu’il soit vraissemblable que plusieurs actions se soient aussi bien pu faire conjointement que séparément, il est libre au poëte de les rapprocher, si par ce moyen, il peut rendre son ouvrage plus merveilleux ». Mais la liberté à cet égard ne doit point dégénérer en licence, & le droit qu’ont les Poëtes de rapprocher les objets éloignés, n’emporte pas avec soi celui de les entasser & de les multiplier de maniere que le tems prescrit ne suffise pas pour les développer tous ; puisqu’il en résulteroit une confusion égale à celle qui régneroit dans un tableau où le peintre auroit voulu réunir un plus grand nombre de personnages que sa toile ne pouvoit naturellement en contenir. Car, de même qu’ici les yeux ne pourroient rien distinguer ni démêler avec netteté, là l’esprit du spectateur & sa mémoire ne pourroient ni concevoir clairement, ni suivre aisément une foule d’événemens pour l’intelligence & l’éxécution desquels la mesure du tems, qui n’est que de vingt-quatre heures au plus, se trouveroit trop courte. Le poëte est même à cet égard beaucoup moins gêné que le peintre ; celui-ci ne pouvant saisir qu’un coup d’œil, un instant marqué de la durée de l’action ; mais un instant subit & presque indivisible. Principes pour la lecture des Poetes, tome II. page 48. & suivantes.

Dans le poëme épique, l’unité de tems prise dans cette rigueur, n’est nullement nécessaire ; puisqu’on ne sauroit guere y fixer la durée de l’action : plus celle-ci est vive & chaude, & plus il en faut précipiter la durée. C’est pourquoi l’Iliade ne fait durer la colere d’Achille que quarante sept jours tout au plus ; au-lieu que, selon le pere le Bossu, l’action de l’Odyssée occupe l’espace de huit ans & demi, & celle de l’Enéïde près de sept ans ; mais ce sentiment est faux, comme nous l’avons démontré au mot action. Voyez Action.

Pour ce qui est de la longueur du poëme épique, Aristote veut qu’il puisse être lû tout entier dans l’espace d’un jour ; & il ajoute que lorsqu’un ouvrage en ce genre s’étend au-delà de ces bornes, la vûe s’égare ; de sorte qu’on ne sauroit parvenir à la fin sans avoir perdu l’idée du commencement.

3°. L’unité de lieu est une regle dont on ne trouve nulle trace dans Aristote, & dans Horace ; mais qui n’en est pas moins fondée dans la nature. Rien ne demande une si exacte vraissemblance que le poëme dramatique : comme il consiste dans l’imitation d’une action complete & bornée, il est d’une égale nécessité de borner encore cette action à un seul & même lieu afin d’éviter la confusion, & d’observer encore la vraissemblance en soutenant le spectateur dans une illusion qui cesse bien-tôt dès qu’on veut lui persuader que les personnages qu’il vient de voir agir dans un lieu, vont agir à dix ou vingt lieues de ce même endroit, & toujours sous ses regards, quoiqu’il soit bien sûr que lui-même n’a pas changé de place. Que le lieu de la scene soit fixe & marqué, dit M. Despréaux ; voilà la loi. En effet, si les scenes ne sont préparées, amenées, & enchaînées les unes aux autres, de maniere que tous les personnages puissent se rencontrer successivement & avec bienséance dans un endroit commun ; si les divers incidens d’une piece exigent nécessairement une trop grande étendue de terrein ; si enfin le théatre représente plusieurs lieux différens les uns après les autres, le spectateur trouve toujours ces changemens incroyables, & ne se prête point à l’imagination du poëte qui choque à cet égard les idées ordinaires, & pour parler plus nettement, le bon sens. Pour connoître combien cette unité de lieu est indispensable dans la tragédie, il ne faut que comparer quelques pieces où elle est absolument négligée, avec d’autres où elle est observée exactement ; & sur le plaisir qui résulte de celles-ci, & l’embarras ou la confusion qui naissent des autres, il est aisé de prononcer que jamais regle n’a été plus judicieusement établie ; avant Corneille, elle étoit comme inconnue sur notre théatre ; la lecture des auteurs italiens & espagnols qui la violoient impunément, ayant à cet égard comme à beaucoup d’autres, gâté nos poëtes. Hardy, Rotrou, Mairet, & les autres qui ont précédé Corneille, transportent à tout moment la scene d’un lieu dans un autre. Ce défaut est encore plus sensible dans Shakespear, le pere des tragiques anglois : dans une même piece la scene est tantôt à Londres, tantôt à York, & court, pour ainsi dire, d’un bout à l’autre de l’Angleterre. Dans une autre elle est au centre de l’Ecosse dans un acte, & dans le suivant elle est sur la frontiere. Corneille connut mieux les regles, mais il ne les respecta pas toujours ; & lui-même en convient dans l’examen du Cid, où il reconnoît que quoique l’action se passe dans Séville, cependant cette détermination est trop générale ; & qu’en effet, le lieu particulier change de scene en scene. Tantôt c’est le palais du roi, tantôt l’appartement de l’infante, tantôt la maison de Chimene, & tantôt une rue ou une place publique. Or non-seulement le lieu général, mais encore le lien particulier doit être déterminé ; comme un palais, un vestibule, un temple ; & ce que Corneille ajoute, qu’il faut quelquefois aider au théatre & suppléer favorablement à ce qui ne peut s’y représenter, n’autorise point à porter, comme il l’a fait en cette matiere, l’incertitude & la confusion dans l’esprit des spectateurs. La duplicité de lieu si marquée dans Cinna, puisque la moitié de la piece se passe dans l’appartement d’Emilie, & l’autre dans le cabinet d’Auguste, est inexcusable ; à-moins qu’on n’admette un lieu vague, indéterminé, comme un quartier de Rome, ou même toute cette ville, pour le lieu de la scene. N’étoit-il pas plus simple d’imaginer un grand vestibule commun à tous les appartemens du palais, comme dans Polyeucte & dans la mort de Pompée ? Le secret qu’exigeoit la conspiration n’eût point été un obstacle ; puisque Cinna, Maxime, & Emilie, auroient pû là, comme ailleurs, s’en entretenir en les supposant sans témoin ; circonstance qui n’eût point choqué la vraissemblance, & qui auroit peut-être augmenté la surprise. Dans l’Andromaque de Racine, Oreste dans le palais même de Pyrrhus, forme le dessein d’assassiner ce prince, & s’en explique assez hautement avec Hermione, sans que le spectateur en soit choqué. Toutes les autres tragédies du même poëte sont remarquables par cette unité de lieu, qui sans effort & sans contrainte, est par-tout exactement observée, & particulierement dans Britannicus, dans Phedre, & dans Iphigénie. S’il semble s’en être écarté dans Esther, on sait assez que c’est parce que cette piece demandoit du spectacle ; au reste toute l’action est renfermée dans l’enceinte du palais d’Assuérus. Celle d’Athalie se passe aussi toute entiere dans un vestibule extérieur du temple, proche de l’appartement du grand-prêtre ; & le changement de décoration qui arrive à la cinquieme scene du dernier acte, n’est qu’une extension de lieu absolument nécessaire, & qui présente un spectacle majestueux.

Quant au poëme épique, on sent que l’étendue de l’action principale, & la variété des épisodes, supposent nécessairement des voyages par mer & par terre, des combats, & mille autres positions incompatibles avec l’unité de lieu. Principes pour la lecture des Poëtes, tome II. page 42. & suiv. Corneille, discours des trois unités. Examen du Cid & de Cinna.

Unité, (Peint.) on exige en peinture l’unité d’objets, c’est-à-dire, que s’il y a plusieurs groupes de clair-obscur dans un tableau, il faut qu’il y en ait un qui domine sur les autres ; de même dans la composition, il doit y avoir unité de sujets. On observe encore dans un tableau l’unité du tems, ensorte que ce qui y est représenté, ne paroisse pas excéder le moment de l’action qu’on a eu dessein de rendre. Enfin tous les objets doivent être embrassés d’une seule vue, & paroître compris dans l’espace que le tableau est supposé renfermer. Dictionnaire des beaux arts. (D. J.)