L’Enfance à Paris/06

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L’Enfance à Paris
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 346-374).
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L'ENFANCE A PARIS

VI.
LES RENDEZ-VOUS DU CRIME. — LES JEUNES ADULTES ET L’ÉDUCATION CORRECTIONNELLE.

Il y a dans la série des œuvres de Daumier un dessin qui représente une scène d’une triste réalité. Trois juges assis sur leur siège, en robe et en bonnet carré, sont en train d’interroger une petite fille en haillons. Tandis que l’un feuillette un gros code et que l’autre prend des notes, le troisième se penche pour mieux saisir les réponses de l’enfant qui, la tête baissée, le coin de son tablier ramené dans sa main, tourne vers le spectateur une physionomie sournoise et hypocrite. Celui qui entreprendrait de suivre avec quelque assiduité les audiences du tribunal correctionnel de la Seine aurait plus d’une fois l’occasion d’assister à quelque interrogatoire de ce genre, et il serait non-seulement attristé, mais effrayé parfois par la perversité précoce de ces natures à peine formées. J’ai pu jusqu’à présent, en étudiant la condition de l’enfance à Paris, m’efforcer surtout d’éveiller l’intérêt en faveur de ces victimes irresponsables de la maladie, des infirmités et de la misère ; mais le tableau ne serait pas complet si je reculais devant le devoir de montrer combien, dans cette chaude et malsaine atmosphère de Paris, la gangrène morale gagne vite et facilement ces jeunes êtres, et combien de passions coupables ou d’attentats criminels peuvent couver dans un cœur et sous un cerveau de seize ans. Je ne voudrais pas cependant déclarer à l’avance indignes de toute compassion ceux qui vont me fournir le sujet de cette nouvelle étude, et si mes lecteurs ont le courage de faire encore avec moi une excursion dans ces tristes régions où la misère engendre le vice et où le vice entretient la misère, ils en rapporteront, (je le crains) avec un immense dégoût, une commisération sans bornes pour ceux dont la jeunesse est livrée sans défense à ces tentations grossières, et une certaine indulgence philosophique pour les dépravations sans nombre de notre misérable humanité.


I

S’il fallait s’en tenir à la lettre du code pénal, tout individu, garçon ou fille, qui a dépassé, fût-ce d’un jour, l’âge de seize ans, devrait être considéré comme un adulte, ayant la pleine responsabilité de ses actes et n’ayant droit à aucune indulgence, non plus qu’à aucune atténuation de pénalité. Mais on comprendra sans peine que je ne m’en tienne pas à cette limite rigoureuse et que je comprenne également dans ce travail tous ceux qui, bien qu’ayant dépassé l’âge de seize ans, ne sauraient cependant être considérés comme ayant atteint le plein développement de leur nature et de leur personnalité. Ne pas embrasser en effet dans des observations sur la criminalité juvénile les délinquans de seize à vingt et un ans serait à Paris restreindre singulièrement le champ de ces observations. D’un relevé, fait à ma demande sur les registres des prisons de la Seine, il résulte que durant ces sept dernières années il n’y a pas moins de deux mille individus du sexe masculin appartenant à cette catégorie qui ont commis des infractions assez graves pour être punies de peines s’élevant depuis un an de prison jusqu’aux travaux forcés à perpétuité ou à la mort, sans parler de tous ceux, en bien plus grand nombre, qui ont été condamnés à des peines inférieures à un an de prison. Dans ce contingent nombreux figurent tous les genres de criminels, assassins, empoisonneurs, faux monnayeurs, faussaires, escrocs, receleurs. Mais ce sont cependant les voleurs qui dominent. Le voleur parisien n’est pas ce grand gaillard aux épaules carrées, à la physionomie sinistre, que l’imagination se représente en haillons, avec un gourdin à la main. C’est un individu malingre et chétif, habillé aussi souvent en redingote qu’en blouse, portant parfois des bijoux faux à ses doigts, et qu’un homme vigoureux terrasserait aisément d’un coup de poing. Aussi marche-t-il presque toujours en bande, rôdant le soir à l’aguet de quelques victimes, et suivant les passans à la descente des gares de chemin de fer ou à la sortie des théâtres. Arrivés dans un endroit désert, l’un se jette dans vos jambes, l’autre vous renverse d’un coup de tête dans l’estomac, et le troisième vous dévalise, sauf à prendre la fuite s’ils aperçoivent au loin l’ombre d’un sergent de ville. Parfois la bande est plus nombreuse encore et mieux organisée. Elle s’attaque alors, non plus aux hommes, mais aux habitations, et pendant que les uns font le guet au dehors, les autres rincent en une nuit plusieurs de ces modestes habitations de la banlieue où le bourgeois parisien entasse le fruit de ses pénibles économies. Tous les deux ou trois ans la police se trouve ainsi mise sur la trace de quelque vaste association de voleurs avec effraction, comme la bande Chevalier ou celle des cravates vertes, qui comparaît tout entière devant la cour d’assises, et lorsqu’au jour de l’audience, sur l’estrade en bois qu’il a été nécessaire d’élever pour remplacer le banc des accusés devenu insuffisant, on contemple ce ramassis de malfaiteurs, on est étonné de voir tant de visages imberbes, sur lesquels le vice et la débauche ont cependant imprimé déjà leur souillure ineffaçable.

Il ne faudrait pas croire que la propriété soit seule exposée à ces agressions redoutables, et que des mains aussi juvéniles hésitent à se tremper dans le sang. Depuis cinq ans, le service de sûreté n’a pas arrêté, sous prévention d’assassinat, moins de quatorze jeunes gens de moins de vingt ans, dont l’un, âgé de seize ans, était le meurtrier de son frère. Chose horrible et qui est cependant moins étrange qu’elle ne peut le paraître au premier abord, les assassinats commis par de très jeunes gens sont presque toujours accompagnés de hideux détails de férocité. Lorsque Maillot dit le Jaune et ses complices dépouillèrent, après l’avoir assassinée, une vieille femme qui avait été la bienfaitrice de l’un d’eux, ce fut un des plus jeunes de la bande qui, pour s’assurer plus tôt la possession d’une bague, coupa avec ses dents un des doigts de la victime avant qu’elle eût peut-être cessé de respirer, et, lorsqu’il y a quelques mois on eut découvert à Neuilly le cadavre d’une femme littéralement massacrée après une scène de hideuse débauche, la police apprenait bientôt que des trois assassins le plus âgé avait dix-neuf, le second dix-sept, et le troisième quinze ans.

Sous un autre rapport, on ne saurait se figurer le rôle qu’une précoce dépravation des mœurs joue dans ce développement de la criminalité juvénile. Il n’y a pas une de ces bandes dont j’ai parlé où l’on ne trouve deux ou trois jeunes filles qui ont à peine atteint l’âge nubile et qui figurent au banc des accusés comme receleuses ou complices, on pourrait même dire comme auteurs principales, car c’est bien souvent le désir de satisfaire quelque coûteuse fantaisie féminine qui a été le mobile véritable d’une tentative de vol ou même d’assassinat. C’est de la bouche d’un vieux juge qu’est tombé le fameux axiome : « Cherchez la femme, » et dans ces bandes la femme n’est pas difficile à trouver. Souvent c’est moins une jeune fille qu’une gamine dont le cynisme étonne ceux-là même qui n’en sont pas à leur premier interrogatoire : « Pourquoi avez-vous dérobé cet objet ? » demandait-on à une petite voleuse : « Pour le donner à mon amant, » répondit-elle avec assurance. Elle n’avait pas quinze ans. Dans une précédente étude j’ai cité d’invraisemblables exemples de précocité dans ce monde de la prostitution qui touche de si près au monde du vol. Il est triste de dire que c’est presque toujours dans les incitations de la famille qu’il faut chercher l’origine de ces dépravations précoces. J’en citerai un exemple entre cent. Il y a quelques années, les agens du service des mœurs remarquèrent la persistance incroyable avec laquelle deux jeunes filles qui paraissaient à peine sorties de l’enfance provoquaient les passans à la débauche dans une des galeries du Palais-Royal. L’arrestation de ces deux jeunes filles amena la révélation d’un fait monstrueux. Toutes deux étaient logées chez un homme qui était le père de l’une d’entre elles et qui les forçait à se livrer à la prostitution, en les maltraitant lorsqu’elles ne rapportaient pas une assez forte somme. L’homme fut arrêté, et l’instruction révéla ce détail révoltant qu’il avait lui-même donné à sa fille les premières leçons de débauche.

Oserai-je enfin signaler, dans cette armée de la criminalité parisienne, l’existence de ces êtres sans nom, qui reproduisent en plein XIXe siècle le spectacle des dépravations de l’antiquité et dont quelques-uns trahissent par les sobriquets mêmes dont ils se font gloire les vices honteux auxquels ils s’adonnent, race dangereuse autant qu’immonde, dont on retrouve à chaque instant la main dans quelque crime. Depuis cinq ans, cent quarante-trois individus de cette espèce ont été arrêtés par le service des mœurs ou par celui de la sûreté, lorsqu’ils étaient compromis dans quelque grave affaire. Malgré cette répression et une surveillance croissante, ces êtres ont su se faire leur place au soleil sur le. pavé de Paris. Ils souillent effrontément de leur présence nos promenades les plus fréquentées, ils ont leurs lieux habituels de rendez-vous et ils se réunissent, suivant le plus ou moins d’argent qu’ils ont en poche, dans un café élégant des boulevards, ou dans une vulgaire crémerie d’une rue commerçante, que rien ne distingue des établissemens analogues, mais où l’aspect des habitués et les manières des garçons qui font le service trahissent bien vite à un œil observateur la hideuse société au milieu de laquelle on se trouve mêlé.

Ce n’est pas en effet en étudiant d’arides statistiques que je me suis rendu le mieux compte de l’importance de l’élément juvénile dans le chiffre de la criminalité parisienne ; c’est en observant d’aussi près qu’il m’a été possible la composition et les mœurs du monde des voleurs et des futurs assassins. L’entreprise paraîtra sans doute étrange a bien des gens ; mais, lorsqu’on a quelque souci de la condition morale et matérielle de ses semblables, je ne crois pas qu’il soit indifférent d’avoir vu de ses propres yeux dans quelle fange croupissent un grand nombre de ceux que la religion et la démocratie sont d’accord pour appeler nos frères. Bien que ce monde soit assez méfiant et qu’il ne soit pas très facile de l’approcher de près, il y a cependant tels lieux où on peut le saisir dans le débraillé de ses habitudes. La société élégante a dans Paris ses clubs où, depuis cinq heures du soir jusqu’au milieu de la nuit, les hommes se réunissent pour causer, fumer et jouer ; on sera peut-être étonné de savoir que les voleurs ont aussi leurs clubs, à la vérité assez différens d’aspect et de ton de ceux où se réunit la bonne compagnie. Il y a dans l’intérieur de Paris ou dans le voisinage immédiat des fortifications plus de soixante établissemens, cafés, crémeries, marchands de vin, qui servent de lieux de rendez-vous habituels à tout le monde interlope de Paris, voleurs, escrocs, souteneurs, libérés en rupture de ban, où ils viennent dépenser en débauches le fruit de leurs rapines et chercher des associés pour quelques nouveaux méfaits. J’ai entrepris la tâche de visiter un certain nombre de ces établissemens, visite qui, je m’empresse de le dire, présente beaucoup moins de hasards qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord. A la condition d’avoir un bon guide, au tact et à la résolution duquel on puisse se fier, de se plier à certaines exigences de costume, de subir sans répugnance le contact de certaines familiarités et d’avaler sans sourciller les mélanges les plus étranges, on peut, ainsi que je l’ai fait, s’attabler dans les cabarets de barrière, dans les assommoirs de banlieue, et surprendre dans son intimité une société qui ne se laisserait point observer si facilement ailleurs. J’en ai vu cependant assez pour me rendre compte par mes propres yeux combien les entraînemens de l’âge font de recrues pour la carrière du vol, et combien de jeunes gens ne se jettent dans le crime que pour subvenir aux frais de leurs grossiers plaisirs.

Il ne faudrait pas croire que l’aspect de ces repaires soit toujours aussi repoussant que la société qu’ils reçoivent ; leur élégance extérieure varie avec la nature de leur clientèle. Dans telle brasserie, ceux qui vivent des produits de la prostitution se rencontrent avec ceux qui viennent à Paris racoler des recrues pour la débauche provinciale, et il se fait entre eux un véritable trafic de chair humaine. Tel café situé à l’encoignure d’un carrefour fréquenté, tout brillant de lumières et de dorures, sert de rendez-vous à ceux qui ont dérobé des valeurs de banque et à ceux qui escomptent les produits de ces vols. Parfois la clientèle varie avec la salle ; celle qui se trouve à l’entrée reçoit les consommateurs de passage, celle du fond les habitués de chaque jour, auxquels une porte de derrière permet toujours de s’évader en cas d’alerte. Il en est d’autres au contraire dont l’aspect est tellement hideux que j’ai été étonné d’y retrouver comme un écho affaibli des plaisirs d’une civilisation plus élégante. Un soir je me suis introduit, non sans précaution, dans un tapis-franc situé dans une ruelle du vieux Paris, à quelques pas de la place Maubert. Dans une première salle, quelques femmes couchées par terre cuvaient en dormant leur eau-de-vie. Dans la seconde, à peine assez large pour contenir deux tables, l’entassement des êtres humains était si grand qu’à peine pus-je trouver un bout de banc pour m’asseoir à côté d’un homme qui, appuyé contre le mur, branlait sa tête alourdie par l’ivresse et riait d’un air stupide en me regardant. En face de moi était assise une jeune fille qui aurait pu être passable sans la bouffissure de ses traits. Elle buvait avec des hommes dont pas un, à en juger par leur physionomie, ne devait échapper à la cour d’assises, s’ils n’avaient figuré déjà sur ses bancs. Tout à coup, d’une voix avinée, cette fille réclama le silence pour chanter. Je m’attendais à entendre quelque chanson obscène et à moi inconnue. Mais elle entonna un air tiré d’une opérette à la mode, où la société la plus élégante s’est précipitée en foule, et sur les motifs de laquelle on a dansé depuis plus d’un joyeux quadrille. A chaque couplet, le refrain était repris en chœur, et il fallait en marquer la mesure en frappant sur la table avec son verre. Le contraste entre les souvenirs que cette chanson éveillait et l’aspect sinistre du lieu où je me trouvais était si grand que de tous mes voyages d’exploration aucun n’a laissé dans ma mémoire une trace aussi profonde.

On peut penser que ces lieux de rendez-vous dont j’ai parlé sont répartis très inégalement dans les divers quartiers de Paris. On en rencontre peu ou point dans les quartiers nouveaux et élégans. Ils sont plus nombreux dans les régions commerçantes et populeuses du vieux Paris, où plus d’une ruelle mal habitée aboutit sur un boulevard large et bien percé. Mais où ces établissemens abondent, c’est aux environs des anciennes barrières, et dans la zone immédiate des fortifications. Parfois ils sont en quelque sorte condensés dans un étroit espace. Il y a dans une de ces anciennes communes suburbaines, dont la suppression de l’enceinte d’octroi a fait un quartier de Paris, une rue longue d’environ 200 mètres dont il n’y a presque pas une maison qui, pendant la nuit, ne soit un lieu de rencontre plus ou moins mal fréquenté. Dans tout le reste du quartier, c’est le silence, la solitude, la misère ; ici c’est la foule, le bruit, la prodigalité. A l’entrée des maisons de débauche, au milieu un théâtre, plus loin un bal public, de porte en porte des établissemens où l’on boit et l’on consomme, depuis d’ignobles cabarets jusqu’à des cafés d’une élégance de mauvais goût, tous fréquentés par une clientèle plus ou moins relevée d’aspect, mais semblable de mœurs. Cette rue aboutit d’un côté à un boulevard peu fréquenté, de l’autre aux profondeurs solitaires d’un cimetière. Il fait bon ne point s’aventurer dans ces régions désertes avant de s’assurer qu’on n’est pas suivi par trois ou quatre individus en blouse ou même en redingote, qui, malgré leur démarche insouciante et leur flânerie apparente, deviendraient à un moment donné des adversaires redoutables. C’est en effet le quartier par excellence de ces attaques nocturnes qui remplissent les faits divers des journaux parisiens. C’est de cette rue que partent ces petites bandes qui s’attachent au pas d’un voyageur descendant de la gare du chemin de fer son paquet à la main, ou d’un bourgeois attardé qui regagne le modeste appartement loué par lui dans ce quartier excentrique. Mais dans la rue elle-même la foule est assez grande pour qu’on puisse circuler sans risque et pénétrer sans être remarqué dans les guinguettes qui la bordent. Durant quelques heures que j’y ai dépensées, ce qui m’a le plus frappé, c’est la quantité prodigieuse d’argent, gagné nul ne sait comment, qui, dans une seule soirée doit passer de la poche des consommateurs dans celle des propriétaires de ces établissemens où on a la précaution prudente de faire payer avant de servir. Il n’y en avait pas un qui ne regorgeât de monde, et les plus misérables d’aspect étaient ceux qui désemplissaient le moins. Dans un café-concert dont la salle pouvait contenir au moins quinze cents personnes, je ne pus, malgré une chaleur étouffante, trouver de place qu’en grimpant dans les sommets les plus élevés du paradis. L’auditoire, presque exclusivement composé d’hommes en blouse et de femmes en bonnet, quelques-unes avec des enfans sur leurs genoux, riait à gorge déployée et applaudissait avec transport à une petite pièce qui n’était, je dois le dire, ni beaucoup plus vulgaire, ni beaucoup plus inconvenante que celles auxquelles la meilleure société assiste tous les jours dans des théâtres plus élégans. C’est par centaines et centaines de francs qu’il faut compter l’argent qui tous les soirs tombe dans la caisse de l’établissement. Dans bien des circonstances et dans des milieux plus respectables, j’ai été ainsi frappé de ce que le peuple de Paris dépense, en plaisirs passagers, de monnaie courante. Je revenais un soir des hauteurs assez mal fréquentées de Charonne en suivant l’honnête rue du Faubourg-Saint-Antoine, qui est devenu aujourd’hui un quartier tranquille autant qu’industrieux, et qui a légué à Belleville l’héritage de sa mauvaise renommée. C’était un samedi, jour de paie, et comme minuit venait de sonner, les cabarets se vidaient peu à peu. Le large trottoir du faubourg était aussi encombré que celui de la rue de Richelieu en plein midi. Parmi cette foule qui s’écoulait, peu ou point d’ivresse, à peine une gaîté bruyante. Quelques rares femmes étaient mêlées à ces hommes en vêtemens de travail, et je ne pouvais m’empêcher de penser à celles qui, seules dans une chambre sans feu, se demandaient peut-être avec angoisse en ce même moment combien, pour payer la note du boulanger ou le compte du propriétaire, leur mari leur rapporterait d’argent sur la paie de la semaine.

Dans ces basses régions, la politique, comme on peut penser, ne descend guère, et leurs habitans ne s’inquiètent pas beaucoup de savoir ce qui s’est passé à la dernière séance de la chambre ou la composition du dernier ministère. Cependant les passions, les préjugés, les discussions même qui s’agitent au-dessus de leurs têtes ne laissent pas d’y avoir un certain retentissement, qu’une littérature grossière, la seule qui soit à leur usage, contribue à entretenir. Leurs sympathies ne sont point, je l’ai constaté sans étonnement, en faveur de la monarchie constitutionnelle. J’étais un soir attablé dans un cabaret de Montrouge lorsqu’entra un de ces chanteurs ambulans qui font le métier peu enviable, on va le voir, d’égayer par des chansons généralement assez vulgaires un auditoire aviné. Celle qu’il entonna avait cependant des prétentions plus hautes, car elle dépeignait les souffrances des paysans sous l’ancien régime, et chaque couplet se terminait par ce vers :

Place au progrès, place à la république !


Ce refrain avait le don d’exciter l’enthousiasme, et il était repris en chœur avec frénésie. Mais, quand le pauvre diable, sa casquette à la main, fit humblement le tour des tables, pas une poche ne fut ouverte pour lui jeter une aumône, malgré ses regards faméliques, et un groupe qui s’était formé auprès de la porte pour l’entendre se disperse en le voyant approcher. Aussi un auditeur malcontent laissa-t-il échapper à demi-voix cette réflexion humoristique : « Avec leur république, ils ne lui ont seulement pas donné un sou. »

Je ne voudrais pas promener les lecteurs qui ont le courage de me suivre plus longtemps qu’il n’est nécessaire dans cette triste société. Je leur demande cependant la permission de leur indiquer deux circonstances où j’ai eu la perception très vive et très nette du rôle important joué dans la criminalité parisienne par l’élément juvénile. La première fois, ce fut dans une sorte d’assommoir, qui est situé en contre-bas du boulevard, dans le voisinage d’un théâtre fréquenté. Ce caveau, où l’on débite surtout des liqueurs et du vin, a le privilège de servir de rendez-vous aux individus qui se rassemblent au nombre de trois ou quatre pour guetter les spectateurs à la sortie des théâtres et pour les dévaliser après les avoir suivis jusque dans quelque région écartée. De onze heures à minuit, il y a toujours un assez grand mouvement de va-et-vient dans cette échoppe, que rien ne distingue au reste des cabarets environnans, les uns sortant pour aller se mettre en faction, les autres rentrant lorsqu’ils n’ont pas trouvé quelque bon coup à faire. Je m’étais assis en face de la porte, et je pus observer ainsi le visage de tous ces allans et venans, auxquels la présence de deux figures inconnues paraissait au reste enlever quelque aisance. Il n’y en avait guère qui parussent avoir dépassé vingt ans ; quelques-uns même semblaient plus jeunes ; aucun n’avait atteint l’âge adulte. Tous, en un mot, pris quelques années plus tôt, auraient encore été susceptibles de cet amendement qui s’opère si facilement chez les jeunes natures, et pour quelques-uns même peut-être n’était-il pas encore trop tard.

La seconde fois, c’était dans un endroit bizarre dont l’existence même est une sorte de mystère. Tout le monde sait que sur les grands boulevards il y a deux ou trois restaurans qui, pour satisfaire aux besoins de la débauche élégante, tiennent toute la nuit porte en apparence fermée, mais table ouverte. Ce qu’on sait moins, c’est que la même autorisation tacite a dû être accordée à des établissemens de beaucoup plus bas étage pour satisfaire à certaines nécessités de la vie populaire. Tous les matins, à partir de deux heures, les environs des Halles centrales commencent à être encombrés par des voitures de maraîchers qui arrivent apportant leurs légumes des environs de Paris. Lorsque leurs marchandises sont débarquées, leurs voitures rangées, il leur faut parfois attendre que la cloche des Halles annonce l’ouverture de la vente, et, comme la nuit est souvent froide, comme la fatigue a toujours été rude, il a fallu pourvoir à ce qu’ils pussent trouver quelque part un morceau de pain et un verre de vin. C’est pour eux que quelques marchands des rues environnantes sont autorisés à entre-bâiller la porte de leur cabaret, au comptoir duquel ils viennent vider, le plus souvent debout, un verre de vin ou d’eau-de-vie. Mais l’existence de ces établissemens a été bientôt connue de ces rôdeurs toujours en quête d’un endroit où ils puissent passer la nuit en débauche et qui aiment mieux dépenser ainsi leur argent qu’acheter pour quelques sous la médiocre hospitalité d’un garni. Aussi viennent-ils chaque nuit en disputer la possession à ces honnêtes travailleurs. À la porte du plus spacieux de ces établissemens, où l’on ne laisse pénétrer les cliens qu’un à un, et en proportion des sorties, j’ai dû sur les deux heures du matin faire queue quelque temps, tout comme on fait queue vers la même heure à la porte du sous-sol de certain café du boulevard ouvert toute la nuit. Lorsque je fus entré, non sans peine, un spectacle singulier frappa mes regards. Une première et obscure salle regorgeait d’hommes en blouses et de femmes en costumes de la campagne. Les uns mangeaient avidement et sans bruit, les autres dormaient allongés sur les tables, à côté d’un plat ou d’une bouteille vidés. Le silence n’était interrompu que par quelques paroles prononcées à la hâte, par des ronflemens sonores, ou par de sourdes rumeurs qui semblaient partir de dessous terre. Dans un coin de la salle s’ouvrait en effet un petit escalier tortueux par lequel on descendait dans une ancienne cave divisée en plusieurs compartimens à peine éclairés chacun par une lampe fumeuse. Ici l’aspect était tout différent : on ne mangeait pas, on soupait ; on ne buvait pas, on s’enivrait ; on ne dormait pas, on riait, on vociférait, et c’étaient là ces rumeurs que j’avais entendues de la salle supérieure. Deux couches sociales bien différentes étaient en quelque sorte superposées, sans contact, bien que le passage fût facile de l’une à l’autre : celle du rude et grossier travail, et celle de la débauche et du vol. Comme en quête d’observations sociales on ne saurait descendre trop bas, ce fut dans la cave que je m’attablai, assis au bout d’un banc dont ma mine suspecte chassa bientôt un homme et une femme qui abandonnèrent précipitamment une bouteille encore à moitié pleine, et je me mis à observer l’assistance qui m’environnait, tout en faisant honneur de mon mieux, pour ne pas attirer l’attention, à une bouteille de vin bleu et à une épaisse soupe au fromage. Il pouvait y avoir dans cette cave environ quarante hommes et dix femmes. Je regardai avec soin toutes ces physionomies. Partout je retrouvais ces visages blêmes, imberbes, affadis par une débauche précoce que j’avais déjà rencontrés dans plus d’un endroit suspect et que dans d’autres circonstances j’ai vus sur les bancs de la police correctionnelle ou de la cour d’assises. Mais je puis affirmer que dans le nombre il n’y avait peut-être pas dix hommes faits. Presque tous étaient des jeunes gens dont l’âge pouvait varier de dix-huit à vingt ans !

Enfance, heureuse enfance, si naïve et si pure, jeunesse si généreuse et si droite, est-il possible que le caprice de circonstances sur lesquelles votre volonté n’a point eu de prise en arrive à pervertir à ce point les instincts de votre nature ! Est-il possible que le hasard d’être né dans telle famille, peut-être même dans telle rue plutôt que dans telle autre, vous condamne en quelque sorte fatalement à la misère et au crime ! Mais, si la société ne peut rien à l’origine contre ces inégalités redoutables qui sont la loi mystérieuse du monde, remplit-elle du moins tout son devoir vis-à-vis de ceux qui en ont été les victimes, et aux maux qu’elle n’a pu prévenir s’efforce-t-elle du moins de porter un remède ? Je me le suis souvent demandé, et surtout lorsque, moins fatigué de corps que d’âme, je revenais de ces excursions nocturnes à l’heure où, sous la lumière blafarde du jour naissant, le Paris qui travaille se croise avec le Paris qui s’amuse et les ouvriers qui se rendent à leurs chantiers avec les voitures qui ramènent les femmes du bal. La série de ces tristes études a eu en partie pour but de répondre à cette préoccupation. J’ai montré dans les dernières l’insuffisance des mesures adoptées pour prévenir l’extension du crime par le vagabondage. Celle-ci a pour objet de rechercher si dans la répression nécessaire de la criminalité on est suffisamment préoccupé d’assurer l’efficacité morale de cette répression.


II

Le code pénal n’accorde, ainsi que je l’ai dit, aux délinquans qui ont dépassé l’âge de seize ans le bénéfice d’aucune atténuation de pénalité. A partir de seize ans, un mineur peut encourir les mêmes châtimens qu’un majeur, la mort comprise, et il n’a plus à compter que sur l’indulgence, à vrai dire presque toujours assurée, de ses juges. Il est impossible cependant de ne pas relever la contradiction que présentent les dispositions de la loi civile, protégeant le mineur par une présomption absolue d’incapacité jusqu’à l’âge de vingt ans, et celles de la loi pénale supposant chez lui la plénitude du discernement à partir de seize ans. Plus rationnelles sont assurément les dispositions du nouveau projet de code pénal italien, qui divise la minorité en cinq périodes distinctes et qui mesure ainsi avec exactitude la responsabilité à l’âge. Je comprends cependant qu’en présence du développement de la criminalité juvénile et de la nécessité de lutter contre ce développement, ceux qui sont le plus portés à l’indulgence vis-à-vis de la jeunesse hésitent à proposer cet affaiblissement de la répression. Mais au moins est-il nécessaire que dans la pratique ces délinquans, auxquels la langue administrative donne le nom de jeunes adultes, soient l’objet d’un traitement spécial. Il y a longtemps que la science pénitentiaire, — pour me servir d’un terme un peu ambitieux, — a proclamé cette nécessité ; mais malheureusement, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il n’a pas été tenu dans la pratique grand compte de ses conclusions. Des quartiers de jeunes adultes avaient été organisés, il y a un certain nombre d’années, dans quelques-unes de nos maisons centrales ; mais les entrepreneurs, que ces quartiers gênaient dans l’organisation de leurs ateliers, en ont obtenu la fermeture, et une circulaire ministérielle de 1860 blâmait avec raison les directeurs de ces maisons d’avoir ainsi laissé passer les intérêts du travail avant ceux de la moralité générale. Un pénitencier spécial pour les jeunes détenus avait été ouvert en Corse, à Castelluccio. Il n’a pas été maintenu, et les désordres qui s’y étaient produits ne permettent pas de le regretter. En même temps l’utilité de ces quartiers de jeunes adultes a été contestée par les praticiens, au dire desquels la corruption mutuelle ne ferait pas moins de ravages parmi les jeunes gens que parmi les détenus plus âgés. De toutes ces circonstances il est résulté que ces quartiers sont tombés, en théorie comme en fait, dans une grande défaveur et ont presque complètement disparu de nos maisons centrales. Sans méconnaître la valeur de quelques-unes des objections que cette institution soulève, je ne saurais cependant m’empêcher de regretter une désorganisation aussi complète. Il est impossible en effet de voir sur les bancs d’une maison centrale un jeune homme à la figure presque enfantine assis entre deux vieux réprouvés sans ressentir une de ces impressions douloureuses et vives qui, pour déterminer une conviction, valent bien des raisonnemens. D’ailleurs tout ce qui, dans cet immense troupeau des détenus de nos maisons centrales, dont quelques-unes contiennent de quinze cents à deux mille individus, établit une séparation, une division quelconque, tout cela est autant de gagné sur les dangers de la promiscuité. Dans le quartier des jeunes adultes se concentreront les efforts du directeur, s’il a quelque souci moral des détenus qui lui sont confiés, en tout cas de l’aumônier, peut-être de quelques visiteurs charitables du dehors, qui prendront intérêt à ces jeunes gens, et tous ces efforts réunis parviendront à sauver quelques âmes qui, dans la foule des dortoirs et des préaux communs, auraient été oubliées et perdues sans ressource. D’ailleurs l’absence de ces quartiers entraîné avec elle des inconvéniens assez graves. C’est ainsi que les scènes d’assassinat, qui ont ensanglanté naguère la maison centrale de Melun, ont été occasionnées par une jalousie monstrueuse que des personnes, bien placées pour en juger, attribuent au mélange des jeunes adultes avec la population plus âgée de la maison. Quoi qu’il en soit, la maison centrale de Poissy est la seule qui contienne aujourd’hui un quartier de jeunes adultes, et comme cette maison reçoit presque exclusivement les condamnés correctionnels du département de la Seine, nous allons y retrouver la plus grande partie de ces habitués de cabaret et de ces rôdeurs de barrière, à côté desquels nous nous sommes assis tout à l’heure dans leurs repaires. Mais avant de nous y transporter, il faut savoir quelle condition est faite aux détenus de seize à vingt et un ans dans les prisons de Paris.

En vertu d’une organisation déjà ancienne, les prisons de la Seine échappent à la surveillance du directeur de l’administration pénitentiaire et sont groupées sous l’autorité du préfet de police. On n’y retient que les condamnés qui ont encouru une peine s’élevant à moins d’une année d’emprisonnement, et ces condamnés, — je ne parle ici que des hommes, — sont répartis entre trois maisons différentes, la Santé, Sainte-Pélagie et la Grande-Roquette. Quelques mots sur l’organisation de ces maisons où nous ne nous occuperons que de la condition des jeunes adultes suffiront à montrer dans quelle incohérence se débat encore notre organisation pénitentiaire. La Santé est une nouvelle et luxueuse construction du dernier régime. Huit millions y ont été dépensés dans des aménagemens qui auraient pu être moins coûteux sans être moins bien entendus. Malheureusement la Santé a été construite à une époque où le régime des prisons départementales n’était pas encore déterminé par la loi, et ce magnifique bâtiment est en quelque sorte le monument durable des incertitudes administratives. Pour recevoir des condamnés à une peine identique et de même durée, deux quartiers ont été construits d’après les principes de deux régimes entièrement différens : le régime cellulaire et le régime en commun de jour avec séparation de nuit. La distribution des condamnés entre ces deux quartiers était opérée avant la loi de 1875 sur l’emprisonnement individuel par un simple règlement dont les dispositions n’avaient rien que de très judicieux. Aux termes de ce règlement, les cellules devaient être affectées aux détenus qui demandaient à subir leur peine solitairement, aux condamnés pour délits contre les mœurs et aux mineurs. Il y avait donc à la Santé un véritable quartier cellulaire de jeunes adultes. Mais la loi de 1875 ayant fait de l’emprisonnement individuel une prescription légale pour les condamnés à un an de prison et au-dessous, il a été nécessaire d’affecter les cellules de la Santé aux détenus de cette catégorie, dans la mesure où elles pouvaient suffire et en donnant la préférence à ceux dont la détention devait être la plus courte. Il est résulté de cette nouvelle classification qu’un grand nombre de jeunes adultes qui autrefois auraient subi leur peine en cellule ont été, faute de place, rejetés dans le quartier commun.

Le quartier commun est lui-même divisé en plusieurs sections établies d’après le plus ou moins de perversité que fait présumer chez chaque détenu la nature de l’infraction commise par lui. C’est dans la sixième et septième division, affectées l’une aux condamnés pour vagabondage ou délits de mœurs, l’autre aux condamnés pour vols âgés de moins de vingt-cinq ans, qu’on rencontre le plus grand nombre de jeunes gens, et ils sont toujours nombreux à la Santé où on les envoie de préférence. A une date récente, la maison n’en contenait pas moins de trois cent cinquante-deux sur mille soixante-six détenus. Si l’on veut mesurer combien la peine subie dans le quartier commun est non-seulement illusoire, mais corruptrice, il faut les voir non pas à l’atelier où l’activité du travail maintient l’ordre et une certaine décence extérieure, mais au préau et surtout au chauffoir, vaste pièce où par les temps de pluie, sous la surveillance de deux gardiens, les détenus, les mains dans leurs poches, la pipe ou la cigarette à la bouche (tolérance abusive et qui n’existe que dans les prisons de la Seine), causent, rient, se bousculent, et lorsqu’on leur adresse quelques questions vous répondent d’un air narquois. Si l’un d’eux a conservé quelques bons sentimens, il n’aura qu’une idée, c’est de les cacher. Si le repentir commence à germer dans le cœur de quelque autre, un propos railleur, un conseil déshonnête étouffera bien vite ce germe. Et quelle charité, fut-ce celle de l’aumônier ou du pasteur, sera assez hardie pour remuer cette tourbe et y chercher les parcelles que n’a point encore atteintes la putréfaction ? Il faut le dire bien haut ; tout individu qui a subi une peine en commun sous une discipline aussi relâchée que celle des prisons de la Seine est, à moins de quelque cause de préservation particulière, irrévocablement corrompu, et si (ce qui est rare) il évite par chance ou par habileté de retomber de nouveau sous la main de la justice, il n’en mérite pas moins d’être classé parmi les malfaiteurs.

Telles sont les conditions où la détention est subie dans une prison qu’on a cependant raison d’appeler par comparaison avec les autres prisons de la Seine la prison modèle, car les détenus du quartier commun ont du moins l’avantage (qu’ils apprécient fort peu du reste) d’être enfermés pendant la nuit dans des cellules spacieuses qu’une bien petite dépense suffirait à rendre habitables aussi pendant le jour. Mais que dire de Sainte-Pélagie, vieille prison installée dans un couvent délabré, où il n’est rien qui échappe aux plus sévères critiques, ni les ateliers sombres et malsains, ni les cours humides et étroites, ni les dortoirs, qui sont de véritables chambrées de garni où les détenus sont abandonnés la nuit par groupes de huit à dix, sans lumière et sans surveillance ? L’existence d’une prison comme Sainte-Pélagie est chose humiliante, dans une ville comme Paris qui devrait se piquer d’offrir des modèles dans tous les genres, et de plus elle est ruineuse pour le budget de la préfecture de police qui y a dépensé depuis plusieurs années des sommes considérables en réparations indispensables sans pouvoir y introduire des améliorations dont la prison n’est pas susceptible. On ne s’étonnera donc pas que presque rien n’ait été fait à Sainte-Pélagie pour les jeunes adultes, qu’on n’y envoie du reste que quand ils sont récidivistes. Lors de ma dernière visite, il s’en trouvait soixante-cinq. La seule précaution qui ait été prise a été de leur réserver un dortoir spécial dit des conducteurs, parce qu’il était autrefois affecté aux cochers condamnés pour contraventions. Ce dortoir ne contenant que quarante lits, on y admet de préférence les jeunes gens qui ont conservé l’apparence et la complexion presque enfantine, et lorsqu’un chômage momentané désorganise l’atelier où ils travaillent, on a la précaution de les faire remonter au dortoir, plutôt que de les laisser au milieu de la grossièreté d’un atelier de détenus oisifs. Mais l’insuffisance du personnel ne permet pas de soumettre à une surveillance spéciale de jour et de nuit ces jeunes gens, qu’il faudrait commencer par défendre contre leur propre corruption, et le dortoir des conducteurs n’est qu’un palliatif illusoire contre les inconvéniens de la promiscuité absolue. Dans l’état actuel des choses, on ne saurait. demander rien d’autre, et il n’y a qu’une mesure à prendre en ce qui concerne la prison de Sainte-Pélagie : la démolir.

La Santé et Sainte-Pélagie sont les seules prisons de la Seine où des mineurs de seize à vingt et un ans subissent régulièrement leur peine. Ceux qui sont condamnés à plus d’une année d’emprisonnement, à la réclusion ou aux travaux forcés, sont transférés, les premiers à Poissy ou à Clair vaux, les seconds à Melun, les derniers à Saint-Martin-de-Ré, d’où ils partiront bientôt pour la Nouvelle-Calédonie. Mais le temps qui s’écoule pour tous les condamnés entre le prononcé de la sentence et le moment du transfert pouvant varier de quatre ou cinq jours à un mois, il a été nécessaire de leur affecter pendant cette attente une maison spéciale dont la désignation administrative est : dépôt des condamnés, mais qui est bien connue dans le peuple de Paris sous le nom de Grande-Roquette. C’est en effet dans cette maison que les condamnés à mort attendent le jour de leur exécution, et c’est sur la place même de la prison que se sont passées dans ces dernières années ces scènes de curiosité hideuse auxquelles une législation nouvelle va, je l’espère, mettre un terme. Mais ce ne sont là en quelque sorte que les grands jours de la Roquette, et la vie quotidienne y est plus tranquille, bien que le contingent de la prison soit en quelque sorte journellement renouvelé par l’arrivée ou le départ des voitures de transfèremens cellulaires. La maison n’a en effet d’autre population permanente qu’un certain nombre de condamnés à l’emprisonnement, majeurs et choisis parmi les plus pervertis. Les autres sont des condamnés de passage appartenant, comme on vient de le voir, aux catégories les plus diverses et les plus redoutables. Il semble que toute l’organisation de la maison dût tendre à maintenir entre ces catégories une séparation absolue, et à assurer l’ordre par une discipline très stricte. Il n’en est rien. Les détenus de la Grande-Roquette sont, il est vrai, isolés pendant la nuit dans des cellules ou plutôt des demi-cellules pratiquées dans une petite chambre qu’une cloison de bois coupe en deux ; mais ils sont mélangés dans les ateliers et lâchés tous ensemble à la même heure dans l’unique préau que possède la maison. Là sont-ils du moins astreints à cette promenade régulière et silencieuse qui leur sera imposée le lendemain à Poissy, à Melun ou à Saint-Martin-de-Ré ? Non. Ces criminels redoutables, dont plusieurs ont les mains teintes de sang, sont traités comme une bande d’écoliers, et ils ont toute latitude pour se promener, s’asseoir, jouer, fumer, se livrer à des conversations et peut-être à des actes obscènes. Sont-ils du moins véritablement séparés les uns des autres pendant le temps qu’ils passent en cellule ? Pas davantage. Lorsque les jours sont courts, en cette saison par exemple, l’entrepreneur trouve qu’il y a pour lui économie à ne pas faire travailler les détenus à la lumière. Au lieu de l’y contraindre, on fait remonter les détenus dans leurs cellules à partir de quatre heures, et jusqu’à sept heures du soir ils sont autorisés à causer les uns avec les autres à travers les cloisons en bois de leurs cellules, où ils sont laissés dans l’obscurité. Ce que, pendant ces trois heures de conversation obligatoire en quelque sorte, il peut s’échanger de propos et de confidences ignobles, je le laisse à supposer. Un jeune homme de seize ans, qui la veille était en cellule à Mazas, qui le lendemain sera séparé des détenus plus âgés à Poissy, subira ainsi à la Grande-Roquette, le plus souvent sans répugnance, le contact d’un libéré en rupture de ban, et, s’ils sont voisins de cellule, ce vieux cheval de retour aura trois heures par jour, sans compter le temps du préau, pour achever son éducation dans le crime. Cent quatre-vingt-onze jeunes gens ont, l’année dernière, subi, pendant un temps plus ou moins long, l’influence de ce régime corrupteur. Tout cela est d’une organisation déplorable sur laquelle on ne saurait trop appeler l’attention du magistrat consciencieux qui dirige en ce moment la préfecture de police. C’est donc à Poissy qu’il faut nous transporter si nous voulons trouver quelque part une tentative d’organisation spéciale pour les jeunes adultes. En différant si longtemps cette visite, je crains d’avoir fait naître chez ânes lecteurs l’espérance que j’allais enfin leur montrer une institution dont je n’aurais qu’à signaler les résultats satisfaisans. S’il en était ainsi, j’aurais encore quelques illusions à leur enlever. Ce n’est pas qu’il y ait rien à critiquer dans l’installation matérielle du quartier des jeunes adultes de Poissy. Ce quartier, qui peut contenir cinquante détenus, occupe une portion distincte des vastes bâtimens de la maison centrale. Les détenus ont leur atelier, leur salle d’école, leur réfectoire, leur préau distincts. La nuit, ils couchent séparément dans des cellules qui sont suffisamment spacieuses et aérées. La séparation d’avec la portion de la maison affectée aux adultes et qu’on appelle le Grand-Quartier est donc aussi complète que possible. Il n’y a qu’une chose à regretter, c’est que les dimensions de ce quartier soient trop exiguës. Le chiffre des jeunes adultes qui sont envoyés à la maison centrale de Poissy, de Paris et des départemens environnans est si considérable qu’on est toujours obligé de laisser un certain nombre d’entre eux dans le Grand-Quartier. Aussi le directeur s’occupe-t-il d’en ouvrir un second où il voudrait même admettre dans certains cas les détenus âgés de plus de vingt et un ans, que la petitesse de leur taille et le retard de leur développement signalent à l’attention dans les préaux. Ce sera encore un progrès, et il est à désirer que sa consciencieuse activité puisse mener ce projet à bonne fin.

Rien à dire non plus contre le régime auquel les jeunes adultes sont soumis. Le directeur, malgré les occupations multiples dont il est surchargé, l’aumônier et l’instituteur qui, dans toute maison centrale, représentent principalement l’influence morale, y consacrent tous leurs soins. Les antécédens de chaque détenu, les motifs qui ont amené sa condamnation sont soigneusement étudiés à l’aide de la notice individuelle qui, d’après une circulaire ministérielle, doit être rédigée par le parquet après la condamnation et accompagner le détenu dans tous ses transferts. Il est regrettable que le parquet de Paris, dont les membres sont, il est vrai, trop peu nombreux pour leur tâche écrasante, soit de tous les parquets de là circonscription le seul qui ne se conforme pas aux prescriptions de cette circulaire et qui n’envoie jamais ces notices, cependant indispensables. Chaque jeune adulte a (comme au reste les détenus du Grand-Quartier) son bulletin de statistique morale où sont exactement portés les punitions qu’il encourt, les récompenses qu’il obtient et tous les événemens de sa vie pénitentiaire. Tous vont régulièrement et pendant plusieurs heures par jour à l’école ; leur instruction peut même y être poussée assez loin, car presque tous arrivent dans la maison sachant déjà lire, écrire et un peu compter. Lors de ma dernière visite, il n’y avait que deux illettrés, nouvelle preuve, soit dit en passant, du peu d’influence directe de l’instruction sur la criminalité. Le dimanche, pour les aider à passer cette longue journée oisive, on leur donne quelques élémens d’instruction militaire, enseignement très utile pour ceux d’entre eux qui ne sont pas, ainsi qu’on le disait autrefois en France lorsqu’on avait le sens plus militaire, « privés de l’honneur de servir sous les drapeaux. » Enfin, détail qui n’est pas à dédaigner, une industrie dont l’apprentissage est facile, le claquage des chaussons, permet à chacun d’entre eux de se faire, en douze ou treize mois, un pécule qui peut varier de 100 à 150 francs, et qui à sa libération le préservera de tomber sur-le-champ dans la misère et par suite dans le crime, en lui donnant le temps de chercher de l’ouvrage. Chaque jeune adulte peut donc, sans avoir à faire des prodiges de vertu, sortir du quartier de la maison de Poissy amendé, instruit, et dans une condition relativement favorable pour gagner sa vie.

Quels sont cependant, au point de vue moral, les résultats de ce régime ? Il ne faut point se faire d’illusion, et l’on doit reconnaître que ces résultats sont à peu près nuls. Sans doute, grâce à cette surveillance plus attentive, à ces soins plus constans, tel ou tel détenu qui, dans le Grand-Quartier, se serait enfoncé de plus en plus avant dans la corruption, pourra être préservé et même ramené au bien, des progrès individuels peuvent être et sont obtenus, mais en trop petit nombre pour exercer une influence appréciable sur les tableaux statistiques. Si l’on dressait un relevé spécial des infractions commises après leur sortie par les jeunes adultes du. quartier de Poissy, on serait amené probablement à constater que le nombre des récidivistes n’est pas moindre parmi eux que parmi les détenus plus âgés de la maison. Disons tout de suite que l’expérience est tentée dans des conditions exceptionnellement défavorables. Cette population des jeunes adultes de Poissy est composée presque exclusivement de Parisiens, J’ai fait voir au début de cette étude de quelle vie la plupart ont vécu. Presque tous ont subi à plusieurs reprises une détention plus ou moins longue dans les prisons de la Seine, « véritable cloaque de corruption, » me disait un directeur de maison centrale entre les mains de qui ont passé beaucoup de libérés de ces prisons. Ils apportent dans la maison centrale, avec l’endurcissement de vieux criminels, toute la légèreté du jeune âge et (qu’on me pardonne l’expression) toute la blague parisienne. Les reproches qu’on leur adresse sont accueillis avec insouciance, les exhortations avec un sourire ; à peine sont-ils sensibles aux punitions, qui sont plus fréquentes dans ce quartier que dans aucun autre de la maison, mais qui ne sauraient être bien redoutables, rien n’étant difficile comme d’introduire le châtiment dans le châtiment quand on ne veut pas blesser l’humanité. L’aumônier, dont ils ont entendu railler la robe dès leur enfance, est pour eux, dés qu’il a le dos tourné, un sujet de lazzis. L’instituteur a plus de succès, car l’étude les désennuie. Mais, sans méconnaître l’utilité future des notions qu’on leur donne, je ne suis pas de ceux qui croient à la vertu régénératrice de l’arithmétique ou de la géographie séparées de l’enseignement moral. Or, à l’enseignement moral ils ne sont pas moins rebelles qu’à l’enseignement religieux, dont il est, au reste, si difficile de le distinguer pour de jeunes intelligences. Il suffit d’étudier leurs physionomies pour se rendre compte de l’endurcissement où ils vivent. Je les ai tous regardés, alors qu’ils défilaient devant moi pendant la promenade d’une demi-heure qu’on leur impose à la sortie du réfectoire, en file silencieuse et ordonnée, rigueur nécessaire qui maintient la sévérité du régime pénitentiaire jusque dans un moment de liberté relative, mais qui fait une vive impression sur les visiteurs inaccoutumés. Chacun d’eux saluait en passant le directeur avec une humilité affectée et se détournait ensuite pour cacher son rire. Je cherchais sur ces jeunes visages une expression de repentir, de tristesse ou même de sérieux ; je ne la trouvais point. On n’y lisait que l’insouciance et la bravade. Un seul cependant me frappa par son visage pâle et son allure affaissée. J’interrogeai : on me dit que c’était un jeune homme, issu d’une petite famille bourgeoise, qui avait été condamné à une peine assez longue pour détournement d’une somme d’argent considérable et qui, depuis son entrée dans la maison, protestait de son innocence, se disant victime d’un faux témoignage. Si ce n’est pas un de ces habiles comme il y en a tant, s’il y a là effectivement une de ces erreurs qui peuvent échapper à la justice la plus scrupuleuse, on n’ose mesurer par la pensée ce que ce malheureux doit souffrir, confondu dans un pareil milieu.

Néanmoins et malgré ces mécomptes, il faut maintenir le quartier de jeunes adultes de Poissy, et cela pour un double motif : d’abord parce que certaines raisons sur lesquelles il ne m’est pas possible d’insister rendent l’existence d’un quartier de jeunes adultes nécessaire au bon ordre et à la discipline dans toute maison centrale, ensuite parce que c’est un acheminement vers une réforme qu’il faudra tôt ou tard entreprendre. Lorsque la loi s’occupera de régler le mode d’exécution des longues peines comme elle règle depuis peu celui des courtes peines, il faudra supprimer entre les différentes formes de privation de la liberté des distinctions qui ne sont que des dénominations arbitraires, et au lieu d’engouffrer sans discernement dans les maisons centrales des centaines et des centaines de détenus, il faudra établir entre eux des classifications rationnelles sur les trois bases de l’âge, des antécédens et de la nature de l’infraction commise. Les quartiers de jeunes adultes seront une des pierres angulaires de ce système ; c’est dire qu’au lieu de détruire le seul qui existe, il faut plutôt se préoccuper d’en ouvrir d’autres dans des conditions plus favorables au succès.


III

Si ce sont les jeunes gens de seize à vingt ans qui offrent les exemples les plus fréquens d’une corruption précoce, il faudrait cependant se garder de croire que de pareils exemples ne se rencontrent pas, bien que plus rarement, chez des enfans au-dessous de cet âge. Il n’y avait pas à la date de la dernière statistique dans les colonies de jeunes détenus moins de neuf cent quatre-vingt-seize enfans qui s’étaient rendus coupables d’assassinats, d’incendies, de fausse monnaie ou de vols avec des circonstances aggravantes. Chez d’autres la perversité se traduit par la ruse, l’adresse, l’obstination déployées dans les petits vols ou dans d’autres délits, par l’invincible horreur de la maison paternelle. Pour combattre ces mauvais instincts déjà déclarés, il faut une éducation où une certaine part de sévérité s’allie à une surveillance exacte. C’est ce qu’on nomme dans la langue pénitentiaire d’un nom très bien trouvé : l’éducation correctionnelle. Quels principes doivent présider à cette éducation et comment est-elle distribuée en fait aux enfans de Paris ? Tel sera l’objet de la dernière partie de cette étude.

Le département de la Seine possède une prison spéciale pour les détenus âgés de moins de seize ans, qui est connue sous le nom de maison de la Petite-Roquette. La Petite-Roquette est située en face de la Grande. C’est dans l’espace qui demeure libre entre les deux prisons qu’ont lieu depuis bien longtemps les exécutions. Qui sait si en gravissant les marches de l’instrument de supplice que le peuple, dans sa langue trivialement expressive, appelait autrefois[1] l’abbaye de Monte-à-regret, plus d’un criminel n’a pas contemplé, dans cette minute suprême, l’asile où s’est écoulée une partie de son enfance, et ne s’est pas rappelé, par un éclair de la pensée, quelques-unes des inutiles leçons qu’il y avait reçues ? La maison de la Petite-Roquette a son histoire, aux vicissitudes de laquelle la politique n’est pas étrangère. Cette maison avait été construite dans les premières années du gouvernement de juillet pour servir de prison de femmes et installée d’après les principes du système auburnien, c’est-à-dire l’isolement pendant la nuit et le travail en commun pendant le jour. Mais lorsque la prison fut construite, le préfet de police, M. Gabriel Delessert, eut la pensée d’y installer une maison d’éducation correctionnelle pour les jeunes détenus et de faire sur les enfans de Paris l’expérimentation du régime cellulaire. M. Gabriel Delessert était un homme de cœur et de haute intelligence, qui a beaucoup contribué à établir dans l’administration de la police parisienne les habitudes d’humanité et de philanthropie ingénieuse, qu’on ne répudiera point, je l’espère, en même temps qu’on admet à-une retraite prématurée le fonctionnaire qui en avait conservé la tradition ; il s’intéressait beaucoup à une œuvre qui était sa création, et il avait pris toutes les mesures nécessaires pour en assurer le succès : adoption d’un régime alimentaire très substantiel, introduction dans la prison d’un personnel d’élite, établissement de procédés d’éducation intellectuelle et industrielle très perfectionnés. En même temps, ses visites fréquentes et celles du ministre de l’intérieur, M. Duchâtel, assuraient la stricte exécution des mesures prescrites et stimulaient le zèle des employés. Un premier coup fut donné à la maison de la Petite-Roquette par la révolution de 1848, qui enleva M. Delessert à, la préfecture de police ; un second par la loi de 1850 sur les jeunes détenus, qui prescrivait leur éducation en commun dans des colonies agricoles, lorsque leur détention devait durer plus de six, mois. Depuis cette loi, la maison ; de la Petite-Roquette ne vivait plus que d’une vie précaire, victime des contestations financières qui s’étaient élevées entre le département de la Seine et l’état au sujet des dépenses de son entretien, voyant le chiffre et la composition de son effectif varier avec les incertitudes de la jurisprudence administrative, privée enfin, pour raison d’économie, de ce régime alimentaire défaveur et de ces procédés d’éducation perfectionnée que. M. Delessert y avait fait introduire. Elle languissait dans cet état de désorganisation assez fâcheux, lorsqu’elle fut visitée par un jeune magistrat, M. Corne, qui a été tristement enlevé depuis par une mort prématurée. M. Corne, vivement frappé d’un état de choses qui lui parut être le fruit de la négligence administrative et de la violation de la loi, traduisit son émotion dans une petite brochure, qui eut un assez grand retentissement. L’opposition s’empara de l’affaire, et M. Jules Simon porta la question devant le corps législatif, dans un discours ému, éloquent, mais peut-être empreint d’une certaine exagération, où il décrivait la barbarie du traitement auquel les jeunes détenus étaient soumis, suivant lui, à la Petite-Roquette. Le gouvernement, dont la responsabilité ne laissait pas d’être assez gravement engagée, ne voulut pas à son tour que l’opposition conservât le bénéfice de cette agitation philanthropique.

Deux jours après le discours de M. Jules Simon, l’impératrice, dont il était d’ailleurs facile d’émouvoir la compassion en faveur de toutes les infortunes, fit à la Petite-Roquette une visite dont le Moniteur rendit compte dans les demies suivans : « Sa Majesté est entrée dans près de cinquante cellules, interrogeant chacun des prisonniers sur son âge, sur sa situation de famille, sur ses antécédens, sur le régime de la prison. La bonté avec laquelle Sa Majesté s’informait du moindre détail de leur vie et de leurs fautes a causé aux enfans une si profonde impression que tous fondaient en larmes, au moment où la souveraine, qui avait voulu ainsi descendre jusqu’au fond de leur prison, les quittait en laissant après elle la consolation et l’espoir. Plus d’un devra sans doute à cette auguste visite le retour au bien ; plus d’un en a pris l’engagement. Sa Majesté elle-même ne cachait point sa profonde émotion, et les témoins de cette scène touchante ne pouvaient se défendre de partager l’émotion générale. » Très sincère était sans doute l’émotion (plus sincère peut-être que les larmes versées et les engagemens pris devant elle) que devait ressentir le cœur de la femme et de la mère au spectacle de misères auxquelles les yeux de la souveraine n’étaient point accoutumés. Ce fut sous le coup de cette émotion que l’impératrice accepta la présidence d’une commission qui devait s’enquérir des avantages ou des inconvéniens du système suivi à la Petite-Roquette, avec le propos délibéré d’en faire prononcer la suppression. Néanmoins dans la commission la controverse fut vive ; tout le monde était d’accord pour blâmer l’état de désorganisation où la négligence administrative avait laissé tomber la maison de la Petite-Roquette ; mais le système de l’éducation cellulaire appliquée aux enfans n’en conserva pas moins de chaleureux défenseurs. Dans un vote final, les voix se partagèrent également, et ce fut la voix de l’impératrice présidente, considérée comme prépondérante, qui détermina la suppression de la Petite-Roquette comme maison d’éducation correctionnelle ainsi que l’adoption d’un rapport peu impartial où M. Mathieu, député au corps législatif, à côté de critiques fondées, jetait, à l’aide de comparaisons inexactement établies, une injuste défaveur sur les résultats obtenus par l’éducation cellulaire. A la suite de ce vote et de ce rapport, inséré au Moniteur, la fermeture de la maison d’éducation correctionnelle de la Petite-Roquette fut prononcée et l’effectif de cette maison réparti entre les différentes colonies agricoles.

Si j’ai rappelé un peu longuement peut-être les différentes raisons de politique et de sentiment qui ont amené autrefois la désorganisation de la maison de la petite Roquette, ce n’est pas pour arriver comme conclusion définitive à en demander le rétablissement. Puisque cette grave question se trouve naturellement sous ma plume, je n’hésite pas à dire que je ne suis pas partisan pour les enfans de l’éducation correctionnelle donnée en cellule. Ce n’est pas que je croie aux effets désastreux que la solitude produirait sur l’intelligence et la santé des enfans. Des dépositions très convaincantes, entre autres celle du docteur Motet et de l’abbé Crozes, l’un médecin, l’autre ancien aumônier de la maison de la Petite-Roquette, devant la commission d’enquête de l’assemblée nationale ont établi d’une façon péremptoire qu’on avait singulièrement exagéré ces résultats, et attribué à la cellule des phénomènes morbides qui avaient une raison pathologique toute différente. Mais ce que je reproche à l’éducation cellulaire, c’est de mal préparer les enfans à la vie commune où ils sont destinés à rentrer. Le but de l’éducation correctionnelle doit être de remplacer l’éducation de famille qui a été insuffisante ou mauvaise, et son principe doit être de rappeler autant que possible cette éducation. C’est ce que M. Demetz avait si merveilleusement compris lorsqu’il a fondé Mettray et ce qu’il a entendu rappeler lorsqu’aux subdivisions créées par lui dans l’intérieur de la colonie il a donné le nom de famille. Or que dirait-on d’un père de famille qui, reconnaissant chez son fils des instincts vicieux, le séquestrerait absolument de toute société humaine et en particulier de celle des compagnons de son âge pendant plusieurs années, sauf à le rendre ensuite brusquement à une liberté absolue et sans contrôle ? Telles seraient cependant en pure logique les conséquences auxquelles conduirait l’application de l’éducation cellulaire aux enfans. Hâtons-nous de dire que dans la pratique la mise en liberté provisoire tempérait pour le plus grand nombre des enfans détenus à la Petite-Roquette les inconvéniens théoriques du système. Mais ces inconvéniens subsisteraient pour ceux dont la mise en liberté provisoire ne paraîtrait pas justifiée ou aurait donné de mauvais résultats. Aussi la réorganisation de la Petite-Roquette comme maison d’éducation cellulaire n’est-elle pas à poursuivre aujourd’hui elle serait contraire au texte de la loi qui prescrit l’éducation en commun et irait à l’encontre du sentiment public, qui est à juste titre peu favorable au système de l’emprisonnement solitaire appliqué aux enfans.

La trop brusque désorganisation de la maison de la Petite-Roquette a cependant laissé sans correctif un des principaux inconvéniens de la loi de 1850. Votée au lendemain de troubles qui avaient profondément remué la société, cette loi s’est ressentie de la réaction contre l’influence des Villes, qui s’empare toujours de l’esprit public au lendemain des révolutions. L’espérance de transformer les petits vagabonds et les petits voleurs des grandes villes en paisibles habitans des campagnes avait fait décider que tous les enfans détenus dans les colonies correctionnelles seraient appliqués au travail agricole, qu’ils fussent originaires des villes ou des campagnes. Le but poursuivi était assurément des plus légitimes ; par malheur, il était impossible à atteindre. Les auteurs de la loi de 1850 ne se sont pas en effet rendu compte de l’influence que l’éducation première, les souvenirs, les regrets de l’enfance exercent sur ces jeunes imaginations. Quoi qu’on fasse et à quelques rares exceptions près, l’enfant né dans la ville tend toujours à revenir à la ville, et cela est vrai surtout du petit Parisien, auquel le ruisseau de la rue du Bac n’est pas moins cher qu’il ne l’était à Mme de Staël. Aucun sujet n’est moins propre à devenir un vigneron ou un valet de charrue que cet être chétif auquel les rudes travaux de la culture imposent des fatigues souvent au-dessus de ses forces, et qui dédaigne ces travaux comme indignes de lui. Pendant qu’on lui fait bêcher la terre ou pousser les bœufs, son imagination se reporte vers ces boutiques où tant de merveilles s’étalaient devant ses yeux, vers ces théâtres à la porte desquels il a souvent stationné, vers ces promenades où retentissaient de si joyeux concerts. Rendu à la liberté, le premier usage qu’il fera de ses ailes sera de s’envoler vers ce séjour envié dont il a oublié les misères pour ne se rappeler que les jouissances. D’ailleurs un autre instinct non moins puissant l’y rappellera : celui de la famille. Sans doute, la famille est misérable : parfois elle a été dure, souvent elle est corrompue ; mais c’est la famille, après tout, et à moins d’offrir à l’enfant une autre protection et un autre gîte, comment l’empêcher d’y retourner ? Qui oserait même, sauf dans certains cas où la perversité exceptionnelle des parens fait aux protecteurs de l’enfant un devoir d’entrer en lutte ouverte avec eux, qui donc oserait détourner l’enfant de porter le secours de ses bras à un père âgé ou à une mère veuve ?

Moins avisés que nos voisins les Belges, qui depuis longtemps donnent dans la colonie de Saint-Hubert une éducation agricole aux enfans d’origine rurale, et dans la maison de Namur une éducation industrielle aux enfans d’origine urbaine, les auteurs de la loi de 1850 ont donc entrepris une lutte contre la nature des choses, et dans cette lutte ils ont succombé. L’expérience a démontré que le plus grand nombre des petits Parisiens élevés dans les colonies agricoles abandonnaient l’agriculture et s’en retournaient à Paris, où, faute d’un apprentissage industriel, ils étaient singulièrement inhabiles à gagner leur vie. Aussi la modification de la loi de 1850 dans le sens d’une plus grande latitude laissée aux fondateurs de colonies pour le choix des travaux imposés aux enfans est-elle un des points sur lesquels tout le monde est d’accord, et il n’y a plus qu’à faire passer cette modification dans la loi. Déjà elle est en partie réalisée dans la pratique. Dans quelques-unes des colonies privées où l’on reçoit des petits Parisiens, aux Douaires, à Mettray, au Val-d’Hyèvre, on a senti la nécessité d’introduire des industries qui s’exercent ordinairement dans les villes : serrurier, ciseleur, etc.. La colonie de Moiselles est même exclusivement industrielle, ainsi que celle de Courcelles, où l’on apprend aux enfans à fabriquer des couteaux, industrie peut-être un peu trop spéciale. Mais ce n’est là qu’un palliatif aux imperfections, révélées par l’expérience, de la loi de 1850, et il est de toute nécessité que la loi actuellement en préparation reconnaisse l’existence légale des colonies industrielles aussi bien que des colonies agricoles.

Bien qu’elle ne figure pas dans les tableaux statistiques au nombre des maisons d’éducation correctionnelle, la Petite-Roquette conserve encore sa raison d’être légale et son utilité pratique comme maison d’arrêt départementale exclusivement affectée aux jeunes détenus. Aux termes de la loi de 1850, les jeunes détenus qui sont en état de prévention et ceux qui sont condamnés à six mois de prison ou au-dessous doivent être retenus dans les maisons d’arrêt départementales. A Paris, la Petite-Roquette sert à l’application de ces dispositions de la loi, et il faut s’en féliciter. Pour les condamnations à de courtes peines, que les magistrats n’ont encore que trop de tendance à prononcer, malgré leur peu d’efficacité, on ne saurait imaginer pour les enfans de système préférable à celui de l’emprisonnement cellulaire. Lorsque la durée de l’emprisonnement est trop restreinte pour qu’une éducation véritable puisse être tentée, la seule espérance de moralisation est qu’une brusque secousse fasse rentrer l’enfant en lui-même en l’arrachant du même coup à ses mauvaises habitudes et à ses camaraderies corruptrices. La solitude complète, interrompue seulement par les visites du directeur, de l’aumônier et de l’instituteur, détermine aisément cette secousse chez une nature jeune.

Quant aux prévenus, bien que la séparation individuelle présente aussi pour eux des avantages, peut-être pourrait-on chercher un système meilleur encore, et pour cela il n’y aurait qu’à jeter les yeux pas bien loin de Paris. Tous ceux qui ont suivi à Versailles les séances de l’assemblée nationale peuvent se rappeler la quantité considérable de petits mendians qui, échelonnés depuis la gare jusqu’au palais de l’assemblée, fatiguaient les passans de leur importunité et étalaient dans ce département si riche le spectacle de misères invraisemblables. Le parquet de Versailles a pris depuis quelque temps des mesures pour mettre un terme à cette spéculation qui attirait à Versailles des enfans de toute provenance, et dans cette tâche difficile il a été assisté par une société charitable qui a pris soin d’adoucir ce qu’a d’inévitablement rude la main mise de la justice sur des enfans. Pour soustraire ces enfans pendant la durée de leur détention préventive aux inconvéniens du séjour dans la maison d’arrêt, la société de patronage de Versailles a ouvert une maison dite de réception où, moyennant une subvention que lui sert l’administration pénitentiaire, elle reçoit les enfans que le parquet lui confie. Dans cette maison, les enfans détenus en commun sont soumis à une surveillance stricte, et on leur donne les premiers rudimens de cette éducation à la fois morale et professionnelle qu’ils recevront dans les colonies où la plupart seront envoyés. Il y aurait, je crois, quelque avantage à faire à Paris, au moins pour les enfans arrêtés une première fois, l’essai d’une organisation semblable, et la société avec laquelle il faudrait traiter est toute trouvée. C’est la société de patronage des jeunes détenus du département de la Seine, qui exerce depuis tantôt quarante ans son action bienfaisante dans l’intérieur de la Petite-Roquette et sur l’organisation de laquelle j’aurai du reste à revenir. Il y a dans l’initiative prise par la société de patronage de Versailles l’exemple d’une réforme utile qui, je l’espère, ne sera pas perdu pour les petits Parisiens.

La Petite-Roquette contient enfin une troisième catégorie de détenus à laquelle l’emprisonnement cellulaire convient parfaitement, ce sont les détenus par voie de correction paternelle. On sait que le code civil reconnaît au père et, sous certaines garanties, à la mère tutrice le droit de faire détenir son enfant pendant un mois au plus s’il est âgé de moins de seize ans, et, s’il a dépassé cet âge, de solliciter du président du tribunal sa détention pendant un temps qui ne saurait excéder six mois. C’est encore la Petite-Roquette qui à Paris reçoit cette catégorie de jeunes détenus, et elle ne laisse pas que d’être assez nombreuse. Aussi, pour avoir vu depuis quinze ans diminuer singulièrement son effectif, qui de cinq cents est descendu aux environs de cent cinquante, cette maison n’en conserve-t-elle pas moins une assez grande importance. Ce ne sera donc pas temps perdu que d’y pénétrer quelques instans.

Une visite à la Petite-Roquette ne serait pas celle que je conseillerais comme début à qui ne serait pas familier avec les tristesses des prisons. Celui-là serait exposé à y ressentir et à en rapporter des impressions trop vives qui l’empêcheraient peut-être d’apprécier l’utilité du régime auquel y sont soumis les enfans. Rien n’est en effet plus mélancolique que l’aspect de ces enfans travaillant solitaires dans des cellules qui sont, à vrai dire, de petites chambrettes avec une croisée donnant sur la cour. Peut-être a-t-on même attristé assez inutilement l’aspect de ces cellules en dépolissant les fenêtres, par lesquelles ne pénètre en tout temps qu’une lumière grise et blafarde. L’inconvénient qu’il y aurait à ce que les enfans jetassent de temps à autre un coup d’œil dans les préaux où ne passent que des gens de service serait largement tempéré par l’avantage délaisser arriver dans leurs cellules un rayon de soleil et de gaîté. Cette critique au reste n’est pas la seule qu’on pourrait diriger contre les cellules de la Petite-Roquette, dont la ventilation et surtout le chauffage sont insuffisans. Mais ce qui présente un aspect plus triste encore que le travail des enfans dans la cellule, c’est leur récréation dans les préaux cellulaires, en forme de trapèzes, étroits à l’entrée, plus larges à l’extrémité, longs d’une dizaine de mètres, dans l’intérieur desquels les enfans jouent ou du moins sont censés jouer tandis qu’un gardien les surveille à travers des barreaux. Le contraste entre le spectacle de gaîté, d’animation bruyante que présentent ordinairement les jeux d’enfans et celui de cette silencieuse récréation durant laquelle quelques-uns poussent avec résignation un cerceau réglementaire est si poignant qu’involontairement on est hanté par le souvenir de toutes les déclamations qui ont été écrites à propos de « l’enfant en cage » et qu’on est presque tenté de s’y associer. Mais ce sont-là, je le répète, des impressions d’imagination auxquelles il ne faut point s’abandonner, et lorsqu’on prend la peine d’aller jusqu’au fond des choses, on arrive bien vite à se convaincre que les enfans supportent sans inconvénient aucun leur séjour solitaire à la Petite-Roquette et que ce séjour est aussi profitable à leur corps qu’à leur âme. La plupart de ces enfans entrent dans la maison pâles et malingres. Lorsqu’on tâte leurs petits bras on s’aperçoit qu’ils remplissent à peine la manche de leurs vestes ; à quatorze ans j’en ai vu dont la main semblait celle d’un enfant de sept ans. Au bout de quelques jours d’une nourriture saine et très suffisante leurs couleurs reviennent. Au bout de six semaines ou deux mois de séjour, c’est-à-dire en général aux environs de leur sortie, la vigueur commence à leur venir. Pour le caractère c’est précisément le contraire. Les premiers jours, ils sont turbulens, agités, mécontens. Un nouveau venu vous dira qu’il s’ennuie à mourir ou essaiera de vous émouvoir par des larmes factices. Parfois cependant cette première émotion de la solitude est profonde et sincère. Je me souviens d’avoir été attiré dans une cellule par les gémissemens d’un enfant, arrêté en flagrant délit de vol à l’étalage, dont le petit corps était secoué de la tête aux pieds par des sanglots convulsifs. Je ne sais ce que la justice aura fait de lui ; mais pour celui-là la leçon était suffisante, et la cellule lui permettait de l’écouter en silence. Dans un atelier ou un préau commun, il n’aurait eu qu’une pensée : cacher son repentir et refouler ses larmes. Au bout de quelques jours, les plus tristes se consolent ; les plus insubordonnés s’assouplissent et ils sont en mesure de profiter des leçons de tout genre qu’ils reçoivent. Le mal est même qu’un certain nombre d’enfans restent trop peu de temps à la Petite-Roquette. La courte durée de leur séjour découragerait tout autre que l’excellent directeur, M. Brandreth, qui s’applique avec un zèle admirable pendant ces quelques semaines à réveiller dans l’âme des enfans le sentiment moral endormi, à rafraîchir les souvenirs de l’école un peu oubliés ou à inculquer les premiers élémens de l’instruction primaire à ceux qui sont complètement illettrés. Il est assisté dans sa tâche par un aumônier et deux frères de la doctrine chrétienne, et tout cet ensemble d’efforts n’est, grâce à Dieu, pas perdu.

Ce n’est donc pas la condition des enfans pendant la durée même de leur séjour à la Petite-Roquette qui doit émouvoir la compassion ; ce sont les circonstances au milieu desquelles ils ont vécu avant leur entrée. L’intimité de la cellule permet de les faire causer plus à l’aise. Il faut éviter, suivant moi du moins, de leur demander en face, comme au reste à tout détenu, le motif de leur condamnation, car il y a quelque chose de brutal à placer ainsi un homme et même un enfant dans l’alternative d’un aveu humiliant ou d’un cynisme déplacé. Mais il n’est pas difficile d’obtenir d’eux indirectement le récit plus ou moins pallié de leurs méfaits, pour lesquels ils ont toujours une atténuation toute prête. S’ils ont été arrêtés pour vagabondage, « c’est parce que j’ai découché. » S’ils ont été arrêtés pour vol, « c’est que j’ai été entraîné par des camarades. » Dans le récit de leurs griefs (car ils en ont malheureusement de fondés), les beaux-pères et belles-mères jouent un grand rôle, et ces mots servent souvent dans leur bouche à désigner une situation domestique beaucoup moins régulière. Comme le directeur demandait à un enfant qui avait déjà fait un séjour dans la maison pourquoi il donnait un nom différent de celui sous lequel il avait déjà été écroué : « C’est, dit l’enfant, que je donne toujours le nom de l’homme qui vit avec maman. » Et comme je m’informais moi-même, auprès d’un bambin de dix ans, détenu par voie de correction paternelle, si c’était son père qui l’avait fait enfermer, il me répondit : « Non, monsieur, mon vrai père est mort, il y a longtemps. » D’autres au contraire, qui sont élevés dans des conditions plus régulières, sont laissés par leurs parens dans un oubli incroyable. « Depuis deux mois que je suis ici, papa n’est pas venu me voir, me disait il y a quelques jours l’un d’eux ; mais je vas lui écrire pour lui souhaiter sa bonne année, et peut-être qu’il me répondra. » Je ne sais pas ce qui est le plus triste de ces expériences précoces ou de ces abandons contre nature.

Ne cherchons pas cependant à dissimuler que chez quelques-uns de ces enfans on trouve des instincts de perversité et de rébellion qui donnent de singulières craintes pour leur avenir. Dans ces dernières années, la Petite-Roquette a reçu des assassins, des faux monnayeurs, et même des chefs de bande. J’y ai vu un enfant de neuf ans qui a déjà été arrêté huit fois et qui ne veut absolument pas rester à la maison paternelle, où il ne parait pas cependant qu’il endure de mauvais traitemens. La catégorie des enfans qui demeurent le plus rebelles aux bonnes influences est celle des enfans détenus par voie de correction paternelle. Ces enfans appartiennent presque tous à la classe ouvrière de Paris, M. Demetz ayant annexé à la colonie de Mettray une maison dite : Maison Paternelle, où sont reçus les enfans des classes aisées ; or, dans le peuple, les parens ne se résignent à user de cette punition, qui entraîne pour eux des démarches, des allées et venues, et même en principe certaines dépenses, qu’après avoir épuisé tous les moyens d’influence, depuis les larmes de la mère jusqu’à la correction manuelle du père. Ce sont donc des natures d’enfans excessivement rebelles et que n’ont pas corrompues la négligence ou le mauvais exemple des parens. De plus, ces enfans de la correction paternelle forment dans la Petite-Roquette le groupe le plus âgé, puisque leur détention peut être ordonnée jusqu’à vingt et un ans. Il y a là des garçons de dix-huit ou dix-neuf ans qui sont presque des hommes faits et qui supportent la cellule beaucoup plus difficilement que les enfans. La solitude est cependant le seul moyen de les briser et d’acquérir sur eux quelque influence. M. Demetz le savait bien, car lui, le créateur de l’éducation correctionnelle en commun, c’est au système d’une détention strictement cellulaire qu’il soumettait les enfans de la Maison Paternelle. Je ne voudrais cependant pas répondre que ce système soit très efficace sur ceux que l’on détient à la Petite-Roquette. Mais c’est en tout cas le seul qui soit rationnel, et celui de la détention en commun ne ferait que les corrompre davantage. C’est ce que je montrerai dans une prochaine et dernière étude qui sera consacrée à la criminalité chez les jeunes filles, ainsi qu’aux mesures qui sont prises pour faciliter la rentrée des enfans de l’un et de l’autre sexe dans la vie régulière au moyen du patronage. J’aurai ainsi suivi sur la route de la misère toutes les étapes de l’enfance et de la jeunesse depuis l’hospice jusqu’à la prison.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Depuis que l’échafaud est dressé au niveau du sol, sur cinq pierres disposées en losange sur le pavé, ce nom a été changé, dans l’argot des prisons, contre celui d’abbaye de Saint-Pierre.